Victor Hugo

– Victor Hugo, l’homme nation –

 

Si la France était un livre, ce serait Les Misérables, et nul autre.                                                  Laconique, blog “Le goût des lettres”, 21 avril 2016

Prélude

Elle est enceinte de plusieurs mois mais elle a quand même tenu à accompagner son mari.       Ils ont fermé leur boulangerie de la rue de Sèvre et ils attendent, en silence, comme des milliers d’autres Parisiens, sur cette vaste Place de l’Étoile, où l’on entend seulement claquer au vent l’immense drap noir suspendu à l’Arc de Triomphe.
Cette jeune femme, c’est ma bisaïeule. Elle mettra au monde, quelques semaines plus tard, un petit Edouard, le frère aîné de mon arrière-grand-mère, laquelle me transmettra ce souvenir de sa mère en 1965, quatre-vingts ans après l’événement.

Quand la nouvelle a parcouru les rues de la capitale, il y a un peu plus d’une semaine, ce fut comme si le coeur de la France avait cessé de battre. Victor Hugo est mort et la nation s’est quelques instants arrêtée de vivre.

Sous l’arche, en ce 1° juin 1885, a été déposé, au sommet d’un immense catafalque, dans lequel repose le grand homme, conformément aux termes de son testament, un modeste cercueil :
“Je
donne
cinquante
mille
francs
aux
pauvres.
 Je
désire
être
porté
au
cimetière
dans
leur
corbillard.
 Je
refuse
l’oraison
de
toutes
les
églises
;
je
demande
une
prière
à
toutes
les
âmes.
 Je
crois
en
Dieu”

Bientôt un immense cortège se formera, descendra l’avenue des Champs-Élysées, traversera la Seine et se dirigera vers le Panthéon. Sur son passage des centaines de milliers d’hommes et de femmes en deuil… des fleurs, des larmes, un insondable chagrin.

Ils furent deux millions – de Parisiens, de Français, d’étrangers – descendus dans les rues ou venus dans la capitale pour se recueillir au passage du cortège funèbre ou y prendre place pour accompagner la dépouille de Victor Hugo jusqu’à la colline sacrée. C’est l’équivalent de la moitié du peuple de Paris, record tenu depuis 130 ans, dans cette ville pourtant féconde en la matière. Pourquoi ?

 

Introduction

Deux livres récents relatent ces funérailles. Celui de Marc Bressant, “Les
funérailles
de
Victor
Hugo”, atteste de cette transmission orale et populaire de l’événement, par le truchement de sa grand-mère Madeleine ; citation “ “Tu
te
souviendras
de
cette
journée
et
tu
la
raconteras
à
tes
enfants
et
à
ceux
qui
viendront
après
“
ordonna
 son
père
à
la
petite
Madeleine,
huit
ans.” J’ai le sentiment que son père a dû dire la même chose à Suzanne, mon arrière-grand-mère, et à ses deux frères.
Le livre de Judith Perrignon, “Victor
Hugo
vient
de
mourir”, s’il n’atteste pas d’une telle transmission, a pourtant le mérite de restituer la présence de l’événement et de nous donner ainsi sa mesure insurpassable.

Son titre est extrait d’un rapport de police daté du 22 mai ; l’autorité publique craint une insurrection. Après tout, on n’est jamais qu’à 15 ans de la Commune…
Beau titre, en vérité, comme si, en effet, le temps de la Nation s’était arrêté ce jour-là, comme si elle trouvait en cette mort et dans l’apothéose qui l’a suivie le principe même de son unité.

Et c’est bien le cas, ainsi que nous allons tenter de l’établir.
En 2016, dans la même journée, j’entends à la radio une citation du grand homme – “Le paradis des riches est l’enfer des pauvre”- et je découvre, dans une fresque du supermarché du coin récemment rénové, le portrait de notre poète national écrivant à la plume les derniers mots des Misérables.

Une dernière indication de la mesure de cette grandeur ; c’est une lettre dont on n’a pas la date : “Ô
non,
la
lettre
que
je
vous
ai
écrite
ne
sera
pas
la
dernière,
comme
je
vous
le
disais
dans
un
de
ces instants
de
découragement
où
je
doute
de
tout,
excepté
de
vous.
Aujourd’hui,
je
me
sens
de
la
force
et
du
 courage
et
je
crois
à
ma
destinée.
Que
ce
soit
orgueil
ou
pressentiment,
qu’importe,
je
vous
le
dirai,
car
je
ne
 voudrais
pas
qu’une
seule
de
mes
pensées
fût
un
secret
pour
vous.
N’êtes‐vous
pas
un
frère
pour
moi,
Hugo,
 et
plus
qu’un
frère,
car
nous
n’avons
qu’une
âme.
Je
voudrais
vous
remercier
encore
de
m’avoir
dit
de
vous
 écrire
souvent,
à
vous
qui
avez
tant
d’autres
préoccupations
que
mes
lettres.
J’ai
mille
choses
à
vous
dire
et
je
 ne
trouve
qu’un
seul
mot
pour
tout
cela,
j’ai
bien
le
droit
de
vous
le
redire,
moi
qui
me
suis
donnée
à
Dieu
 pour
toujours,
c’est
comme
si
un
habitant
de
l’autre
monde
venait
de
la
tombe
ou
du
ciel
vous
répéter,
frère,
 que
je
vous
aime,
parce
que
vous
êtes
généreux
et
grand
au
milieu
de
tant
de
caractères
hideux.
Ah,
vous
ne
 savez
pas
combien
vous
êtes
grand,
même
aux
yeux
de
la
calomnie.
J’ai
le
droit
aussi
de
vous
le
dire,
moi
qui
 vous
ferais
de
même
des
reproches
si
j’avais
des
doutes.

A
bientôt,
car,
si
je
ne
vous
écrivais
pas,
je
ne
pourrais
supporter
la
vie.”

Ce sont les dernières phrases d’une lettre adressée par une femme à notre poète national. De qui est-elle ? D’une de ses deux tantes entrées au couvent des Ursulines, qui doute de sa foi ? De Juliette Drouet, sa fidèle maîtresse, pendant cinquante ans ?
Ni l’une, ni l’autre… elle est de Louise Michel… qui sera, elle aussi, pendant des décennies et jusqu’en sa prison, une fidèle ; en amitié et par correspondance, ainsi d’ailleurs que le sera également George Sand.

Grand homme, en effet, comme à la proue du navire France en ce siècle agité de tumultueuses tempêtes. Ni Dieu, ni maître pour ces héritiers de 89 qui, après la grande première, eurent encore à traverser 3 autres révolutions. Mais un père aimant, compréhensif, apaisant, qui forge à coups de vers péremptoires et somptueux une nouvelle spiritualité pour ce peuple égaré, homme au cœur immense qui peut accueillir aussi bien Juliette la séduisante actrice que Louise la communarde ou Aurore dite George la femme écrivain.

Homme intransigeant encore qui rejeta toujours l’homme du coup d’état de 1851, devenu Napoléon III, dit Badinguet, dit Boustrapa… et le paya de 19 ans d’exil. La mémoire de “Napoléon
le
petit” s’en relève à peine aujourd’hui.

Homme d’un grand courage aussi, qui sur son lit de mort refuse que l’on ouvre sa porte à l’archevêque de Paris, afin que l’Église, séculaire prédatrice, n’aille pas récupérer, à son profit, le prestige de l’œuvre. Il a oscillé toute sa vie entre athéisme et déisme mais la Sainte Église catholique apostolique et romaine peut garder ses fables pour elle ; on n’est pas pour rien un lecteur de Voltaire.

C’est Maxime Du Camp, dans sa jeunesse compagnon randonneur de Flaubert, qui compose son éloge au nom de l’Académie Française qu’il dirige alors ; mais c’est Émile Augier qui en fait la lecture au Panthéon.
Pourtant c’est à Flaubert que nous laisserons les derniers mots de cette introduction. Lettre à Caroline, du 8 décembre 1843 :
“ C’est
un
homme
comme
un
autre,
d’une
figure
assez
laide
et
d’un
extérieur
assez
commun.
Il
a
de
 magnifiques
dents,
l’air
de
s’observer
et
de
ne
vouloir
rien
lâcher,
il
est
très
poli
et
un
peu
guindé.
J’aime
 beaucoup
le
son
de
sa
voix.
J’ai
pris
plaisir
à
le
contempler
de
près,
je
l’ai
regardé
avec
étonnement,
comme
 une
cassette
dans
laquelle
il
y
aurait
des
millions
et
des
diamants
royaux,
réfléchissant
à
tout
ce
qui
était
sorti
de
cet
homme,
les
yeux
fixés
sur
sa
main
droite
qui
a
écrit
tant
de
belles
choses.
C’était
là,
pourtant,
 l’homme
qui
m’a
le
plus
fait
battre
le
cœur
depuis
que
je
suis
né
et
celui,
peut‐être,
que
j
’aimais
le
mieux
de
 tous
ceux
que
je
ne
connais
pas… ”

A quelque temps de là Flaubert le véridique deviendra la boîte aux lettres clandestine de l’exilé de Guernesey. A l’occasion de la mise en place de ce circuit, Hugo lui adresse une lettre de remerciement. Réponse à celui qui, peut-être, n’a pas été pour rien dans la vocation littéraire de l’auteur de “Madame
Bovary” :
“Cependant,
vous
me
permettrez,
Monsieur,
de
vous
remercier
pour
tous
vos
remerciements
et
de
n’en
 accepter
aucun.
L’homme
qui,
dans
ma
vie
restreinte,
a
tenu
la
plus
large
place,
et
la
meilleure,
peut
bien
 attendre
de
moi
quelque
service

‐
puisque
vous
appelez
cela
des
services
!

La
pudeur
que
l’on
a
à
exposer
soi‐ même
toute
passion
vraie
m’empêche

‐

malgré
l’exil
‐

de
vous
dire
ce
qui
m’attache
à
vous.

C’est
la
 reconnaissance
de
tout
l’enthousiasme
que
vous
m’avez
causé
”
Efforçons-nous maintenant de comprendre les motifs de cet enthousiasme.

 

I L’enfant du siècle

Nous sommes encore nombreux à garder en mémoire le premier vers de ce poème dont il est devenu le titre (Polycopié n° 1) :
Ce
 siècle 
avait 
deux 
ans
!
 Rome
 remplaçait
 Sparte,
Déjà
 Napoléon 
perçait 
sous 
Bonaparte,

Tous les écoliers d’autrefois ont de la gratitude pour notre Homère national : un vers pour se souvenir sans effort que Victor Hugo est né en 1802, qui est aussi le dixième anniversaire des “soldats de l’an deux”, de la bataille de Valmy et du début de la longue lutte des Français pour préserver, dans une Europe monarchiste, les conquêtes de la Révolution. Et, dans le même poème, un quatrain inoubliable – lui aussi – cette fois sur l’amour maternel :

Ô
 l’amour 
d’une 
mère
! 
amour 
que 
nul 
n’oublie
 !
Pain
 merveilleux 
qu’un 
dieu
 partage 
et 
multiplie 
!
Table 
toujours 
servie
 au 
paternel 
foyer
!
Chacun
 en 
a
 sa 
part 
et 
tous
 l’ont 
tout
 entier
 !

Et puis, entre les deux, quelques éléments d’une autobiographie. Voyons ce qu’il en est.
Victor Hugo est né à Besançon, ville un temps espagnole, le 26 février de cette année-là.                Mais l »Espagne chère à son coeur lui est principalement venue par un autre canal.                      En 1811 son père Léopold, général d’empire – “Le
coup
passa
si
près
 que
le
chapeau
tomba” – est enrôlé dans la guerre d’Espagne, Napoléon volant au secours de son frère Joseph, nommé par lui roi de ce pays après sa conquête par les Français.
1° remarque : c’est l’Espagne qui avait déclaré la guerre à la France, en 1793, après l’exécution de Louis XVI.
2° remarque : chez les Hugo on est d’abord militaire puis républicain ; Léopold s’est engagé à 14 ans dans l’armée où l’avaient précédé quatre de ses frères dont deux qui suivront aussi Joseph Bonaparte en Espagne.

Léopold Hugo s’installe à Madrid et, exceptionnellement, il permet à ses trois fils  et à leur mère de venir le rejoindre. Entre Sophie née Trébuchet, son épouse, et lui, les relations ne sont pas simples, mais alors pas du tout ! Nous y reviendrons. Famille très brièvement recomposée…    Les enfants demeureront en Espagne un peu moins d’un an mais suffisamment pour que ce séjour exerce sur eux une influence profonde. A titre indicatif relevons qu’Abel, le frère aîné de Victor, se lancera plus tard dans la rédaction d’un ouvrage monumental intitulé “Le
génie
du
théâtre
espagnol”.

Pour le moment, revenons à Besançon. La ville n’a été espagnole que dix ans, de 1664 à 1674, par l’effet d’un traité d’échange entre l’empereur romain germanique et le roi d’Espagne ; schématiquement le premier cède au second Besançon contre Frankenthal en Rhénanie.       Une décennie du XVII° siècle, c’est assez pour que Victor Hugo se sente également espagnol par le sol, même si Besançon est seulement en 1802 le lieu d’affectation de son père. Celui-ci est, cette année-là, muté à la garnison de la ville.
Examinons cette famille d’un peu plus près.

1° Sophie, Léopold, leurs enfants, leurs amours.

Tout jeune, Léopold, le père de Victor, s’enflamme pour la Révolution. Dans la famille Hugo, sise à Nancy, on est militaire. Il s’est engagé à quatorze ans, en 1787, et il devient officier trois ans plus tard. En 91, intégré à l’armée du Rhin, il est blessé à la bataille de Mayence. Quand il est remis, on l’affecte en Vendée.                                                                                                                     En ces années-là, ce n’est pas non plus une sinécure. Dans ses Mémoires il raconte en particulier comment il assiste, impuissant, en 94, au massacre de tous les hommes et jeunes gens du village de Bouguenais, suspectés d’être royalistes. Il est tellement révolté qu’il prend les devants pour la suite et, secondé par un camarade officier, parvient à sauver les femmes du village.

Quelques lignes qui rapportent son plaidoyer et nous montrent quel homme il était :
« Un
vieux
sous‐lieutenant
du
13°
de
Seine‐et‐Oise,
nommé
Fleury,
s’il
m’en
souvient
bien,
homme
 sombre
et
taciturne,
devant

opiner
le
premier,

je
craignis
que
sa
voix
n’influençât
défavorablement
les
autres
 juges,
et
je
crus,
avant
de
la
lui
demander,
devoir,
après
la
rentrée
des
prévenues
dans
la
chapelle,
représenter
 au
tribunal
qu’il
était
bien
pénible
pour
des
militaires,
d’être
appelés
à
prononcer
sur
le
sort
de
malheureuses
 victimes
de
la
guerre
;
qu’il
l’était
plus
encore
quand
les
jugements
devaient
tomber
sur
des
jeunes
filles
qui
ne
 pouvaient
avoir
pris
aucune
part
aux
hostilités
;
sur
des
infortunées
qui
toutes
versaient
déjà
des
larmes
de
 sang
par
suite
des
événements
affreux
dont
nous
venions
d’être
témoins,
et
dont
elles
ne
pouvaient
douter,
 puisque
tous
les
feux
meurtriers
avaient
retenti
jusqu’à
elles.
J’engageai
les
juges
à
bien
se
recueillir,
à
ne
 chercher
aucun
modèle
de
conduite,
et
à
prononcer
d’après
leur
cœur.
»

Sophie savait-elle quel homme il était ? C’est possible. Elle lui ressemble, en quelque façon puisque, quoique vendéenne, elle a la fibre républicaine. Ils se rencontrent en 1796 à Chateaubriant (avec un t) où elle passe habituellement l’été. Elle y vit chez une tante depuis sa onzième année. Sa mère est morte quand elle avait 8 ans ; 3 années passées en pension et puis mort au loin du père capitaine au long cours et adoption par la tante qui avait perdu une fille.

Elle a 24 ans et du caractère. Léopold tombe amoureux mais il est renvoyé sur Paris… à Grenelle, plus précisément, où il s’agit de protéger le Directoire – qui a mis fin à la Terreur – en étouffant la Conjuration des Égaux, conduite par Gracchus Babeuf, et qui voulait instaurer un communisme agraire. Marx et Rosa Luxembourg ont salué en lui un précurseur.                            On finirait par penser qu’au fond, tout commence toujours à Paris…

Revenons à nos jeunes gens. Ils s’écrivent et, finalement, Léopold convainc Sophie de venir le rejoindre. Ils se marient en 1797. Ils vont avoir trois enfants, trois garçons : Abel en 1798, Eugène en 1800, Victor en 1802.

On pourrait se dire, avec un père écrivain dans l’âme et qui, avant de se mettre à la rédaction de ses mémoires, raconte probablement ses aventures militaires à ses fils, avec une mère vendéenne mais lectrice des philosophes, avec des parents qui, dans la lignée de la Déclaration des Droits de l’Homme, sont capables de reconnaître à leurs adversaires politiques une dignité égale à la leur, est-ce que la voie de notre grand homme n’était pas déjà toute tracée ?
Eh bien non, et loin de là !

C’est que les affectations successives et multiples de Léopold ne laissent pas vraiment place à la vie de famille ; c’est encore que, dans cette époque troublée où il y a bien peu de chances de survivre dans l’armée, on ne néglige pas les bonheurs du jour.                                                      Léopold a des belles et Sophie prendra bientôt un amant, Fanneau de Lahorie, probablement en 1800. Comme ledit amant se prénomme Victor et qu’il « fréquente » dans l’enfance de notre poète – dont il est par ailleurs le parrain – certains n’ont pas hésité à en faire son véritable père. Pour y voir un peu plus clair il nous faut par conséquent retracer le parcours chaotique de ce couple tumultueux.

a) De qui Victor est-il le fils ?

Sophie suit d’abord son époux là où il est nommé. Trois villes, trois enfants : Abel naît à Paris mais ce n’est pas, en 1798, l’endroit idéal pour élever un premier enfant et en attendre un deuxième. La jeune femme voudrait retourner en Bretagne chez sa tante mais se laisse finalement convaincre de se rendre à Nancy où réside sa belle-famille.

Il est probable que Léopold a désiré cette affectation pour placer son épouse sous la protection de ses parents. ; mais très vite les rapports deviennent extrêmement tendus entre belle-fille et belle-famille. C’est à Nancy que naît Eugène en 1800 ; c’est là aussi que Sophie a retrouvé Victor de Lahorie, alors que son époux a suivi Moreau dans la campagne d’Allemagne du sud.

Mais bientôt s’engagent à Lunéville les négociations de paix avec l’Autriche ; Léopold Hugo y est nommé “adjudant de place” pendant toute la durée de ces négociations tandis que Lahorie y seconde Joseph Bonaparte au titre de négociateur. Sophie y rejoint son époux… et son amant. La paix est signée le 9 février 1801.
Comment savoir ?

La plus précieuse des sources – « Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie » – qui nous fournit, par ailleurs, des ressources incomparables, est singulièrement laconique sur la question. Son auteur présumé – Adèle Hugo, l’épouse du poète – n’est, en réalité, que le prête-nom et la secrétaire de Victor. C’est à Guernesey, pendant l’exil, que cette biographie est écrite et c’est Victor Hugo lui-même qui en établit le contenu à l’intention de son épouse ; et puis, après avoir consacré la journée à son œuvre, il corrige sa biographie. En conséquence, s’il est certain qu’il nous offre en effet un point de vue incomparable sur la vie et les sentiments de notre poète national, il ne nous dit que ce qu’il veut nous dire. Et, en particulier, il maintient dans l’ombre, avec un soin scrupuleux, tout ce qui ternirait l’image de Léopold ou jetterait le doute sur les circonstances de sa propre naissance.

Néanmoins ce qu’Adèle Foucher nous relate de la naissance de Victor, nous procure un renseignement précieux : Victor est un enfant prématuré. Citation :
“On attendait Victorine, ce fut Victor qui vint. Mais, à le voir, on eût dit qu’il savait que ce n’était pas lui qu’on attendait ; il semblait hésiter à rester ; il n’avait rien de la belle mine de ses frères ; il était petit et chétif au point que l’accoucheur déclara qu’il ne vivrait pas.
J’ai entendu plusieurs fois sa mère raconter sa venue au monde. Elle disait qu’il n’était pas plus long qu’un couteau. Lorsqu’on l’eut emmailloté, on le mit dans un fauteuil, où il tenait si peu de place qu’on eût pu en mettre une demi-douzaine comme lui. On appela ses frères pour le voir ; il était si mal venu, disait la mère, et ressemblait si peu à un être humain que le gros Eugène, qui n’avait que dix-huit mois et qui parlait à peine, s’écria en l’apercevant – Oh! la bébête ! ”

La taille du nouveau-né correspond à une prématurité de 3 mois, celle, précisément où l’enfant peut éventuellement survivre, même si c’est fort peu probable. En naissant à six mois un bébé est chétif mais tous ses organes sont formés, même s’ils manquent de maturité. Par ailleurs la taille d’un prématuré de six mois d’âge gestationnel est bien de l’ordre de la taille d’une main.
Nous tenons là l’élément clef de la question.                                                                                           En 1821 Victor Hugo, à la suite de la mort de sa mère survenue le 27 juin, a adressé le 14 novembre une lettre à son père pour lui demander à nouveau son assistance financière, ce qu’il avait déjà fait le 28 juin tandis qu’il lui apprenait la mort de Sophie. La lettre de Victor du 14 novembre a disparu. La réponse de Léopold, négative et datée du 19 novembre, comporte l’indication suivante :
« Créé, non sur le Pinde, mais sur un des pics les plus élevés des Vosges, lors d’un voyage de Lunéville à Besançon, tu sembles te ressentir de cette origine presque aérienne et ta muse est constamment sublime dans ce que j’ai vu mais, mon ami, que t’ont encore valu ces beaux vers ? ”
D’après la plaque commémorative du Grand Donon, ce voyage aurait eu lieu le 5 floréal an IX, c’est-à-dire, en termes de calendrier grégorien, le samedi 25 avril 1801. Or si Léopold ne voit pas d’autre origine à la naissance de Victor, l’enfant aurait dû naître avec un mois de retard alors que, manifestement, il est venu au monde avec 3 mois d’avance. Ceci place plus sûrement la date de sa conception en août 1801.

La question d’une origine adultérine de l’enfant est d’ailleurs envisagée par deux historiens biographes :
– 1° Geneviève Dorman ; elle a consacré une biographie romancée à la mère de Victor Hugo, justement intitulé « Le
roman
de
Sophie
Trébuchet ». Pour elle, les bases objectives de cet adultère ne font pas question : Léopold est violent, il bat sa femme à l’occasion, et il est probablement tout aussi brutal dans ses rapports sexuels. Par ailleurs la suite de la vie de Sophie manifeste un véritable amour pour Victor de Lahorie qu’elle va héberger clandestinement pendant deux longues années. S’il faut l’en croire, Sophie, susceptible d’être enceinte de Victor de Lahorie, ne se refuse pas à Léopold de façon à lui faire endosser la paternité d’un possible enfant à naître.

– 2°Alain Decaux, dans son « Victor
Hugo », est beaucoup plus réservé. Il pointe le fait, calendrier à l’appui, que durant l’époque supposée de la conception de Victor, Lahorie n’a pas véritablement séjourné à Nancy, n’y passant à chaque fois que quelques jours. Mais c’est d’autant moins un argument qu’il rapporte, quelques pages plus loin, la légende de la conception de Victor au grand Donon, lors de la pause dans le voyage de Besançon à Lunéville, entre deux époux qui ne s’entendaient plus depuis des mois.

A cela il faut ajouter l’examen des visages (Planche Paternités) : autant Eugène et Abel sont le portrait de leur père, autant Victor lui ressemble peu. Pour les premiers, cheveux en pointe sur le front, fortes joues et menton arrondi ; pour le second, large front dégarni et menton étroit. Par ailleurs il semble que nous n’ayons pas conservé un seul portrait de Victor de Lahorie.    Faut-il croire que de zélés disciples de notre poète national se sont efforcés de les faire disparaître ?
C’est justement cette disparition qui, de façon paradoxale, nous paraît plaider en faveur d’une paternité de Fanneau de Lahorie, dès lors qu’on la rapproche de la ressemblance troublante entre les autres hommes de la famille Fanneau et Victor Hugo. (Planche)

Dernière question : si Sophie soupçonnait une paternité de Lahorie, aurait-elle eu l’idée saugrenue d’en faire le parrain de son benjamin ?
C’est précisément la question suivante.

b) Une femme de caractère

Relevons d’abord la mère admirable qu’elle fut, en particulier pour son dernier-né. Voici ce que Victor Hugo en rapporte dans le poème autobiographique des Châtiments (voir polycopié n° 1) :

Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre
– C’est moi. Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d’amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,

Or cette force de caractère de Sophie c’est justement ce qui a décidé de son destin conjugal. Cette fois-ci il nous faut revenir quelques années et arrière et retourner en Vendée afin de mieux comprendre comment tout cela a commencé.
Lui, son nom de baptême est Joseph Léopold Sigisbert ; on le désigne habituellement par son deuxième prénom mais il se fait appeler Brutus. A l’époque, c’est un nom à la mode, même si on ne sait pas toujours, quand on le donne à un enfant ou à un village, s’il s’agit de Lucius Brutus, fondateur de la république romaine, ou de Marcus Brutus qui, en participant à l’assassinat de César – Tu quoque filii -, permit de la rétablir.

On aura deviné que Léopold Hugol est foncièrement républicain ; d’ailleurs, comme nous l’avons vu, il s’est engagé dans l’armée à 14 ans. Il est courageux, ce qui, hors rivalité entre ses supérieurs, lui vaudra généralement des promotions rapides ; il est jovial et bon vivant, gagnant ainsi aisément l’amitié de ses compagnons d’arme ; enfin il est généreux, par quoi il s’attache l’estime de ceux qui croisent sa route, quels qu’ils soient, par exemple ces femmes du village de Bouguenais qu’il parvient à sauver. Un défaut pourtant, et qui pèsera lourd sur la suite : il est colérique et brutal.

Elle, comme nous l’avons vu plus haut, elle est vendéenne c’est-à-dire foncièrement royaliste, même si elle a lu Voltaire et Rousseau.

( Parenthèse : pour comprendre en moins d’une minute la logique de la guerre civile qui suit la Révolution, il suffit d’une carte des impôts de la France sous l’ancien régime. La Bretagne et la Vendée, provinces exemptées de gabelle depuis Anne de Bretagne, n’ont pas à se plaindre de la monarchie, contrairement au reste de la moitié nord de la France, pays de grande gabelle).

Sophie est encore une femme d’un grand courage et qui ne manque pas de caractère.              On pourrait croire alors qu’une fois le mariage conclu, la survenue d’un conflit irrémédiable avec Brutus était inévitable. Sans doute ; mais ce n’est peut-être pas là que le bât blesse.
Voyons ce qui suit.
Geneviève Dormann qui a voulu réhabiliter la mémoire de la mère de Victor Hugo, passée trop souvent aux oubliettes pour avoir pris un amant, est allé faire des recherches en Bretagne et elle y a découvert un épisode fort intéressant.

A Chateaubriant, qui sert de garnison à l’armée républicaine, la sympathie de la jeune femme va aux Vendéens clandestins. Il faut préciser qu’elle s’est réfugiée dans le village de son enfance après avoir assisté à Nantes à l’exécution d’une mère et de ses deux filles qui avaient été autrefois ses compagnes de jeu. Les “bleus” c’est-à-dire les républicains, encore surnommés « les patauds », sont partout ; des maisons ont brûlé ; des familles entières ont été arrêtées. Les royalistes, surnommés « rustauds », se terrent dans les bois alentours.

Un jour de 1796 la jeune fille revenant de la maison des Trébuchet, sise au bourg du Petit Auverné, croise sur la route un compatriote affolé qui lui dit en substance :
“Les Bleus arrivent. Il y a messe au Cotillon rouge, les nôtres y sont. Je cours les prévenir. Mais vous, damoiselle, aidez-nous, retenez les Patauds quelque temps”

A partir de l’indication supplémentaire de Geneviève Dormann, je fais l’hypothèse suivante. Quand le bataillon républicain apparaît sur la route, elle reconnaît assez vite, à sa haute taille, Léopold Hugo dont elle a fait la connaissance quelque temps plus tôt chez sa cousine.                 Elle s’avance vers lui souriante, donnant le bonjour à “Monsieur Brutus” ; Léopold, naturellement charmé et ravi de plaire à la demoiselle, arrête le bataillon.
Comme il faut entretenir la conversation, le temps que les chouans entendent l’ite missa est, puis quittent l’autel de fortune et se dispersent dans les bois, Sophie rappelle les thèmes de la conversation chez la cousine, en tirant de temps en temps la ligne par des compliments, de façon que le poisson ne décroche pas de l’hameçon.

Léopold, à qui la demoiselle avait beaucoup plu lors du repas précédent, s’envole avec enthousiasme sur l’idée qu’elle est amoureuse ; il devient charmant. Quand elle finit par comprendre qu’elle est sans doute allée trop loin, elle prétexte que sa tante l’attend pour quelques tâches domestiques mais, pour reprendre sa liberté, elle est obligée de donner des gages. Ils se reverront donc.

Ils se revoient et, selon toute probabilité, ils ont des rapports intimes. Brutus a dû très tôt passer maître dans l’art de se faire des maîtresses. Et soit que Sophie n’ait pas voulu se déjuger afin d’éviter de mettre sa famille en danger, soit qu’elle ait considéré que ce grand gaillard, pataud en effet mais cultivé, ferait un époux acceptable et qu’elle a déjà 24 ans – il est d’ailleurs de plus d’un an plus jeune qu’elle – elle lui cède contre l’engagement qu’il tiendra la promesse de mariage qu’il lui a faite.

Arrivée à Paris un an plus tard, elle va tomber follement amoureuse d’un autre homme, ami et collègue de son mari dont elle fait la connaissance en 1798 : Victor Fanneau de Lahorie.
Revenons à la question : Sophie Trébuchet Hugo est-elle capable non seulement de faire endosser à son époux légitime la paternité d’un enfant que lui a fait l’ami dudit époux, mais encore de faire de celui-ci le parrain de cet enfant ?
Sans aucun doute.

Une dernière question demeure : où se trouvaient les trois protagonistes de cette tragi-comédie en août 1801, époque certaine de la conception du petit Victor ?
=> Léopold est en garnison à Besançon depuis le 19 de ce mois ; comme tel, quand il est de garde, il loge à la caserne.
=> Nous avons vu les époux Hugo faire ensemble le voyage de Lunéville à Besançon le 25 avril précédent. Sophie est donc installée dans l’appartement de la place Saint-Quentin avec ses deux premiers garçons, Abel et Eugène, âgés respectivement de trois et un an.
=> Et Victor Fanneau de Lahorie ? Son travail de négociateur a été confirmé par le traité de Lunéville signé en février 1801 ; il sera nommé général en septembre de cette même année. Que fait-il entre le 19 et le 26 août ? Selon toute probabilité il est en congé, à charge pour lui de préparer sa nouvelle affectation.

Concluons donc :

=> Victor Hugo ne peut pas être le fils de Léopold car alors, dès lors que celui-ci donne l’épisode du Donon comme date unique de la conception, il serait né à 10 mois d’âge gestationnel, alors que le nouveau-né était manifestement prématuré de plusieurs mois.

=> Il est le fils de Victor Fanneau de Lahorie. Celui-ci est devenu l’amant de Sophie l’année précédente, après la naissance d’Eugène qui a eu lieu en septembre. Tant que Sophie a allaité son puîné, en effet, elle a pu croire qu’elle ne risquait pas de tomber enceinte. Ensuite, pour se garantir contre d’éventuels soupçons de son époux, elle simule sur le Grand Donon un retour de flamme. Léopold qui, comme on verra, continue d’éprouver un violent désir pour son épouse, n’attendait que ça.

A quoi bon ruiner la légende du Donon ? demandera-t-on.
Eh bien si l’on veut vraiment comprendre qui était Victor Hugo, comment s’est développée sa sensibilité, si l’on veut saisir les sources de son immense culture, l’origine de la vivacité et de l’ouverture de son esprit, son indéfectible courage à la tâche, il faut en passer par là.
Et la meilleure façon d’aborder toutes ces recherches, c’est justement de suivre, dans leur jeunesse, les parcours parallèles de ces deux enfants : Eugène et Victor.

c) Un renard envieux

L’année de la naissance de Victor, les Hugo sont encore brièvement une famille à l’occasion de l’installation à Marseille où Léopold a été muté en avril à la suite d’une querelle avec son colonel ; mutation quelque peu disciplinaire, par conséquent. C’est probablement pour sortir de cette impasse qu’ en novembre il délègue Sophie à Paris. auprès de Joseph Bonaparte via Victor Fanneau de Lahorie – qu’il tient toujours pour son ami et compagnon d’arme – afin de lui faire obtenir un poste plus avantageux.

Or ledit Victor, supérieur hiérarchique et camarade de combat de Léopold dès 1792, est mal en cour car il a eu la mauvaise idée de déplaire à Charles Leclerc, beau-frère de Bonaparte, alors premier consul. C’est au point que celui-ci n’a pas même daigné ratifier sa promotion par Moreau au grade de général. Victor de Lahorie ne peut donc rien pour Léopold ; par contre il va prendre grand soin de l’épouse de son collègue.

Comme nous l’avons vu Madame Hugo née Trébuchet a du caractère ; et puis elle est amoureuse. Enfin les dissensions ont été telles avec sa belle famille à Nancy qu’elle a décidé de ne plus jamais y retourner. Elle est vendéenne, c’est entendu, mais anticléricale. Par contre les Hugo sont républicains mais foncièrement catholiques, voire bigots. Il est probable que son ménage a souffert de cette mésentente. Elle va demeurer à Paris sept longs mois, laissant à son époux la charge des enfants. Elle s’est installée rue Neuve des Petits Champs, à quelques minutes à pied de la rue Gaillon où demeure Victor Fanneau…

Il est incontestable que cette disparition de la mère fut pour le petit Victor, âgé de neuf mois au moment de son départ, quelque chose de l’ordre du traumatisme. Quelques passages significatifs des lettres que Léopold adresse à son épouse :
– Le 18 mars 1803 ; en substance ; Victor fait des dents ; il appelle toujours sa mère ; citation  » il semble toujours qu’il a perdu quelque chose  »
– Le 13 mai :  » J’ai donné à Victor une promeneuse. Ce pauvre enfant ne pouvait la sentir dans les premiers jours ; il était triste et on aurait dit qu’il se plaignait d’être envoyé avec une femme qui ne parlait pas notre langue. Il s’y habitue.”

Le reste de l’enfance d’Eugène et de Victor – Abel aura un peu plus de chance mais à peine – c’est un ballottement perpétuel entre les lieux d’affectation du père d’une part, entre le père et la mère d’autre part. Les choses s’aggravent encore de ce que Sophie a découvert que Léopold avait pris une maîtresse ; elle a pourtant été probablement la première à donner des coups de couteau dans le contrat de mariage… seulement ce ne fut pas, dans un premier temps du moins, au vu et au su des enfants.

Récapitulation des premières étapes de cette enfance errante :

Mai 1803 : Depuis Marseille où il avait son poste précédent, Léopold est muté à l’île d’Elbe où il s’installe avec les enfants ; il a retardé son départ afin de permettre à Sophie de les rejoindre ; en vain. Arrivé sur place il fait la connaissance de Maria Catalina, dite Catherine Thomas, qui va devenir sa maîtresse et qu’il finira par épouser.

Novembre 1803 : Sophie a consenti à retrouver son mari et ses enfants sur l’île d’Elbe et découvre après quelques semaines qu’il a une maîtresse.

18 décembre 1803 : A la suite d’une violente dispute avec Léopold elle s’enfuit en emmenant les trois enfants.

Février 1804 : Sophie, probablement après un séjour à Nantes, s’installe à Paris avec les enfants. Elle apprend que son amant est recherché par la police, soupçonné d’avoir pris part au complot ourdi cette année-là par les généraux Moreau, Pichegru et Georges contre le premier consul. Léopold est muté en Corse.

Mars -Avril 1804 : plusieurs lettres de Léopold à Sophie la suppliant de le rejoindre avec les enfants. Le 30 avril elle paraît céder à ses demandes répétées et lui demande de lui envoyer l’argent du voyage. Il se méfie.

Été 1804 : Sophie trouve un appartement rue de Clichy où elle s’installe et cache Lahorie quelque temps. Victor est envoyé à l’école pour la première fois et éprouve un vif intérêt pour Rose, la fille de l’instituteur, particulièrement quand celle-ci enfile ses bas.

Été 1805 : Léopold, promettant de congédier sa maîtresse, propose à Sophie de reprendre la vie commune. Selon toute vraisemblance il a commencé par lui demander le divorce afin de convoler en justes noces avec Catherine Thomas ; et elle n’a sans doute rien voulu entendre ; elle veut conserver ses moyens de vivre. Il la met donc au pied du mur.

Septembre 1805 : La réponse de Sophie a dû être tellement désobligeante que Léopold la vouvoie dans la lettre suivante ; ce qui importe au premier chef à son épouse c’est, ainsi que la suite le prouvera, que son époux honore son obligation d’entretien en temps et en heure.       Par ailleurs Lahorie qui a adressé une lettre à Napoléon devenu empereur, est partiellement disculpé du complot Moreau Pichegru Georges ; par contre les autorités ne souhaitent pas qu’il demeure en France. Comme les séquestres ont été levés, il peut vendre ses biens ; en fait d’exil, il va partir se cacher en Normandie.
Léopold est engagé dans la troisième coalition et prend part à la bataille de Caldiero en Italie, contre les Autrichiens.

Septembre 1806 : Léopold a appris que ce qui freine son avancement, en dépit de l’excellence de ses états de service, ce sont ses relations avec Lahorie ; il en est interloqué, n’ayant pas échangé de lettres avec son collègue depuis 4 ans. A noter : de 1789 à 1804 les modalités du mariage ont été libéralisées (mariage laïc, droits égaux pour l’épouse) ; mais Napoléon veut restaurer la famille5 et l’épouse retrouve sa minorité dès le début de l’Empire.

Novembre 1806 : Nommé major au régiment Royal-Corse, Léopold rejoint le royaume de Naples où il parvient à arrêter Fra Diavolo, un brigand patriote. Joseph Bonaparte, qui hérite de la couronne locale, le garde auprès de lui mais échoue toujours à obtenir pour lui une promotion. Il faut dire que Léopold n’a pas le sens de la diplomatie ; après la découverte du complot Moreau Pichegru Georges – et contrairement à la totalité de ses camarades – il a refusé de désavouer Moreau au motif que celui-ci fut autrefois son bienfaiteur.                                        C’est comme ça : Léopold a des principes. La plupart du temps il les paye par la disgrâce de ses supérieurs et quelquefois par un geste de gratitude qui l’honore. C’est ainsi que Joseph Bonaparte, devenu roi d’Espagne et qui connaît sa valeur, le fera comte de Sigüenza, titre dont hériteront ses fils selon les règles ancestrales.

Octobre 1807 : L’Italie est pacifiée. Sophie, qui n’a plus rien à faire à Paris après le départ de Lahorie, a fini par obtenir de Léopold qu’il l’ accueille avec ses enfants à Naples, plus exactement à Avellino dont Léopold a été nommé gouverneur par Joseph. Sans doute attirée par des conditions de vie plus favorables, elle retire les enfants de l’école et part pour l’Italie.
Ces enfants vont connaître alors plusieurs semaines de merveilleuses vacances.                          Dans “Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie” on trouve quelques traces de cet enchantement (Polycopié n°2) mais aussi les prodromes de ce qui deviendra l’objet du combat constant de Victor Hugo : l’abolition de la peine de mort. A ce propos il faut relever dans ce passage l’assimilation de la croix du Christ à un gibet, qualification que l’on retrouvera plus tard dans “ Claude Gueux ” ; ceci atteste, sans aucun doute, la part essentielle que Victor Hugo a prise dans la composition de cette biographie.

Selon toute vraisemblance, pendant le temps de sa composition, Victor remettait chaque jour à Adèle des notes et des documents ; celle-ci en faisait une synthèse que son époux corrigeait ensuite en ajoutant des détails ; et puis l’épouse diligente calligraphiait le tout à l’intention de l’éditeur. Certaines fois il dictait directement ses souvenirs à son épouse.

1808 : C’est l’année de la rupture entre les époux Hugo, père et mère. L’autobiographie déguisée que nous venons d’évoquer est parfaitement elliptique sur la question : “ Ils quittèrent tristement cette vie faite de soleil et d’indépendance et ce beau palais de marbre qui allait se changer en salle d’étude.” (cf. polycopié n°2). On sait par une lettre de Léopold que, dès le mois de mai, Sophie est retournée à Naples avec les enfants. La lettre laisse entendre qu’elle est malade mais, simultanément, consacre la séparation ; Léopold y propose un modus vivendi qui préserve les enfants, évoquant au passage des “éclats injurieux” qu’il faudra éviter à l’avenir. Sophie demeure à Naples avec les enfants jusqu’au mois de décembre puis prend la route de Paris.

1809 – 1810 : Ces deux années sont dominées par ce qu’on pourrait nommer l’intermède des Feuillantines. Sophie commence par trouver un appartement rue Saint- Jacques, avec un jardin, ce qui la comble, mais trop petit pour y loger les trois enfants ; du coup elle met Abel en pension. Peu de temps plus tard, elle découvre avec ravissement un appartement assez vaste, sis dans l’ancien couvent des Feuillantines pourvu d’un jardin et donnant sur un parc. Nouveau déménagement. En plus elle peut cacher Lahorie dans la sacristie de la chapelle désaffectée au fond du jardin.                                                                                                                                                 Elle a trouvé pour Eugène et Victor un prêtre défroqué qui fait la classe, secondé par son ancienne servante, devenue son épouse, le père et la mère Larivière. En dehors des heures de classe qui se passent plutôt bien, les deux enfants jouent comme des fous dans le parc ou bien devisent aimablement avec le Monsieur qui loge dans la chapelle.                                                        Le dimanche, Abel revient passer une journée en famille et, assez souvent, on reçoit encore les Foucher et leurs enfants,
Une phrase relative au père Larivière, comportant une des figures de style favorites de Victor Hugo, le zeugme, atteste une fois de plus qu’il est bien l’auteur véritable de ces lignes : “ C’était un ancien prêtre de l’Oratoire. La révolution l’avait épouvanté, et il s’était vu guillotiné s’il ne se mariait pas ; il avait mieux aimé donner sa main que sa tête.” Par le zeugme, comme on l’aura compris, un seul verbe introduit deux compléments qui circonscrivent deux aires sémantiques différentes.
Autre moment décisif de ce versant ensoleillé de l’enfance, que Victor Hugo relatera des années plus tard, dans un poème des Contemplations significativement intitulé  “Aux Feuillantines” :

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.                                                                                         Et là, tout en jouant, nous regardions souvent                                                                                                Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.
Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;                                                                                               Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,                                                                                         Mais je me souviens bien que c’était une Bible.
Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire!
Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,                                                                                           Et dès le premier mot il nous parut si doux                                                                                        Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.
Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,                                                                                           Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.
Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,                                                                            S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

On aura saisi, dans ce moment essentiel de l’enfance de l’écrivain inspiré, ce que lui apporta paradoxalement cette mère libre penseuse : un rapport en somme littéraire à la Bible, un accès de plain pied aux écrivains du texte sacré et, pour beaucoup plus tard, cette faculté, héritée de cette lecture initiale et initiatrice, de lancer, lui aussi, le filet des mots sur le champ infini des étoiles.

C’est le moment de suspendre cette récapitulation afin de mieux mesurer ce que cette enfance fut aussi et que l’autobiographie déguisée ne dit pas. L’étalon de cette mesure, ce sera le destin d’Eugène comme esquisse de ce qu’aurait pu être celui de Victor.

Ils ont 16 mois de différence d’âge ; ils ont jusqu’ici partagé les mêmes aventures, heureuses ou malheureuses ; dans le jardin des Feuillantines ils jouent ensemble, s’envolant à la balançoire, s’inventant des histoires, comme celle du “Sourd”, monstre supposé se dissimuler au fond du puisard et que Victor Hugo décrira ainsi dans “ Les Misérables ” à propos des loisirs du gamin de Paris : “ce monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n’est pas un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n’est pas un crapaud, qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés, noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l’a jamais vu ”.

Nous reviendrons plus loin sur ces créatures fantastiques qui peuplent certains des romans de Victor Hugo, qu’on pressent aussi dans ses encres et ses lavis, et qui doivent beaucoup aux contes bretons que Sophie racontait à ses enfants.

Eugène et Victor partagent encore les heures d’école dispensées par le père Larivière ainsi que la compagnie du monsieur de la chapelle qui se fait appeler M. de Courlandais. Il joue avec eux mais les initie également au latin. Parrain du petit Victor, il lui témoigne une vive affection.

Les deux garçons aiment bien les enfants Foucher, Victor et Adèle, et partagent avec eux leurs jeux ; mais dès cette époque, des deux garçons Hugo, c’est Victor que la petite fille préfère, probablement parce qu’il n’est pas brutal, contrairement à Eugène ; et puis elle n’a qu’un an de moins que lui quand l’autre est déjà un gaillard de 10 ans.

L’amour de Sophie pour ses trois garçons est sans doute, d’une certaine façon, ce “pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie” ; mais cette mère sait probablement très vite faire la différence entre eux et ce n’est pas sans fondement qu’un scénariste de la télévision lui fait penser qu’Abel est un garçon charmant, qu’Eugène a du talent mais que Victor a du génie.6        Il est aussi probable qu’elle projette sur les deux derniers la représentation qu’elle a de leurs pères respectifs.

Quand l’épisode des Feuillantines prendra fin, les deux frères partageront encore pendant plusieurs années :
– le même sort : mêmes déplacements, mêmes logements, mêmes écoles…
– les mêmes passions, en particulier pour la littérature,
– les mêmes dispositions pour leurs parents, à telle enseigne qu’ils cosignent toutes les lettres qu’ils adressent à leur père,
– les mêmes activités : compositions et concours littéraires, création d’un journal.

Mais surtout ils aiment la même jeune fille : Adèle Foucher ; elle a grandi… et c’est Victor qu’elle va choisir. En 1821 leur mère meurt et le mariage d’Adèle et de Victor se prépare. C’est alors que le destin d’Eugène bascule vers la folie.

Brièvement, les derniers moments significatifs du parcours d’Eugène :
– Sophie est morte le 27 juin 1821. Comme elle s’opposait au mariage de Victor et d’Adèle – lesquels s’étaient néanmoins fiancés secrètement – Léopold désormais seul détenteur de l’autorité parentale, peut enfin donner son accord de principe1.

Eugène est profondément affecté par la disparition de sa mère ; c’est à partir de cet événement qu’il commence à avoir des comportement anormaux :
=> Il “profane” une boucle de cheveux qu’Adèle avait autrefois donnée à Victor. Que faut-il entendre par là ? Probablement qu’il urine sur elle… ou pire.
=> Il disparaît de l’appartement en avril 1822. Victor écrit à Léopold qu’il craint qu’il ne soit parti à Blois pour agresser son père ; il lui apprend aussi que son frère inquiétait sa mère depuis quelque temps. Il faut ajouter que Léopold n’a pas même attendu un mois après la mort de Sophie pour épouser Catherine Thomas.
=> On a retrouvé Eugène et cette fois c’est Abel qui écrit à leur père, en septembre, pour lui faire part de la gravité de l’état mental de son frère.

Le 12 octobre c’est au tour de Victor de se marier avec Adèle. Dans l’esprit d’Eugène, c’est, après la trahison du père, celle du frère qui épouse la jeune femme dont il est secrètement amoureux depuis des années… Dès le repas de noce il se signale par des paroles incohérentes. Il fait une crise la nuit suivante. Il est transporté au Val de Grâce où il continue à délirer. On conseille à la famille une consultation par un aliéniste.

– En janvier 1823 Léopold décide de vendre son appartement du Prieuré-Saint-Lazare pour faire face aux dépenses d’un probable internement. Il achète, toujours à Blois, une petite maison où il s’installe avec sa seconde épouse.
– Avril 1823. Les séances d’électrothérapie n’ont pas eu sur Eugène les résultats escomptés.
– Le 4 mai Léopold, qui croit sans doute que le grand air lui fera du bien, a conduit Eugène à Blois. Au milieu du repas le jeune homme se lève, s’empare d’un couteau et tente de poignarder Catherine, l’épouse de son père ; celui-ci parvient à le désarmer à temps, en prenant la lame à pleine main, ce qui surprend Eugène et donne à Léopold le temps de le désarmer et de lui lier les poignets.
– Eugène est ensuite placé à l’hôpital Esquirol, dit encore asile de Charenton, où, hormis un bref séjour au Val de Grâce, il demeurera isolé jusqu’à la fin de ses jours, les visites n’étant pas autorisées par crainte d’un nouvel accès de violence ; 14 années d’internement qui s’achèvent par sa mort en 1837.

Deux remarques avant de poursuivre :

1 – Ce qui prouve que cette biographie est bien une autobiographie, c’est que, plus haut, le « témoin » a cru bon de rapporter, à propos de la robustesse d’Eugène enfant :
Eugène, lui, avait de larges épaules et de bons gros poignets, il réjouissait l’oeil par sa santé robuste, il était de ceux dont on dit : N’ayons pas d’inquiétude, il nous enterrera tous.”

2 – Cette haine brutale d’Eugène pour la seconde épouse donne la mesure de l’attachement des enfants à leur mère et de la piètre estime dans laquelle les garçons tenaient leur père ; c’est seulement après la mort de Sophie et le consentement que donne finalement Léopold au mariage d’Adèle et de Victor que celui-ci, alors âgé d’un peu plus de 20 ans, entame sa réconciliation avec son père.

Pour en revenir à la mort d’Eugène, disons que c’est probablement alors que Victor réalise qu’il a toujours eu la préférence ; celle de sa mère qui a accompli une série de miracles afin qu’il survive ; celle de son père qui était, lui aussi, écrivain et, comme on l’a vu plus haut, sensible aux beautés du style de son benjamin ; celle de Lahorie qui reconnaissait probablement en lui son fils par le sang mais aussi par l’esprit ; celle d’Adèle, enfin, qui l’a préféré à son frère…

C’est cette confiance mise en lui par les uns et les autres qui soutint durablement Victor Hugo dans l’édification de son œuvre. Mais après la mort d’Eugène, c’est la culpabilité qui émerge.   On ne le dira jamais assez : la plupart des fratries sont des paniers de crabes. On peut toujours sauver les apparences ou se faire des illusions ; mais il n’empêche qu’il s’agit presque invariablement – en particulier quand les âges sont proches – de rivaliser dans ce que chacun parviendra à capter de l’amour des parents. Quand il comprend cela, Victor compose un poème en mémoire de son frère., intitulé “ A Eugène, vicomte Hugo ”2 et qui est donc aussi une apostrophe et une dédicace.                                                                                                               Quelques extraits significatifs :

Puisque 
le
 Seigneur 
Dieu
 t’accorda,
 noir 
mystère
 !
Un 
puits 
pour
 ne 
point 
boire,
 une 
voix 
pour 
te
 taire,
Et 
souffla 
sur 
ton 
front,
Et,
comme
 une 
nacelle
 errante 
et 
d’eau
 remplie,
Fit 
rouler
 ton 
esprit 
à
 travers 
la 
folie,
Cet 
océan 
sans 
fond
 ;

(…)
Tu 
pars 
du 
moins, 
mon
 frère,
 avec
 ta
 robe 
blanche
 !
Tu 
retournes 
à 
Dieu 
comme
 l’eau
 qui
 s’épanche
Par 
son 
poids
 naturel
!
Tu
 retournes
 à
 Dieu,
tête
 de
 candeur 
pleine,
Comme
 y
 va 
la 
lumière,
et
 comme
 y
 va
 l’haleine
Qui
 des
 fleurs 
monte
 au
 ciel
!

(…)
Tu
 dois 
te 
souvenir
 des
 vertes 
Feuillantines,
Et 
de 
la
 grande 
allée
 où
 nos
 voix
 enfantines,
Nos 
purs 
gazouillements,
Ont 
laissé
 dans 
les
 coins 
des
 murs,
dans 
les 
fontaines,

Dans 
le 
nid
 des 
oiseaux
 et 
dans 
le 
creux
 des 
chênes,
Tant 
d’échos 
si
 charmants
!

(…)
Nous
 revenions,
jouant 
avec
 tout
 ce 
qui 
joue,
Frais,
joyeux,
et 
tous 
deux 
baisés 
à
 pleine 
joue
Par 
notre
 mère, 
hélas
!

Elle 
grondait
:
‐
Voyez 
!
 comme
 ils 
sont
 faits
 !
 ces 
hommes
 !
Les
 monstres
!
 ils 
auront 
cueilli 
toutes
 nos 
pommes
!
Pourtant
 nous
 les
 aimons.
Madame,
les 
garçons 
sont 
les 
soucis
 des
 mères,
Car 
ils 
ont
 la
 fureur
 de
 courir 
dans 
les 
pierres
Comme
 font 
les 
démons
!
‐

Puis 
un 
même
 sommeil,
 nous 
berçant
 comme 
un 
hôte,
Tous 
deux
 au
 même 
lit 
nous
 couchait
 côte 
à
 côte 
;
Puis
 un 
même 
réveil.

(…)
Tu 
vas 
dormir, 
poussière,
 au
 fond
 d’un 
lit 
d’argile
;
Et 
moi 
je 
resterai
 parmi
 ceux
 de
 la 
ville
Qui
 parlent 
et 
qui 
vont 
!

Et 
moi 
je 
vais 
rester, 
souffrir,
 agir 
et 
vivre
;
Voir 
mon 
nom 
se 
grossir 
dans 
les
 bouches 
de 
cuivre
De 
la 
célébrité 
;
Et 
cacher,
comme 
à 
Sparte,
 en 
riant 
quand 
on 
entre,
Le 
renard 
envieux 
qui 
me 
ronge 
le 
ventre,
Sous 
ma 
robe 
abrité
 !

Deux indications essentielles ici :
– 1° Les deux années passées aux Feuillantines sont données comme un des rares moments heureux de cette enfance chaotique. Ce qui fonde alors chez les deux frères ce bonheur d’être, c’est à la fois l’amour maternel et une complicité qui paraît durable.
– 2° Le poème s’achève sur l’étrange métaphore du renard envieux. On connaît la légende du jeune spartiate qui, pour ne pas avouer son vol, laissa le renard qu’il avait dérobé et caché sous sa tunique, lui dévorer le ventre et en mourut.

Que la culpabilité ronge Victor quand la gloire partout le précède et qu’il songe à son malheureux frère qui aurait tant aimé la partager, cela se conçoit. Mais pourquoi ce renard serait-il envieux ? Pourquoi la culpabilité se draperait-elle de l’envie plutôt que du remords ? Sans rompre le mètre du vers, ce renard aurait pu aussi bien être haineux ou teigneux ou avide…

Il se pourrait bien qu’en réalité le signifié du signifiant « renard » soit Eugène en personne, Eugène qui, par exemple, lui avait dérobé la boucle de cheveux qu’Adèle lui avait envoyée…         Du reste si Adèle et Victor se fiancent secrètement, c’est peut-être moins pour ne pas mécontenter Madame Hugo que pour éviter d’éveiller la jalousie d’Eugène. Dans ces jeux célébrés des Feuillantines entre les deux enfants, il est fort probable qu’Eugène – plus âgé, plus grand, plus robuste, mieux au fait du monde comme il va – ait mis aussi de la ruse ou de la brutalité.
Sans doute y eut-il des plaisirs partagés et Victor – qui s’y entend décidément à oublier les événements douloureux – ne veut retenir que ceux-là. De la même façon que Léopold, ce héros, subsistera pour la postérité, par la douceur de son sourire et que son fils oubliera la brutalité des insultes – ou pire – qu’il faisait à l’occasion pleuvoir sur son épouse,                                      Eugène restera dans ces vers l’objet d’une incompréhensible élection divine.

Reste que cette mort lui enjoint de réaliser l’ambition qu’il a partagée avec son frère ; désormais il va lui falloir vivre et travailler pour deux ; ou plus exactement, vivre pour deux et travailler comme quatre… tout en partageant la vie de la femme qui fut aussi aimée d’Eugène.

Dernier point : le destin d’Eugène a sans doute permis à Victor de mesurer quel abîme il avait lui-même côtoyé ; de là son inépuisable gratitude pour tous ceux qui, à un moment ou un autre, lui ont tendu la main. Découvrons-les maintenant.

2° Débuts dans la littérature

Victor Fanneau est non seulement très attentionné mais adopte une posture éducative constructive, initiant les enfants aux lettres avec délicatesse et pertinence. Au contraire, quand Léopold obtiendra temporairement la garde des enfants, il les fera littéralement enfermer, d’abord au collège des Nobles à Madrid puis à la pension Cordier à Paris où pendant trois années entières, leur seule distraction sera de voir régulièrement leur pauvre mère au parloir. Ils sont interdits de sortie et c’est assez naturellement dans l’écriture qu’ils vont trouver le moyen de s’évader.

a) Comme la feuille au vent

Il faut dire qu’en 1814, à la suite d’une sommation diligentée par Sophie à payer la pension qu’il lui doit, suivie d’une demande de séparation de corps, Léopold a entamé contre elle une procédure de divorce pour délit d’adultère.
Comme elle est venue à Thionville entamer ces deux procédures, laissant les enfants à la garde des domestiques et sous la surveillance bienveillante de ses amis, Léopold en profite pour diligenter sa soeur Marguerite, dite Goton, à laquelle il a délégué ses pouvoirs, afin qu’elle ramène les enfants ; ce qu’elle se dispose à faire après avoir fait apposer les scellés sur la porte de l’appartement de Sophie.                                                                                                                     Celle-ci, rentrée plus tôt que prévu, a tout juste le temps de déposer une requête et de récupérer ses enfants et ses meubles… que son mari entendait vendre pour rentrer dans ses frais.

Malheureusement quelques mois plus tard, les magistrats se prononcent en faveur de Léopold. Victor et Eugène sont donc placés en internat à la pension Cordier, à Saint-Germain-des Près.    Si Léopold ne les fait pas venir à Thionville où il est alors en poste, c’est probablement qu’il ne veut pas être à son tour cité à comparaître pour adultère.

Quelques vers du poème autobiographique des Châtiments (cf. polycopié n°1) restituent cette incertitude permanente de l’avenir qui a marqué l’enfance de Victor et de ses frères :

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse                                                                                     Fera parler, les soirs, ma vieillesse conteuse,                                                                                  Comment ce haut destin de gloire et de terreur,
Qui remuait le monde aux pas de l’Empereur,
Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,                                                                                 À tous les vents de l’air fit flotter mon enfance ;                                                                                       Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,                                                                                    L’Océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage                                                                                              Et la feuille échappée aux arbres du rivage !

Siècle tempétueux par conséquent, dans lequel l’enfant se sent d’abord comme feuille arrachée à l’arbre et livrée à tous les vents. A cet égard l’épisode emblématique, c’est celui de 1811. Joseph Bonaparte a été fait roi d’Espagne par son frère ; il tient en haute estime le général Léopold Hugo qui a combattu la résistance espagnole de façon exemplaire et qui est par ailleurs d’une totale loyauté ; il lui a donc donné le commandement de trois provinces et, de façon assez drolatique, l’a fait comte de Siguenza. Récit du « témoin »

: » Le roi Joseph, ravi des succès de son général, vint le voir à Guadalaxara et lui demanda ce qu’il désirait. Le général nomma quelques officiers qui avaient mérité d’être décorés.
– Soit, dit le roi. Mais après ?
– Oh ! dit le général, il y en a bien d’autres qui se sont bravement conduits, mais je ne pourrais pas dire leurs noms maintenant.                                                                                                                  – Eh bien, dit le roi, vous saurez leurs noms pour demain, et, comme je serai parti, je vais vous laisser quinze brevets en blanc. Mais après ?
– Après ? Ma foi, sire, je ne vois plus personne.
– Et vous ?
– Oh ! moi, votre majesté m’a comblé. Que pourrait-elle ajouter à ce que j’ai déjà ?
– Un titre. Voulez-vous être marquis ?
Le général se mit à rire.
– Sire, dit-il, il n’y a plus de marquis depuis Molière.
– En France, répondit le roi ; mais il y en a toujours en Espagne. Eh bien, si vous ne voulez pas être marquis, soyez comte. Choisissez d’être comte de Cifuentes ou de Siguenza.
Le nom de Molière mit la conversation sur la littérature, et le roi causa longtemps des écrivains espagnols, qu’il avait étudiés. Il avait fait lui-même un peu de littérature et avait écrit dans sa jeunesse un petit roman intitulé : Moïna. »

Tout serait pour le mieux pour Léopold si ce souverain romancier n’avait pas le souci des convenances ; il supporte mal que son général – et comte de fraîche date – vive avec sa maîtresse, et d’autant moins que celle-ci a commencé à se pavaner de son titre de comtesse.

Soit qu’il l’ait dépêché à Paris, soit que celui-ci ait voulu éviter des ennuis à son frère, Louis, l’un des cadets de Léopold et comme lui nommé en Espagne, débarque un matin de l’automne 1810 aux Feuillantines et tente de convaincre Sophie de rejoindre son époux ; sans succès. Comte ou pas, elle préfère rester à Paris. Le roi d’Espagne, qu’il ait été ou non au courant de la démarche de Louis Hugo, envoie alors à Sophie le marquis de Saillant.                                                                     Il faut croire que celui-ci a des arguments convaincants puisqu’aux Feuillantines la décision est prise de partir ; d’ailleurs Sophie met aussitôt ses trois fils à l’étude de l’espagnol. Cependant le voyage ne se fera qu’en avril de l’année suivante, probablement parce qu’il est alors malaisé de franchir les Pyrénées en hiver.

Long voyage et difficile, dès la frontière passée : les Français ne sont pas les bienvenus et il faut voyager sous bonne escorte. On dort une nuit dans un village nommé Hernani. Comme lors du voyage en Italie, le jeune Victor est frappé par de macabres scènes : femmes clouées sur des portes, en particulier.

Arrivés à Madrid, Sophie et ses enfants se retrouvent au palais Masserano. Léopold en mission, n’est de retour que 3 semaines plus tard. Quand il découvre sa famille, il est pris d’une violente colère. Joseph Bonaparte, parti en France pour le baptême de l’Aiglon, et comptant sans doute sur le bonheur qu’il aurait de retrouver ses fils, ne l’avait apparemment pas prévenu.           Léopold demande aussitôt le divorce sous le motif que selon la loi son épouse n’avait pas à quitter le domicile conjugal sans son autorisation.

Le procureur local rend son jugement : les enfants seront retirés à Sophie. Léopold place les deux plus jeunes au Collège des Nobles et obtient qu’Abel devienne l’un des pages du roi. Sombre période pour les deux enfants cadets qui ont le sentiment d’être en prison ; il faut dire que le collège est tenu par des moines et que les deux petits mécréants sont littéralement plongés dans la vie de couvent.

Heureusement Joseph Bonaparte, de retour de Paris, fait savoir au général Hugo que c’est par sa volonté que Sophie et les enfants sont venus en Espagne et qu’il entend que Léopold reprenne avec eux la vie commune ; celui- ci obtempère, renvoie Catherine Thomas et installe sa famille au palais.

Ça ne va pas durer ; à l’automne il apprend la liaison de Sophie avec Lahorie. Il rappelle aussitôt sa maîtresse qu’il installe en ville et il cesse de verser à son épouse sa pension alimentaire. Joseph Bonaparte, comprenant qu’il n’y a pas moyen d’obtenir la réconciliation des époux, décide alors de verser à Sophie le traitement de majordome de Léopold, soit une pension alimentaire de 1000 francs par mois, afin qu’elle puisse vivre décemment mais discrètement.     Il poursuit ses pressions sur Léopold pour que celui-ci mette un terme, d’une façon ou d’une autre, à une situation qu’il juge scandaleuse.

Au Collège des Nobles – où Eugène et Victor vont encore demeurer quelques mois avant d’être rendus à leur mère – a lieu une féroce bagarre entre les jeunes Français et les fils de la noblesse espagnole ; l’un des deux, probablement Eugène, y est grièvement blessé d’un coup de couteau. Comme Joseph menace de se séparer de Léopold, celui-ci décide enfin de rendre les deux enfants à leur mère à la condition qu’elle rentrera en France avec eux, Abel demeurant parmi les pages.

Au printemps 1812 Sophie reprend donc la route de Paris avec Eugène et Victor. Après un voyage difficile, ils s’installeront à nouveau aux Feuillantines. C’est lors de ce séjour espagnol que le petit Victor réalise ses premières compositions littéraires ; ce sont deux pièces de théâtre, intitulées, de façon significative, “L’Enfer sur terre” et “Le château du diable”.

b) Les bienveillants

Il y a pourtant dans cette enfance malmenée des moments de grâce dominés par des figures bienveillantes.
La toute première fut évidemment leur mère. Sophie, par l’éducation extrêmement libérale qu’elle donne à ses enfants, par son refus de l’endoctrinement religieux, par cette liberté clairement encadrée dans laquelle elle les laisse se développer – et que l’on sent héritée d’une lecture scrupuleuse de l’Émile de Rousseau – rend à la fois possibles leur socialisation et l’épanouissement de leur créativité. Voici, par exemple, relaté par le “témoin de sa vie”, comment les distractions enfantines ordinaires vont pouvoir donner au petit Victor le goût du théâtre :
“Il n’y eut de nouveau dans leur printemps et dans leur été que Bobino3 . Ils s’éprirent de sa parade ; des volées furieuses qu’il administrait à son Jocrisse et des hurlements risibles de celui-ci. Tout cela n’était que pour attirer, un public aux marionnettes de l’intérieur. La parade finie, les enfants « prenaient leurs billets » et pour quatre sous voyaient gesticuler, rire et pleurer des marionnettes si grandioses qu’elles avaient mérité à la baraque le titre majestueux de Théâtre des Automates. Ces belles représentations inspirèrent aux deux frères l’idée d’avoir un théâtre à eux ; ils en achetèrent un magnifique, en carton avec des filets d’or, et une troupe complète de petits comédiens en bois. Chacun dut faire sa pièce, et le futur auteur de Ruy Blas débuta dans l’art dramatique par un Palais enchanté dont les répétitions allèrent grand train, mais dont la représentation fut empêchée par un incident sérieux.”
L’incident, c’est que la première Restauration tient rigueur au général Hugo d’avoir défendu Thionville jusqu’au bout contre l’ennemi, et paye sa loyauté à l’Empire en le destituant. Revenu à Paris, il met les deux enfants en pension.
La deuxième de ces présences bienveillantes, ce fut incontestablement Victor Fanneau de Lahorie. Voici ce que Victor Hugo en a confié à Sainte-Beuve, autre “témoin de sa vie”, et que celui-ci restitue dans son prologue au recueil “Les feuilles d’automne” que Victor Hugo publiera en 1831 :
“Sa fièvre passée, Lahorie put sortir et chercher une retraite plus sûre. En 1809, après bien des épreuves et des fuites hasardées, il revint frapper à la porte de Mme Hugo ; mais cette fois la retraite était profonde, l’asile était sûr, et il y demeura. Il y demeura près de deux ans, caché à tous, vivant dans une petite chambre à l’extrémité d’un corps de logis désert. La plus douce occupation du guerrier philosophe, au milieu de cette inaction prolongée qui le dévorait, était de s’entretenir avec le jeune Victor, de le prendre sur ses genoux, de lui lire Polybe en français, s’appesantissant à plaisir sur les ruses et les machines de guerre, de lui faire expliquer Tacite en latin ; car l’intelligence robuste de l’enfant mordait déjà à cette forte nourriture.”
Lahorie partage les jeux des enfants mais s’occupe aussi de leur faire faire leurs devoirs. Il est probable que pendant les dix-huit mois qu’il a passés aux Feuillantines, il a incarné pour Sophie le mari idéal et les enfants ont probablement été sensible à l’épanouissement de leur mère. Les confidences faites ou livrées à Adèle Foucher- Hugo font brièvement apparaître un autre aspect essentiel de cette présence :
Dès que les deux frères revenaient de l’école, il accourait. il fermait le Tacite ou le Polybe qu’il lisait jusque-là en marchant dans les allées, et il leur appartenait. C’était l’heure de leur dîner ; l’été, leur salle à manger était le perron du jardin ; la table était la plate-forme, et les marches les chaises. Leur grand ami découpait et servait, et, quelque hâte qu’on eût d’aller jouer, on restait quelquefois bien longtemps après le dîner fini parce qu’il racontait de belles histoires.
Bonheur partagé mais de courte durée entre l’enfant et son père naturel ; Savary, ministre de la police, lui fait promettre l’amnistie, ce qui permet de l’arrêter ; il est emprisonné le 30 octobre 1810. Deux ans plus tard il se laisse embringuer dans la conspiration Malet et, circonstance aggravante, par Sophie elle-même laquelle sert de contact entre les conspirateurs et son amant, transmettant à celui-ci leurs directives. Il est probable qu’outre ses convictions anti-bonapartistes, elle a cru pouvoir ainsi le faire sortir de prison.

Le général Malet a décidé de s’emparer du pouvoir en prétendant que Napoléon est mort lors de la campagne de Russie et pour avoir plus de chance de réussir, il le fait aussi croire aux autre conjurés, de façon à ce que ceux-ci jouent leur rôle le plus parfaitement possible ; il parvient ainsi à faire libérer Lahorie et le nomme au Ministère de la Police. Mais les conspirateurs sont arrêtés à leur tour et passent devant le peloton d’exécution le 29 octobre 1812.
Quel retentissement cette triste fin a-t-elle eu dans l’âme des enfants, singulièrement celle de Victor ? Quelques notations éparses dans “Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie” frappent par leur authenticité : – ce fut d’abord une frustration : Abel et Victor ne connaîtront jamais la fin de l’histoire de “Jean l’ours”.
– ensuite, c’est le double mystère de la disparition, à la fois par la mort et la révélation de l’identité véritable. Le jour de l’exécution des conspirateurs, ils lisent une affiche où ils déchiffrent plusieurs noms dont celui de Lahorie. Sophie qui avait supplié son amant de ne pas croire une seconde aux promesses de Savary, qui mourait d’inquiétude depuis que la conspiration Malet avait été vantée, et qui n’avait rien dit aux enfants, adresse alors simplement à Victor ces quelques mots : “Lahorie, c’est ton parrain.”
– enfin c’est une certaine façon de faire le deuil du bienveillant M. de Courlandais : par l’assomption4 de son legs littéraire.
Or outre les lettres latines, en quoi consistait-il ? Pendant son séjour aux Feuillantines, Lahorie s’était plongé dans le théâtre de Voltaire, dans le temps même où les enfants se passionnaient pour les marionnettes. C’est donc par le théâtre, comme on l’a vu, que le jeune Victor va commencer. Mais il y faut une autre présence bienveillante penchée sur cette enfance difficile.
Une petite parenthèse avant d’y venir : on se souvient que Sophie était aussi une fervente lectrice de Voltaire. Passion partagée par les deux amants, par conséquent, et transmise à leur enfant. Et, là encore, il faut rompre avec la logique absurde du Lagarde et Michard :
– XVIII° siècle : âge des Lumières et de la rationalité. – XIX° siècle : âge ténébreux des âmes tourmentées.
Osons cette affirmation iconoclaste : Victor Hugo est voltairien dès son plus jeune âge et il le restera jusqu’à la fin. C’est parce que sa mère l’est qu’elle refuse qu’il soit baptisé ; c’est parce qu’il l’est resté qu’il interdit à l’archevêque de Paris l’entrée de la chambre où il est en train de mourir. Mais c’est philosophiquement qu’il l’est ; pour ce qui est du théâtre, au contraire, Victor Hugo se situe aux antipodes du bon goût prôné par Voltaire et c’est Shakespeare qui lui servira intégralement de modèle.
D’autre part – répétons le – Sophie elle-même a joué dans l’éducation de ses fils un rôle décisif, non seulement parce qu’elle est fort cultivée – elle a lu en particulier tous les philosophes du siècle précédent – mais aussi parce qu’elle leur accorde, dès qu’ils savent lire, une liberté absolue dans le choix des livres. A ce propos elle déclare très justement : « Ils ne comprennent pas ce qui est au-dessus de leur âge, et ce qu’ils comprennent leur développe l’esprit ».
Venons en à la troisième figure bienveillante, la bonne rencontre faite à la pension Cordier, par ailleurs plutôt sinistre, même s’ils n’y sont qu’en soirée. La journée se passe en effet au lycée Louis le Grand à suivre les cours de physique, de mathématiques et de philosophie, Léopold ayant décidé de présenter ses cadets au concours de Polytechnique. Cette rencontre qui va infléchir leur destin vers la littérature, c’est celle de Félix Biscarrat, maître d’internat. C’est lui qui va servir d’interface entre les enfants Hugo et le monde littéraire. Certes ils ont déjà beaucoup lu ; certes leur père est déjà écrivain, même si les publications attendront 1815… mais il fallait quelqu’un qui lise ce que ces enfants écrivaient librement et qui ait l’idée de les inscrire aux concours littéraires. C’est sans doute Félix Biscarrat qui suggère à Victor de consigner ses poèmes dans un “Cahier de vers français”.
C’est encore probablement lui qui soutient les enfants en cette année chaotique de 1815, aussi bien sur le plan politique que familial. Léopold et Sophie ont eu une violente dispute. Comme Léopold a perdu sa fonction de majordome à la suite de la déroute des Français en Espagne, Sophie qui n’a plus les moyens de louer les Feuillantines, a dû déménager. Léopold qui a été déclassé mais qui entend pouvoir continuer aussi à financer les études d’Abel, en foi du dernier jugement prononcé entre les époux, prétend faire saisir les meubles de Sophie afin de les vendre. Récit probablement tiré d’un rapport de police :
Il chassa brutalement la Demoiselle Constance qui venait servir le déjeuner de Mme Hugo ; il agit de la même manière vis-à-vis d’une amie de la dame Hugo, Mme Delon femme d’un lieutenant-colonel adjoint à l’état-major et rapporteur au Conseil de guerre ; il la mit à la porte en l’accablant d’injures et lui dit que sa femme ne verrait personne et à Mme Hugo qui indignée d’une telle conduite lui demandait quel était le sort qu’il lui réservait, qu’elle le saurait plus tard, mais qu’elle se mît bien en tête qu’il ne lui devait que du pain de l’eau et le couvert et sans la plus légère provocation il poussa l’outrage jusqu’à cracher trois fois au visage de l’exposante en lui disant que c’était pour prouver à tout le monde l’estime qu’il avait pour elle et comme un furieux il se jeta sur l’exposante, la saisit à la gorge, se répandit contre elle en invectives les plus grossières et les plus outrageantes, l’accusa d’avoir eu des enfants pendant son absence, d’avoir mené une vie débordée. Cette dernière scène s’est passée en présence de M. et Mme Delon, de M. le général Lucotte et sa femme, de leurs domestiques, du portier de la maison et de beaucoup d’autres personnes qui avaient été appelées par les cris et les vociférations du Sieur Hugo.
A la suite de quoi Sophie conservera ses meubles et touchera de son mari une modeste pension qui lui permettra de survivre en conservant son indépendance, du moins quelque temps. On relèvera au passage le doute de Léopold relativement à la paternité de ses deux fils cadets. Il est probable que quand il a appris que Sophie était la maîtresse de Lahorie depuis plusieurs années, il a retracé dans sa mémoire leurs parcours de vie respectifs, admettant en particulier que Victor pouvait fort bien n’être pas son fils.                                                                                  Mais, et c’est là sa noblesse et sa générosité, il n’a pas un seul instant cessé de le tenir pour tel. De sorte qu’on peut trouver un sens latent au dernier vers du célèbre poème “Après la bataille”10 célébrant justement ces qualités de Léopold :
Mon
père,
ce
héros
au
sourire
si
doux,
 Suiv
d’uniseul
housard

qu’il
aimait
entre
tous
 Pour
sa
grande
bravoure
et
pour
sa
haute
taille,
 Parcourait
à
cheval,
le
soir
d’une
bataille,
 Le
champ
couvert
de
morts
sur
qui
tombait
la
nuit.
 Il
lui
sembla
dans
l’ombre
entendre
un
faible
bruit.
 C’était
un
Espagnol
de
l’armée
en
déroute
 Qui
se
traînait
sanglant
sur
le
bord
de
la
route,
 Râlant,
brisé,
livide,
et
mort
plus
qu’à
moitié.
 Et
qui
disait:

»
A
boire
!
à
boire
par
pitié
!

»
 Mon
père,
ému,
tendit
à
son
housard
fidèle
 Une
gourde
de
rhum
qui
pendait
à
sa
selle,
 Et
dit
:
«
Tiens,
donne
à
boire
à
ce
pauvre
blessé.

»
 Tout
à
coup,
au
moment
où
le
housard
baissé
 Se
penchait
vers
lui,
l’homme,
une
espèce
de
maure,
 Saisit
un
pistolet
qu’il
étreignait
encore,
 Et
vise
au
front
mon
père
en
criant
:
«
Caramba
!
»
 Le
coup
passa
si
près
que
le
chapeau
tomba
 Et
que
le
cheval
fit
un
écart
en
arrière.
 «
Donne‐lui
tout
de
même
à
boire
»,
dit
mon
père.
Et puis de toutes les années de ce siècle terrible, 1815 est probablement la plus chaotique. Quelques dates :
– L’année précédente Napoléon a abdiqué et le comte de Provence est devenu roi de France sous le nom de Louis XVIII ; c’est la Première Restauration.
– Le 1° mars Napoléon a débarqué en Provence ; c’est le début des Cent jours.
– Le 20, Louis XVIII s’enfuit en Belgique.
– Le 25, la septième coalition se met en place contre la France. On entre en guerre. – Le 18 juin, défaite de Napoléon à Waterloo.
– Le 8 juillet, retour de Louis XVIII à Paris et seconde restauration.
Le destin de Léopold Hugo, général bonapartiste fidèle et intransigeant, va connaître une série de tribulations qui aboutiront d’une part à sa mise à la retraite en demi solde, d’autre part à sa mise en résidence surveillée à Blois. C’est sans doute cette situation matérielle difficile qui explique que les tiraillements du couple Hugo aient atteint cette année-là des sommets.

Mais, paradoxalement, les enfants en sont protégés par leur éloignement. Et puis Félix Biscarrat, qui les prend sous son aile, n’est pas simplement un aîné bienveillant ; il est aussi un passionné de lettres. D’ailleurs il composera plus tard une série de manuels relatifs à l’art d’écrire. Pour le moment il enseigne indirectement aux enfants à prendre leurs distances avec le tohu-bohu du siècle. C’est ainsi que le 1° juillet le jeune homme accompagné de Rosalie, lingère chez Cordier et sa petite amie, entraîne Victor et Eugène en haut de la coupole de la Sorbonne pour tenter d’apercevoir la bataille qui se prépare entre les Prussiens massés aux portes de Paris et les Français répartis aux alentours des ponts. Victoire française mais trop tardive. Victor se souviendra surtout des belles jambes de Rosalie et de l’insolence du beau soleil épandu sur les soldats en train de s’entretuer. Il a 13 ans ; il est brièvement bonapartiste parce qu’il trouve que c’est déchoir que de passer d’un empereur à un simple roi… Nous ouvrirons plus loin le chapitre compliqué des opinions politiques de Victor Hugo.
1815… Eugène et Victor ont donc respectivement 15 et 13 ans. Leur père, qui n’a jamais lésiné sur l’argent nécessaire à leur entretien et à leur éducation, s’est débrouillé pour qu’ils aient à la pension une chambre individuelle qu’ils partagent avec un troisième camarade, Vivien. Royalistes comme leur mère, ils recevront bientôt chacun, comme insigne de leur fidélité à la monarchie héréditaire, un lys d’argent ; ils le doivent à Sophie et à la part active qu’elle a prise à la conspiration Malet, destinée à renverser l’Empereur. Mais ils sont aussi les fils d’un général d’empire et pas n’importe lequel : de tous le plus fidèle, celui qui n’a pas envisagé le ralliement même à la dernière extrémité, celui qui n’a jamais capitulé devant l’ennemi. Alors quand ils rentrent le soir chez Cordier et Decotte, ils jouent à la guerre, chacun embrigadant la moitié des camarades. Engène est le général des veaux et Victor, celui des chiens ; il n’y a guère que Vivien qui refuse de prendre part à cette distraction collective…
Ce qui tout à la fois calme le jeu et assoit leur prestige, ce sont les représentations théâtrales qu’ils donnent également aux pensionnaires. Il semble que, en dépit de l’antipathie de Decotte, adjoint de Cordier, on leur ait prêté à l’occasion une salle d’étude. Ce qu’ils inventent alors prend tout naturellement la suite du théâtre de marionnettes dont leurs parents leur avaient fait cadeau dans leur enfance. Les frères Hugo embauchent des acteurs, fabriquent de costumes en rapportant des morceaux de cartons à leurs tenues habituelles ou se drapent des pièces de tissus que le père de Vivien a rapportées des Indes… et improvisent ou écrivent les répliques. Les représentations ont probablement lieu sous la surveillance bienveillante de Félix et procurent un grand plaisir à tous…
Sauf Decotte qui les a à l’oeil, donne un jour un soufflet à Eugène et, un autre, fracture le tiroir de la table de nuit de Victor où il trouve un cahier de poèmes qu’il exhibe férocement ; il faut dire que lui aussi, il écrit des vers. Il s’ensuit une vive altercation entre lui et les frères Hugo.
Lors d’une promenade au bois de Boulogne une bataille entre les veaux et les chiens tourne mal et Victor est sérieusement blessé à la jambe. Il refuse de dénoncer son agresseur et probablement lui a-t-il une certaine gratitude : il va pouvoir garder la chambre plusieurs jours et versifier à son aise.
Voici le bilan qu’il en tire, via Adèle Foucher : “Pendant les trois ans qu’il passa à la pension Cordier (1815-1818), il fit des vers de toutes les sortes possibles : odes, satires, épîtres, poèmes, tragédies, élégies, idylles, imitations d’Ossian, traductions de Virgile, d’Horace, de Lucain (César passe le Rubicon), d’Ausone, de Martial, romances, fables, contes, épigrammes, madrigaux, logogriphes, acrostiches, charades, énigmes, impromptus. Il fit même un opéra-comique.”
Plus haut le supposé témoin de la vie de Victor Hugo donne encore une indication précieuse sur la porte par laquelle il entra en poésie : “Les premiers vers balbutiés par Victor chez M. Larivière étaient des vers langoureux et chevaleresques, puis il avait passé au genre guerrier et héroïque. Il va sans dire que ces vers n’étaient pas des vers, qu’ils ne rimaient pas, qu’ils n’étaient pas sur leurs pieds ; l’enfant, sans maître et sans prosodie, lisait tout haut ce qu’il avait écrit, s’apercevait que ça n’allait pas et recommençait, changeait, cherchait jusqu’à ce que son oreille ne fût plus choquée. De tâtonnements en tâtonnements, il s’apprit lui-même la mesure, la césure, la rime et l’entre-croisement des rimes masculines et féminines”
Donc un compositeur à l’oreille qui est d’emblée protégé de tout académisme et pour lequel la littérature est l’expression même de la liberté créatrice. Ce n’est pas qu’il n’ait pas des dons pour les mathématiques – ainsi qu’Eugène, d’ailleurs – mais, du fait de son enfance malmenée, il est rétif à toute espèce de férule.
Autre aspect de cette créativité : de mère mécréante et de père agnostique, ce n’est pas dans la littérature classique que le jeune Victor puise son inspiration mais dans celle de l’antiquité ; il est à cet égard un héritier de la Renaissance, ce qui renforcera plus tard son attachement à Voltaire. Pièce significative : un simili haïku de deux vers intitulé Les noces de Cana :

La Nymphe de ces eaux aperçut Jésus-Christ, Et son pudique front de rougeur se couvrit.
Il y a probablement là une toute première intuition des audacieuses synthèses entre toutes les spiritualités du monde qu’il entreprendra dans son âge mûr.
Entre 13 et 15 ans le jeune Victor remplit donc plusieurs cahiers de poèmes et autres oeuvres versifiées, biffant à mesure celles dont la faiblesse lui apparaît tandis qu’il grandit. Il en subsistera quelques unes, soit rassemblées dans “Oeuvres d’enfance et de jeunesse”, soit consignées dans “Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie”. On y perçoit l’influence de Corneille et celle de La Fontaine ; on y trouve plusieurs odes à la mère et un chant au roi ; ailleurs la royauté est célébrée comme retour de la liberté après la dictature napoléonienne. Il est vrai qu’en 1814 Louis XVIII a signé la charte qui, du coup, a rapproché la France d’un régime de monarchie constitutionnelle, sur le modèle anglais, ce qui est sans doute appréciable après les excès révolutionnaires et les guerres impériales.
Il prouve enfin qu’il a du souffle puisque dès ce jeune âge, il va jusqu’à composer, l’année de ses quatorze ans, une tragédie classique irréprochable, Irtamène, en 5 actes, avec unité de temps, de lieu et d’action.
On a tendance à moquer son théâtre (« Car vous êtes mon lion superbe et généreux ») ou, dans le meilleur des cas, à en faire le véhicule d’un manifeste, Hernani en constituant justement le prototype.
Or la première composition littéraire que nous ayons conservée de lui, jamais éditée et en cours de correction, est une ébauche de pièce de théâtre qu’il compose à l’âge de 14 ans et à laquelle il donne le nom de son héros, Irtamène.
Comme Gallica en a précieusement conservé le manuscrit, généreusement mis en ligne à l’intention des hugolâtres, on peut en déchiffrer les vers. Voici ceux de l’incipit :
Irtamène
Madame, cessez de craindre pour mes jours,
Cessez de m’offenser par de pareils discours !
Quoi, baissant sous le joug une tête soumise,
J’irais ramper aux pieds d’un soldat de Cambyse,
Et trahissant l’espoir d’un héros que je (sers),
Je baiserais la main qui nous donne du (fer)
Moi ? Grands dieux ! Ah plutôt perdre cent fois la vie Mourir pour mon devoir est un sort que j’envie
Tout autre sentiment est indigne de moi
Mais vous dont j’attendais un plus mâle courage
De trembler pour mes jours vous me faîtes l’outrage Quand votre voix eut dû m’engager à mourir
Pour un roi que l’honneur me dit de secourir
Vaines prémonitions. Quelle aveugle tendresse
A changé tout à coup votre force en faiblesse ?
Comme on le voit, il est déjà un virtuose de l’alexandrin qui constitue en somme sa langue littéraire naturelle. Mais ce qui frappe dans ces vers, c’est l’éblouissant modèle cornélien. Certes on peut concéder que Phalérie, fiancée d’Irtamène, porte en elle un soupçon de l’héroïne racinienne. Extrait :
Cruel ! Si mon amour ne vous arrête pas
J’y consens, ébranlez le colosse du crime
Vous même soyez en la première victime
Mais quand de vos dangers vous me verrez frémir Ne m’ôtez pas du moins la douceur d’en gémir.
Mais malgré tout, le grand modèle de ce collégien, c’est Corneille ; et même, c’est « Le Cid ». Evidemment, hispanophile comme il est, il n’a pas pu passer à côté !

A noter : sur la dernière page de ce précieux manuscrit, il a dessiné le roi… et fort bien, avec une expression d’une incroyable justesse. Là encore la précocité élude le hasard ; si Victor Hugo n’avait pas pu écrire, il eut été peintre. Du reste quand, plus tard, il n’aura plus le loisir de s’engager dans un projet littéraire, il se mettra à dessiner et à peindre avec grand talent et comme on le verra, une incroyable sophistication technique.
Pour en revenir à la pièce, il faut ajouter qu’elle est en outre une célébration de la monarchie légitime.
Une seconde tentative, Athélie ou les Scandinaves, va avorter en cours de route. Il a quinze ans alors et le modèle classique le gène aux entournures. En 1817 ayant adressé au concours de l’Académie française une composition poétique relative au thème proposé, “Sur les avantages de l’étude”, il obtient une mention ; puissant encouragement. Début décembre de la même année, il se lance donc dans la composition d’un livret d’opéra comique, mystérieusement intitulé “A.Q.C.H.E.B.” c’est-à-dire “A quelque chose hasard est bon”. C’est l’ouvrage qu’il destine à sa mère pour le 1° janvier, en guise de cadeau de nouvel an, comme il le fait depuis plusieurs années. Dans la trame de cet opéra bouffe, il y a du Marivaux ; voici la présentation qu’en donne un récent metteur en scène5 :
“Armand d’Escour veut marier sa sœur, Céline à son ami Saint Léger qui comme par hasard aime déjà sans le savoir la sœur de son ami qui comme par hasard est déjà promise au Colonel D’Orval qui comme par hasard s’est battu en duel dix jours plus tôt avec le dit Saint Léger qui comme par hasard est orphelin et désargenté et comme par hasard se trouve être le frère du Colonel D’Orval, son rival mais comme dans tous les Vaudevilles tout est bien qui finit bien… ou presque !”
On sent poindre aussi, dans le parti pris de la légèreté et de l’extrême liberté de la trame narrative, l’influence décisive qui est promise à la lecture de Shakespeare sur le théâtre hugolien. Ceci dit cet écrit, que son jeune auteur qualifie de vaudeville, est en fait un opéra comique ; il comporte 13 chansons qui appellent un compositeur et la liasse du manuscrit s’achève sur un dernier feuillet qui est un plan de mise en scène.
D’ailleurs dès 1818 Felix Biscarrat se charge de porter le livret d’A.Q.C.H.E.B. au théâtre Feydeau ; il n’est pas retenu. Il semble que Victor Hugo en ait conçu une certaine amertume puisque quand on lui proposera plus tard de transformer Les Misérables en opéra, il refusera. C’est pourtant sous cette forme, qu’à la suite des multiples adaptations cinématographiques, le grand oeuvre va connaître un succès international inconcevable rassemblant dans le monde entier, plus de 61 millions de spectateurs.
En tout cas cet échec ne décourage pas le jeune homme qui reprend aussitôt la plume. Il fait des traductions rimées des auteurs latins et compose des odes. C’est à la suite d’un pari avec ses camarades que son premier roman, Bug-Jargal, voit le jour ; comme il l’avait annoncé, il l’écrit en moins de 15 jours, en 1818. Quelques personnages principaux – une famille de colons blancs et deux esclaves, un noir et un “sang mêlé” – sont pris dans la tourmente de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue qui aboutira à l’indépendance de cette colonie française, devenue Haïti en 1804.
En fait, dans cette première version, il réarrange à sa sauce un roman à succès qu’il vient de lire : Adonis, ou le bon nègre6 de Jean-Baptiste Picquenard, lequel procède lui-même d’une nébuleuse née au siècle précédent, dite des fictions coloniales, et qui trouve sa source chez les philosophes, notamment les Réflexions sur l’esclavage des nègres de Condorcet. Mais Victor a seize ans lorsqu’il relève ce défit et, outre le roman de Picquenard, il n’a probablement d’autres sources sur la question que le fameux passage de Candide relatif au nègre de Surinam : “C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe”.
Ce qu’il faut retenir de cette première création, c’est d’abord que le jeune Hugo n’est pas d’emblée romancier. C’est ensuite que Bug-Jargal sera néanmoins sa première publication d’importance. C’est enfin que son combat contre l’esclavage, dont on voit ici paraître le prélude, durera jusqu’à l’abolition définitive. Il soutiendra en effet activement Victor Schoelcher – qui deviendra son ami – jusqu’au décret de 1848 puis ils seont encore camarades de combat en 1851. Ceci dit, ils demeureront tous les deux colonialistes.
Pour en revenir à ses débuts dans la littérature, il faut enfin relater de quelle façon Victor rencontra ses premiers lecteurs. Abel, le frère aîné – qui connaissait un imprimeur – eut l’idée d’une publication bimensuelle que les trois frères nommèrent “Le conservateur littéraire”, emboîtant le pas du Conservateur dont Chateaubriand s’était fait l’éditeur en 1819. C’est dans cette revue que parurent les premiers textes de Victor : poèmes, critiques, pensées, analyses politiques (ultra royalistes encore à cette époque)… et ce premier roman, Bug-Jargal. Elle dura un peu plus de quatre années, ce qui donna lieu à 30 livraisons. Dans un n° de 1820 on trouve une ode de V.M Hugo (pour Victor Marie) intitulée Le rétablissement de la statue de Henri IV dont on nous apprend qu’elle a remporté le Lys d’or à l’Académie des jeux floraux de 1819. C’est sans doute de bonne publicité ; et puis le jeune homme, qui est loin d’être borné, a grand soin de distinguer dans ce poème le bon roi de tous les tyrans sanguinaires et impavides que les peuples malmenés s’empressent d’oublier.
Léopold, lors d’une de ses rares visites à Paris, rencontre ses fils chez le général Lucotte. Vive discussion politique lors de laquelle les enfants expriment à loisir leurs convictions royalistes. L’ex général d’empire en demi- solde se tourne vers son collègue et ami :
– Laissons faire le temps. L’enfant est de l’opinion de la mère, l’homme sera de l’opinion du père.
En effet, il faudra du temps. Entre l’influence si forte et si naturelle de cette mère attentionnée et la pensée indépendante et créatrice qui caractérisera le Victor Hugo de la maturité, il faut encore la médiation d’un maître choisi, on pourrait presque dire d’un idéal du moi ; ce sera Chateaubriand. Dans la libre décision de se mettre à cette école, on discerne le premier pas du jeune homme débarrassé de la lisière.
“Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie” donne sur cette transition une indication précieuse :
“Sur la première page du dernier, et par conséquent du meilleur des cahiers, je trouve ceci : Les bêtises que je faisais avant ma naissance, – et, au-dessous, un oeuf dessiné dans lequel on voit quelque chose d’informe et d’horrible, au bas de quoi il y a : oiseau. Je regarderai dans l’oeuf, pour ceux que la formation de l’oiseau intéresse et qui y voient déjà le commencement du vol.”
Il y a donc un moment – où le jeune homme qui ne se sent pas – contrairement au désir de son père – une vocation de polytechnicien, qui n’a opté pour les études de droit que pour se donner du temps et qui enfin s’essaye à la littérature – un moment à peine discernable où la création librement assumée prend le pas sur l’imitation laborieuse, où le prestige des maîtres cède aux transports de l’inspiration, un moment dont on peut dire : Victor Hugo est né.
Tentons de le discerner.
II Naissance d’un écrivain
Chateaubriand fut amené à jouer dans la vocation de Victor Hugo un rôle décisif, et ceci sur deux plans :
– Une influence profonde et durable. La lecture du “Génie du christianisme”, en consacrant la rupture définitive avec le scepticisme voltairien de sa mère, constitue l’un des fondements des audacieuses synthèses spirituelles de la maturité ; il conservera cependant de Voltaire sa position intransigeante sur le rôle politique du clergé et cela, comme nous l’avons vu, jusqu’à la mort.
– Un puissant encouragement pour le jeune Victor à frayer sa voie non seulement dans les lettres mais aussi dans le domaine politique. Il faut relever ici que Chateaubriand fut très favorablement impressionné par deux textes du jeune Hugo parus dans “Le conservateur littéraire” : d’une part une farouche défense de son”Attala” que la critique venait d’éreinter, d’autre part son ode à ” La mort du duc de Berry”, décisive pour la suite de sa carrière.
Quand Victor apprend7 que Chateaubriand l’a qualifié d’enfant sublime, il lui dédie aussitôt ses deux odes suivantes. La même année, 1820, Chateaubriand qui est nommé ambassadeur à Berlin, presse Victor de le suivre afin d’entamer à ses côtés une carrière diplomatique. Le jeune homme décline cette offre, probablement parce qu’il ne conçoit pas de laisser sa mère seule à Paris. Abel a sa famille ; Eugène a ses crises… Il ne fait pas de doute pour lui que Sophie a besoin de lui ; et, quant à lui, il a sans doute besoin de ses encouragements. Une scène remarquable l’atteste :
L’Ode sur la Statue de Henri IV avait été composée en une nuit. Voici comment : madame Hugo était malade d’une fluxion de poitrine, et chacun de ses fils la veillait à son tour. La nuit du 5 au 6 février, c’était le tour de Victor. Sa mère, qui tenait beaucoup (car elle y croyait déjà) à la gloire future de son fils, regretta qu’il eût laissé passer un concours sans s’y essayer : les pièces, en effet, devaient être envoyées à Toulouse avant le 15, et il aurait fallu que Victor eût expédié la sienne dès le lendemain matin pour qu’elle pût arriver à temps. La malade s’endormit sur ce regret, et, le lendemain, au réveil, elle trouva pour bonjour l’ode pieuse composée à son chevet, et le papier, mouillé de ses larmes de mère, partit dans la journée même.

Nouvelle offre de Chateaubriand ; nouveau refus de Victor et, probablement, nouveau déchirement, même si le vicomte n’est pas d’un commerce facile ; il est certain qu’avec une telle assistance l’entrée dans la carrière d’écrivain aurait été grandement facilitée et que les ennuis d’argent auraient rapidement pris fin. Mais dans l’âme de Victor, c’est d’abord le coeur qui parle.
Ce n’est donc pas en compagnie de René – François-René pour l’état civil – que Victor Hugo prend son envol dans la littérature, même s’il est hautement probable, ainsi qu’en attestent des assertions nombreuses quoique incertaines, qu’il ait écrit dans un de ses cahiers d’écolier : “Je veux être Chateaubriand ou rien”.
1°) Adèle ou rien
C’est l’amour pour la belle jeune fille qu’est devenue Adèle Foucher – amour nourri des souvenirs de la petite fille qui a partagé les moments heureux de son enfance – qui propulse Victor dans l’empyrée8 des poètes. Et c’est parce que l’amour guide alors sa plume qu’il découvre à mesure les accords secrets, les perspectives, les tonalités qui n’appartiendront jamais qu’à lui.
Voici ce que Sainte-Beuve restitue de cette transmutation dans la biographie de la jeunesse de Victor Hugo d’abord parue dans La revue des deux mondes :
“Les années 1819 et 1820 furent sans doute les plus remplies, les plus laborieuses, les plus ardentes, les plus décisives de sa vie. Amour, politique, indépendance, chevalerie et religion, pauvreté et gloire, étude opiniâtre, lutte contre le sort en vertu d’une volonté de fer, tout en lui apparut et grandit à la fois à ce degré de hauteur qui constitue le génie. Tout s’embrasa, se tordit, se fondit intimement dans son être au feu vulcanien des passions, sous le soleil de canicule de la plus âpre jeunesse, et il en sortit cette nature d’un alliage mystérieux, où la lave bouillonne sous le granit, cette armure brûlante et solide, à la poignée éblouissante de perles, à la lame brune et sombre, vraie armure de géant trempée aux lacs volcaniques. Sa passion pour la jeune fille qu’il aimait avait fini par devenir trop claire aux deux familles, qui, répugnant à unir un couple de cet âge et sans fortune, s’entendirent pour ne plus se voir momentanément. Il a consacré cette douleur de l’absence dans une pièce intitulée Premier soupir ; une tristesse douce et fière y est empreinte. Mais ce qu’il n’a pas dit et ce que je n’ai le droit ici que d’indiquer, c’est la fièvre de son cœur durant ces années continentes et fécondes, ce sont les ruses, les plans, les intelligences de cet amour merveilleux qui est tout un roman. Han d’Islande, qui le croirait ? Han d’Islande, commencé dès 1820, et qu’il ne publia par suite d’obstacles matériels qu’en 1823, devait être, à l’origine et dans la conception première, un tendre message d’amour destiné à tromper les argus9 , et à n’être intimement compris que d’une seule jeune fille.”
Avant d’entreprendre un bref survol de ce premier roman, quelques mots des rapports compliqués de Sainte-Beuve à Victor et Adèle. Comme on le voit, il est pétri d’admiration pour le premier ; il tombera bientôt follement amoureux de la seconde. Amour platonique, pour l’essentiel, dont on ne sait trop d’abord s’il procède de sa fascination pour l’époux ou de sa tendresse pour l’épouse délaissée. Cet amour qui commence sous les auspices de la passion enfiévrée parce que contrariée, donnera à quelques années de là un ménage à quatre, Victor se partageant bientôt entre Adèle et Juliette, Sainte-Beuve tenant compagnie à l’épouse. Equilibre précaire qui connaîtra des moments de crise, comme nous verrons, essentiellement du fait des fantasmes de Sainte-Beuve et de ses frustrations.
Mais revenons à nos jeunes amoureux et à ce roman du jeune homme qu’il destine à sa fiancée afin de lui donner suffisamment d’espoir pour la faire patienter. Voici ce qu’il en dit dans une lettre plus tardive à Adèle :
Le besoin d’épancher certaines idées qui me pesaient, et que notre vers français ne reçoit pas, me fit entreprendre une espèce de roman10 en prose. J’avais une âme pleine d’amour, de douleur et de jeunesse ; je ne t’avais plus, je n’osais en confier les secrets à aucune créature vivante : Je choisis un confident muet : le papier. Je savais de plus que cet ouvrage pourrait me rapporter quelque chose. Mais cette considération n’était que secondaire quand j’entrepris mon livre.
Je cherchais à déposer quelque part les agitations tumultueuses de mon cœur neuf et brûlant, l’amertume de mes regrets, l’incertitude de mes espérances. Je voulais peindre une jeune fille qui réalisât l’idéal de toutes les imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle bien-aimée que je voulais peindre, afin de me consoler tristement en traçant l’image de celle que j’avais perdue et qui n’apparaissait plus à ma vie que dans un avenir bien lointain. Je voulais placer près de cette jeune fille un jeune homme, non tel que je suis, mais tel que je voudrais être.11

Si en cette occurrence, le roman paraît s’offrir à nouveau comme un pis aller12 comparativement au poème, il est devenu en fait une sorte d’exutoire. Il y a bien dans Han d’Islande des jeunes gens qui s’aiment et qui vont rencontrer toutes sortes de difficultés avant de pouvoir unir leurs vies ; ceci dit, ils ne sont pas les seuls, comme si l’opposition des familles devait être tenue pour la règle plutôt que pour l’exception. Avant les héros de ce récit, Orderer, jeune homme méritant fils du vice-roi de Norvège, et Éthel, fille d’un proscrit, le schéma narratif fait état d’une contrariété analogue opposée 24 ans plus tôt à l’amour réciproque de Lucy et de Caroll… dans lesquels on reconnaît aussi bien Adèle et Victor. Citation :
“Nés dans le même village, élevés dans les mêmes champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après leurs jeux sur le sein de Lucy ; bien souvent, dans leur adolescence, Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le plus brave et le plus noble des garçons du canton ; ils s’aimaient, et ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre.
Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de famille, des parents, des obstacles ; une année entière ils avaient été séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble.
Autre point important qui demeurera une constante hugolienne dans la composition des personnages : travailler d’après nature. Sauf exception, c’est dans la singularité d’une rencontre, parfois très brève, que, saisissant la personne avec une intelligence et une empathie qui n’appartiennent qu’à lui, il en fait un personnage. Les grandes figures romanesques des romans à venir procèdent toutes de personnes réelles, jamais appréhendées comme “ types humains ” mais au contraire, saisies dans leur singularité destinale.
Dans ce premier roman on rencontre aussi plusieurs des thèmes majeurs de l’oeuvre à venir, en particulier la dénonciation de la peine de mort et celle de la misère des humbles, en l’occurrence, les mineurs. Mais le groupe ou la foule ne sont présents qu’en arrière-plan. C’est en quoi son naturalisme se distingue de celui de Zola ; il ne constitue jamais une détermination irrémédiable.
Si l’on peut reconnaître Victor lui-même sous les traits d’Ordener et Adèle sous ceux d’ Ethel, il n’est pas interdit de voir dans Bug-Jargal, souverain féroce et destructeur, un avatar de Napoléon, et d’autant moins que Victor Hugo est à l’époque, à l’image de sa mère, ultra-royaliste.
Cette probable transposition nous permet de préciser chez ce jeune écrivain ce qui deviendra sa méthode constante de création des personnages : partir, comme nous l’avons dit, de personnes réelles, de la densité de l’incarnation qu’il en a saisi dans les rencontres ou les témoignages, et, de là, par l’effet de ce qu’on pourrait nommer un théâtre intérieur – après les avoir regardées, entendues ou imaginées – recomposer, par l’écriture romanesque, ce qu’ils auraient pu dire ou faire.
C’est d’autant plus probable que, dès la première préface de ce premier roman, il rompt de façon saisissante et drôle avec le réalisme, en voie de devenir le naturalisme, plus tard tant prisé par Zola. L’auteur, dit-il “a été l’objet de la plus ridicule des illusions”. Laquelle ? Il le précise aussitôt : “S’étant imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d’être méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux.” Enfin il décline encore cette illusion sous l’espèce de la couleur locale ; citation : “Il se bornera seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a été l’objet d’un soin particulier ; qu’on y rencontre fréquemment des K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom historique de Guldenlew13 , que plusieurs chroniqueurs écrivent Guldenloëwe, ce qu’il n’a pas osé se permettre”.
Autrement dit, s’il prend désormais le parti d’être un écrivain véridique, ce ne sera plus jamais par l’effet d’une ethnographie livresque mais seulement par le truchement de ce qu’il aura éprouvé dans les événements de la vie et le hasard des rencontres. C’est l’inspiration qui lui dictera non seulement ses poèmes mais aussi les faits et gestes de ses personnages, le savoir livresque ne servant qu’à dresser le décor. D’ailleurs, dans la deuxième préface, ce n’est pas par hasard s’il évoque sa muse. Trois préfaces, en passant ; il ne faut jamais les négliger chez Victor Hugo ; il y donne toujours des indications essentielles sur la méthode, la genèse ou la portée de l’oeuvre.

Autre trait sensible dans ces trois préfaces et qui demeurera constant : l’humour noir (Polycopié n°3).
-Par exemple dans la deuxième, à propos de fautes typographiques : “ailleurs, le manœuvre typographe donnait à un lien une voix qui appartenait à un lion ; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses pics, pour lui attribuer des pieds, ou, lorsque les pêcheurs norvégiens s’attendaient à amarrer dans des criques, il poussait leur barque sur des briques.”
– Ou, plus loin, à propos du courrier des lecteurs : “il témoigne également toute sa gratitude à celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de Han d’Islande ; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards ; il est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne coupe jamais ses ongles ; mais il les supplie à genoux d’être bien convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les petits enfants vivants”
Humour noir également présent dans le roman qui, par exemple, mentionne “un célèbre grammairien de Drontheim, qui s’était noyé du désespoir de n’avoir pu trouver pourquoi Jupiter donnait Jovis au génitif ”.
Enfin la troisième préface, qui date de 1833, soit 12 années après la première mouture, confirme à la fois la fonction intime de ce premier roman – parler à la fiancée du coeur – et l’essentiel de la méthode d’écriture :
“Dans toute œuvre de la pensée, drame, poème ou roman, il entre trois ingrédients : ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce que l’auteur a deviné.”
Et, plus loin :
“Il n’y a dans Han d’Islande qu’une chose sentie, l’amour du jeune homme ; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste est deviné, c’est-à-dire inventé.”
Accessoirement on rencontre ici un trait qui va devenir constant, en particulier dans les discours politiques mais aussi dans les compositions littéraires : le sens de la formule lapidaire, la clarté insurpassable de l’énoncé essentiel qui, sans inutile fioriture, dit tout ce qu’il y a à dire.
Qu’est-ce que ce roman nous révèle d’autre, non seulement du terreau littéraire qui l’alimente chez son jeune auteur mais aussi des tendances de l’oeuvre à venir ?
2°) Han d’Islande, prélude
Tâchons maintenant de voir si l’auteur, qui classe son premier roman dans le genre fantastique, n’a pas été un peu trop sévère dans cette troisième préface.
Si la préface ne manque pas d’audace, le roman non plus, à commencer par l’incipit, cas de le dire :
– Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son affliction !
– Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point, si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces maudites mines de Rœraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.
Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur, interrompit : – Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly ; Gill n’a jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait déserte ; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.
On relèvera l’emprise de l’écriture théâtrale qui permet ici de précipiter le lecteur, in medias res14 , comme au théâtre justement, quand le rideau se lève. Evidemment le foisonnement des personnages, ici simplement évoqués pour la plupart, a de quoi désarçonner le lecteur… Quant à la couleur locale, toute la palette est là d’entrée de jeu !
D’apparentes maladresses, sans doute, comme celle-ci, un peu plus bas :

“Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile de décrire le lieu où elle se passait, c’était – le lecteur l’a sans doute déjà deviné – dans, un de ces édifices lugubres que la pitié publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus, dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux ; où se pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant, et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance. À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres.”
Relevons que la digression savante – dont c’est ici quasiment la première apparition – est promise à devenir l’une des caractéristiques majeures de la composition romanesque de Victor Hugo. La plus étonnante, c’est ce long intermède des Misérables consacré aux égouts de Paris, alors que Jean Valjean, portant Marius qui a été blessé sur la barricade, y est descendu afin d’échapper aux soldats et de sauver le jeune homme15.
Faut-il la considérer comme un travers ? Je ne le crois pas. D’abord Victor Hugo est incontestablement un penseur, sinon un philosophe ; mais surtout il acquiert très vite la certitude que la seule issue à la misère du peuple – laquelle est tenue fondamentalement par lui comme une détresse matérielle acculant à une dégradation morale – c’est l’éducation.
Nous le verrons plus loin écrivain militant – par exemple contre les “démolisseurs” avec “Notre-Dame de Paris” – mais il fut dès son jeune âge écrivain enseignant, saisissant l’occasion, chaque fois que le cours de son récit la lui donnait, d’éveiller la curiosité et de la satisfaire suffisamment pour amorcer la réflexion de son lecteur. Ici, à 19 ans, il ne croit pas superflu d’introduire ledit lecteur à une anthropologie du deuil, ravalant en passant églises et cathédrales au rang des tumuli funéraires en usage non seulement en Islande mais dans toute l’Europe du Nord au paléolithique.
Sur le plan thématique il faut encore mentionner son engagement contre la peine de mort. Brève scène dans la tour du gibet, demeure du bourreau Nychol, où le hasard d’un orage fait se croiser à nouveau le soir deux des acteurs de l’exécution du matin :
“- Comment, vous voilà, seigneur ministre ! En vérité, je ne croyais pas avoir l’amusement de revoir aujourd’hui votre air piteux et votre mine effarouchée.
Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits devinrent graves et sereins.
– Et moi, mon fils, je m’applaudis du hasard qui a amené le pasteur vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au pasteur.
– Ah ! par le gibet d’Aman, reprit l’autre en éclatant de rire, voilà la première fois que je m’entends comparer à une brebis. Croyez-moi, père, si vous voulez flatter le vautour, ne l’appelez pas pigeon.
– Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous plaindre.
– Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié ; j’aurais pensé que vous l’aviez épuisée tout entière sur ce pauvre diable, auquel vous montriez aujourd’hui votre croix pour lui cacher ma potence.”
Nous retrouverons cette scène du prêtre monté sur le gibet comme origine des écrits ultérieurs contre la peine de mort.
Quelques traits remarquables encore :
1° La construction du roman. Le récit commence avec une scène qui serait l’équivalent, mais sur le mode drolatique, de celle de la fin de “ Roméo et Juliette ”, comme on l’aura compris, et s’achève, au contraire sur la bénédiction des jeunes amants par le père d’Éthel. Ce n’est pourtant pas du Marivaux ; en quelques lignes finales l’auteur nous apprend que le père et beau-père, miraculeusement sorti de sa disgrâce dans la même scène, ne profita pas longtemps du bonheur du jeune couple et de sa position retrouvée. En tout cas tout dans ce récit long et complexe est soigneusement agencé, ainsi d’ailleurs qu’en atteste une confidence de l’auteur :
“Je passai beaucoup de temps à amasser pour ce roman des matériaux historiques et géographiques, et plus de temps encore à en mûrir la conception, à en disposer les masses, à en combiner les détails. J’employai à cette composition tout mon peu de facultés ; en sorte que, lorsque j’écrivis la première ligne, je savais déjà la dernière.”

Il faudra s’en souvenir quand nous aborderons l’étude des Misérables dont l’on ne retient généralement que quelques scènes emblématiques, sans pratiquement jamais mentionner celles qui commandent toute la trajectoire narrative de l’oeuvre et lui confèrent son sens profond.
Autre particularité : le personnage éponyme16 , Han d’Islande, n’apparaît qu’à la moitié du récit ; encore n’est-il longuement désigné que comme “le petit homme”, désignation trompeuse, en plus, puisque c’est un véritable monstre que nous voyons d’abord tuer un loup de ses mains, sous le regard déférent de l’ours qui lui sert de serviteur et compagnon. C’est là aussi un thème hugolien durable, qu’on pourrait désigner comme le totem singulier de chacun, et qui, sous une autre forme, est promis à un bel avenir dans la métaphysique de la maturité. Han descend d’une lignée de fils de sorcières et il nous est dit qu’il n’a d’autre passion que la haine des hommes et d’autres souci que celui de leur nuire. En plus il est issu de cette île septentrionale mystérieuse, souvent identifiée à Thulé, dont les hordes ravageaient périodiquement la Norvège17 .
Enfin les péripéties de ce roman se développent dans une sorte de structure spatiotemporelle originale, à la jonction des mondes chrétiens et païens.
Certains critiques ont voulu y voir une mise en oeuvre du “gothisme”, genre né en Angleterre et caractérisé, selon Sophie Démoulin par des : “ Architectures gothiques, décors médiévaux et intrigues chevaleresques, personnages surnaturels, fantômes, cimetières et forêts obscures, atmosphère caricaturale de ténèbres, d’orage et de clair de lune ”18.
Sans doute trouve-t-on tous ces éléments dans “ Han d’Islande ” ; mais d’une part ils sont déjà dans Shakespeare, d’autre part rien n’est plus étranger à Victor Hugo – et dès ses débuts en littérature – que l’idée d’un parti pris esthétique. Ce qu’il recherche, c’est la plus grande liberté possible dans l’écriture, et ce qu’il vise, en héritier des Lumières, c’est le surgissement de l’idée.
A titre d’illustration, voici ce que Spiagudry – le remarquable “concierge” du tumulus de l’incipit – sorte d’officiant des morts, raconte à Orderer alors qu’ils viennent de prendre à pied le chemin du Nord :
“Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu’il serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s’étend le marais salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque canal souterrain, puisque l’on y pêche le lombric marin, ce poisson singulier qui, d’après les découvertes de votre serviteur et guide, mange du sable. C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que le roi payen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Etheldera, cette glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour maudite ; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été consumées par le feu du ciel.”
Face à cette Europe septentrionale – qui est encore celle de la sauvagerie païenne, quoique l’action se déroule en 1699 – Frédéric d’Ahlefeld, fils du chancelier qui est aussi le traître de l’histoire, incarne le bon goût à la française. Superficiel, snob, tout entier préoccupé de son paraître, il est l’antithèse du héros Orderer, avec lequel d’ailleurs il se bat en duel. Enfin il se trouve que ce jeune homme très à la mode finira tragiquement déchiqueté par le monstre.
Encore un mot de la thématique : le peuple est là, multiforme – mineurs mais aussi paysans et pêcheurs – et c’est légitimement qu’il entre en rébellion contre la misère où le tient l’ordre social. Même si la révolte est manipulée par des comploteurs de l’aristocratie, ses requêtes sont finalement tenues pour légitimes et satisfaites ; tout rentre donc dans l’ordre, sous la férule du roi de Norvège. Quand il compose ce roman, Hugo est encore royaliste ; mais il y a déjà dans cette perspective d’une pluralité sociale pacifiée, le thème majeur des Misérables.
2° Le parti pris de l’exergue. Chacun des chapitres de ce roman est précédé d’une exergue – généralement une citation littéraire, deux la plupart du temps. Il y a – là encore – un signe de l’aspiration de ce jeune auteur à susciter la réflexion de son lecteur. Pour nous qui tentons de saisir les rouages de sa création littéraire, c’est évidemment une source inégalable de renseignements sur ses lectures et ses préférences.
Un rapide survol :
– A tout seigneur, tout honneur, la première est du “général H”, autrement dit de Léopold Hugo, dont le benjamin reprend ici non seulement la vocation littéraire mais aussi une oeuvre modeste, un poème tragicomique :

Je ne démêle pas, disait le roi Cornu,
Qui diable ce peut être ; il nous faut donc attendre ; Car de ce point jamais rien ne nous est venu.
Le général H., la Révolte des Enfers19 .
Autrement dit, l’Islande étant de fraîche date convertie au christianisme, se peut-il que le diable n’ait pas eu encore le loisir d’y prendre pied ? Ouvrir au diable l’île du grand Nord, c’est justement ce à quoi va s’efforcer le jeune Victor avec le personnage de Han.
Victor cite encore deux extraits d’E.H., autrement dit Eugène Hugo, qui paraît avoir résumé un romancero20 dans un article à paraître dans les “Tabletttes romantiques”. Nous connaissons la dévotion des trois frères Hugo à la littérature espagnole…
Sous ces numéros des chapitres successifs, les auteurs les plus souvent cités sont Lessing et évidemment Shakespeare, Roméo et Juliette particulièrement.
Autre source constante : “le rév. Maturin” ; il s’agit de Charles Robert Maturin, écrivain irlandais – descendant de huguenots – et aussi pasteur. On le tiendra bientôt pour l’auteur d’un des plus grands romans gothiques21 , “Melmoth, l’homme errant” paru en 1820 ; mais quand le jeune Hugo compose Han d’Islande, il ne connaît et ne cite, du moins dans la première édition, que Bertram parue en 1816, sa première pièce de théâtre.
A ce propos il faut relever qu’il a probablement ajouté des exergues lors des rééditions successives ; c’est le cas en particulier du “Caïn” de Lord Byron ; ils partageront bientôt un engagement fidèle pour la cause de la Grèce et quand Victor apprendra sa mort en 1824, il prendra le deuil, ainsi d’ailleurs que Lamartine.
Arrêtons-nous d’abord sur le premier patronage, celui de Shakespeare. Nous sommes loin encore de la fameuse préface à Cromwell – qui va théoriser sur la nécessaire révolution à enclencher dans le théâtre classique – et donc pas encore engagés dans l’inoubliable bataille d’Hernani… mais déjà les ingrédients du nouveau théâtre sont là, comme on l’a vu d’ailleurs, dès la première scène, tout simplement parce que Victor Hugo est déjà un lecteur de Shakespeare, un amateur de sa diversité, de son mélange des genres, de sa liberté créative. Relevons encore que le dramaturge anglais est celui auquel il doit cette liberté essentielle d’écriture.                L’une des citations :
Le lion : Hoh !
Thésée : Bien rugi, lion !
Shakespeare, Le songe (d’une nuit) d’été  22

Ceci dit Walter Scott auquel ce roman doit pourtant beaucoup, n’apparaît que 2 fois. Un mot sur cet imposant personnage qui est loin de se réduire à la figure de l’auteur d’Ivanhoé, roman réputé pour la jeunesse. Walter Scott est, entre autres choses, l’inventeur du roman historique et il est probable que sans la lecture de Quentin Durward, Notre-Dame de Paris n’existerait pas, du moins sous la forme que nous lui connaissons.
Des extrait des oeuvres des amis et relations ont aussi leur place au début des chapitres, parfois anonymement : Soumet, Isidore Taylor… De même les écrivains contemporains qui sont l’objet de son admiration : Chateaubriand, Vigny, Nodier ; ou ceux qui nourrissent sa réflexion : Eckstein23 .
Autre figure remarquable à laquelle en appelle le jeune écrivain : Mathurin Régnier. Né en 1573, mort en 1613, il est aujourd’hui à peu près oublié de la littérature française ; il en est pourtant, à certains égards, l’un de ses pères fondateurs : langue débarrassée de ses lourdeurs, extrême liberté de ton, sens aigu de la satire… Alfred de Musset le tenait en haute estime et il y a fort à parier que Molière lui doive beaucoup ; portrait de Macette :
La fameuse Macette à la cour si connue,
Qui s’est aux lieux d’honneur en crédit maintenue,                                                                                     Et qui, depuis dix ans jusqu’en ses derniers jours,                                                                                           A soutenu le prix en l’escrime d’amours ;
Lasse enfin de servir au peuple de quintaine 24 ,                                                                               N’étant passe-volant, soldat, ni capitaine,
Depuis les plus chétifs jusques aux plus fendants,                                                                               Qu’elle n’ait déconfit et mis dessus les dents ;                                                                                       Lasse, dis-je, et non soûle, enfin s’est retirée,                                                                                                Et n’a plus d’autre objet que la voûte éthérée.                                                                                           Elle qui n’eut, avant que pleurer son délit,                                                                                              Autre ciel pour objet que le ciel de son lit,
A changé de courage, et, confite en détresse,                                                                                          Imite avec ses pleurs la sainte pécheresse ;                                                                                       Donnant des saintes lois à son affection,
Elle a mis son amour à la dévotion.
On aura reconnu ici sans peine une tante de Tartuffe…
Et puis, discrètement, une seule fois, Charles Nodier qui fut non seulement une sorte d’aîné d’abord bienveillant en littérature mais aussi l’animateur du Cénacle25 , qui servit de pouponnière aux grands écrivains romantiques. Une brouille surviendra dans les années suivantes entre ces deux figures dominantes. Un souvenir d’Alexandre Dumas, à la suite d’une lecture de Nodier :
“On n’applaudissait pas, non, on n’applaudit pas le murmure d’une rivière, le chant d’un oiseau, le parfum d’une fleur. Mais le murmure éteint, le chant évanoui, le parfum évaporé, on écoutait, on attendait, on désirait encore. Mais Nodier se laissait glisser doucement du chambranle de la cheminée dans son grand fauteuil ; il souriait, il se tournait vers Lamartine ou vers Hugo : « Assez de prose comme cela, disait-il ; des vers, des vers, allons ? » Et sans se faire prier, l’un ou l’autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier d’un fauteuil ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de la poésie.”
Références plus inattendues figurant parmi ces exergues : Saint-Augustin, “Abou’tthayyb, poëte arabe”, Bonaparte en général de la Révolution.
Ce parti pris de l’exergue systématique est aussi l’occasion d’appeler à la rescousse la littérature antique : Eschyle, Homère… A ce propos Spiagudry a des lettres puisqu’il évoque Ésope et Jason.
La littérature espagnole est également présente (Lopez de Vega, Calderon et les “romanceros castellanos”26 ) de même que la tradition orale islandaise. Mais ce qu’il faut retenir de cette récapitulation, c’est l’influence généralement méconnue qu’ont exercé sur le jeune Victor Hugo les littératures allemande et anglaise. Pour la première, sa préférence va à Lessing mais Schiller et Goethe sont également cités, pour la seconde, c’est évidemment Shakespeare qui l’emporte.
Ce sont les voies par lesquelles il y aura plus tard moyen de réenchanter le monde, non pas tant par des figures mythiques surgies du fond des légendes nordiques – même si elles sont présentes dès ce premier roman – que par la légitimité reconnue au pouvoir de l’imaginaire. A cela fait écho le souvenir des légendes bretonnes, fourmillantes de créatures étranges, que Sophie racontait autrefois à ses enfants.
Nous avions discerné, les années précédentes, l’influence généralement méconnue exercée par la philosophie de Hegel sur la littérature française ; en ce qui concerne Victor Hugo, c’est à Schelling – lui-même lecteur de Spinoza – que sera accordé la préférence. Les pages les plus abyssales et les plus vertigineuses de La légende des siècles ne se comprendraient pas véritablement sans la lumière de ce double patronage.
En attendant, ce jeune homme de 19 ans a tout lu et, fort à la fois de sa liberté d’esprit et de la solidité de sa culture, il va pouvoir résolument entrer en littérature.
III Premières oeuvres
Ce qu’il faut relever d’emblée dans la fiévreuse activité littéraire qui caractérise la jeunesse de Victor Hugo, c’est la dualité de ses motifs. Il n’a pas voulu préparer le concours d’entrée à Polytechnique, ainsi que son père le pressait de le faire. Ledit père, quasiment en demi-solde, n’a plus vraiment les moyens de continuer à les entretenir, son frère et lui. S’ils veulent se consacrer à la poésie, il faudra donc qu’ils vivent de leur plume. Comme on s’en doute, ça ne va pas de soi.
1°) Victor fait ses classes
Comme d’autre part Victor souhaite s’unir à Adèle mais que les deux familles ne consentent pas à cause de l’insuffisance des moyens du prétendant, il va falloir coûte que coûte apprendre à se vendre. La résolution qui est alors celle de Victor, va rencontrer deux alliés décisifs :

– Le roi d’abord.
En 1820 il a donc composé une ode intitulée “La mort du duc de Berry” qui lui a valu une dotation royale de 500 francs. Un franc de 1820, c’est approximativement 9 euros en 2010, soit, pour la totalité de la somme, 4 500 euros, ce qui, on en conviendra, n’est pas mal pour un jeune homme de 18 ans.
Charles-Ferdiand d’Artois, duc de Berry, a été assassiné le 13 février de cette année-là, en sortant de l’Opéra Richelieu, par un ouvrier bonapartiste qui espérait par là, puisque le duc était le seul héritier présomptif de Louis XVIII, mettre un terme à la lignée des Bourbons.
Bien sûr il y a le royalisme du jeune Hugo, d’autant plus enraciné que le roi jusqu’alors s’est tenu à la Constitution ; mais il y a aussi la mort héroïque du duc qui demande la grâce de son assassin et la protection pour son épouse qui attend un enfant. Alors le poète juvénile trouve en lui une audace et une justesse de ton dont on comprend qu’elles aient pu en effet trouver un écho dans l’âme de Louis XVIII.                                                                                                                  Deux extraits :
Plus loin, c’est une épouse… Oh ! qui peindra ses craintes,                                                                            Sa force, ses doux soins, son amour assidu ?
Hélas ! et qui dira ses lamentables plaintes,
Quand tout espoir sera perdu ?
Quels étaient nos transports, ô vierge de Sicile,                                                                                       Quand naguère à ta main docile
Berry joignit sa noble main !
Devais-tu donc, princesse, en touchant ce rivage,                                                                                        Voir sitôt succéder le crêpe du veuvage
Au chaste voile de l’hymen ?
Berry, quand nous vantions ta paisible conquête,                                                                                           Nos chants ont réveillé le dragon endormi ;                                                                                         L’Anarchie en grondant a relevé sa tête,
Et l’enfer même en a frémi.
Elle a rugi ; soudain, du milieu des ténèbres,                                                                                          Clément poussa des cris funèbres,
Ravaillac agita ses fers ;
Et le monstre, étendant ses deux ailes livides,                                                                                                Aux applaudissements des ombres régicides,                                                                                           S’envola du fond des enfers.

Et, plus loin :
Monarque en cheveux blancs, hâte-toi, le temps presse ;                                                                              Un Bourbon va rentrer au sein de ses aïeux ;
Viens, accours vers ce fils, l’espoir de ta vieillesse ;
Car ta main doit fermer ses yeux !
Il a béni sa fille, à son amour ravie ;
Puis, des vanités de sa vie
Il proclame un noble abandon ;
Vivant, il pardonna ses maux à la patrie ;
Et son dernier soupir, digne du Dieu qu’il prie,                                                                                               Est encore un cri de pardon.
Mort sublime ! ô regrets ! vois sa grande âme et pleure,                                                                           Porte au ciel tes clameurs, ô peuple désolé !
Tu l’as trop peu connu ; c’est à sa dernière heure
Que le héros s’est révélé.
Pour consoler la veuve, apportez l’orpheline ;                                                                                        Donnez sa fille à Caroline,
La nature encore a ses droits.                                                                                                                      Mais, quand périt l’espoir d’une tige féconde,                                                                                               Qui pourra consoler, dans se terreur profonde,                                                                                              La France, veuve de ses rois ?

.             Quand Victor Hugo publie deux ans plus tard un recueil poétique intitulé sobrement “Odes et ballades”, il obtient cette fois une pension royale d’un montant de 1000 francs.          Ce n’est peut-être pas tout à fait suffisant pour survivre une année entière à Paris ou pour obtenir d’épouser sa fiancée, mais c’est assez pour se persuader qu’on peut vivre de sa plume.
Ici, d’une certaine façon, c’est Victor Hugo qui donne la mesure du siècle puisque avant de devenir, cinquante ans plus tard, l’ami de Louise Michel, il commença par être un fervent royaliste.

– Le second allié, c’est Abel, son frère aîné.
C’est lui qui fonde l’entreprise du “Conservateur littéraire” en 1819 – il en paraîtra quand même 30 numéros – et c’est sous la pression éditoriale que Victor Hugo va alors composer ses poèmes et ses premiers récits. Certes la contrainte est forte, mais c’est aussi grâce à elle qu’il est immédiatement connu du public et qu’il va pouvoir éveiller l’intérêt des critiques et des éditeurs. C’est également devenu une source précieuse pour comprendre comment s’est formé le “terreau littéraire” qui nourrira les oeuvres de la maturité. Sous la plume du jeune Victor âgé alors d’une vingtaine d’années, on trouve en particulier deux articles sur Walter Scott, un autre sur Voltaire et un troisième intitulé “L’esprit du grand Corneille”. La tonalité “cornélienne” des vers de Victor Hugo est en effet constante, aussi bien dans son théâtre que dans ce qu’on pourrait nommer ses “sagas poétiques” (“La légende des siècles”, “Les contemplations”). Ce qui est intéressant ce sont les quelques vers de Suréna qu’il y cite alors comme exemplaires par leur vigueur :
Le parricide a fait la moitié de nos rois
Un frère pour régner se baigne au sang d’un frère                                                                                           Un fils impatient prévient 27 la mort d’un père.

A n’en pas douter, c’est de Corneille, lu et étudié dans sa jeunesse, qu’il tient le sens de la formule lapidaire, en prose comme en poésie, et que l’on retrouve tout autant dans ses textes politiques.
Ce double travail d’écrivain et de critique littéraire fait aussi qu’il lit énormément, et pas seulement des écrivains français contemporains ; il fait également paraître plusieurs articles sur des auteurs de l’antiquité. Autrement dit à 20 ans il a déjà une vue en surplomb de tout un univers littéraire où il lui sera plus aisé ensuite de trouver sa place.
Enfin, dans une époque où n’existent encore ni cinéma, ni télévision, quand on n’est pas en mesure d’aller au théâtre ou à l’opéra et qu’on dispose de quelques moyens pour ses loisirs, c’est vers les livres qu’on se tourne pour y trouver de quoi nourrir son intelligence et sa sensibilité. Il n’est donc pas absurde d’envisager alors une “carrière littéraire”.
Mais, en attendant la célébrité et l’aisance, tout cela ne suffit pas à décider les Hugo et les Foucher à consentir au mariage d’Adèle et de Victor.

2°) Le plus bel âge ?

Sainte-Beuve, à propos de cette période de la vie du jeune Hugo, invoque une volonté de fer qui serait en somme la fournaise où se serait forgé son génie. C’est vite dit. Victor Hugo n’aurait pas désavoué l’incipit d’ “Aden, Arabie” de Paul Nizan : “J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie”.

On éprouve de la difficulté à saisir l’évidente hostilité qui survient, à un moment indiscernable, entre Sophie Trébuchet Hugo et les Foucher ; “Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie” parle de “rupture” sans en dire davantage. C’est d’autant plus surprenant que Pierre Foucher est originaire de Nantes et qu’il connaît la famille Trébuchet, que Sophie est devenue l’amie de Madame Foucher et que les deux familles se sont, à paris, fréquentée pendant des années, au grand bonheur des enfants.

D’autre part, l’amitié entre Léopold et Pierre Foucher était ancienne et solide ; le général Hugo avait fait sa connaissance quand, après sa participation à la campagne de Vendée, il se retrouva à Paris rapporteur au Conseil de Guerre où Pierre était assesseur. Seulement dans après la chute de l’empire, Léopold est cantonné à Blois et même si, après la mort de sa première épouse, il finit par consentir par principe, mais au bout de plusieurs mois quand même, au mariage d’Adèle et de Victor, ça ne fait pas avancer les choses pour autant. C’est que les deux familles estiment que les jeunes gens n’ont pas les moyens de monter un ménage. On attendra donc que Victor gagne correctement sa vie. Longue attente, en vérité…

Entre le moment où les jouvenceaux se sont déclaré leur flamme et celui où ils peuvent enfin convoler en justes noces, il va s’écouler 3 ans et demi : plus de 40 mois de séparation où ils ne se voient que par intermittence. Ils vont donc s’écrire secrètement. Le recueil “Lettres à la fiancée” de Victor Hugo conservent quelques unes des dizaines de lettres qu’il a adressées à Adèle.                                                                                                                           Certes la passion amoureuse y est éloquente… mais la brouille et le désespoir aussi ; il envisage même le suicide à un moment donné. Il faut dire qu’il a tout essayé pour arracher le consentement des Foucher : il est allé à pied à Dreux où ils sont en villégiature ; il s’est même engagé à renoncer à la littérature… Et alors, soit crainte d’avoir à consentir à ce mariage, soit prescience de son génie littéraire, c’est Pierre Foucher qui lui demande de n’en rien faire.
Sophie, tombée malade, est morte paisiblement en 1821.

Voici ce qu’en rapporte Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie :
« Il y eut au milieu de juin un mieux apparent, et les deux frères s’attendirent à une prompte guérison. Le 27 juin, vers midi, ils étaient tous deux seuls avec leur mère.
– Regarde, dit Eugène à Victor, comme maman est bien ! elle ne s’est pas réveillée depuis
minuit.
– Oui, dit Victor; elle sera bientôt guérie.
Il s approcha pour la regarder et l’embrassa au front. Le front était glacé. Elle était morte.
Les amis emmenèrent les trois fils et essayèrent de les distraire, mais Victor aima mieux pleurer et retourna seul dans la maison vide. Il n’y put rester, sortit et reprit le chemin du cimetière. Quand on ferma les grilles, il erra sur le boulevard , accablé et découragé de vivre. »

Mais cette mère aimante est partie sans que ses fils aient pu lui dire adieu et ils seront inconsolables. Eugène entre dans la folie et Victor, comme on le voit, dans le désespoir.             Un autre bref passage, sans être une épitaphe, donne la mesure de cette perte :
Les enfants avaient été forcément du parti de leur mère ; ils ne l’avaient jamais quittée, elle ne les avait gênés en rien, elle les avait élevés en plein air, elle leur avait laissé choisir leur avenir, elle était pour eux la liberté et la poésie ; au lieu que leur père était pour eux une sorte d’étranger qui ne leur était apparu à Madrid que pour les emprisonner au collège des Nobles , à Paris que pour les emprisonner à la pension Cordier, et qui les condamnait aux mathématiques à perpétuité.

Les choses s’aggravent encore du fait des problèmes financiers. Il est certain que depuis qu’il est à Blois, en demi-solde et en résidence surveillée, Léopold n’a plus vraiment les moyens de les entretenir ; mais sans doute préfère-t-il d’abord en conserver la plus grande part pour son propre ménage avec celle qui deviendra incessamment sa seconde épouse. Ceci dit, comme nous l’avons vu plus haut, il vendra bientôt sa résidence pour financer l’internement d’Eugène.
Evidemment cette pauvreté n’arrange pas les affaires de Victor avec les Foucher. En fait c’est la pension royale qui les décident à donner leur consentement. Ce n’est pas, comme on l’a vu, qu’elle soit suffisante en elle- même ; mais si l’on y joint l’acharnement de Victor au travail et l’aide qu’Adèle est prête à lui apporter, cela devrait suffire au jeune couple.

Enfin, le 12 octobre 1822, le mariage a lieu. Victor a eu 20 ans en février. Felix Biscarrat, le pion de la pension Cordier devenu professeur et qui a porté Victor sur les fonds baptismaux de la littérature – est son premier témoin au mariage religieux 28 ; et le second est… Alfred de Vigny.
Adèle pourvoit sans difficulté son ménage de meubles et de linge puisque le jeune couple s’installe chez les Foucher, rue du Cherche-Midi. Apparemment la présence de ses beaux parents n’empêche pas Victor de laisser enfin libre cours à sa passion amoureuse puisqu’un premier enfant, Léopold-Victor, naîtra neuf mois plus tard, le 16 juillet 1823.

Il faut noter que Victor Hugo défendait alors la thèse que l’époux, à l’instar de l’épouse, devait arriver vierge au mariage. C’est cette inexpérience des jeunes gens puis, plus tard, le fait qu’Adèle, épuisée par ses grossesses successives, obtienne finalement de son époux qu’il mette un terme à ses assiduités, qui expliquent l’embrasement érotique qui marquera la rencontre de Victor avec Juliette Drouet.

Relatif bonheur des jeunes gens jusqu’à la mort du bébé, survenue le 9 octobre. Adèle a eu un accouchement très difficile ; on confie le bébé à une nourrice. Mais celle-ci ne fait pas l’affaire. Victor écrit à Léopold lui demandant de trouver une nourrice à Blois que son grand-père pourrait surveiller. Probablement accaparé par ses travaux littéraires et éditoriaux, il a autre chose à faire et Adèle se relève sans doute difficilement de ses couches. Léopold envoie à Paris la nourrice qu’il a trouvée ; il la ramène avec l’enfant à Blois après avoir assisté au baptême du petit Léopold-Victor. L’enfant tombe malade ; son grand-père le consacre à la Sainte-Vierge mais il meurt le lendemain.

De ce deuil et du probable remords qui a dû s’y attacher, on ne trouve rien dans les écrits autobiographiques de Victor Hugo ou dans ceux qui lui sont consacrés. Il faudra attendre deux poèmes, dédiés à madame Lefèvre- Vacquerie, pour en saisir un écho lointain. “A la mère de l’enfant mort” paru dans Les Contemplations, et daté d’avril 1843, paraît d’abord être une consolation adressée à la soeur de son beau-fils, Charles Vacquerie, qui avait en 1839 perdu l’un de ses jumeaux en bas âge. Mais une lecture attentive fait comprendre que cette évocation fait ressurgir la douleur plus ancienne et ignorante d’elle-même de la mort de Léopold-Victor.            En voici un extrait :
Oh! vous aurez trop dit au pauvre petit ange
Qu’il est d’autres anges là-haut,
Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien n’y change,                                                                                Qu’il est doux d’y rentrer bientôt ;
(…)
Qu’il est doux d’être un coeur qui brûle comme un cierge,                                                                              Et de vivre, en toute saison,
Près de l’enfant Jésus et de la Sainte Vierge
Dans une si belle maison !
Et puis vous n’aurez pas assez dit, pauvre mère,                                                                                              A ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans cette vie amère,
Mais aussi qu’il était à vous ;
Que, tant qu’on est petit, la mère sur nous veille,                                                                                             Mais que plus tard on la défend;
Et qu’elle aura besoin, quand elle sera vieille,                                                                                              D’un homme qui soit son enfant ;
Si bien qu’un jour, ô deuil ! irréparable perte !                                                                                                 Le doux être s’en est allé !…
Hélas! vous avez donc laissé la cage ouverte,                                                                                               Que votre oiseau s’est envolé !

Plusieurs traits de ce poème, en effet, se rapportent plus directement à l’auteur qu’à sa destinataire :
– le singulier, qui convient mal à un jumeau,
– la vierge en sa sainte demeure qui était aussi censée veiller sur Léopold-Victor,
– la mère attentionnée que l’on protège ensuite et qui évoque irrésistiblement la figure de Sophie Trébuchet-Hugo,
– la cage d’où s’envole l’oiseau / enfant qui pourrait être aussi la métaphore du départ sans retour du nourrisson pour Blois.
Ironie du sort : il compose ce poème quelques mois avant que Léopoldine, dont la naissance le 28 août 1824 avait sans doute fait oublier aux époux Hugo le chagrin de la mort de Léopold, ne meure noyée à Villequier avec son époux Charles Vacquerie.

Mais revenons à notre jeune couple. Victor a écrit à son père “ Tout nous porte à croire que Léopold est revenu. – Chut ! ” ; il s’agit donc de ne pas attirer le mauvais sort. Mais ce sera une petite fille qui viendra au monde, Léopoldine, par conséquent. En prévision de cette naissance, Adèle et Victor ont déménagé en juin, au 90 de la rue de Vaugirard. Appartement exigu et malcommode ; mais enfin, ils ont leur indépendance. Il faut gagner de quoi entretenir sa famille et payer le loyer ; Victor se remet aussitôt au travail.

3°) Odes et ballades

Le jeune écrivain continue à travailler à ses Odes et ballades – dont il a déjà donné deux éditions – et suit assidûment les réunions du Cénacle qui ont lieu tous les dimanches. Il a publié l’année précédentes quelques articles dans La muse française, revue de ces jeunes romantiques que rassemble Charles Nodier ; mais celle-ci n’a pas survécu aux dissensions internes. C’est Alexandre Soumet qui, sous des dehors paternes, pilote en réalité ce sabordage.
Arrêtons-nous un peu sur ce personnage qui se trouve être l’exacte antithèse de Victor Hugo. Littéralement, il mange à tous les râteliers. Il commence par faire, en 1808, l’éloge de Napoléon 1°, ce qui lui vaut d’être nommé auditeur au Conseil d’État. Mais dès que la Restauration survient, il célèbre la royauté, ce qui lui vaut d’être nommé bibliothécaire du roi. Enfin sa trahison, qui met fin à La Muse française, est récompensée par une élection à l’Académie française. Comme en ces temps troublés, nul ne sait ce que vous réservera l’avenir, il prend quand même le temps d’adresser à Victor Hugo une lettre dans laquelle il proteste de son amitié, au cas où… Voilà pourquoi il faudra du temps à notre ingénu pour comprendre à qui il a à faire.

On objectera que Victor Hugo a, lui aussi, changé souvent d’opinions politiques. M. de Falloux, monarchiste, l’apostrophe avec rudesse en 1851 à l’Assemblée nationale où ils ont tous deux été élus :
« Notre vengeur de la démocratie bafouée fut tour à tour : légitimiste ultra à 18 ans, légitimiste modéré à 25 ans, royaliste libéral à 35 ans, orléaniste à 40 ans, conservateur libéral à 45 ans, néo-bonapartiste à 46, centre droit à 47, républicain modéré à 48, républicain tout court et, enfin, démocrate de gauche. »
C’est tout à fait exact. Mais ce qui prouvera quelques mois plus tard que c’est, à chaque fois, par conviction qu’il change de camp, ce sont les 19 ans d’exil dont il va payer sa condamnation sans appel du coup d’état de Louis-Napoléon, à telle enseigne que lorsqu’en 1855 la loi d’amnistie lui permettrait de rentrer en France, il s’y refuse ; même chose pour la loi sur la proscription de 1859.
Sans doute est-il vrai que l’époque fait vaciller les certitudes, ce que notre poète exprime excellemment dans (?). Mais il a une boussole qui lui montre infailliblement le Nord et celui que pointe sa flèche, c’est la liberté. Indispensable viatique29 reçu dans son enfance de celui qui fut alors – tout au moins – son père par le coeur : Lahorie
(Polycopié n°4 Un souvenir d’enfance).

Il y a là les deux caractères principaux de sa vocation politique :
– LE mot : liberté ; autrement dit, la valeur fondamentale
– L’exigence : être prêt à tout pour la défendre, y compris à mourir.
Et il le prouvera à deux reprises, en 1848 et en 1870.
Dans sa prime jeunesse, il ne croit tout simplement pas qu’il y ait incompatibilité entre monarchie et liberté. A quelques années de là, en 1829 précisément, la censure refuse “Marion Delorme”, la pièce qu’il vient d’écrire ; l’histoire de cette belle courtisane du XVII° siècle donne une image de Louis XIII susceptible, croit-on, de porter atteinte à l’image de la personne royale. Qu’à cela ne tienne : il demande et il obtient une entrevue avec Martignac, ministre de l’Intérieur, déclarant à ses amis : « Dévoué à la monarchie, je l’ai prouvé, je ne le suis pas moins à la liberté et je le prouverai. »

Peine perdue, la pièce essuie un nouveau refus. Il a alors 27 ans. Le roi, à titre de dédommagement pour le manque à gagner, lui propose l’opulente somme de 6 000 francs ; il la refuse. C’est, à n’en pas douter, le moment où il se dit qu’une bonne monarchie est nécessairement constitutionnelle. En attendant il se met fiévreusement à la rédaction de sa nouvelle pièce qu’il introduira significativement dans sa préface par l’assertion suivante :
« Le romantisme n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature »

Qu’on se le tienne pour dit ! Et puis Marion Delorme sera finalement donnée au théâtre en 1831. L’année précédente, les Trois Glorieuses – journées d’émeute parisienne des 27, 28 et 29 juillet – ont fait accéder au pouvoir Louis-Philippe dans le cadre d‘un nouveau régime dit “monarchie de juillet”. La théorie politique du roi est celle du “juste milieu” : ni l’absolutisme royal, ni le pouvoir aux émeutiers. De là une certaine clémence de la commission de censure.
C’est aussi à cette époque que Victor Hugo, qui découvre ce que Flaubert désignera plus tard comme “ le parti prêtre ”, commence à virer de bord politiquement. Le Vatican, par une lettre comminatoire adressée par Léon XII à Louis XVIII, enjoint le roi de France d’être plus ferme à l’égard de ceux qui contrarient les intérêts de l’Église catholique. Nous y reviendrons.
Pourtant c’est la censure qui, cinq ans plus tôt, avait interdit la représentation d’Ines de Castro, drame qu’avait composé le jeune Victor sur “La reine morte 30 ”.

Cette même année Magalon, rédacteur en chef de l’Album, sort de prison au bout de 16 mois pour avoir attaqué les jésuites ; Victor Hugo l’a soutenu. La toute puissante congrégation juge encore que M. de Chateaubriand, devenu ministre des affaires étrangères, n’est pas assez docile et le fait remercier. La raideur du personnage, Victor Hugo en a fait l’expérience ; mais il sait aussi que ce n’est pas l’obséquiosité qui fait la valeur.

Revenons à 1824. En septembre Charles X succède à Louis XVIII et abolit la censure. Mais cette embellie ne dure pas ; dès l’année suivante est votée une loi sur le sacrilège. Victor Hugo, qui a écrit en mars la préface du “ Choix moral des lettres de Voltaire ”, s’est sûrement dit que la France était revenue dans les parages de l’affaire du chevalier de La Barre…

Le recueil de poèmes – qui connaîtra 6 éditions successivement augmentées, à 1 ou 2 ans d’intervalle pour les 5 premières – porte la marque des tribulations de sa réflexion politique et esthétique. Les poèmes demeurent, notamment l’ode À la mort du duc de Berry, mais les préfaces rendent sensibles les évolutions de sa sensibilité politique.                                                      A relever : les préfaces de l’auteur sont une constante chez Victor Hugo ; elles donnent des indications essentielles et il arrive qu’elles soient plus décisives que l’oeuvre elle-même.

C’est évidemment le cas de Cromwell, pièce injouable (près de 70 000 vers, cinq décors, des dizaines d’acteurs… ), mais dont la préface demeurera comme manifeste du drame romantique.
Voici la première phrase de la première édition, 1822 : “ Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l’intention littéraire et l’intention politique ; mais, dans la pensée de l’auteur, la dernière est la conséquence de la première, car l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses.

Deux choses à retenir ici :
1° Contrairement à Alexandre Soumet, Victor Hugo est tellement péremptoire dans ses prises de position qu’il lui sera impossible de jouer le ralliement.
2° Il est, dès l’année de ses 20 ans, un écrivain engagé ; il le restera jusqu’à la fin.

Autre point important : en bon platonicien, il oppose monde idéal et monde réel. La poésie est le truchement par lequel on passe du second au premier. Il ne se départira jamais non plus de ce pouvoir en quelque sorte orphique du poète. Beaucoup plus tard, à Guernesey, les pratiques spirites – dont celle des tables tournantes – procèderont de cette même certitude qu’il existe des voies de passage entre le monde que domine la matière et celui qui est commandé par l’esprit.

La deuxième préface laisse deviner un subtil changement de perspective sur le fond :                 en résumé le recueil que l’on va lire est moins un manifeste qu’un témoignage pour les historiens futurs ; autrement dit, vous trouverez ici, chers lecteurs, quelques unes des erreurs de jeunesse de l’auteur.                                                                                                                                 Par contre, sur la forme, elle laisse transparaître l’intention de modifier les canons de la composition poétique. En cette matière, comme on sait, Victor Hugo ne s’en tiendra pas là.

La troisième, celle de 1824 justement, est plutôt auto dépréciative. Elle laisse ainsi paraître un trait appelé, lui aussi, à devenir constant : l’ironie. Citation, à propos de l’auteur :
il croit fort peu à son talent. Il prie donc les hommes éclairés de vouloir bien ne pas étendre jusqu’à ses principes littéraires l’arrêt qu’ils seront sans doute fondés à prononcer contre ses essais poétiques. Aristote n’est-il pas innocent des tragédies de l’abbé d’Aubignac ? ”                                        Sur le fond cette préface prend acte de la bataille qui s’est engagée entre classiques et romantiques, l’auteur se plaçant dès lors en position de conciliateur.

Quelques belles formules à l’emporte pièce dont Victor Hugo deviendra bientôt l’orfèvre, par exemple : “ Dans le trouble où sont les esprits, le danger de parler est plus grand encore que celui de se taire ; mais, quand il s’agit d’éclairer et d’être éclairé, il faut regarder où est le devoir, et non où est le péril ”.
A noter : on est ici sensible, justement, à l’influence de Corneille, cité par ailleurs ; elle est réelle et ne se démentira pas. Du même ordre : présence de Voltaire, son autre référence méconnue en littérature française, avec la citation de La Henriade, tenue pour une oeuvre romantique, selon le critère de Mme de Staël 31. Shakespeare, appelé à exercer une influence durable sur le drame romantique en général et sur Victor Hugo en particulier – et que nous avions vu déjà très présent dans les exergues de “ Han d’Islande ” – est là aussi.                                                                 Mais c’est pour montrer ce qu’il peut avoir de “classique” ; autrement dit l’auteur s’efforce dans cette préface de brouiller les cartes. Conclusion partielle : “Il y a donc autant de littératures diverses qu’il y a de sociétés différentes. David, Homère, Virgile, Le Tasse, Milton et Corneille, ces hommes, dont chacun représente une poésie et une nation, n’ont de commun entre eux que le génie.” Autrement dit – et c’est une thèse essentielle que nous avions été conduits à formuler à plusieurs reprises 32 – il n’y a pas de chapelle en littérature.

Ceci dit, il s’en prend essentiellement aux pourfendeurs du romantisme et l’on sent déjà poindre en lui l’auguste général de la bataille d’Hernani. Mais il ne s’agit en aucun cas d’imposer à ses troupes telle ou telle manière d’écrire. Le fait qu’il accueillera beaucoup plus tard, avec une égale urbanité, Flaubert et Mallarmé, en témoigne. Le romantisme en littérature française, c’est avant tout la plus grande liberté possible à l’égard des diktäts du clacissisme. S’agissant du théâtre, par exemple, il importe de rompre d’une part avec la règle des trois unités – ou, plus exactement, avec les deux unités les plus invraisemblables, celle de lieu et celle de temps – d’autre part avec les règles de la versification (césure à l’hémistiche, rimes croisées masculines et féminines,
et c…)

Quelques traits d’ironie ; par exemple : “Quittons donc la Batrachomyomachie 33 pour l’Iliade.     Ici, du moins, les adversaires peuvent espérer de s’entendre, parce qu’ils en sont dignes. Il y a une discordance absolue entre les rats et les grenouilles, tandis qu’un intime rapport de noblesse et de grandeur existe entre Achille et Hector.”
Quand il écrit ces lignes, Victor Hugo a 22 ans. Ce qu’on peut en tirer c’est la preuve d’une érudition considérable mais qui jamais n’obscurcit l’esprit, jamais ne paralyse la volonté mise au service du projet.

Sur le plan de l’évolution politique – notre fil d’Ariane dans ces préfaces successives – ce qui est remarquable, c’est qu’il y est pris acte de la Révolution de 1789 et de son caractère irréversible. On sent émerger dans l’esprit du jeune homme la nécessité d’une monarchie constitutionnelle. Ceci dit sa position est plutôt acrobatique et l’on comprend pourquoi le retour de la censure portera un coup fatal à son ultra royalisme.

Enfin l’on sent déjà poindre dans ce texte de sa jeunesse ce qui nourrira les grandes épopées poétiques tardives du Victor Hugo de la maturité. La clef est un vers de Virgile, tiré de l’Énéide : admonet, et magna testatur Voce per umbras
La proposition commence en fait au second hémistiche du vers précédent :
Phlegyasque miserrimus omnis admonet, et magna testatur Voce per umbras :
Ce qui donne, traduit en français :
et Phlégyas, le plus malheureux, les avertit tous, prenant à haute voix les ombres à témoin
Le passage où cette citation apparaît, énonce, une fois explicitée, la vocation du poète : citation :
 » L’esprit des peuples, en un religieux silence, entend longtemps retentir de catastrophe en catastrophe la parole mystérieuse qui témoigne dans les ténèbres :
Admonet, et magna testatur voce per umbras.
Quelques âmes choisies recueillent cette parole et s’en fortifient. »

Autrement dit la vocation politique est un prolongement naturel de la vocation poétique.              Le poète, parce qu’il est sensible à ce que disent encore les voix qui se sont tues, est le guide naturel des peuples, non pas qu’il ait à énoncer des prescriptions, des directives, à indiquer le chemin à une multitude égarée… Il a simplement à lever bien haut le flambeau à lui confié par une entité mystérieuse.

Il y a sans doute ici l’idée d’une élection – et nous la retrouverons tout au long du parcours de Victor Hugo – mais elle est moins une promotion qu’un impérieux devoir.
La première ode intitulée explicitement “ Le poète dans les révolutions ” comporte une invocation à Orphée, figure essentielle du passage entre les mondes. Mais très vite la vocation du poète se décline chez Victor Hugo en deux formes spécifiques. L’ode intitulée “ Louis XVII ” m’en paraît être l’emblème. Une strophe :

Et vous, qui du Très-Haut racontez les louanges,                                                                                Séraphins, prophètes, archanges,
Courbez-vous, c’est un roi ; chantez, c’est un martyr !  »                                                                                    -« Où donc ai-je régné ? demandait la jeune ombre.
Je suis un prisonnier, je ne suis point un roi.
Hier je m’endormis au fond d’une tour sombre.
Où donc ai-je régné ? Seigneur, dites-le moi.                                                                                               Hélas ! mon père est mort d’une mort bien amère ;                                                                                    Ses bourreaux, ô mon Dieu, m’ont abreuvé de fiel ;                                                                                            Je suis un orphelin ; je viens chercher ma mère,                                                                                         Qu’en mes rêves j’ai vue au ciel.

Il y entre à la fois une grande sensibilité au malheur d’autrui et le souci de trouver une signification au destin de chacun, quel qu’il soit.
Ce sont ces deux qualités propres que nous retrouverons à l’oeuvre dans les romans de la maturité.

Quant à la forme, Victor Hugo dénonce avec ironie, dans cette troisième préface, les anachronismes d’autres écrivains ; il n’en sera pourtant pas avare plus tard, dans  Notre-Dame de Paris en particulier. Mais ce qu’il faut retenir ici c’est la prescription qu’il en tire et institue comme essentielle dans l’art d’écrire : il faut être véridique. Et pour le coup, il le sera à un tel point que, par exemple, il n’est aucun de ses personnages qu’il n’ait, d’une façon ou d’une autre, rencontré dans la vie.

Un petit trait voltairien, au passage :  “ Lorsqu’à Rome on voulut convertir en Saint Pierre un Jupiter Olympien, on commença du moins par ôter au maître du tonnerre l’aigle qu’il foulait sous ses pieds ”. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’auteur reste, en cette année de ses 22 ans, monarchiste et chrétien dans l’âme. Dès lors il est impitoyable pour “ le siècle des Lumières ” :

Qui peut calculer ce qui fût arrivé de la philosophie, si la cause de Dieu, défendue en vain par la vertu, eût été aussi plaidée par le génie ? Mais la France n’eut pas ce bonheur ; ses poëtes nationaux étaient presque tous des poëtes païens ; et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique que d’une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils, en moins d’un siècle, à chasser des cœurs une religion qui n’était pas dans les esprits.
C’est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s’attacher aujourd’hui le poëte.                 Il doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin. Il doit les ramener à tous les grands principes d’ordre, de morale et d’honneur ; et, pour que sa puissance leur soit douce, il faut que toutes les fibres du cœur humain vibrent sous ses doigts comme les cordes d’une lyre.        Il ne sera jamais l’écho d’aucune parole, si ce n’est de celle de Dieu.”

La préface suivante, 1826, se consacre exclusivement à clore le débat ouvert précédemment       – et qui occupe alors l’espace littéraire – entre classicisme et romantisme. Et il le clot somptueusement, au terme d’une véritable dissertation qui oppose les jardins de Versailles à la forêt d’Attala (sans la nommer), l’imitation à la création, la régularité à l’ordre, la servilité au génie. On peut dire que le général de la bataille romantique – laquelle se déroulera quelques années plus tard au Théâtre Français – a gagné ses galons dans ces lignes.                         D’ailleurs il rédigera la préface de Cromwell dès l’année suivante.

C’est dans cette 4° édition qu’il introduit une séparation entre les odes et les ballades.              Aux premières va le coeur du poète, aux secondes, son imagination. Or cette seconde veine est particulièrement intéressante en ce qu’elle paraît renouer avec la littérature française des XV° et XVI° siècles. Nous avions vu Victor Hugo, dans Han d’Islande, confronter Europe païenne et Europe chrétienne. Ici il déploie tout un imaginaire médiéval, par exemple dans ce combat des Normands et des Gallois, intitulé “La mêlée”, composé en 1825, dans lequel on entend vibrer quelque chose des anciennes chansons de geste 34 :

Le signal est donné. – Parmi des flots de poudre,                                                                                       Leurs pas courts et pressés roulent comme la foudre…                                                                              Comme deux chevaux noirs qui dévorent le frein,                                                                                     Comme deux grands taureaux luttant dans les vallées,                                                                                 Les deux masses de fer, à grand bruit ébranlées,                                                                                     Brisent d’un même choc leur double front d’airain.
« Allons, guerriers ! la charge sonne !                                                                                                        Courez, frappez, c’est le moment !                                                                                                                   Aux sons de la trompe saxonne,
Aux accords du clairon normand,                                                                                                             Dagues, hallebardes, épées,                                                                                                                           Pertuisanes de sang trempées,                                                                                                                   Haches, poignards à deux tranchants,                                                                                                        Parmi les cuirasses froissées,
Mêlez vos pointes hérissées,
Comme la ronce dans les champs ! »
Où donc est le soleil ? – Il luit dans la fumée                                                                                            Comme un bouclier rouge en la forge enflammée.                                                                                      Dans des vapeurs de sang on voit briller le fer ;                                                                                              La vallée au loin semble une fournaise ardente ;                                                                                            On dirait qu’au milieu de la plaine grondante                                                                                             S’est ouverte soudain la bouche de l’enfer.

Les exergues introduisant ces nouveaux poèmes citent d’ailleurs de façon significative de             “ vieilles chansons” et on y trouve d’anciennes créatures de l’imagination populaire : sylphes, lutins, faunes… Un poème écrit en 1823 et intitulé “ La grand-mère ” transpose de façon transparente les circonstances de la mort de la mère.                                                                     Première strophe :
« Dors-tu ?… réveille-toi, mère de notre mère !                                                                                   D’ordinaire en dormant ta bouche remuait ;                                                                                                 Car ton sommeil souvent ressemble à ta prière.                                                                                           Mais, ce soir, on dirait la madone de pierre ;                                                                                                    Ta lèvre est immobile et ton souffle est muet.

Dans le cours de ce récit versifié, la grand-mère est devenue la mère ; au bout de la nuit, la bougie s’est éteinte – comme le feu de l’âtre – et les deux enfants prient à genou au pied du lit. Ce qui prouve
1° – que la forme de l’ode est peut-être celle du coeur transparent à lui-même – par exemple celle qui s’intitule “Le rétablissement de la statue de Henri IV”-
2° – mais que l’imagination peut aussi constituer le détour nécessaire afin d’exprimer ce qui, pour un motif ou un autre, ne trouve pas spontanément à le faire. Rappelons qu’à l’enterrement de Sophie, Victor n’a toujours rien surmonté de son chagrin, à tel point que le soir venu, il retourne au cimetière.

Autre indication intéressante sur l’auteur : celle qu’il donne, sous une exergue de Chateaubriand, sur le statut de son oeuvre :
– Oh ! qu’il est saint et pur le transport du poëte,                                                                                Quand il voit en espoir, bravant la mort muette,                                                                                             Du voyage des temps sa gloire revenir !
Sur les âges futurs, de sa hauteur sublime
Il se penche, écoutant son lointain souvenir ;
Et son nom, comme un poids jeté dans un abîme,                                                                                  Éveille mille échos au fond de l’avenir.
Je n’ai point cette auguste joie ;
Les siècles ne sont point ma proie ;                                                                                                                   La gloire ne dit pas mon rang.
Ma muse, en l’orage qui gronde,
Est tombée au courant du monde,                                                                                                            Comme un lys aux flots d’un torrent.

Autrement dit Victor Hugo – contrairement à Flaubert, par exemple – n’écrit pas pour la postérité. Et ceci restera vrai jusqu’à la fin. Il s’adresse presque exclusivement à ses contemporains. C’est sans doute l’une des clefs du succès qu’il connut de son vivant mais c’est aussi, paradoxalement, celle de sa survie. C’est souvent sa voix qu’on entend dire et répliquer et par là, c’est toute une époque qu’il fait resurgir. Voilà pourquoi, par exemple, “Notre- Dame de Paris”, comme nous le verrons, n’est pas un roman historique au sens classique du terme mais, si l’on me permet cette expression, un reportage au Bas Moyen-Âge.

La préface de 1828 s’attarde sur les aspects techniques du passage de l’édition de 3 volumes à celle en 2 tomes. Elle donne cependant une indication intéressante sur la façon dont ce jeune poète de 26 ans considère son évolution :
Chacun des trois volumes des précédentes éditions représentait la manière de l’auteur à trois moments, et pour ainsi dire à trois âges différents ; car, sa méthode consistant à amender son esprit plutôt qu’à retravailler ses livres, et, comme il l’a dit ailleurs, à corriger un ouvrage dans un autre ouvrage, on conçoit que chacun des écrits qu’il publie peut, et c’est là sans doute leur seul mérite, offrir une physionomie particulière à ceux qui ont du goût pour certaines études de langue et de style, et qui aiment à relever, dans les œuvres d’un écrivain, les dates de sa pensée.

En d’autres termes, voilà ce qui le distingue définitivement d’Alexandre Soumet : il n’ôtera pas du recueil des pièces compromettantes à l’égard des nouvelles puissances. Ce qui lui importe, c’est de bâtir sa propre réflexion, politique en particulier, et il y réussit d’autant mieux qu’il se met en mesure d’analyser rétroactivement celles de ses convictions antérieures qu’il remet en cause.
Illustration emblématique de ce parti pris de lucidité : l’évolution de ses sentiments à l’égard de Napoléon. Dans Odes et ballades justement, un poème de 1822 intitulé Buonaparte revient en particulier sur l’assassinat du duc d’Enghien et le couronnement impérial :
Un sang royal teignit sa pourpre usurpatrice ;                                                                                                Un guerrier fut frappé par ce guerrier sans foi ;                                                                                L’anarchie, à Vincennes, admira son complice,                                                                                               Au Louvre elle adora son roi.
Il fallut presque un Dieu pour consacrer cet homme.                                                                                            Le Prêtre-Monarque de Rome
Vint bénir son front menaçant ;
Car, sans doute en secret effrayé de lui-même,
Il voulait recevoir son sanglant diadème                                                                                                        Des mains d’où le pardon descend.

Mais moins de 20 ans plus tard, en 1840, à l’occasion du “retour des cendres” il assiste avec dévotion à ce qu’il nomme dans Choses vues, “Les funérailles de Napoléon”.                               Deux moments clefs de ce cérémonial qu’il suit scrupuleusement de bout en bout :
=> “ Tout à coup le canon éclate à la fois à trois points différents de l’horizon. Ce triple bruit simultané enferme l’oreille dans une sorte de triangle formidable et superbe. Des tambours éloignés battent aux champs.
Le char de l’empereur apparaît.
Le soleil, voilé jusqu’à ce moment, reparaît en même temps. L’effet est prodigieux.
On voit au loin, dans la vapeur et dans le soleil, sur le fond gris et roux des arbres des Champs-Élysées, à travers de grandes statues blanches qui ressemblent à des fantômes, se mouvoir lentement une espèce de montagne d’or. On n’en distingue encore rien qu’une sorte de scintillement lumineux qui fait étinceler sur toute la surface du char tantôt des étoiles, tantôt des éclairs.                                                                                                                                                       Une immense rumeur enveloppe cette apparition.”

=> “Sur le couvercle brillait en assez grandes lettres ce nom : Napoléon. – En quel métal sont ces lettres ? dis-je au maître. Il me répondit : – En cuivre, mais on les dorera. – Il faut, repris-je, que ces lettres soient en or. Avant cent ans, les lettres de cuivre seront oxydées et auront rongé le bois du cercueil. Combien les lettres en or coûteraient-elles à l’État ? – Environ vingt mille francs, monsieur. – Le soir même, j’allai chez M. Thiers, alors président du conseil, et je lui dis la chose. – Vous avez raison, me dit M. Thiers, les lettres seront en or, je vais en donner l’ordre. – Trois jours après, le traité du 15 juillet a éclaté ; je ne sais si M. Thiers a donné les ordres, si on les a exécutés, et si les lettres qui sont aujourd’hui sur le cercueil sont des lettres d’or.”

C’est qu’entre temps Victor Hugo a pris la mesure du rôle historique de celui qu’il continuera de surnommer jusqu’en 1860 “Le mousquetaire de la Révolution”. Position qui demeure ambigüe cependant, puisque d’un côté il oppose une sorte de légitimité monarchique issue de la filiation à la volonté de la pure individualité qui caractérise Napoléon, de l’autre il s’offusque de ce que lors d’une soirée à l’ambassade d’Autriche, on annonce les maréchaux d’empire en omettant leurs titres nobiliaires.

Enfin c’est à l’aune de cette ombre portée qu’il évaluera en 1852 celui qu’il surnomme de façon significative “ Napoléon le petit ”, Napoléon III.
Or ce qu’on peut tenir pour le paradoxe hugolien majeur fait que ce qui, de ses sentiments, s’exprime en prose est marqué par la retenue et le souci scrupuleux de l’exactitude alors que dans le poème, tout au contraire, c’est la sensibilité qui commande.

Dans les mêmes “ Odes et ballades ” on trouve une pièce composite réalisée en 1840 et intitulé “ Le
Retour
de
l’Empereur  » Deux strophes d’un poème écrit 10 ans plus tôt, “ Ode à la colonne ”, sont comme placées en exergue.
Et, là encore, il faut s’arrêter sur cet élément significatif.                                                                            Il s’agit de la colonne Vendôme, érigée en 1810 à la gloire des soldats français et de Napoléon35 . Elle est initialement recouverte de plaques de bronze issues de la fonte de 1200 canons et couleuvrines pris aux Russes et aux Autrichiens et rappelant les hauts faits de la grande armée ; enfin elle est surmontée d’une statue de l’Empereur en toge, sur le modèle de la colonne trajane à Rome.                                                                                                                                                              => En 1814, quand les armées ennemies parviennent à Paris, Messieurs de Maubreuil et de la Rochefoucauld prennent l’initiative de faire ôter la statue ; elle sera ultérieurement fondue afin de réaliser en 1822 la statue équestre de Louis XIV afin de remplacer celle qui avait été abattue en 1792, place des Victoires, par les révolutionnaires ; elle y trône encore36 .
=> En 1814 Victor Hugo a 12 ans ; il est sans aucun doute royaliste comme sa mère et il n’est pas douteux que Sophie se soit réjouie plus tard de voir remplacer la statue de l’usurpateur par un drapeau à fleurs de lys. Et pourtant il est probable que l’abattage de cette statue – qui est d’abord celle du général de la grande armée – soulève le coeur de son jeune fils. C’est cette indignation juvénile que l’on perçoit encore dans ces quelques vers de “L’ode à la colonne” :
Et, sous les trois couleurs comme sous l’oriflamme,                                                                               Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui t’arrache à ton piédestal.

C’est donc la sensibilité qui, par une sorte d’effet d’entraînement sur l’intelligence, commande la composition de ce poème et, au bout du compte, en vient à modifier l’appréciation que Victor Hugo porte sur Napoléon.                                                                                                                             On peut apprécier cet écart entre le prosaïque et le poétique propre à notre écrivain en mettant en parallèle les mêmes moments exprimés dans l’un et l’autre registre :

1° L’apparition du corbillard sous un rayon de soleil, dont nous avons donné plus haut la version prosaïque tirée de “Choses vues” :

Sire, vous reviendrez dans votre capitale,
Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur,                                                                            Traîné par huit chevaux sous l’arche triomphale,
En habit d’empereur !
Par cette même porte, où Dieu vous accompagne,

Sire, vous reviendrez sur un sublime char,                                                                                             Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne
Et grand comme César !
Sur votre sceptre d’or, qu’aucun vainqueur ne foule,                                                                                 On verra resplendir votre aigle au bec vermeil,
Et sur votre manteau vos abeilles en foule
Frissonner au soleil.

2° La version poétique et elliptique du soin scrupuleux qu’il prend à s’assurer de ce que les lettres du cercueil seront bien dorées à l’or :

Ciel glacé, soleil pur. – Oh ! brille dans l’histoire,                                                                                                Du funèbre triomphe impérial flambeau !
Que le peuple à jamais te garde en sa mémoire,
Jour beau comme la gloire, Froid comme le tombeau !

Il faut encore relever le rôle de l’empathie 37 dans ce renversement de perspective.                            Ce qui rend Napoléon humain aux yeux de Victor Hugo et du coup redessine
la geste impériale comme un formidable effort de la volonté, c’est l’épreuve qui commence au terme des Cents jours et s’achève à Sainte-Hélène.                                                                                 Une strophe significative :
Quand la vieille garde fut morte,                                                                                                                  Trahi des uns, de tous quitté,
Le grand empereur, sans escorte                                                                                                                Rentra dans la grande cité.                                                                                                                            Dans l’ancien palais Elysée
Il s’arrêta, l’âme épuisée ;
Et, n’attendant plus de secours,                                                                                                                  Repoussant la guerre civile,                                                                                                                            Avant de sortir de sa ville,
Triste, il la contempla trois jours.

C’est cette empathie qui sera également à l’oeuvre dans les deux romans de son combat contre la peine de mort ; c’est elle encore qui lui permet de donner corps et âmes à ses personnages, au terme d’une alchimie subtile dans laquelle entre, en parts égales, les rencontres qu’il fait, l’intelligence immédiate qu’il a de la personne singulière et son inclination précoce pour le théâtre. Elle constitue enfin la veine la plus féconde de son inspiration poétique.                              On voit ici  comment “ Le retour de l’Empereur ” qui se déploie entre la fin de la campagne de France et le retour du cercueil de Napoléon aux Invalides, prend peu à peu les dimensions d’une épopée.

Pour en finir avec cette dichotomie essentielle citons deux passages significatifs de la brève préface de l’édition de 1853 des “ Odes et ballades ” :
 » L’histoire s’extasie volontiers sur Michel Ney, qui, né tonnelier, devint maréchal de France, et sur Murat, qui, né garçon d’écurie, devint roi. L’obscurité de leur point de départ leur est comptée comme un titre de plus à l’estime, et rehausse l’éclat du point d’arrivée.
De toutes les échelles qui vont de l’ombre à la lumière, la plus méritoire et la plus difficile à gravir, certes, c’est celle-ci : être né aristocrate et royaliste, et devenir démocrate.
Monter d’une échoppe à un palais, c’est rare et beau, si vous voulez ; monter de l’erreur à la vérité, c’est plus rare et c’est plus beau. »

De qui Victor Hugo parle-t-il ici ? De lui, bien sûr.                                                                                     Plus loin, un autoportrait en quelques traits de plume :
 » C’est avec un orgueil plus légitime, certes, et avec une conscience plus satisfaite, qu’on peut montrer ces odes royalistes d’enfant et d’adolescent à côté des poëmes et des livres démocratiques de l’homme fait. »

Mais, il faudra y insister toujours, cela n’ôte rien, sur le versant poétique, à la vérité particulière et intemporelle des sentiments, par exemple dans cette ode intitulée “ Le rétablissement de la statue de Henri IV ”, statue elle aussi abattue par la Révolution et rétablie en 1814 par Louis XVIII. Un passage :
Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire,                                                                                               O chevalier, rival en gloire
Des Bayard et des Duguesclin !
De l’amour des français reçois la noble preuve,                                                                                          Nous devons ta statue au denier de la veuve,
A l’obole de l’orphelin.
N’en doutez pas, l’aspect de cette image auguste
Rendra nos maux moins grands, notre bonheur plus doux ;                                                                          O français ! louez Dieu, vous voyez un roi juste,
Un français de plus parmi vous

Il faut pourtant souligner, dans l’ordre du factuel, que “le bon roi Henri” n’a pas été rétabli par le peuple mais du fait de la Restauration. Par ailleurs Victor Hugo le véridique ne sera pas toujours, indépendamment de ses penchants personnels, aussi rigoureux avec cette exigence de ne rien dissimuler de ses prises de position antérieures.
C’est le cas en particulier de l’évolution de ses sentiments à l’égard des juifs.                                 Au moment où il s’engagera en faveur des juifs de Russie victimes de pogroms, il fera disparaître de ses poèmes de jeunesse quelques vers antisémites. C’est aussi qu’entre temps il a probablement réalisé qu’il était devenu, en quelque façon, l’instituteur de son peuple.                 Et puis, quant à la Révolution, il s’interdira de transiger sur les principes ; qui dit “droits de l’Homme”, dit droits de tous les hommes.
Enfin on voit apparaître dans cette oeuvre de jeunesse la figure de style dominante des dernières oeuvres : l’allégorie. C’est ainsi que dans un poème intitulé “Vision” le XVIII° siècle comparaît devant Dieu, signifié ici comme “LA VOIX”. Une minute de ce jugement dernier :

Approche : – je tiens la balance ;
Te voilà nu dans ma présence,
Siècle innocent ou criminel.
Faut-il que ton souvenir meure ?                                                                                                        Réponds : un siècle est comme une heure                                                                                          Devant mon regard éternel. »

LE SIECLE
« J’ai, dans mes pensers magnanimes,                                                                                                       Tout divisé, tout réuni ;
J’ai soumis à mes lois sublimes
Et l’immuable et l’infini ;
J’ai pesé tes volontés mêmes… »

LA VOIX
« Fantôme, arrête ! tes blasphèmes                                                                                                     Troublent mes saints d’un juste effroi ;                                                                                                     Sors de ton orgueilleuse ivresse ;                                                                                                            Doute aujourd’hui de ta sagesse ;
Car tu ne peux douter de moi.
« Fier de tes aveugles sciences,                                                                                                                   N’as-tu pas ri, dans tes clameurs,                                                                                                                  Et de mon être et des croyances                                                                                                                  Qui gardent les lois et les mœurs ?                                                                                                            De la mort souillant le mystère,                                                                                                                   N’as-tu pas effrayé la terre
D’un crime aux humains inconnu ?                                                                                                             Des rois, avant les temps céleste,                                                                                                          N’as-tu pas réveillé les restes ? « 38

Or c’est la même veine d’inspiration que l’on retrouvera beaucoup plus tard dans “ La légende des siècles ”. Le poème qui sert de prologue à cette oeuvre grandiose s’intitule justement            “ La vision d’où est sorti ce livre ” et commence par ce vers : “ J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.” Et il ne faut pas en douter une seconde.
Il y a chez Victor Hugo une intrication extraordinaire entre un déisme rétif à toutes les églises, une conscience morale dont les prescriptions sont aussi impératives que si, justement, elles émanaient d’une voix divine, le sentiment persistant de la survie des âmes dans de multiples transmigrations, la certitude que le poète ou l’artiste sont capables, sur cette base, d’entendre et de saisir par intuition tout être et toute chose et la conviction que leur devoir est de les rendre manifestes au reste des humains.

Voilà pourquoi, dans la même journée, notre homme est capable d’écrire quelques unes des pages incendiaires de “ Napoléon le petit ” et, quelques heures plus tard, de faire tourner les tables. Voilà pourquoi, sous sa plume, l’allégorie n’est pas seulement une figure de style.
Dans le temps même où il compose ses premières odes, il écrit à Adèle 39 d’une part « En deux mots, la poésie, Adèle, c’est l’expression de la vertu. », et d’autre part « Qu’y a-t-il de réel au monde, si ce n’est la poésie ? », deux assertions mystérieuses qui ne s’éclairent qu’en postulant chez ce jeune homme une conception orphique de sa vocation poétique. Accessoirement il y a là une des règles de toute approche de l’oeuvre de Victor Hugo : il faut toujours le prendre au mot.
Voilà donc en quoi les “ Odes et ballades ”, recueil constamment revu et augmenté sur une période d’une dizaine d’années, sont à la fois représentatives de la jeunesse poétesse de Victor Hugo et des fondements de toute son oeuvre.
Passons à la suite

IV Une révolution dans le théâtre

Nous avons vu Victor enfant subjugué par les personnages de Bobino,  clown et marionnettiste, écrivant bientôt des rôles pour les poupées qu’il fabrique avec Eugène afin de peupler leur théâtre en carton doré. C’est donc, semble-t-il, assez naturellement qu’il se tourne vers l’écriture théâtrale dès qu’il le peut.
L’année de la troisième édition de son recueil de poèmes, Charles, son premier fils, est né.          Il faut donc pourvoir aux besoins de la famille. Là dessus il a déjà montré qu’il était prêt à tout, puisqu’il a même été, quoiqu’involontairement, le nègre littéraire de François de Neufchâteau, académicien. Une écriture rapide, l’opportunité d’étendre sa notoriété par les représentations, tout cela compte sans doute dans la pièce qu’il met en chantier en 1826. Mais il y a autre chose.
Revenons un peu en arrière. Au palais Masserano où Léopold installe ses enfants en 1811, au terme du voyage en Espagne, l’aide de camp de Murat, Maurice Dupin, a occupé précédemment, avec son épouse et sa fillette, un appartement.                                              Supposons qu’ils y soient restés quelques années de plus. Cette année-là la petite a 7 ans ; elle se prénomme Aurore. On imagine sans mal les deux enfants se rencontrant et jouant ensemble dans les parties communes ou le jardin…

Victor est assis dans l’escalier ; il fait descendre ses soldats de plomb d’une marche à l’autre.
Une voix venant de l’appartement de dessus : Vilaine petite fille ! Dehors !
La porte s’ouvre ; Aurore paraît étouffant des sanglots et essuyant maladroitement son visage couvert de larmes.                                                                                                                                                 Victor : Bonjour. Qu’as-tu fait de mal ?
Aurore (soupirant) : J’ai coupé les cheveux de ma poupée.
Victor (riant) : Il est certain qu’ils ne repousseront pas !
Aurore (s’asseyant à son tour sur une marche) : A quoi joues-tu ?
Victor (désignant ses soldats éparpillés sur les marches) : Hannibal au passage des Alpes.
Aurore (riant à son tour) : Mais c’était des éléphants !
Victor : Il faut faire avec ce qu’on a…
Aurore : Ou ce qu’on n’a pas ; j’aimerais tant être un garçon…
Victor : Eh bien supposons simplement que tu l’es. Quelle armée veux-tu diriger ? Rome ou Carthage ?                                                                                                                                                  Aurore : Je te laisse Carthage… Comment te nomme-t-on ?
Victor : Victor. Et toi ?
Aurore : Aurore.
Victor : Aux doigts de rose… (Ils rient). Ça rime avec Victor mais c’est bien peu guerrier.            Aurore : Un alexandrin !
Victor : Que dirais-tu de Jules ? Cela s’impose.
Aurore : Certes ; mais je préfère George.
Victor : Soit. (Il déclame) Les douze pieds me vont comme à une chenille. (Ils rient encore et se mettent à jouer).

Quand j’ai appris que George Sand enfant avait séjourné dans ce même palais quelques années plus tôt, cette scénette s’est quasiment écrite toute seule, comme sous l’effet d’une dictée intérieure 40 . J’ai l’intime conviction que Victor Hugo procédait de la même façon, non seulement dans l’écriture de ses pièces de théâtre mais aussi dans celle de ses romans.

En résumé quand on connaît suffisamment les personnes par empathie et lecture, il se produit une saturation dans l’espèce de solution intérieure qu’appelle leur nom. Un rien suffit alors pour provoquer la cristallisation. Il suffit ensuite de se laisser conduire par ce qu’on nomme l’inspiration. Voilà pourquoi toutes les oeuvres de Victor Hugo qui ne sont pas purement poétiques sont précédées par un considérable travail préalable ; il lit alors pratiquement tout ce qui est relatif à la thématique qu’il entend aborder.

Ça ne suffit pas ; il y faut encore des rencontres, réelles ou imaginaires, qui donnent corps et âmes à ses personnages. Et puis, quand il place lesdits personnages dans certaines situations ou bien en présence l’un de l’autre, alors la cristallisation se produit et l’écriture proprement dite commence. Voilà pourquoi elle est chez lui généralement très rapide.

1°) Cromwell, une préface… mais pas seulement

La façon dont Victor Hugo composa ce drame – jamais joué mais dont la préface fit date – est emblématique de ce qu’on pourrait nommer son “économie de l’écriture”. L’enthousiasme est chez Hugo, avec l’indignation, un puissant moteur pour la plume ; mais ce projet relève d’une autre démarche. En 1820 Balzac, avec lequel Victor Hugo entretiendra les liens d’une amitié durable, a déjà composé une tragédie en vers sobrement intitulée Cromwell, qui n’eut l’heur de plaire ni à un directeur de théâtre, ni à un éditeur et que le jeune romancier – Honoré a alors 21 ans – mit probablement au panier. Victor et Honoré ne feront connaissance qu’en 1828… et ce n’est pas d’emblée l’entente cordiale.

Seulement en ce siècle qui est celui de toutes les transitions, Cromwell est un sujet admirable. Un personnage qui serait tout à la fois Robespierre et Bonaparte, avec en prime une touche de Richelieu… Autrement dit la synthèse, en un seul homme, de tous les aspects de la Révolution ; et puis Cromwell avait la couronne à portée de main et, contrairement à Napoléon, il n’en a pas voulu. Voilà de quoi explorer les ressorts secrets qui font que, sous l’impulsion des grands personnages, la trajectoire des peuples emprunte telle voie ou telle autre.
Alors commence le travail péparatoire ; et, comme il s’en explique dans la fameuse préface, une sorte de révélation advient :

C’est
en
furetant
la
chronique,
ce
qu’il
fait
avec
amour,
c’est
en
fouillant
au
hasard
les
mémoires
 anglais
du
dix‐septième
siècle,
qu’il
fut
frappé
de
voir
se
dérouler
peu
à
peu
devant
ses
yeux
un
Cromwell
tout
 nouveau.
Ce
n’était
plus
seulement
le
Cromwell
militaire,
le
Cromwell
politique
de
Bossuet
;
c’était
un
être
 complexe,
hétérogène,
multiple,
composé
de
tous
les
contraires,
mêlé
de
beaucoup
de
mal
et
de
beaucoup
de
 bien,
plein
de
génie
et
de
petitesse
;
une
sorte
de
Tibère‐Dandin,
tyran
de
l’Europe
et
jouet
de
sa
famille
;
vieux
 régicide,
humiliant
les
ambassadeurs
de
tous
les
rois,
torturé
par
sa
jeune
fille
royaliste
;
austère
et
sombre
 dans
ses
mœurs
et
entretenant
quatre
fous
de
cour
autour
de
lui
;
faisant
de
méchants
vers
;
sobre,
simple,
 frugal,
et
guindé
sur
l’étiquette
;
soldat
grossier
et
politique
délié
;
rompu
aux
arguties
théologiques
et
s’y
 plaisant
;
orateur
lourd,
diffus,
obscur,
mais
habile
à
parler
le
langage
de
tous
ceux
qu’il
voulait
séduire
;
 hypocrite
et
fanatique
;
visionnaire
dominé
par
des
fantômes
de
son
enfance,
croyant
aux
astrologues
et
les
 proscrivant
;
défiant
à
l’excès,
toujours
menaçant,
rarement
sanguinaire
;
rigide
observateur
des
 prescriptions
puritaines,
perdant
gravement
plusieurs
heures
par
jour
à
des
bouffonneries
;
brusque
et
 dédaigneux
avec
ses
familiers,
caressant
avec
les
sectaires
qu’il
redoutait
;
trompant
ses
remords
avec
des
 subtilités,
rusant
avec
sa
conscience
;
intarissable
en
adresse,
en
pièges,
en
ressources
;
maîtrisant
son imagination
par
son
intelligence
;
grotesque
et
sublime
;
enfin,
un
de
ces
hommes
carrés
par
la
base,
comme
 les
appelait
Napoléon,
le
type
et
le
chef
de
tous
ces
hommes
complets,
dans
sa
langue
exacte
comme
l’algèbre,
 colorée
comme
la
poésie.

Personnage shakespearien en somme, parfaitement adéquat aux aspirations du drame romantique en gestation. Alors dès que le jeune homme a exploré toutes les potentialités de son sujet, il se met eussitôt au travail.
En août 1826 il boucle le 1° acte ; le deuxième est achevé le 20 septembre et le troisième, le 9 octobre. Et puis le 19, alors qu’il s’est lancé dans la composition du quatrième, il apprend la mort de Talma. Comme c’est dans ce grand comédien qui lui avait demandé de jouer dans son drame et que son imagination avait choisi d’incarner en lui son personnage de Cromwell, sa plume reste en suspend. Cependant, il se resaisit et parvient tout de même à boucler cet acte déjà bien avancé avant la fin du mois ; c’est après qu’il peine à enclencher le cinquième. En novembre, il n’a toujours pas achevé la scène 2 ; elle traîne un mois ; il s’y remet début décembre mais ne viendra finalement à bout de l’acte V que le 24 septembre de l’année suivante. Le jour même il écrit à un ami qu’il ne lui reste plus qu’à écrire la préface.

Pièce injouable, nous l’avons dit : 6900 vers ; 70 personnages + des groupes indéterminés en nombre ; 5 décors, un par acte. Avant de passer à la préface, quelques aperçus de la pièce :
– Elle est écrite en alexandrins mais comme Hugo ne lésine pas sur les césures, les dialogues conservent malgré tout une certaine légèreté, shakespearienne en somme.                              Exemple extrait de l’acte IV, scène 5 :

RICHARD CROMWELL. Je ne vous gêne pas ?
LORD ROSEBERRY, balbutiant.
Comment ! vous ?… au contraire !
Trop heureux! – Venez-vous nous voir pour quelque affaire ?
RICHARD CROMWELL.
Hé ! le même motif que vous m’amène ici.
CARR, à part. Serait-il du complot ?
SIR RICHARD WILLIS, à part.
Richard Cromwell aussi !
RICHARD CROMWELL, élevant la voix.
Ah çà ! messieurs Sedley, Roseberry, Downie, Clifford, je vous accuse ici de félonie !
LORD ROSEBERRY, effrayé. Que dit-il ?
LORD CLIFFORD, troublé. Cher Richard…
À part.
SEDLEY, avec angoisse.
Je vous jure…
Dieu me damne ! il sait tout.
RICHARD CROMWELL.
Veuillez m’entendre jusqu’au bout.
Vous vous justifierez après, s’il est possible.                                                                                         LORD ROSEBERRY, bas aux autres. Nous sommes découverts !

Le lord protector finira par pardonner aux conjurés ; en cela il a quelque chose de l’Auguste que Corneille met en scène dans Cinna. Ce qui constitue ici le clivage avec le théâtre classique, c’est d’une part la double rupture avec l’unité de lieu et de temps, d’autre part les séquences comiques qui parsèment ce premier “drame romantique” qui met ainsi fin à la séparation classique entre tragédie et comédie. Par exemple deux des conjurés, Lord Rochester et Lord Ormond, ont failli en venir aux mains au premier acte parce que le premier, poète, veut à tout prix lire un quatrain qu’il a composé alors que le second juge que la priorité doit aller à la conduite du complot.

Extrait avec devinette : quel autre écrivain dramatique ces vers ont-ils probablement inspiré ?
LORD ORMOND, vivement.
Saint-George ! à la douceur je ne suis pas enclin.                                                                               Pour une goutte d’eau déborde un vase plein.
– Mylord ! le pire fat qui dans Paris s’étale,
Le dernier dameret de la Place-Royale,
Avec tous ses plumets sur son chapeau tombants.                                                                                 Son rabat de dentelle et ses nœuds de rubans,
Sa perruque à tuyaux, ses bottes évasées,
A l’esprit, moins que vous, plein de billevesées !

LORD ROCHESTER, furieux.
Mylord, vous n’êtes point mon père !… À vos discours                                                                           Vos cheveux gris pourraient porter un vain secours.                                                                             Votre parole est jeune, et nous fait de même âge.                                                                                   Vous me rendrez, pardieu, raison de cet outrage !

LORD ORMOND.
De grand cœur ! – Votre épée au vent, beau damoiseau !                                                                           Ils tirent tous deux leurs épées.
D’honneur ! je m’en soucie autant que d’un roseau !
Ils croisent leurs épées.

DAVENANT, se jetant entre eux.
Mylords ! y pensez-vous ? – La paix ! la paix sur l’heure !

LORD ROCHESTER, ferraillant.
L’ami ! la paix est bonne, et la guerre est meilleure.

DAVENANT, s’efforçant toujours de les séparer.                                                                                            Si le crieur de nuit vous entendait ?
On frappe à la porte.
Qu’on frappe.
On frappe plus fort.
Je crois Au nom de Dieu, mylords !
Les combattants continuent.
Les deux adversaires s’arrêtent et baissent leurs épées.

C’est évidemment Edmond Rostand qui trouvera dans ces vers et ceux d’Hernani de quoi inspirer son mémorable “ Cyrano de Bergerac ”. En témoigne la contribution remarquable qu’il adresse à Paul Meurice à l’occasion du centenaire de la naissance de Victor Hugo.                          Une composition d’une quinzaine de feuillets, en vers de différents mètres, dont le titre est          “ Un soir à Hernani ”. Edmond Rostand, hugolâtre de première grandeur, est parti faire un véritable pélerinage à Hernani, revivant heure par heure le voyage de Sophie avec ses deux fils cadets, dans cette Espagne qui tolère mal l’occupation française, et les vives impressions qui furent alors celles du petit Victor. Extrait :

Au nom du roi !                                                                                                                                              Quoi ! pour Victor Hugo, des trompettes ? – Déjà ?                                                                                  Non, mais pour le Trésor 41 . Ce Trésor protégea
Le petit voyageur pour qui tremble la Muse.
Il est de ces hasards bienheureux. Dieu s’amuse.                                                                                   Deux mille hommes à pied ! Mille hommes à cheval !                                                                                  Et l’on serre les rangs ! et dans l’ombre du val
La Providence – car toujours la Providence
Lorsque naît un génie est dans la confidence ! –                                                                                    Sourit de ce Trésor qui n’est qu’un prête-nom ;
Et trois mille soldats renforcés de canon,
Gardent, croyant garder un coffre plein de piastres                                                                                  Un merveilleux enfant dont l’âme est pleine d’astres !

Ce n’est pas le moindre des mérites de cette pièce et de celle qui va suivre que d’avoir inspiré Edmond Rostand. Une récente version allégée n’a pas connu plus de succès que l’originale qui trouve cependant un éditeur. Elle est décidément trop française sur le fond – et ces deux extraits en témoignent – pour qu’on imagine une seule seconde que l’action se déroule en Angleterre ; en cela d’ailleurs, Victor Hugo déroge à l’un des principes fondamentaux exposé dans sa préface : restaurer la “couleur locale” ; il y réussira bien mieux dans ses romans. Et puis la rime renforce encore cette clôture dans la langue de Molière. Entendons, par exemple, le même Lord Rochester qui parvient enfin à déclamer son quatrain :

Vous me direz, monsieur, ce que vous en pensez.
« – Belle Egérie!… » Ah ! – celle à qui sont adressés                                                                                     Ces vers a nom Francis ; mais ce nom trop vulgaire                                                                                   Au bout d’un vers galant ne résonnerait guère.
Il fallait le changer ; j’ai longtemps balancé
Entre Griselidis et Parthénolicé.
Puis enfin j’ai choisi le doux nom d’Égérie,
Qui du sage Numa fut la nymphe chérie.
Il fut législateur, je suis du parlement ;
Cela convenait mieux. Ai-je fait sagement ?
Jugez-en. Mais voici l’amoureuse épigramme :
Il prend un air galant et langoureux.
« – Belle Egérie ! hélas ! vous embrasez mon âme !
« Vos yeux, où Cupidon allume un feu vainqueur,
« Sont deux miroirs ardents qui concentrent la flamme                                                                          « Dont les rayons brûlent mon cœur ! »
– Qu’en dites-vous ?

Il se trouve que l’auditeur est Carr, puritain fanatique, qui n’en dit rien de bon. Humour et quiproquo donnent le ton de la suite :
Carr, qui a écouté d’abord avec attention, puis avec un sombre mécontentement, se lève furieux et renverse la table.

CARR.
Démons ! damnation ! injure !
Me pardonnent le ciel et les saints, si je jure !                                                                                         Mais comment de sang-froid entendre à mes côtés                                                                        Déborder le torrent des impudicités ?
Fuis ! arrière, édomite ! arrière, amalécite !                                                                                     Madianite !

LORD ROCHESTER, riant.
Ah Dieu ! que de rimes en ite ! –
Un autre original, plus amusant qu’Ormond !

CARR, indigné.                                                                                                                                                  Tu m’as, comme Satan, conduit au haut du mont.                                                                                     Et ta langue m’a dit : – Tu sors d’un jeûne austère ;                                                                                     As-tu soif ? à tes pieds je mets toute la terre.

LORD ROCHESTER.
Je vous ai seulement offert un coup de vin.

Et c’est justement la prescription principale de la fameuse préface : la scène du théâtre, comme son au-delà de la salle et de la rue, doit accueillir toutes les formes de l’humanité, tous les aspects de la vie ; elle doit, en outre, faire place à l’être humain dans sa dualité essentielle : âme et corps, sublime et grotesque.
Mais avant d’aborder, ce point essentiel, retenons cette indication sur le statut des fameuses préfaces :
« Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. »

Et, en effet, franches, les préfaces de Victor Hugo le sont ; voilà pourquoi on y trouve généralement de précieuses indications sur le sens qu’il donne à son œuvre, sur la façon dont il la considère ou reconsidère, sur ce qui a suscité son écriture… Voilà pourquoi il ne faut jamais les négliger. Mais il y a en effet de la naïveté aussi à donner tous ces détails en ce que ceux-ci diminuent inévitablement le mérite de l’auteur.                                                                                   Voici, sur ce point, un passage significatif de celle de Cromwell :

« Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur le théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès au théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée ».

Autrement dit, il n’a pas écrit cette pièce pour qu’elle soit jouée mais pour qu’elle serve de libre illustration aux possibilités que sa préface se propose d’ouvrir. On concédera qu’il y a là de quoi décourager immédiatement tous les directeurs de troupes… Il est franc du collier également en se posant en Ulysse de la composition dramatique, naviguant dangereusement entre la censure politique et les réquisits desdits directeurs.

Enfin, précieuse indication pour les amateurs de littérature : Victor Hugo mentionne ici ce qui, dans la perspective de l’auteur, pourrait être le destin de son « Cromwell » : si jamais son texte passe sous les fourches caudines des censeurs et si un directeur de théâtre agrée son projet de le réécrire pour qu’il soit jouable, alors, il le remet aussitôt en chantier. Il est pourtant sans illusion sur l’accueil que lui réserveraient alors les spectateurs adeptes du « bon goût » ou les bien pensants ; qu’on songe, à ce propos, au détournement de l’Évangile dans le passage cité plus haut.

Mais l’essentiel est ailleurs.                                                                                                                             La thèse générale que Victor Hugo défend dans cette préface, c’est que chaque âge de l’humanité trouve à s’exprimer dans une forme littéraire spécifique. Le christianisme, qui en contitue le troisième âge, trouve dans la vérité sa principale caractéristique, non pas la vérité du dogme mais celle qui résulte de la prise en compte du réel dans sa totalité et qui se constitue donc dans une rupture avec le monde idéalisé de l’Antiquité.                                                             C’est le motif pour lequel le grotesque constitue son signe distinctif par rapport à l’esthétique gréco-romaine (Polycopié n°6).
Ceci revient à dire – et il est important de le relever – que le théâtre classique est tenu pour quantité négligeable par le jeune homme de 30 ans qui écrit fiévreusement ces lignes.        D’ailleurs il règle le compte de la tragédie classique en quelques mots : elle n’est jamais que la reprise de l’épopée antique. A défaut de pouvoir déterminer ce qui a constitué pour Victor Hugo cette rupture avec Corneille et Racine, nous savons déjà quand elle a commencé : au moment où, engagé dans la composition de sa seconde tragédie classique, “ Athélie ou les Scandinaves ”, la plume lui tombe littéralement des mains, c’est-à-dire à la fin de l’année 1817.

Dix ans plus tard, au moment où ayant enfin terminé Cromwell – et trouvé par hasard un éditeur – il s’apprête à écrire, comme il l’indique d’abord, une brève préface, Eugène Delacroix lui adresse un billet :
« Eh bien, envahissement général. Hamlet lève sa tête hideuse, Othello prépare son oreiller essentiellement occiseur et subversif de toute bonne police dramatique. Qui sait encore ? le roi Lear va s’arracher les yeux devant un public français !
Il serait de la dignité de l’Académie de déclarer incompatible avec la morale publique toute importation de ce genre. Adieu le bon goût. Apprêtez-vous dans tous les cas une bonne cuirasse sous votre habit. Craignez les poignards classiques. »

En bref, une troupe anglaise donne Shakespeare à l’Odéon et le jeune Victor qui s’y rend avec ses amis, va être littéralement transporté d’enthousiasme. A tel point qu’il comprend que Shakespeare est le nom de ce qu’il a tenté de faire et c’est aussi le nom qu’il donne dans cette préface au troisième âge de la littérature du monde (cf polycopié n°6).

Mais, demandera-t-on, ces jeunes gens connaissent-ils l’anglais ? Ils l’ont appris pour l’occasion ou plutôt, ils savent reconnaître les passages et se les remémorer en français. On voit que Delacroix connaît déjà les pièces et c’est probablement aussi le cas de Victor Hugo.                     Cela, comme pas mal d’autres choses, ils le doivent à Voltaire.                                                                                  Dans le “ Dictionnaire philosophique ”, à l’article intitulé “Art dramatique”, celui-ci a inséré, à la suite de l’analyse de plusieurs de ses pièces, un développement intitulé, “ Du mérite de Shakespeare ”. Et il est catégorique :
Il
y
a
une
chose
plus
extraordinaire
que
tout
ce
qu’on
vient
de
lire,
c’est
que
Shakespeare
est
un
génie.
Les
 Italiens,
les
Français,
les
gens
de
lettres
de
tous
les
autres
pays,
qui
n’ont
pas
demeuré
quelque
temps
en
 Angleterre,
ne
le
prennent
que
pour
un
Gilles
de
la
Foire,
pour
un
farceur
très
au‐dessous
d’Arlequin,
pour
le
 plus
misérable
bouffon
qui
ait
jamais
amusé
la
populace.
C’est
pourtant
dans
ce
même
homme
qu’on
trouve
 des
morceaux
qui
élèvent
l’imagination,
et
qui
pénètrent
le
cœur.
C’est
la
vérité,
c’est
la
nature
elle‐même
qui
 parle
son
propre
langage
sans
aucun
mélange
de
l’art.
C’est
du
sublime,
et
l’auteur
ne
l’a
point
cherché.”

Evidemment, puisque c’est comme par hasard que Shakespeare est un génie, ça ne s’imite pas. Un peu plus loin Voltaire redonne, avec quelques modifications, sa traduction du fameux monologue d’Hamlet ; ceci en vers classiques parce que, selon lui, la langue française ne tolère pas d’autre forme en matière de théâtre.                                                                                             Voici donc le début de la traduction voltairienne de “ To be or not to be ” :

Demeure,
il
faut
choisir
de
l’être
et
du
néant.
 Ou souffrir
ou
périr,
c’est
là
ce
qui
m’attend.
 Ciel,
qui
voyez
mon
trouble,
éclairez
mon
courage.
 Faut‐il
vieillir
courbé
sous
la
main
qui
m’outrage,
 Supporter
ou
finir
mon
malheur
et
mon
sort
?
 Qui
suis‐je
?
qui
m’arrête
?
et
qu’est‐ce
que
la
mort
?
 C’est
la
fin
de
nos
maux,
c’est
mon
unique
asile
;
 Après
de
longs
transports,
c’est
un
sommeil
tranquille.
 On
s’endort,
et
tout
meurt.
Mais
un
affreux
réveil
 Doit
succéder
peut‐être
aux
douceurs
du
sommeil.
 On
nous
menace,
on
dit
que
cette
courte
vie
 De
tourments
éternels
est
aussitôt
suivie.
 Ô
mort
!
moment
fatal
!
affreuse
éternité.
 Tout
cœur
à
ton
seul
nom
se
glace
épouvanté.

C’est, sans aucun doute, l’enthousiasme de Voltaire qui va pousser ces jeunes gens à s’imprégner le plus possible du texte de Shakespeare avant d’aller assister aux représentations. Mais c’est malheureusement aussi le parti pris, pour ce monomogue crucial, de la versification classique qui transmue la lumineuse simplicité shakespearienne en lourd apparat racinien ou cornélien. Naturellement le jeune Hugo ne dérogera pas à ce principe et c’est cette lourdeur même qui englue ses drames dans un XVII° siècle tardif.

A toute fin utile, voici la traduction qu’a faite Yves Bonnefoy du même passage :

Etre
ou
n’être
pas.
C’est
la
question.
 Est‐il
plus
noble
pour
une
âme
de
souffrir
 Les
flèches
et
les
coups
d’une
atroce
fortune
 Ou
de
prendre
les
armes
contre
une
mer
de
troubles
 Et
de
leur
faire
front
et
d’y
mettre
fin
?
Mourir,
dormir,
 Rien
de
plus
;
terminer,
par
du
sommeil,
 La
souffrance
du
cœur
et
les
mille
blessures
 Qui
sont
le
lot
de
la
chair
:
c’est
bien
le
dénouement
 Qu’on
voudrait,
et
de
quelle
ardeur
!…
Mourir,
dormir
 ‐
Dormir,
rêver
peut‐être.
Ah,
c’est
l’obstacle
!
 Car
l’anxiété
des
rêves
qui
viendront
 Dans
ce
sommeil
des
morts,
quand
nous
aurons
 Chassé
de
nous
le
tumulte
de
vivre,
 C’est
ce
qui
nous
réfrène,
c’est
la
pensée
 Qui
fait
que
le
malheur
a
si
longue
vie.

Double fidélité d’Yves Bonnefoy à Shakespeare :
– il restitue au plus près la simplicité du texte originel
– il traduit ce monologue en vers blancs – ou non rimés – ce qui était la forme littéraire dramatique commune à l’époque de Shakespeare et celle dans laquelle il composait l’essentiel de ses pièces. Ici elle est particulièrement appropriée puisque, par ses suspends, elle traduit les errances de la pensée du personnage.
Ajoutons que le même Yves Bonnefoy affirmait que Shakespeare aurait dû être “ joué dans le noir ”, ce qui rejoignait une ancienne critique de Maurice Maeterlinck, selon lequel l’acteur avait dévoré le personnage 42 . C’est aussi le génie de Shakespeare de nous mettre dans la confidence, c’est-à-dire de nous faire accéder directement à l’intériorité du personnage.         Rien de tel, malheureusement, dans le théâtre hugolien, où celui-ci est entièrement absorbé dans une sorte de “dialectique sociale”, finalement, elle aussi, très cornélienne (“A moi, comte deux mots !”43 ).

Tout cela n’empêche pas Victor Hugo d’avoir une parfaite intelligence de Shakespeare.          Quand, dans les premiers temps de l’exil, son fils François-Victor décide de se mettre à la traduction du dramaturge anglais, son père, entraîné par la préface qu’il prépare pour lui, rédigera sur sa lancée un monumental “ William Shakespeare ” publié en 1864. Accessoirement la traduction de François-Victor, en particulier celle de “Roméo
et
Juliette”,  est proprement catastrophique.                                                                                                                         Illustration : un extrait de la scène 2 de l’acte II, dite “ scène du balcon ”
=> Telle qu’écrite by Shakespeare himself, en vers blancs :

JUL. How cam’st thou hither, tell me, and wherefore ?                                                                            The orchard walls are high and hard to climb,
And the place death, considering who thou art,
If any of my kinsmen find thee here.

ROM. With love’s light wings did I o’er-perch these walls,                                                                      For stony limits cannot hold love out,
And what love can do that dares love attempt;
Therefore thy kinsmen are no stop to me.

JUL. If they do see thee, they will murder thee.

ROM. Alack, there lies more peril in thine eye                                                                                        Than twenty of their swords : look thou but sweet,                                                                                 And I am proof against their enmity.

JUL.. I would not for the world they saw thee here.

=> Traduite par François-Victor Hugo, en plate prose :

JULIETTE
Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ?                                                                                      Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir.                                                                       Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici.

ROMÉO
J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

JULIETTE
S’ils te voient, ils te tueront.

ROMÉO
Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l’épreuve de leur inimitié.

JULIETTE
Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici.

=> Traduite par Yves Bonnefoy, en vers blancs :

JULIETTE Comment es-tu venu, dis, et pourquoi ?                                                                                    Les murs de ce verger sont hauts, durs à franchir,
Et ce lieu, ce serait ta mort, étant qui tu es,
Si quelqu’un de mes proches te découvrait.

ROMÉO – Sur les ailes légères de l’amour,
J’ai volé par-dessus ces murs.                                                                                                                   Car des clôtures de pierre Ne sauraient l’arrêter.                                                                                     Ce qui lui est possible,
L’amour l’ose et le fait. Et c’est pourquoi
Ce n’est pas ta famille qui me fait peur.

JULIETTE – Ils te tueront, s’ils te voient.

ROMÉO – Hélas, plus de périls sont dans tes yeux                                                                                 Que dans vingt de leurs glaives. Souris-moi,
Et je suis à l’épreuve de leur colère.

JULIETTE – Je ne voudrai pour rien au monde qu’ils te trouvent.

Outre ce que ce lever de rideau du drame romantique doit à Shakespeare, ce passage de la préface de Cromwell marque aussi l’émergence d’une théorie de l’histoire – qui n’est pas sans résonnances hégéliennes – et que l’on retrouvera continuement, sous une forme ou une autre, dans l’oeuvre de Victor Hugo, de “Notre-Dame de Paris” à “La Légende des Siècles”.
Mais, encore qu’il ait lu “ De l’Allemagne  “ de Germaine de Staël, on chercherait en vain une influence directe de Hegel sur Hugo et il faut plutôt penser ces deux visions du déploiement de l’histoire en terme de parallélisme. Hegel est un grand admirateur de la Révolution française qu’il qualifie de “Superbe lever de soleil” Par ailleurs, étant en poste à Iéna en 1806, quand Napoléon en fait la conquête, il se met à sa fenêtre afin de contempler le vainqueur de la bataille. Plus tard il écrira à Niethammer : “J’ai vu l’Empereur – cette alma mundi – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré en un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine.” C’est alors qu’il commence à constituer sa philosophie de l’histoire, empreint du sentiment qu’il est en train d’assister à la naissance de son ultime étape : la naissance de l’état libéral, destiné à prévaloir en toute nation.
Comme on l’a vu, Victor Hugo ne comprendra les conquêtes de la Révolution et le rôle de Napoléon qu’une fois la maturité atteinte. Mais dès l’époque où il écrit Cromwell, il est intimement persuadé, ainsi qu’on le voit dans cette préface, que les trois moments de l’esprit humain qu’incarnent pour lui successivement la Bible, Homère et Shakespeare, se sont imposés invinciblement, par l’effet pour ainsi dire naturel de la marche de l’esprit. Du reste il y a quelque chose d’hégélien à poser Shakespeare comme moment de la synthèse entre Homère, la thèse, et Dante, l’antithèse (cf. polycopié n°6).
Une question subsiste pourtant : est-ce que ce mélange des genres, qui aboutit au drame, n’est pas déjà à l’oeuvre dans les grandes pièces de Molière que sont “Le Misanthrope” et “Don Juan” ? A vrai dire le Victor Hugo de la maturité paraît bien embarrassé de ce pâtronnage et l’on ne parvient à saisir son importance qu’indirectement. Dans le “William Shakespeare” que nous avons cité plus haut, il eut d’abord le projet d’en faire l’héritier naturel du dramaturge anglais. Mais le paragraphe fiévreux et confus qu’il compose sur Molière, est finalement exclu de l’édition. On y lisait en particulier :
Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet ; Molière est le produit du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l’essayeur d’une traduction de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de son propre enthousiasme ; il est Alceste, mais il est Philinte ; Molière est le grand raisonneur qui, heureusement, n’a pas, comme Voltaire, poussé le raisonnement jusqu’au point où le raisonnement fait évanouir la comédie ; Molière est homme de génie, valet de chambre, tapissier… N’importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d’un roi est, à ses heures, chimérique. « La lune, comme dit Othello, vient de passer trop près de la terre ». C’est fait, Molière est atteint, comme un simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l’abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime ; tréteau splendide. Molière, subitement éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine

Dans le chapitre de son “ William Shakespeare ” que Victor Hugo consacre aux génies, il le classe dans la catégorie des esprits “ très grands ” mais “moins grands”. Après en avoir cité une vingtaine – dont La Fontaine, Voltaire, Baumarchais – il ajoute la notation suivante :
Que leur manque-t-il donc ? Cela.
Cela, c’est l’inconnu.
Cela, c’est l’infini.
Si Corneille avait « cela », il serait l’égal d’Eschyle. Si Milton avait « cela », il serait l’égal d’Homère.      Si Molière avait « cela », il serait l’égal de Shakespeare.”

L’on comprend que l’auteur de ces lignes ne compte pas, quant à lui, faire l’économie de “cela”. Et, plus loin :
“Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite le lumineux style de l’Étourdi, avoir, par crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le Pauvre de Don Juan, c’est là la lacune de Molière.”
Et pourtant s’il a lu “L’Étourdi” qui est une pièce de jeunesse, ça signifie probablement qu’il a lu tout Molière. Et pourtant à Jersey où, avec sa famille et ses amis, il a commencé à faire tourner les tables, Molière est l’écrivain qu’il interroge le plus souvent… mais qui ne répond jamais directement ; quel que soit le “traducteur” des tables, Charles Hugo ou Victor en personne, il est probablement bien embarrassé de cette ombre glorieuse. Il y a là un autre linéament essentiel de la littérature française mais qui sera difficilement élucidé. Enfin le fait que dans ses discours il évoque continuellement Molière et Corneille est le signe de son attachement.
Pas d’éloge de Racine ; on se dit que le courtisan servile qui produit sur le tard des tragédies bien pensantes44 à l’intention la dévote maîtresse du roi, Madame de Maintenon, laquelle les destine à l’édification des jeunes filles de Saint-Cyr, lui déplaît souverainement. En réalité, il le plaint d’être en butte à la censure: “Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie.”
Ce qu’il faut entendre ici, c’est que ce jeune dramaturge, quant à lui, ne pliera pas, de quelque nature que soient les pressions que le pouvoir politique ou religieux exercera sur lui. “Notre-Dame de Paris” a été mis à l’index en 1834… et l’est resté jusqu’en 1959. Mais ça ne l’a pas empêché de trouver des lecteurs. “Marion de Lorme” est interdite par la censure royale mais ça ne décourage pas Victor Hugo de mettre aussitôt en chantier une autre pièce de théâtre… et pas n’importe laquelle !

Dernier point pour qui se veut de la lignée de Shakespeare : quand on écrit des drames, il faut donc veiller à ce que n’y manque pas “cela” : l’inconnu, l’infini. Que devons-nous entendre par là ? Il n’y a là nulle figure de style amplificatoire mais deux concepts auxquels Victor Hugo fera largement place dans Les Misérables45.. L’Inconnu, il le saisit métaphoriquement alors, comme cet océan vers lequel se tournent la pensée, la rêverie, la prière. C’est donc cet indéfini et cette obscurité du réel qui appelle les facultés les plus spécifiquement humaines. Quant à l’infini, c’est le concept clef de la religion hugolienne. Citation :
“Y a-t-il un infini hors de nous ? Cet infini est-il un, immanent, permanent, nécessairement substantiel, puisqu’il est infini, et que, si la matière lui manquait, il serait borné là, nécessairement intelligent, puisqu’il est infini, et que, si l’intelligence lui manquait, il serait fini là ? Cet infini éveille-t-il en nous l’idée d’essence, tandis que nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’idée d’existence ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu dont nous sommes le relatif ?
En même temps qu’il y a un infini hors de nous, n’y a-t-il pas un infini en nous ? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant !) ne se superposent-ils pas l’un à l’autre ? Le second infini n’est-il pas pour ainsi dire sous-jacent au premier ? n’en est-il pas le miroir, le reflet, l’écho, abîme concentrique à un autre abîme ? Ce second infini est-il intelligent lui aussi ? Pense-t-il ? aime-t-il ? veut-il ? Si les deux infinis sont intelligents, chacun d’eux a un principe voulant, et il y a un moi dans l’infini d’en haut comme il y a un moi dans l’infini d’en bas. Le moi d’en bas, c’est l’âme ; le moi d’en haut, c’est Dieu.
Mettre par la pensée l’infini d’en bas en contact avec l’infini d’en haut, cela s’appelle prier.”
On relèvera d’abord que, par le biais de la prière, l’infini doit être saisi conceptuellement comme l’un des aspects de l’inconnu. Il faut marquer ensuite que la métaphysique de Victor Hugo n’a rien de trivial. Elle est faite d’interrogations – comme toute bonne métaphysique – mais se révèle finalement être une sorte de spinozisme dépassé, et dépassé par ce qu’il faut indiscutablement tenir pour un acte de foi. Evidemment si celui-ci s’accomplit dans la prière par l’effet d’un élan singulier et libre, c’est hors de toute église, de toute orthodoxie, de toute contrainte. Dans le même chapitre, analysant le clergé régulier, Victor Hugo fustige la mainmise de l’église sur la société :
“Le monachisme, tel qu’il existait en Espagne et tel qu’il existe au Thibet, est pour la civilisation une sorte de phtisie. Il arrête net la vie. Il dépeuple, tout simplement. Claustration, castration. Il a été fléau en Europe. Ajoutez à cela la violence si souvent faite à la conscience, les vocations forcées, la féodalité s’appuyant au cloître, l’aînesse versant dans le monachisme le trop-plein de la famille, les férocités dont nous venons de parler, les in- pace, les bouches closes, les cerveaux murés, tant d’intelligences infortunées mises au cachot des vœux éternels, la prise d’habit, enterrement des âmes toutes vives. Ajoutez les supplices individuels aux dégradations nationales, et, qui que vous soyez, vous vous sentirez tressaillir devant le froc et le voile, ces deux suaires d’invention humaine.”

Ce qu’il faut retenir de tout ça, c’est que toute bonne littérature doit donner à pernser, doit ouvrir l’âme et l’esprit sur les dimensions que méconnaît l’ordinaire de la vie. Et Victor Hugo sera, en particulier dans les longues digressions de ses romans, à cet égard aussi, un incomparable éducateur.
Et c’est enfin, pour en finir avec cette fameuse préface, ce souci de porter la lumière de la conscience humaine dans l’inconnu de sa propre matérialité qui commande le drame. Le drame est véridique en ceci que, formellement, il ne fait que transposer sur la scène ce qui au fond constitue l’essence dramatique de la vie. Citation : “ Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! ”

Et c’est ici que Victor Hugo se sépare de Voltaire. Certes l’auteur des “Lettres anglaises” est incontestablement celui qui a fait connaître Shakespeare en France et qui en a le premier célébré le génie. Mais il fut aussi celui qui déplorait la vulgarité de certains personnages de Shakespeare et la condamnait au nom de la décence. Or Victor Hugo prend le contrepied de cette position : c’est justement ce mélange, comme celui de l’ombre et de la lumière, qui donne du relief et de la profondeur à l’humanité que le théâtre donne à voir. Et puis ce qui légitime définitivement le déploiement de toute la palette de l’auteur dramatique, c’est l’exigence de vérité.
Voyons maintenant ce que va donner la suite.

2°) Hernani, avant la bataille

Sur le plan dramatique, la postérité directe la plus évidente de “Cromwell”, c’est une pièce de son ami Alexandre Dumas (père), “Henri III et sa cour”, qui sera donnée en 1829. Mais le coup de tonnerre retentira l’année suivante ; il va littéralement pulvériser les canons du théâtre classique et il a nom Hernani.

Afin de mesurer l’ampleur de cet événement écoutons ce qu’Edmond Rostand en écrira dans l’hommage de 1902. Parvenu au terme de son pélerinage, le voyageur demande en basque à un paysan, le nom de ce village :

Eh bien ce soir-là, le 25 février 1830, au Théâtre-français 46, le nom d’Hernani s’inscrit définitivement comme scandale et passion dans l’histoire du théâtre.
Le romantisme, ça n’est pas une école 47 : c’est la liberté. Le romantisme, c’est la Révolution dans les lettres. Et par là même, c’est aussi le parti pris d’accueillir l’humanité sur toute la gamme, le réel dans tous ses contrastes et dans toute sa complexité, à commencer par celle de l’être humain. D’une certaine façon le nez de Cyrano – lui- même incarnation de la laideur du corps et de la grandeur de l’âme – en fait un petit fils de Quasimodo. Mais, comme nous le verrons, la psychologie des personnages de Victor Hugo est généralement beaucoup plus sophistiquée qu’on n’incline à le croire.
Revenons à Hernani qui fait battre le coeur d’Edmond Rostand, après avoir figuré, pour la génération littéraire précédente, la bataille décisive, Austerlitz au théâtre.
Léopold est mort le 29 janvier 1828, à la hussarde, d’une apoplexie foudroyante, après un repas, probablement bien arrosé, pris avec Victor. Il ne verra donc pas son fils en général des “jeunes France”. Mais avant d’en venir, deux ans plus tard, à cette mémorable soirée du 25 février et qui prélude à une longue lutte des anciens et des modernes, nous tenterons de discerner de quelle façon Victor fourbit ses armes.

Il ne s’agit pas seulement de filer la métaphore. Avant que les répétitions de la fameuse pièce ne commencent, on a fait la distribution. Mademoiselle Mars, excellente comédienne, n’aime pas trop les répliques de son personnage, Doña Sol, et le fait savoir à l’auteur ainsi qu’au reste de la troupe. Heureusement, c’est Joanny qui joue Don Ruy Gomez. Voilà ce qu’en rapporte le “témoin de sa vie” :
M.
Joanny,
qui
avait
les
cheveux
blancs
de
don
Ruy
Gomez,
était
un
ancien
militaire
qui
avait
perdu
deux
 doigts
en
se
battant
sous
les
ordres
du
général
Hugo.
Il
montrait
à
l’auteur
sa
main
mutilée
et
lui
disait
avec
 une
certaine
emphase
qui
lui
était
naturelle
:

 ‐
La
gloire
sera
d’avoir
servi
jeune
sous
le
père
et
vieux
sous
le
fils.
Et puis, quelque temps plus tard l’auteur de la pièce fera l’objet d’une tentative de meurtre. Mais revenons au prélude.
Il y a eu ce deuil d’abord. La nuit même qui a suivi la mort de Léopold, il a écrit à Victor Pavie : “J’ai perdu l’homme qui m’aimait le plus au monde, un être noble et bon, qui mettait en moi un peu d’orgueil et beaucoup d’amour, un père dont l’œil ne me quittait jamais” On relèvera qu’il ne dit pas « mon
père » ; il se peut que ce soit une façon d’exprimer en quoi celui-ci l’a été, même s’il n’en est pas le fils naturel, ce dont, probablement il se doute…

Et puis sa passion du théâtre lui permet de surmonter cette épreuve et, probablement après un travail préparatoire conséquent, dont on a des indices dès 1826, il se lance dans la composition de… Marion Delorme. Car c’est l’histoire de cette femme qui le passionne alors ; pas celle de Charles de Habsbourg, le Don Carlos d’Hernani. Et il nous faut y revenir en détails parce que les péripéties qui accompagnent la publication de cette pièce marquent, à tous égards, l’entrée de Victor Hugo dans la maturité.
Marion de Lon, demoiselle de Lorme, est une célèbre courtisane du XVII° siècle qui a particulièrement inspiré les écrivains du XIX°. Un vaudeville en 1804, un roman en 1856 et, entre les deux, la pièce de Victor Hugo. Il faut dire qu’en ce XVII° siècle dévot, la belle est subtile Marion a de quoi défrayer la chronique : elle aurait été, entre autres, la maîtresse de Cinq-mars – favori de Louis XIII, pour ne pas dire “mignon” – celle de Richelieu et celle du duc de Buckingham.
Autant dire qu’après la Révolution ce que l’histoire a conservé de son souvenir joue comme révélateur de ce que fut réellement la monarchie. Et d’autant plus qu’elle fut probablement une conspiratrice : impliquée dans la Fronde, elle meurt opportunément à la veille de son arrestation. Quoique les chroniqueurs aient consigné que cette mort aurait été causée par l’ingestion d’antimoine, l’hypothèse du suicide, pourtant fort plausible, n’est pas retenue, probablement pour éviter à la famille de la dame les foudres de l’Église. Dernier point : Marion qui fut à la fois la maîtresse de Cinq-Mars et celle de Richelieu, a probablement joué un rôle clef dans le complot destiné à renverser le roi. Là encore il y a de quoi alimenter l’inspiration ; du reste Alfred de Vigny a publié en 1826 un “Cinq-Mars”.

Mais ce ne sont pas ces affaires d’état qui intéresse Victor Hugo ; c’est la figure de la courtisane de haut vol. Cependant l’assertion selon laquelle il aurait déclaré “De Marion de Lorme, je n’ai utilisé que le nom” est douteuse ; les sources sont invérifiables. Jean-Léon Prévost et Elme-Marie Caro qui appuient cette thèse, sont par ailleurs des catholiques de conviction ou de conversion, dépéchés auprès de la jeune garde romantique afin de lui faire retrouver le chemin de la “vraie foi”.
Et puis, pour la première fois dans son oeuvre, Victor Hugo explore ce qu’on pourrait nommer “la
bonne
 rencontre”. En cette même année 1829, en effet, il écrit aussi “Le
dernier
jour
d’un
condamné” et il commence probablement à réfléchir à ce qui est susceptible d’infléchir le destin de tel ou tel être humain, si, du moins, une telle possibilité existe. C’est donc l’étape initiale de sa longue méditation sur cette notion polymorphe de “l’ananké”, depuis la contrainte naturelle banale d’avoir à assurer sa subsistance, jusqu’à l’inquiétante personnification du destin inventée par les Grecs, qui utilise pour s’accomplir tous les efforts que l’on fait pour lui échapper.

Pour en revenir à Marion de Lorme, Il imagine que cette courtisane, retirée à Blois, fait la connaissance d’ un pur jeune homme qui, se méprenant sur elle, en tombe amoureux, lui ouvrant ainsi en quelque sorte le chemin de la rédemption. Ceci dit cette option ne s’impose pas immédiatement : ce n’est que dans la seconde version de la pièce que Didier, qui a finalement découvert que sa pure Marie n’était qu’une ignoble courtisane, consent à lui pardonner dans les derniers instants de sa vie. Dénouement tragique en effet. L’action commence in
medias
res quand le marquis de Saverny, ancien amant de Marion, l’ayant découverte à Blois par hasard, a été admis dans ses appartements.
Subsidiairement c’est l’existence même de ces deux versions et le passage du héros intransigeant de la première à celui qui, dans la seconde, est capable de pardon, qui circonscrit l’existence de cette réflexion sur la destinée.

Le premier acte donne lieu à une incroyable audace scénique où il n’est pas interdit de voir un effet lointain de l’enthousiasme juvénile du jeune auteur pour les marionnettes : Saverny a consenti à partir tandis que Didier arrivait… par le balcon ; longue exposition de ses sentiments pour celle qu’il croit être Marie ; au passage, il découvre avec mépris le livre “Guirlande d’amour. A Marion Delorme” que Saverny avait porté à son ancienne amante. Voici la suite :
VOIX DANS LA RUE
Au meurtre!
DIDIER, étonné
Mais quel bruit dans la place voisine ? (Les cris continuent.)
VOIX DANS LA RUE
A l’aide! au meurtre!
DIDIER, regardant au balcon
C’est quelqu’un qu’on assassine.
Il prend son épée et enjambe la balustrade du balcon. Marion se lève, court à lui, et cherche à le retenir par son manteau.
MARION
Didier! si vous m’aimez… – ils vous tueront! – Restez DIDIER, sautant dans la rue.
Mais c’est lui qu’ils tueront, le pauvre homme! Dehors aux combattants.
Arrêtez!
– Tenez ferme, monsieur! (Cliquetis d’épées.)
Poussez ! – Tiens, misérable! (Bruit d’épées, de voix et de pas.)
MARION, au balcon, avec terreur O ciel! Six contre deux!
VOIX DANS LA RUE
Mais cet homme est le diable!
(Le cliquetis d’armes décroît peu à peu, puis cesse tout
à fait. Bruit de pas qui s’éloignent. On voit reparaître Didier qui escalade le balcon.)
DIDIER, encore en dehors du balcon, et tourné vers la rue Vous voici hors d’affaire. Allez votre chemin.
SAVERNY, dehors
Je ne m’en irai pas sans vous serrer la main, Sans vous remercier, s’il vous plaît. DIDIER, avec humeur
Passez vite ! De vos remerciements, monsieur, je vous tiens quitte.
SA VERNY
Je vous remercierai Il escalade le balcon. DIDIER
Hé ! sans monter ici
Ne pouviez-vous d’en bas me dire : Grand merci ?

Et puis, avec un art consommé de l’exposition, Victor Hugo imagine ensuite un bref échange entre les deux hommes :
Il ne sera pas dit qu’un homme de mon nom
Soit bravement sauvé par un bon gentilhomme
Sans lui dire: Marquis… – Le nom dont on vous nomme, Monsieur?
DIDIER
Didier. SA VERNY
DIDIER
Didier de quoi?
Didier de rien. Çà, l’on vous tue, et moi, je vous secours. C’est bien,
Allez-vous-en. SA VERNY
Voilà vos façons ! – Par ces traîtres Que ne me laissiez-vous tuer sous vos fenêtres !
On aura compris qu’il s’agit d’abord d’opposer Saverny l’aristocrate, incapable du moindre respect pour Marion, et Didier le roturier, d’une grande noblesse de sentiments qui se manifeste aussi bien pour Marie qu’il aime que pour l’homme qui appelait à l’aide depuis la rue et qu’on ne pouvait pas laisser sans secours. Mais, une fois encore, c’est plus subtil qu’il n’y paraît. C’est parce que Didier est orphelin et enfant abandonné qu’il n’a qu’un nom et c’est parce qu’alors il pourrait aussi bien être un aristocrate que Saverny consent finalement au duel.
C’est justement ici que l’on voit paraître cette figure centrale de la création hugolienne qu’est l’Ananké, autrement dit le destin ou la nécessité. Il la déclinera dans les romans à venir, en faisant en particulier le principe commun de ses deux oeuvres majeures. Ici on peut dire que le drame procède du nouage de ce que Victor Hugo désignera plus tard comme “ananké des lois” et “ananké intérieure” : quand la maréchaussée survient pour arrêter les duélistes, Saverny, qui n’en est pas à une rouerie près – et sur les conseils d’un ami – fait le mort ; seul le loyal Didier est donc arrêté. Autre effet de la fatalité, “ananké des choses”, cette fois : Marion parvient à le faire échapper et tente de s’enfuir avec lui mais il est repris. Entretemps le marquis se déguise et va jusqu’à servir la fable de sa mort à son oncle afin d’échapper plus sûrement à la peine capitale ; son mépris pour les petites gens n’a pas de borne, pas plus que son assurance intime qu’en vertu de sa qualité d’aristocrate, tout lui est permis.

Pour en revenir au dénouement de ce drame, Didier a donc été condamné à mort et Marion a consenti à tout pour le faire évader, y compris au pire. Mais quand il cesse enfin de la repousser, il est trop tard : le bourreau est en marche. A noter : le roi avait consenti à surseoir mais pas le cardinal.

Victor Hugo écrit la pièce – qui s’intitule d’abord “Un
duel
sous
Richelieu” – en un mois très exactement : du 1° au 30 juin 1829. Il en fait chez lui la lecture à des amis (dont Balzac, Eugène Delacroix, Alexandre Dumas, les deux Alfred, Vigny et Musset, Sainte-Beuve). Il la porte séance tenante au Théâtre-français ; on l’avise 3 jours plus tard qu’elle est retenue.

Mais le 1° août, coup de théâtre : “ Marion
de
Lorme”  est interdite par la censure. Il est probable que l’ombre rouge de Richelieu, refusant la clémence que le roi avait accordée, a déplu aux affidés du pouvoir, d’autant que Charles X est d’une grande piété.
Le jeune auteur dramatique obtient un premier rendez-vous, comme nous l’avions dit plus haut, avec le ministre de l’intérieur. A titre de réparation du préjudice subi il se voit proposer une sinécure ; il part en claquant la porte.
Nouveau rendez-vous, cette fois avec le roi. N’est-il pas, après tout, l’un des plus fervents soutiens du régime ? Long entretien versifié dans le poème intitulé “ Le
sept
août
1829”     qui paraîtra dans le recueil “ Les
 rayons
et
les
ombres”,    commencé dès l’année suivante et édité dix ans plus tard.                                                                                                                                         Mais l’année suivante, c’est 1830…

Reconstituons prosaïquement cette rencontre entre Charles X et Victor Hugo qui, selon toute probabilité, marque sa rupture avec la monarchie absolutiste. Dans un luxueux cabinet de facture classique du château de Saint- Cloud, le roi, solitaire et fatigué, lui accorde un entretien privé. Ils vont familièrement côte à côte ; le vieux souverain n’a de reluisant que son uniforme chamaré. Tandis qu’ils engagent la conversation, l’esprit de Victor est inopinément traversé par l’ombre de Napoléon, se levant du bureau pour aller à la fenêtre.

Comme le jeune homme est au fait de la dévotion du roi, il commence par plaider la cause de Marion
de
 Lorme
comme celle d’une Sainte Madeleine édifiante, absoute du pécher de chair par l’amour qu’elle porte au Christ. Le roi, apparemment, reste sceptique. Victor Hugo poursuit sa plaidoirie en confiant son projet de recréer, sur la scène, le siècle de Louis XIII, dans toute sa variété ; c’est là, sans doute, qu’il commet un impair. Il a eu aussi, dit-il, l’idée de montrer derrière le roi, l’ombre de Richelieu. Charles X, le dernier des Bourbons, voit ici se confirmer l’analyse de la commission de censure – qu’il a rétablie, ainsi d’ailleurs que le crime de sacrilège : il s’agit bien, dans cette pièce, de critiquer la mainmise de l’Église sur le roi. Il oppose alors un nouveau refus au jeune poète, arguant que dans ces temps derniers, une excessive liberté a conduit le pays aux pires excès. Comme la question est réglée et afin d’arriver plus vite au terme de cet entretien, le roi pose à Victor des questions sur sa famille. Celui-ci a suffisamment d’intuition pour comprendre qu’il va aussitôt être congédié ; alors, hardiment, il monte à l’assaut : dans ce siècle épris de liberté, ce n’est pas la comédie qui allume le flambeau révolutionnaire ; c’est, au contraire, ce qui l’interdit, à savoir la censure.

Enflammé par l’inspiration, le jeune homme poursuit sa plaidoirie, au grand étonnement du roi : ce qui légitime cette liberté conquise de haute lutte, c’est la marche même du temps, c’est la volonté divine ; il n’y a pas moyen de s’y opposer. Et il invoque alors l’ombre de sa mère, fidèle vendéenne, tandis qu’il est traversé par la vision des révolutions à venir. Tout ceci a au moins un mérite : celui de faire sourire Charles X. Les préparatifs du soir, qui commencent placidement au château, donnent aux envolées lyriques du jeune Hugo quelque chose de théâtral ; l’entretien parvient naturellement à son terme.

Un peu moins d’une année plus tard, le 2 août 1830, Charles X abdiquera, après “les Trois Glorieuses” dites encore “révolution de 1830”. Voilà pourquoi ce poème s’ouvre sur ces deux vers qui en font une prémonition :

C’était le sept août. Ô sombre destinée !
C’était le premier
jour de  leur  dernière  année.

Dernière année de règne de Charles X, par conséquent. Mais en quoi 1829 devrait-elle être tenue pour “la dernière année” de Victor Hugo ? Gardons la question en tête.

Le lendemain de cette entrevue Polignac remplace Martignac, autrement dit un ministère encore plus réactionnaire est nommé par le roi ; quelque temps plus tard le pouvoir propose à Victor Hugo, en compensation du préjudice subi par l’interdiction de “Marion
de
Lorme”, de porter sa pension de 2 000 à 6 000 francs ; refus du poète :  » j’avais
demandé
que
ma
pièce
fût
jouée,
je
ne
demande
rien
autre
chose.  »

Puisque Marion est interdite, il se lance dès le 28 de ce même mois d’août, dans la composition d’une autre pièce : Hernani. Et comme de juste, ça ne traîne pas : le 21 septembre il achève le cinquième acte et, le 22, il donne une lecture à ses amis. Ici, au contraire, le roi et futur empereur 48 est magnanime ; comme ça se passe en Espagne, c’est une façon de critiquer la monarchie locale étriquée ; mais cette fois la censure ne pourra rien y trouver à redire.

Petite pause en forme de bilan provisoire : Victor Hugo, qui demeurera pour la postérité comme l’auteur des Misérables, devient romancier quasiment par accident. Ses premiers récits en prose sont des plaidoyers – pour la fiancée, contre la peine de mort, contre les démolisseurs – et c’est l’exil qui en fait ce grand romancier. De façon analogue, sa pièce la plus célèbre, Hernani, celle qui va porter la révolution dans le théâtre, est écrite parce qu’une première pièce a été refusée.

Autrement dit, Victor Hugo, c’est le courage, c’est le refus de céder au désespoir et de capituler, c’est une colossale force de travail… et quand Sainte-Beuve le compare à un volcan en fusion sous une carapace de granit, la métaphore un peu lourde est pourtant assez juste.
A quoi cela tient-il ? Il nous semble qu’on peut discerner deux motifs.
=> Le premier que nous avons vu paraître dans sa prime enfance, c’est la mission que lui lègue symboliquement Lahorie (cf. polycopié n° 4). Souvenir inoubliable de l’inconnu apparu dans le jardin des Feuillantines, un soir de feu d’artifices :

Enfant,
souviens‐toi
de
ceci
:
avant
tout,
la
liberté.
 Et
il
posa
sa
main
sur
ma
petite
épaule,
tressaillement
que
je
garde
encore. Puis
il
répéta
:‐
Avant
tout
la
liberté.49

=>  Pour saisir le second, il faut revenir à l’entrevue avec Charles X. Ce qu’il découvre avec la chute du dernier Bourbon, c’est qu’il en avait eu, un an plus tôt, la prémonition. Le poème qui en fait la relation est le deuxième du recueil “Les rayons et les ombres”. Il est précédé par une autre pièce en vers, intitulée “Fonction du poëte” et qui sert de prologue à l’ensemble. C’est dans ce premier poème en effet qu’apparaît pour la première fois la notion cruciale pour Victor Hugo de “rêveur
sacré”.
Passage explicite :

Le poëte en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.                                                                                                                 Il est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,                                                                                                            Dans sa main, où tout peut tenir,                                                                                                                     Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,                                                                                                        Comme une torche qu’il secoue,                                                                                                                   Faire flamboyer l’avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !                                                                                                                 Ses rêves, toujours pleins d’amour,                                                                                                               Sont faits des ombres que lui jettent                                                                                                                Les choses qui seront un jour.

Autrement dit l’inspiration qui est d’essence divine est aussi ce par quoi le poète peut transmettre aux hommes ce qui relève du divin dans l’ordre des choses. Comme l’a écrit très justement à ce propos Jacques Seebacher, hugologue émérite : “ La
poésie
est
donc
une
religion
de
la
conscience.”
Incommensurable fatuité, dira-t-on ? C’est ici qu’il faut se souvenir d’un autre souvenir des Feuillantines : cette vieille Bible découverte en haut d’une armoire et dans laquelle Victor et Eugène passent un après-midi entier à s’enivrer de la force poétique des écrivains du livre sacré. On retrouvera plus tard la même émotion esthétique chez Albert Cohen, en particulier à la lecture des livres d’Élie et d’Ézéchiel.

Voilà pourquoi le jour de l’abdication de Charles X est aussi le terme de la dernière année de Victor Hugo. Il faut entendre par là “dernière
année
d’insouciance”, terme de cette jeunesse où il ne s’agissait que de vivre, en aimant et créant librement. Il a désormais une mission. Elle n’est pas élective, elle ne procède pas d’une révélation ; mais elle lui enjoint de partager avec tous les lumières qu’il peut recevoir et de se tenir à cette valeur qu’il éprouve comme fondamentale – la liberté – quoi qu’il en coûte.

Et le plus clair de cette mission commencera de lui apparaître quelques mois après cette entrevue dans le salon royal de Saint-Cloud : il est aussi parti pour devenir, avec la nouvelle arme dramatique qu’il se met aussitôt à fourbir, le général – non plus des chiens, comme à la pension Cordier – mais des romantiques.

c) Des soirées inoubliables

La composition du nouveau drame, Hernani, est donc bouclée en un mois. La pièce est retenue au Théâtre- français et reçoit l’aval, sous réserve des modifications faites, de la commission de censure. Victor Hugo refuse catégoriquement d’agréer les retouches qu’on prétend infliger à son texte. Le 20 février 1830 la commission de censure finit par autoriser les passages incriminés mais Victor Hugo doit néanmoins céder sur un vers et remplacer “Crois‐tu
donc
que
les
rois
à
moi
me
sont
sacrés
?
” par “Crois‐tu
donc
que
pour
nous
il
soit
des
noms
sacrés
 ? ”. Entre temps des morceaux de la pièce ont fuité et les amis, au courant des démêlées de l’auteur avec la censure et des audaces de la nouvelle oeuvre, se préparent à la bataille. Adolphe Thiers et Benjamin Constant, craignant de ne plus trouver de place le jour de la première, ont chacun réservé une loge au théâtre.
Enfin, le samedi 25 février, c’est la première. Mais, de même qu’aucune bataille ne se gagne en deux heures, le nouveau théâtre va mettre bien plus qu’une soirée à s’imposer (Polycopié n° 7). Les “jeunes France” qui ont senti de loin venir le vent du canon, se sont longuement préparés et, de crainte de n’avoir pas de place, sont arrivés cinq heures à l’avance.

Attendant dans la rue de Valois, ils attirent immédiatement l’attention par le tableau qu’ils composent dans leurs tenues excentriques :

une
bande
d’êtres
farouches
et
bizarres,
barbus,
chevelus,
habillés
de
toutes
les
façons,
excepté
à
la
mode
,
 en
vareuse,
en
manteau
espagnol
,
en
gilet
à
la
Robespierre,
en
toque
à
la
Henri
III,
ayant
tous
les
siècles
et
 tous
les
pays
sur
les
épaules
et
sur
la
tête,
en
plein
Paris,
en
plein
midi.
Les
bourgeois
s’arrêtaient
stupéfaits
 et
indignés.
M.
Théophile
Gautier
surtout
insultait
les
yeux
par
un
gilet
de
satin
écarlate
et
par
l’épaisse
 chevelure
qui
lui
descendait
jusqu’aux
reins.

Quelque main hostile leur jette les ordures du premier étage et Balzac reçoit un trognon de chou sur la tête ; ils deviennent d’instant en instant plus nombreux et finissent par gêner la circulation ; quelqu’un appelle la police. Enfin la direction du théâtre consent à les faire entrer… Seulement on est encore à 4 heures de la représentation.

La direction du théâtre, prévoyant un possible scandale, a certes pris ses précautions, en accueillant les chevelus longtemps à l’ avance ; mais elle a malencontreusement omis de leur ouvrir l’accès aux “commodités”. Après avoir bu, chanté, mangé – en particulier du saucisson à l’ail – tous ces jeunes gens iraient bien aux toilettes. Mais même la porte latérale de la scène qui donne accès à celles des coulisses est fermée. Alors ils finissent par se débrouiller en trouvant les endroits les plus sombres et les mieux dérobés aux regards. Ce qui ne sera plus le cas quand il sera temps d’allumer les feux de la rampe…

Quand les “cranes d’oeuf” finissent par rejoindre, à l’heure dite, leurs loges au théâtre, ils sont révulsés par les odeurs. Et pourtant, ce premier soir, la magie opère. Laissons la parole au “témoin” :
Quelques loges se mêlèrent à l’applaudissement. A chaque scène qui passait sans opposition, les acteurs et les gens du théâtre détendaient la roideur de leurs attitudes; après le second acte, ils souriaient à l’auteur, et quelques-uns admiraient la pièce de bonne foi.
Mais le vrai danger n’était pas franchi ; l’endroit redoutable était la scène des tableaux, désignée d’avance au rire par la parodie du Vaudeville. Le troisième acte commença bien. Les vers de don Ruy Gomez à doña Sol : Quand
passe
un
jeune
pâtre, et c… dits par M. Joanny avec une fierté mélancolique, touchèrent les femmes, et il y en eut qui applaudirent. M. Ernest de Saxe-Cobourg cria : Vivent
les
femmes
! M. Joanny avait une sorte de gaucherie hautaine et de noblesse familière qui allait à merveille au personnage. Il aborda grandement la file des portraits et fut suivi par le public attentif jusqu’au sixième ; mais là, il y eut résistance à avancer plus loin et commencement de murmures. Deux de plus, on sifflait ; le vers : J’en
passe,
et
des
meilleurs
! sauva tout. Le dernier portrait fut salué d’acclamations, qui redoublèrent quand don Ruy aime mieux livrer sa vie et sa fiancée que son hôte qu’il sait son rival. Dès lors, il n’y eut plus personne dans les coulisses qui eût jamais douté de la pièce. Le succès fut décidé par le monologue de Charles-Quint au quatrième acte ; cet immense monologue, interrompu presque à chaque vers par les bravos, finit dans une explosion de salves interminables. ”

“Quel est donc ce miracle ? ” demandera-t-on. Il s’explique au fond, très simplement : à quleuqes rejets près, c’est du Corneille, voilà tout. Et le public coutumier qui aurait pu s’offusquer des quelques vers aux rimes interdites semés dans le texte, par exemple :

Ensemble 
! 
Non,
non
 ;
 l’heure
 en 
est 
passée
 ! 
Hélas 
!
                                                                      Doña Sol à
 mes 
yeux 
quand
 tu 
te 
révélas,

est transporté par la noblesse des sentiments dont font preuve les personnages. Du reste Théophile Gautier, dans l’histoire du romantisme qu’il reconstituera quelques décennies plus tard, ne s’y est pas trompé :
“On
y
présentait
un
nouveau
Cid
;
un
jeune
Corneille
non
moins
fier,
non
moins
hautain
et
castillan
que
 l’ancien,
mais
ayant
pris
cette
fois
la
palette
de
Shakespeare.”

Fort bien, dira-t-on, mais où est la “bataille d’Hernani” dans ce cas ? Elle vient.

On aura relevé plus haut la mention d’un vaudeville qui singeait la pièce avant même la première représentation. Si le texte avait fuité, c’est probablement à la commission de censure ainsi qu’aux bons soins de Mademoiselle Mars que Victor Hugo le devait. Celle-ci avait obtenu le rôle de Doña Sol parce qu’elle ne voulait pas qu’une autre l’eût ; mais dès la première lecture elle le trouva imprononçable. Ce qui donna lieu lors des répétitions à une scène récurrente que le “témoin” nous rapporte encore :
“Au milieu de la répétition, mademoiselle Mars s’arrêtait tout à coup.
– Pardon, mon ami, disait-elle à Firmin, à Michelot ou à Joanny, j’ai un mot à dire à l’auteur.
L’acteur auquel elle s’adressait faisait un signe d’assentiment et demeurait muet et immobile à sa place. Mademoiselle Mars s’avançait jusque sur la rampe, mettait sa main sur ses yeux, et, quoiqu’elle sût très bien à quel endroit de l’orchestre était l’auteur, elle faisait semblant de le chercher.
C’était sa petite mise en scène, à elle.
– M. Hugo ! demandait-elle; M. Hugo est- il là ?
– Me voici, madame, répondait M. Hugo en se levant.
– Ah! Très bien ! merci… Dites-moi, monsieur Hugo…
– Madame !
– J’ai à dire ce vers-là : Vous 
êtes 
mon
 lion 
superbe 
et 
généreux
 !
– Oui, madame, Hernani vous dit :                                                                                                         Hélas!
j’aime 
pourtant 
d’une 
amour
 bien 
profonde 
!

                                                                         Ne pleure 
pas.
Mourons 
plutôt
 !

 Que 
n’ai‐je 
un 
monde
?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !
Et vous lui répondez :                                                                                                                                Vous
êtes
mon
lion
superbe
et
généreux
!
– Est-ce que vous aimez cela, monsieur Hugo ?
– Quoi ?
– Vous
êtes
mon
lion
!
– Je l’ai écrit ainsi, madame, donc j’ai cru que c’était bien.                                                                            – Alors vous tenez à votre lion ?
– J’y tiens et je n’y tiens pas, madame ; trouvez-moi quelque chose de mieux, et je mettrai cette autre chose en place.
— Ce n’est pas à moi à trouver cela ! je ne suis pas l’auteur, moi.
– Eh bien ! alors, madame, puisqu’il en est ainsi, laissons tout uniment ce qui est écrit.
– C’est qu’en vérité cela me semble si drôle d’appeler M. Firmin mon
lion !
– Ah ! parce qu’en jouant le rôle de Doña Sol, vous voulez rester mademoiselle Mars ; si
vous étiez vraiment la pupille de Don Ruy Gomez de Sylva, c’est-à-dire une noble castillane du seizième siècle, vous ne verriez pas dans Hernani M. Firmin, mais un de ces terribles chefs de bandes qui faisaient trembler Charles-Quint jusque dans sa capitale ; alors vous comprendriez qu’une telle femme peut appeler un tel homme mon
lion, et cela vous semblerait moins drôle.
– C’est bien ! puisque vous tenez à votre lion, n’en parlons plus. Je suis ici pour dire ce qui est écrit ; il y a dans le manuscrit « mon
lion
! » je dirai : « mon
lion
! » Moi… Mon Dieu ! mon Dieu ! cela m’est bien égal ! – Allons, Firmin, Vous
 êtes 
mon
lion
 superbe 
et 
généreux
!

Seulement, le lendemain, arrivée au même endroit, mademoiselle Mars s’arrêtait. Comme la veille, elle mettait sa main sur ses yeux. Comme la veille , elle faisait semblant de chercher l’auteur. ”

Relevons au passage que Victor Hugo versificateur recourt souvent à la diérèse, c’est-à-dire à l’ajout d’une syllabe supplémentaire par récupération consonnantique d’une voyelle.                  Ce dispositif est familier, dans “hier” par exemple ; mais il ne va pas de soi dans “lion” (li-on) et d’autant moins qu’en d’autres occurrences le même mot comptera une syllabe de moins.           Au fond ce jeune auteur dramatique  garde de sa lecture des vers blancs de Shakespeare l’idée que c’est le souffle qui compte et qu’une parenté sonore même approximative est suffisante, particulièrement quand elle permet de donner le pas au sens.

Mais revenons au théâtre.

On sent encore une tension palpable, lors de cette première séance, entre le public du parterre et celui des loges. Le jeune auteur n’a pas voulu de la claque qu’on commençait alors à acheter systématiquement pour établir le succès d’une pièce ou d’un opéra ; il a préféré compter sur ses amis : Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Balzac, Berlioz et quelques autres étaient là pour allumer au moment opportun la flamme de l’enthousiasme. Il est à noter qu’on peut aussi engager des claqueurs pour discréditer une oeuvre dramatique ; le parti adverse ne va pas se priver de recourir à ce moyen et à d’autres pour couler Hernani. Comme cette première représentation a eu lieu un samedi, ça lui laisse un jour entier pour rassembler ses troupes et organiser la riposte.

Lundi 28 février, donc. Selon toute probabilité le jeune auteur a fêté ses 28 ans la veille et il a reçu un billet qui l’a ému aux larmes 50 :

J’ai
vu,
monsieur,
la
première
représentation
d’Hernani.
Vous
connaissez
mon
admiration
pour
vous.
 Ma
vanité
s’attache
à
votre
lyre,
vous
savez
pourquoi.
Je
m’en
vais,
monsieur,
et
vous
venez.
Je
me
 recommande
au
souvenir
de
votre
muse.
Une
pieuse
gloire
doit
prier
pour
les
morts.       Chateaubriand. 51

Les amis sont fidèles au rendez-vous. Ce mémorable samedi un libraire lui a fait signer un contrat d’édition pour la pièce, quasiment dans la rue : six mille francs ; et il les avait sur lui ! De quoi dessérer les cordons de la bourse : il ne restait plus que 50 francs à la maison. Victor est donc serein : tout devrait se passer à merveille…
Un signe inquiétant néanmoins : tous les journaux, à l’exception des Débats, démolissent la pièce et donnent de la représentation du samedi une image apocalyptique. Comme Victor ne veut toujours pas de la claque et que toute l’équipe du théâtre sent que la représentation du soir risque de tourner à la catastrophe, on rameute les amis en hâte.
Ceux-ci pénêtrent discrètement dans le théâtre et sans avance excessive. Ils n’ont conservé de l’avant-veille que leurs tenues jugées excentriques, à l’image de Théophile qui arbore fièrement son gilet rouge. Mais en ce temps où les cenventions exercent une véritables dictature sur tous les aspects de la vie, cette couleur seule suffit à émouvoir les bourgeois. Voici ce qu’en relate le “témoin” :
“On
se
montrait
avec
horreur
M.
Théophile
Gautier
dont
le
gilet
flamboyant
éclatait
ce
soir‐là
sur
un
 pantalon
gris
tendre
orné
au
côté
d’une
bande
de
velours
noir,
et
dont
les
cheveux
s’échappaient
à
flots
d’un
 chapeau
plat
à
larges
bords.
L’impassibilité
de
sa
figure
régulière
et
pâle,
et
le
sang‐froid
avec
lequel
il
 regardait
les
honnêtes
gens
des
loges,
démontraient
à
quel
degré
d’abomination
et
de
désolation
le
théâtre
 était
tombé”.
La tension monte d’un cran lorsque des morceaux de papier collant tombent du paradis sur les loges et l’orchestre, sans qu’on sache qui les a jetés ni dans quel but.
Ce qui suit démontre jusqu’où est allé le scrupule des démolisseurs. Non seulement la pièce est parfaitement connue des spectateurs hostiles mais en plus ils vont bruyamment manifester leur détestation à l’énoncé de vers convenus à l’avance.
Exemple du début la scène III du 1° acte ; l’on est donc encore dans l’exposition.
Don Carlos dissimulé chez Doña Sol qui s’entretenait avec Hernani s’est découvert et ils s’apprêtent à se battre ; c’est alors qu’apparaît Don Ruy Gomez auquel la jeune fille est promise ; la présence de ces deux hommes dans ses appartements entraîne de sa part la réplique suivante :
Par
saint
Jean
d’Avila,
je
crois
que,
sur
mon
âme,
 Nous
sommes
trois
chez
vous
!
C’est
trop
de
deux,
madame.
Éclat de rire général mais forcé ; il n’est pas exclu que Victor Hugo n’ait recherché quelque peu cet effet. La suite du témoignage sur cet épisode crucial de sa vie démontre jusqu’où, avec esprit, il était capable d’en découdre avec ces conservateurs serviles. L’un des passages moqués est composé d’un alexandrin en trois parties, qu’il n’est pas absurde de tenir pour l’ancêtre du trimètre romantique dont Victor Hugo sera aussi l’inventeur :
Don Carlos
Quelle heure est-il? Don Ricardo
Don Carlos
– Minuit, bientôt
Il faut finir

Éclats de rire et sifflements. Il a dû d’abord sembler à l’auteur qu’il n’y avait pas de quoi. Pourquoi le langage poétique, véridique en son essence, ne dirait-il pas le plus simplement et le plus directement ce qu’il y a à dire, qu’il s’agisse de ce qui s’impose comme paroles dans le théâtre intérieur ou de ce qui survient dans l’inspiration et dont il s’agit de ne pas dénaturer le caractère de révélation ?
Et revenant sur ce souvenir pendant l’exil, il fait consigner par Adèle ce qui lui était alors venu à l’esprit, emblématique du style ampoulé qu’imposait le théâtre classique, et qui aurait dû constituer, selon ces spectateurs conservateurs, la réplique de Don Ricardo :
du
haut
de
ma
demeure,

 Seigneur,
l’horloge
enfin
sonne
la
douzième
heure,
L’homme au gilet rouge, revenant 40 ans plus tard dans le journal “Le Bien public” sur cette soirée qui, citation, “décida de notre vie” parle du 25 février, date à laquelle les jeunes amis de Victor découvrent une à une les audaces de ce texte par rapport à l’esthétique du clacissisme. On retrouve la trace durable du même enthousiasme chez Edmond Rostand, comme nous l’avons vu plus haut. Mais ce sont les rires du 27 sur le trimètre de l’heure qui font remonter à sa mémoire une des propositions que ces jeunes gens, une fois l’épreuve passée, échangèrent probablement dans un café des Halles :
…
l’heure
 Atteindra
bientôt
sa
dernière
demeure.

Toujours est-il que Victor est pourtant sensible à la critique et qu’il modifie le vers dès la représentation suivante, ce qui donne :
Don Carlos
Est‐il
minuit
?
Don ricardo.
Minuit
bientôt.
Don carlos.
Il faut finir
C’est d’ailleurs cette version que Gautier retranscrit dans sa série d’articles consacrés à l’histoire du romantisme, qu’il n’aura malheureusement pas le temps d’achever. Un autre indice de la durée de cette bataille est donné par le même à propos du même trimètre :
“ Quand
on
assiste
aujourd’hui
à
une
représentation
d’Hernani
(…)
on
éprouve
une
surprise
indicible
que
les
 générations
actuelles,
débarrassées
de
ces
niaiseries
par
nos
vaillants
efforts,
ne
comprendront
jamais
tout
à
 fait.
Comment
s’imaginer
qu’un
vers
comme
celui‐ci
:
Est‐il
minuit
?
‐
Minuit
bientôt
 ait
soulevé
des
tempêtes
et
qu’on
se
soit
battu
trois
jours
autour
de
cet
hémistiche
?
”
Premier jour de cette âpre bataille : les Jeunes-France commencent par couvrir les rires de leurs applaudissements puis, quand ça ne suffit pas, exigent le silence de façon tellement déterminée qu’ils l’obtiennent. La magie de l’intrigue opère quelque temps et puis c’est à nouveau un vers sur lequel il est convenu de rire. Gautier relève malgré tout un discret déchirement dans la posture des “crânes chauves” :
“On
suivait,
sans
la
quitter
des
yeux,
cette
action
si
vivement
engagée,
et
l’on
sacrifiait
plus
d’une
fois
le
 plaisir
de
chuter
ou
d’interrompre
à
celui
d’entendre.”
Néanmoins l’hostilité des deux partis en présence est là, palpable, d’un bout à l’autre des représentations, et le moindre incident pourrait dégénérer en pugilat général. Citation :

“ L’attitude
générale
était
hostile,
les
coudes
se
faisaient
anguleux,
la
querelle
n’attendait
pour
jaillir
que
le
 moindre
contact,
et
il
n’était
pas
difficile
de
voir
que
ce
jeune
homme
à
longs
cheveux
trouvait
ce
monsieur
à
 face
bien
rasée
désastreusement
crétin
et
ne
lui
cacherait
pas
longtemps
cette
opinion
particulière.”
Enfin, à la reprise d’Hernani au théâtre en 1867, Théophile Gautier qui vient de relever, songeur que, citation “ Hernani
n’a
plus
besoin
de
sa
vieille
bande,
personne
ne
songe
à
l’attaquer”, se remémore une dernière fois l’année héroïque :
“ (…) chaque
soir
Hernani
était
obligé
de
sonner
du
cor
pour
rassembler
ses
éperviers
de
montagne,
 qui
parfois
emportaient
dans
leurs
serres
quelque
bonne
perruque
classique
en
signe
de
triomphe.
Certains
 vers
étaient
pris
et
repris
comme
des
redoutes
disputées
par
chaque
armée
avec
une
opiniâtreté
égale.
Un
 jour
les
romantiques
enlevaient
une
tirade
que
l’ennemi
reprenait
le
lendemain,
et
dont
il
fallait
le
déloger.
 Quel
vacarme
!
quels
cris
!
quelles
huées
!
quels
sifflets
!
quels
ouragans
de
bravos
!
quels
tonnerres
 d’applaudissements
!
Les
chefs
de
parti
s’injuriaient
comme
les
héros
d’Homère
avant
d’en
venir
aux
mains,
et
 quelquefois,
il
faut
le
dire,
ils
n’étaient
guère
plus
polis
qu’Achille
et
qu’Agamemnon.
Mais
les
paroles
ailées
 s’envolaient
au
cintre,
et
l’attention
revenait
bien
vite
à
la
scène.

On
sortait
de
là
brisé,
haletant,
joyeux
quand
la
soirée
avait
été
bonne,
invectivant
les
philistins
quand
 elle
avait
été
mauvaise,
et
les
échos
nocturnes,
jusqu’à
ce
que
chacun
fût
rentré
chez
soi,
répétaient
des
 fragments
du
monologue
d’Hernani
ou
de
don
Carlos,
car
nous
savions
tous
la
pièce
par
cœur (…)”

Alors l’un des classiques invente une nouvelle tactique : il achète un nombre conséquent de places qui resteront vides, histoire de décourager les troupes romantiques. Mais l’affaire est bientôt éventée et les conservateurs comprennent qu’ils ne peuvent pas laisser le terrain vide. Ainsi que le témoin l’indique, “ il
fut
de
 mode
dans
les
salons
d’aller
«
rire
à
Hernani. » ” ; cependant il ne s’agit pas de rire mais littéralement quoique dans la salle, de mettre en scène sa désapprobation :
“ Les
uns,
ne
pouvant
regarder
une
pareille
pièce
,
tournaient
le
dos
à
la
scène
;
d’autres,
ne
pouvant
 l’entendre,
disaient
:
je
n’y
tiens
plus
!
et
sortaient
au
milieu
d’un
acte
en
jetant
la
porte
de
leur
loge
avec
 violence
;
les
natures
paisibles
se
contentaient
de
constater
le
manque
d’intérêt
de
«
ce
drame
»
en
étalant
et
 en
lisant
leur
journal.”
Certains comédiens vont même jusqu’à prendre le parti des frondeurs, faisant tandis qu’ils déclament leur texte, des clins d’oeil aux rieurs. Mais M. Taylor, hugolien depuis plusieurs années et commissaire royal au théâtre, fait donner chaque jour cent places aux Jeunes-France qui ne cèdent pas un pouce de terrain.
Et puis Mademoiselle Mars est impeccable et défend à chaque représentation et jusqu’au dernier vers de son rôle, le personnage de Doña Sol.
Le tacticien qui a décidé de couler la pièce varie chaque jour les angles d’attaque. Autre témoignage :
“Dans
un
entr’acte
de
la
trentième
représentation,
l’auteur
et
mademoiselle
Mars,
gracieuse
par
 exception
ce
jour‐là,
s’amusèrent
à
chercher
les
vers
qui
n’avaient
pas
été
sifflés
;
ils
n’en
trouvèrent
pas.

 ‐
Il
y
a
tout
mon
rôle,
dit
madame
Thénard

qui
était
présente.

 Elle
avait
un
vers
et
un
quart
à
dire
dans
le

cinquième
acte
:

Mon
cher
comte,

 Vous
savez
avec
vous
que
mon
mari
les
compte52
.

‐
Votre
vers
n’a
pas
été
sifflé
?
dit
l’auteur.
Eh
bien,
il
le
sera.
Il
le
fut
le
soir.”
Sur les 45 représentations que connaîtra alors le drame, celle du 10 mars est si houleuse qu’elle n’arrive pas à son terme : la police doit évacuer la salle. Chaque soirée donne lieu à une invention de l’un ou l’autre camp. Plus tard, dans “Choses
vues”, l’auteur se remémorera avec un certain plaisir un des rares moments souriants de cet âpre combat :
“Un
sourd
à
l’aide
de
son
cornet,
entend
«
vieil
as
de
pique
»
au
lieu
de
«
vieillard
stupide
»
et
proteste
 vigoureusement
:
jamais
un
grand
d’Espagne
ne
dirait
une
chose
pareille…
ce
qui
ajoute
encore
de
l’huile
sur

le
feu,
puisqu’aussitôt
un
«
jeune
France
»,
qui
quoi
qu’entendant
n’a
pas
dû
non
plus
entendre
la
réplique
à
 cause
du
brouhaha,
réplique
«
Eh
bien,
oui,
«
vieil
as
de
pique
;
c’est
une
belle
réplique
!
»”
Cependant comme la recette est, chaque soir, conséquente, malgré la fatigue des comédiens, il n’est pas question d’arrêter les représentations. Mais au terme de la quarante-cinquième Mademoiselle Mars, qui vient d’avoir 50 ans quelques semaines plus tôt, part en congé. Fin de la
bataille
d’Hernani proprement dite ; “bataille” cependant est excède les frontières de la métaphore. Le renom de la pièce s’est étendu jusqu’en province et il y a eu un mort : un jeune homme qui s’est battu en duel pour la défense d’Hernani. Et puis on a tiré sur l’auteur alors qu’il travaillait dans son bureau de la rue Notre-Dame-des-Champs où il loge alors avec sa famille… deux balles pulvérisent la vitre et traversent la pièce, l’une si près de sa tête qu’elle aurait pu le tuer. Mais on n’est pas pour rien le fils, au moins par le coeur, du général Hugo et Victor renonce à porter plainte.
De toute façon la propriétaire n’en peut plus de ces allers et venues qui durent toute la nuit depuis que Monsieur a sa pièce au Français. Le jeune couple auquel il est donné congé, va déménager ; on a trouvé un appartement rue Jean-Goujon… Et puis – on finirait par croire que notre dramaturge en a fait le lever de rideau – avec les beaux jours, une nouvelle révolution s’annonce, aussi brève que les mesures qui la suscitent. Charles X, fidèle à son adage selon lequel un excès de liberté suscite le désordre, a anaéanti d’un trait de plume, le peu qui en subsistait. Les martyrs de juillet se sont sacrifiés pour la République ; leurs compatriotes auront une monarchie constitutionnelle. Ils sont venus à bout du dernier des Bourbons mais avec Louis-Philippe, c’était la maison d’Orléans qui prend la succession. C’est pourtant une autre époque qui commence. Et la meilleure preuve, c’est que Victor Hugo va bientôt pouvoir donner Marion
de
Lorme au théâtre… ce qui lui vaudra une lettre enthousiaste d’un jeune Charles qui aspire à devenir poète… Nom de famille : Baudelaire.
V Un écrivain engagé
Ce serait cependant une erreur de croire que Victor Hugo, tout travailleur acharné qu’il soit, est parfaitement organisé quant au planning de ses productions.
– Il y a d’abord les alea de l’existence auxquels il faut faire face. Quand il s’agit de ceux qu’il aime, son oeuvre passe sans ambage au second plan. Lorsque son éditeur le relance il invoque en toute sincérité ces difficultés-là. C’est la mort de Léopold et il n’écrit rien pendant plusieurs semaines parce qu’il faut régler les problèmes afférent à la succession. Sa réponse à une lettre amicale de Victor Pavie laisse entrevoir autre chose :
“ Vous
me
dites
de
vous
parler
de
moi.
Hélas
!
pour
le
moment,
ce
serait
vous
parler
d’avoués,
de
 commissaires‐priseurs,
de
scellés,
d’inventaires,
etc.
Qu’il
est
triste
de
penser
que
les
chagrins
deviennent
si
 vite
des
affaires
!  »
Autrement dit la nature des choses et les affaires humaines comme elles vont, le dépossèdent du souvenir et du chagrin qu’il a eu de la perte de cet homme qui, souvenons-nous, “ (l’) aimait
le
plus
au
monde”. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pour lui d’écriture possible que dans la placidité des rapports familiers, quand l’âme peut toute entière se livrer librement aux sentiments qu’appellent les souvenirs ou les événements extérieurs. C’est pourquoi la même difficulté surgit lors des grossesses d’Adèle, généralement difficiles ; il n’y a pas de doute que son fidèle époux la soutient, la rassure, prend sur lui les tâches ménagères. Or les naissances se succèdent sans guère laisser à Adèle et Victor le temps de se reposer un peu entre les grossesses et les soins au nourrisson. Charles est né en 1826, François-Victor, en 1828, et Adèle, lors de l’année cruciale : en 1830.
– Il y a ensuite, pour un motif du même ordre, la difficulté où il est de maîtriser sa sensibilité en tant justement qu’elle constitue le moteur de son écriture. En une trentaine de mois, parce qu’il a croisé à deux reprises le char d’une exécution capitale, il a fiévreusement écrit “Le
dernier
jour
d’un
condamné” ; l’éditeur Gosselin, qui a racheté les droits de ses oeuvres antérieures et lui a fait signer un contrat pour un roman et un recueil de poésies, le relance. Seulement c’est son amour du théâtre qui prévaut encore et il compose en un mois “Marion
de
 Lorme”. Comme la pièce est refusée par la commission de censure, il devrait raisonnablement se mettre aux poèmes et au roman… Eh bien non ! C’est une autre pièce qui s’impose… Et il faut croire que sa sensibilité instinctive l’a bien guidé : que serait Victor Hugo sans “la bataille d’Hernani” ?
Comme, malgré tout, il y a de la droiture dans cet homme-là, il se remet au recueil poétique dès la trève – et ce sera “Les
Orientales” – et au roman dès que le recueil est édité… et ce sera “Notre‐Dame
de
Paris”.

Tout ça pour dire que si l’on veut tenter de comprendre qui est Victor Hugo, ce n’est pas la chronologie qui est le fil d’Ariane ; c’est le paysage intérieur, la synchronie des lieux intemporels de l’âme. Mais en même temps, il faut vivre et compléter comme on peut la pension royale, sans la moindre compromission s’entend. Et c’est le tort de Gosselin de n’avoir pas compris tout cela. L’éditeur a naturellement disposé que l’auteur toucherait le principal des droits une année après l’édition des oeuvres susmentionnées. Voilà pourquoi, étant donné que ce contrat ne mentionne pas de pièce de théâtre, Victor Hugo négocie la vente d’Hernani dès le jour de la première. Et le paradoxe, c’est que c’est la somme qu’il reçoit alors de Mame, l’autre éditeur – 6 000 frcs – qui va lui donner le loisir d’honorer son contrat avec ledit Gosselin.
1°) Un philhellène
Cependant il ferait beau voir que Victor Hugo écrive sans conviction. La colonne vertébrale du recueil poétique à venir – Les
Orientales
- c’est son amour de la Grèce. Mais, là encore, comme pour Hernani
 composée dans le dépit d’avoir eu à essuyer le refus de Marion
de
Lorme, il y a de l’accidentel. C’est alors qu’il a déjà composé plusieurs des poèmes de ce recueil qu’il apprend le massacre de Chios. Nous sommes en avril 1822. Comme cette île de la mer Égée a choisi de se rallier aux indépendantistes grecs, Haci Salih Pasha qui dirige alors l’empire ottoman, décide de faire un exemple ; 45 000 soldats turcs y sont débarqués avec l’ordre de massacrer tous les hommes et tous les garçons de plus de 12 ans. Résultat : 25 000 morts et 45 000 femmes et enfants envoyés en esclavage. C’est ce massacre qui provoque en Europe un sursaut d’indignation et voit fleurir un peu partout des comités philhéllènes. C’est l’un de ces comités qui contactera Lord Byron l’année suivante, lequel s’engagera dans cette lutte, d’une part en faisant don de sa fortune afin de financer des corps d’armée, d’autre part en se déplaçant sur les théâtres d’opération ; c’est ainsi qu’il mourra à Missolonghi53 en 1824 d’une crise de paludisme – dit alors “fièvre des marais” – infection contractée 3 ans plus tôt lors d’un précédent séjour.
Elles sont trois gamines de 14 ans et, ouvrant leur manuel de littérature française, elles tombent sur un poème de ce recueil, “L’enfant” :
Les turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil, Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois, Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis, Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis, Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux ! Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux, Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront, Et qui pleurent épars autour de ton beau front, Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?

Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus, Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant, Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois, Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ? – Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.
Et c’est ce poème-là qui va les faire poétesses ; Sylvie, Christine et Muriel vont écrire chacune pendant 3 ans une centaine de poèmes, scrupuleusement recopiés dans de beaux cahiers cartonnés qu’elles se passeront l’une aux autres.
Ce qui nous plut, sans doute, c’est l’économie dramatique de ce qui est, au fond, un récit ; c’est aussi le sens de la chute, du suspens ; finalement ce que c’est que cet enfant, nous ne le comprenons que dans la dernière syllabe. C’est seulement dans ce dernier coup de cymbales que nous saisissons la nature profonde de sa tristesse : l’impuissance de son désir légitime de vengeance.
Mais, au delà, on comprend ici comment et pourquoi Victor Hugo fut un incomparable instituteur : dans cette capacité de s’adresser aux coeurs simples. Il est vrai sans doute que le versificateur l’emporte chez lui, la plupart du temps, sur le poète proprement dit ; mais c’est aussi par là qu’il a su toucher le plus grand nombre, qu’il a su rassembler les éléments disparates de cette nation déchirée par tant de guerres, civiles et étrangères.
Même pouvoir d’éveil de ce recueil sur un éminent poète, cette fois. En 1841, à sa quatrième tentative, Victor Hugo est élu à l’Académie Française. Leconte de Lisle qui a, lui aussi, essuyé un échec (1877 : deux voix, dont celle de Victor Hugo), est admis dans la docte assemblée, au fauteuil de Victor Hugo. Et dans son discours de réception, il dit ceci :
“Soumis
encore
aux
formules
pseudo
classiques
dans
ses
premiers
essais
datés
de
1822,
Victor
Hugo
 transforma
complètement
sa
langue,
son
style
et
la
facture
de
son
vers
dans
ses
secondes
odes
et
surtout
 dans
les
Orientales.
Sans
doute,
c’était
là
l’Orient
tel
qu’il
pouvait
être
conçu
à
cette
époque,
et
moins
l’Orient
 lui‐même
que
l’Espagne
ou
la
Grèce
luttant
héroïquement
pour
son
indépendance
;
mais
ces
beaux
vers,
si
 nouveaux
et
si
éclatants,
furent
pour
toute
une
génération
prochaine
une
révélation
de
la
vraie
Poésie.
Je
ne
 puis
me
rappeler,
pour
ma
part,
sans
un
profond
sentiment
de
reconnaissance,
l’impression
soudaine
que
je
 ressentis,
tout
jeune
encore,
quand
ce
livre
me
fut
donné
autrefois
sur
les
montagnes
de
mon
île
natale54
,
 quand
j’eus
cette
vision
d’un
monde
plein
de
lumière,
quand
j’admirai
cette
richesse
d’images
si
neuves
et
si
 hardies,
ce
mouvement
lyrique
irrésistible,
cette
langue
précise
et
sonore.
Ce
fut
comme
une
immense
et
 brusque
clarté
illuminant
la
mer,
les
montagnes,
les
bois,
la
nature
de
mon
pays
dont,
jusqu’alors,
je
n’avais
 entrevu
la
beauté
et
le
charme
étrange
que
dans
les
sensations
confuses
et
inconscientes
de
l’enfance”
Voilà pourquoi il ne faudrait pas réduire ce recueil à un manifeste philhéllène, dans le sens premier du terme, en tout cas.
Il y a d’abord ce pouvoir mystérieux de subjuguer de jeunes esprits, quelque chose en effet d’adolescent à la fois dans les emportements et dans les contemplations, un charme qui tient aussi à la liberté de la forme. Dans Sara
la
baigneuse, par exemple, on pressent comme du Verlaine ; les premières strophes :
Sara, belle d’indolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus Du bassin d’une fontaine Toute pleine
D’eau puisée à l’Ilyssus55 ;
Et la frêle escarpolette
Se reflète
Dans le transparent miroir,

Avec la baigneuse blanche Qui se penche,
Qui se penche pour se voir.
Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle,
Passe à fleur d’eau dans son vol, On voit sur l’eau qui s’agite Sortir vite
Son beau pied et son beau col.
Elle bat d’un pied timide
L’onde humide
Où tremble un mouvant tableau, Fait rougir son pied d’albâtre, Et, folâtre,
Rit de la fraîcheur de l’eau.
Reste ici caché : demeure ! Dans une heure,
D’un œil ardent tu verras Sortir du bain l’ingénue, Toute nue,
Croisant ses mains sur ses bras.
Intuition vérifiée. Cet étrange pouvoir d’éveil c’est aussi ce qu’a dû pressentir cet autre gamin de 14 ans qui en 1858 adresse à Victor Hugo son premier poème, dont on sent qu’il a dû être inspiré par la même lecture. Voici sa lettre :
Monsieur,
Pardonnez-moi si je prends la liberté de vous dédier ces vers, c’est que, me sentant quelque goût pour la poésie, j’éprouve le besoin de m’en ouvrir à un maître habile, et à qui pourrais-je, mieux qu’à vous, monsieur, conter les premiers pas d’un élève de quatrième, âgé d’un peu plus de quatorze ans, dans l’orageuse carrière de la poésie ?
LA
MORT
Telle
qu’un
moissonneur,
dont
l’aveugle
faucille

 Abat
le
frais
bleuet,
comme
le
dur
chardon,

 Telle
qu’un
plomb
cruel
qui,
dans
sa
course,
brille,

 Siffle
et,
fendant
les
airs,
vous
frappe
sans
pardon
Telle
l’affreuse
mort
sur
un
dragon
se
montre,

 Passant
comme
un
tonnerre
au
milieu
des
humains,

 Renversant,
foudroyant
tout
ce
qu’elle
rencontre

 Et
tenant
une
faulx
dans
ses
livides
mains.

Riche,
vieux,
jeune,
pauvre,
à
son
lugubre
empire

 Tout
le
monde
obéit
;
dans
le
cœur
des
mortels

 Le
monstre
plonge,
hélas
!
ses
ongles
de
vampire
!

 Il
s’acharne
aux
enfants,
tout
comme
aux
criminels
:
Aigle
fier
et
serein,
quand
du
haut
de
ton
aire
 Tu
vois
sur
l’univers
planer
ce
noir
vautour,

 Le
mépris
n’est‐ce
pas,
plutôt
que
la
colère,

Magnanime
génie,
dans
ton
cœur,
a
son
tour
?
Mais,
tout
en
dédaignant
la
mort
et
ses
alarmes,

 Hugo,
tu
t’apitoies
sur
les
tristes
vaincus
;
 Tu
sais,
quand
il
le
faut,
répandre
quelques
larmes,

 Quelques
larmes
d’amour
pour
ceux
qui
ne
sont
plus
Et c’est signé “P. Verlaine”
Cet adolescent, qui sera parfois critique à l’égard du maître, n’a pourtant pas fini d’être hugolâtre, ainsi qu’il le déclare lui-même. Signalons seulement pour le moment qu’il sera enthousiasmé par “Les
Misérables”, qu’il assistera à la reprise d’Hernani et qu’il invoquera, dans un de ses poèmes, Gwynplaine, “L’homme
qui
rit”, et dans un autre, “Quatre‐vingt‐treize”. Et puis nous finissons par retrouver cette baigneuse sous la plume de Verlaine après qu’on ait porté Victor Hugo au Panthéon. Citation :
“Eh quoi ? l’auteur exquis de si jolies choses,
Sara
la
Baigneuse,
Gastibelza‐l’homme‐à‐la‐Carabine,
Comment,
 disaient‐ils,
En
partant
du
golfe
dOtrante,
Me
voici,
je
suis
un
éphèbe,
Dormez
(bis),
ma
belle,
Par
saint
Gille,
 Viens‐nous‐en

et caetera, ils l’ont fourré dans cette cave où il n’y a pas de vin ! Oh !
”56
Du reste Gastibelza en inspirera un autre, de jeune poète, près d’un siècle plus tard57 , et moyennant quelques coupes : Brassens. A noter : le titre original donné par Hugo à ce poème du recueil “Les rayons et les ombres” est “Guitare”, ce qui a dû immanquablement attirer l’oeil du jeune Georges.
Ceci dit, c’est aussi à partir d’un des poèmes des Orientales, “Lui”, que Verlaine accomplira plus tard, à l’égard de l’ombre de Victor Hugo, quelque chose de l’ordre du “meurtre du père”.
Dans celui-ci Victor Hugo tentait de démêler la complexe intrication de ses sentiments à l’égard de Napoléon. En voici la première strophe :
Toujours
lui
!
Lui
partout
!
‐
Ou
brûlante
ou
glacée,
 Son
image
sans
cesse
ébranle
ma
pensée.
 Il
verse
à
mon
esprit
le
souffle
créateur.
 Je
tremble,
et
dans
ma
bouche
abondent
les
paroles
 Quand
son
nom
gigantesque,
entouré
d’auréoles,
 Se
dresse
dans
mon
vers
de
toute
sa
hauteur.
Et voici maintenant, de Verlaine, les premières phrases du chapitre intitulé “Lui toujours – et assez ”, toujours dans “Mémoire d’un veuf” :
“Maintenant
que
le
bruit
intrus
s’est
tu,
que
le
Poète,
après
les
secousses
d’obsèques
 irrespectueuses,
rentre
par
degré
dans
la
glorieuse
impopularité
due,
maintenant
que
la
foule
est
retournée
à
 ses
besognes
et
que
les
poètes,
seuls
enfin,
gardent
le
deuil,
il
m’est
permis
de
parler
de
mon
maître,
de
bien
 lui,
abandonnant
à
mes
colères,
passées
?
non
!
récentes!
et
à
mes
rudesses
de
naguère
les
exploiteurs
 inqualifiables
de
sa
grande
mémoire.
Il
eût
fallu
que
Victor
Hugo
meure
vers
1844,
45,
au
lendemain
des
 BURGRAVES.
Forts
de
trois
BALLADES
:
les
Boeufs
qui
passent,
le
Pas
d’armes,
la
Chasse
du
Burgrave,
des
 ORIENTALES,
où
il
y
a
une
perle,
les
Tronçons
du
serpent,
des
quatre
recueils
de
vers
intimes
rarement
 politiques
(si
peu
en
tout
cas),
les
FEUILLES
D’AUTOMNE,
et
c…,
qui
constitueront
sa
vraie
gloire
de
bon
 poète
de
demi‐teintes,
de
son
théâtre
et
de
ses
trois
premiers
romans,
BUG,
HAN,
N.‐D.
DE
PARIS,
si
drôles
 par
places,
surtout
le
théâtre
en
prose
et
HAN,
nous
voudrions
qu’il
n’eût
laissé
que
cela
et
eût
disparu
 contesté.
Les
fières
funérailles
alors
!”
Et le reste suit, dans la même veine, marqué de la même ambivalence.
Il y a le déchirement de Verlaine, la déférence servile de Baudelaire, et la lucidité conséquente de Mallarmé… Ces trois postures à l’égard du grand Hugo marquent au fond la même difficulté. Il est impossible de l’éluder ; il est “le vers personnellement”, comme l’écrit si justement Mallarmé, et il est aussi LE siècle.

Mais il est également impossible de marcher dans ses pas parce que toute poésie authentique est, par essence, création (ce qu’en grec signifie le mot “poïésis”), c’est-à-dire subtile alchimie qui fait advenir sous le soleil une forme nouvelle, révélation (levée du voile, ce qui en grec, toujours, se dit littéralement “aléthéïa”, autrement dit vérité).
Et pourtant si ces trois grands poètes peuvent surgir, chacun dans son génie propre, c’est aussi parce que Victor Hugo a libéré le vers. C’est parce qu’il a instauré, dans son théâtre comme dans sa poésie, cette sarabande de l’enjambement – que les conservateurs lui ont tellement reprochée – que Verlaine pourra écrire quelque temps plus tard :
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte De ci de là Pareil à la Feuille morte
Mais revenons à ce recueil. On peut dire qu’il atteste d’un accomplissement dans l’art poétique hugolien, à la fois sur le fond et sur la forme.
1° Sur le fond
Si son titre initial “Algériennes” est devenu “Les orientales”, c’est qu’y entre aussi un questionnement durable sur cette source quasiment inépuisable de l’imaginaire occidental qu’est l’Orient ; c’est encore cette l’intuition que, de la Grèce à l’Espagne, ce qui venait d’Orient a puisamment contribué à forger quelques uns des motifs les plus puissants de l’Europe, souveraine dans l’ordre de l’esprit. Ce recueil est donc aussi, en quelque façon, une quête des origines. Mais contrairement à Chateaubriand qui, dans son “Itinéraire
de
Paris
à
 Jérusalem”, avant tout un récit de voyage où le concret quotidien fait, à l’occasion, surgir des réminiscences historiques, le jeune Hugo fait revivre dans ce recueil les contes entendus dans sa jeunesse, la vieille Bible lue en poète… au fond, il aborde ici une sorte d’enfance de l’humanité.
Il s’agirait, dans cet exercice acrobatique dont Victor Hugo a le secret, de recueillir ce qu’il reste de vivace en l’une et l’autre moitié du monde et d’en opérer audacieusement la synthèse. A défaut d’y réussir on peut au moins, dans la lignée de Molière et de Voltaire, présenter à cet Occident schlérosé dans ses dogmes et ses “pentes mentales” un miroir qui éveille sa conscience. Exemple : “Cri
de
guerre
du
mufti”
Hierro,
despierta
te
!
 Cri
de
guerre
des
Almogavares.
 Fer,
réveille‐toi
!
En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet ! Les chiens mordent les pieds du lion qui dormait, Ils relèvent leur tête infâme.
Écrasez, ô croyants du prophète divin,
Ces chancelants soldats qui s’enivrent de vin, Ces hommes qui n’ont qu’une femme !
Meure la race franque et ses rois détestés ! Spahis, timariots, allez, courez, jetez
À travers les sombres mêlées
Vos sabres, vos turbans, le bruit de votre cor, Vos tranchants étriers, larges triangles d’or, Vos cavales échevelées !
Qu’Othman, fils d’Ortogrul, vive en chacun de vous. Que l’un ait son regard et l’autre son courroux.

Allez, allez, ô capitaines !
Et nous te reprendrons, ville aux dômes d’or pur, Molle Setiniah, qu’en leur langage impur
Les barbares nomment Athènes !
Et cette symétrie de l’égale abomination des guerres – saintes en particulier – aboutit à la condamnation des religions en général, pour autant qu’elles sont prosélytes et, comme à Chios, exterminatrices. C’est en particulier le sens du poème intitulé “Prosopopée58

du
Danube” dans lequel cette occurrence de la nature qu’est le fleuve, devenu frontière par le fait des hommes, dénonce leurs iniquités. Quatre strophes :
Allons ! la turque et la chrétienne ! Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ? On ne peut, le ciel me soutienne ! Dormir un siècle, sans que vienne Vous éveiller d’un bruit jaloux Belgrade ou Semlin en courroux !
« Hiver, été, printemps, automne, Toujours votre canon qui tonne ! Bercé du courant monotone,
Je sommeillais dans mes roseaux ; Et, comme des louves marines Jettent l’onde de leurs narines, Voilà vos longues couleuvrines Qui soufflent du feu sur mes eaux !
« Ce sont des sorcières oisives
Qui vous mirent, pour rire un jour, Face à face sur mes deux rives, Comme au même plat deux convives, Comme au front de la même tour Une aire d’aigle, un nid d’autour.
« Quoi ! ne pouvez vous vivre ensemble, Mes filles ? Faut-il que je tremble
Du destin qui ne vous rassemble
Que pour vous haïr de plus près,
Quand vous pourriez, sœurs pacifiques, Mirer dans mes eaux magnifiques, Semlin, tes noirs clochers gothiques, Belgrade, tes blancs minarets ?
Ce jeune homme – qui n’a pu se marier qu’en produisant un faux certificat de baptême, dont la pièce de théâtre fut rejetée par la commission de censure parce qu’elle donnait à voir un roi inféodé à l’Église, dont les amis sont congédiés ou emprisonnés parce qu’ils déplaisent aux jésuites… – est déjà non seulement un militant de la liberté de conscience mais aussi à deux doigts du flamboyant discours qu’il prononcera à la Chambre, en 1851, contre la loi Falloux59, justement. Un extrait :
Ah
!
nous
vous
connaissons
!
Nous
connaissons
le
parti
clérical.
C’est
un
vieux
parti
qui
a
des
états
de
 services.
(On
rit.)
C’est
lui
qui
monte
la
garde
à
la
porte
de
l’orthodoxie.
(On
rit.)
C’est
lui
qui
a
trouvé
pour
la
 vérité
ces
deux
étais
merveilleux,
l’ignorance
et
l’erreur.
C’est
lui
qui
fait
défense
à
la
science
et
au
génie
 d’aller
au‐delà
du
missel
et
qui
veut
cloîtrer
la
pensée
dans
le
dogme.
Tous
les
pas
qu’a
faits
l’intelligence
de
 l’Europe,
elle
les
a
faits
malgré
lui.
Son
histoire
est
écrite
dans
l’histoire
du
progrès
humain,
mais
elle
est
 écrite
au
verso.
(Sensation.)
Il
s’est
opposé
à
tout.
(On
rit.)

C’est
lui
qui
a
fait
battre
de
verges
Prinelli
pour
avoir
dit
que
les
étoiles
ne
tomberaient
pas.
C’est
lui
qui
a
 appliqué
Campanella
sept
fois
à
la
question
pour
avoir
affirmé
que
le
nombre
des
mondes
était
infini
et

entrevu
le
secret
de
la
création.
C’est
lui
qui
a
persécuté
Harvey
pour
avoir
prouvé
que
le
sang
circulait.
De
 par
Josué,
il
a
enfermé
Galilée
;
de
par
saint
Paul,
il
a
emprisonné
Christophe
Colomb.
(Sensation.)
Découvrir
 la
loi
du
ciel,
c’était
une
impiété
;
trouver
un
monde,
c’était
une
hérésie.
(Très‐bien
!
très‐bien
!)
C’est
lui
qui
a
 anathématisé
Pascal
au
nom
de
la
religion,
Montaigne
au
nom
de
la
morale,
Molière
au
nom
de
la
morale
et
 de
la
religion.
(Très‐bien
!
très‐bien
!)
Oh
!
oui
certes,
qui
que
vous
soyez,
qui
vous
appelez
le
parti
catholique
 et
qui
êtes
le
parti
clérical,
nous
vous
connaissons.
Voilà
longtemps
déjà
que
la
conscience
humaine
se
révolte
 contre
vous
et
vous
demande
:
qu’est‐ce
que
vous
me
voulez
?
Voilà
longtemps
déjà
que
vous
essayez
de
 mettre
un
bâillon
à
l’esprit
humain
!
(Acclamations
à
gauche.)

Et
vous
voulez
être
les
maîtres
de
l’enseignement
!
Et
il
n’y
a
pas
un
poète,
pas
un
écrivain,
pas
un
philosophe,
 pas
un
penseur
que
vous
acceptiez
!
Et
tout
ce
qui
a
été
écrit,
trouvé,
rêvé,
déduit,
illuminé,
imaginé,
inventé
 par
les
génies,
le
trésor
de
la
civilisation,
l’héritage
séculaire
des
générations,
le
patrimoine
commun
des
 intelligences,
vous
le
rejetez
!
Si
le
cerveau
de
l’humanité
était
là
devant
vos
yeux
à
votre
discrétion,
ouvert
 comme
la
page
d’un
livre,
vous
y
feriez
des
ratures
(Oui
!
oui
!)
convenez‐en
!
(Mouvement
prolongé.)
(Parenthèse : comme le parti clérical ne désarme jamais, il a entrepris depuis quelques décennies de remplacer la loi de 1905 – qui, en consacrant la liberté de conscience, achève la Révolution – par une loi dite de “laïcité d’ouverture”, autrement dit qui admette des aumôneries diverses et variées dans les établissements scolaires publics. Dailleurs dans l’enseignement du “fait religieux” proné par M. Borne, doyen honoraire de l’Inspection Générale de l’Education Nationale, on retrouve sans peine l’application de la thèse de M. Falloux. La voici, déjà exprimée – toujours à la Chambre – dès 1880 par Mgr Frépel :
« On se figure que le silence de l’instituteur sur la religion équivaut de sa part à un acte de neutralité : c’est là une pure chimère. Ne pas parler de Dieu à l’enfant pendant sept ans, alors qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui faire accroire positivement que Dieu n’existe pas, ou qu’on n’a nul besoin de s’occuper de lui (Très bien ! très bien ! à droite). Expliquer à l’enfant les devoirs de l’homme envers lui-même et envers ses semblables, et garder un silence profond sur les devoirs de l’homme envers Dieu, c’est lui insinuer clairement que ces devoirs n’existent pas ou qu’ils n’ont aucune importance”.
Remarque incidente : c’était pourtant le moment, pour cet éminent ecclésiastique de se souvenir que d’après Saint-Paul en personne, il suffit d’avoir la charité… )
Fin de la parenthèse et vive Victor Hugo !!! Mais revenons aux Orientales. 2° Sur la forme
C’est dans ce recueil qu’il s’affranchit totalement des règles contraignantes de la prosodie classique. On a vu les libertés qu’il prenait jusque là avec elles ; mais ici, il va plus loin : il ajuste complètement la versification à l’intuition originelle qui donne naissance au poème. A cet égard la pièce maîtresse est le poème intitulé “Les
 djinns”. (Polycopié n° 8).
On voit ici de quelle manière, complètement novatrice, il restitue le passage de ces créatures en travaillant tout à la fois la métrique (des vers de deux pieds aux décasyllabes puis retour aux “duosyllabes”) et la matière graphique du poème sur la page, comme un déploiement d’ailes ; et l’on comprend qu’il ait, à cet égard, inspiré Mallarmé puis Apollinaire mais aussi qu’André Breton y ait reconnu un possible ancêtre du surréalisme.
Cette poésie figurée, qui reprend quelques audaces du XVI° siècle – dont Rabelais, “La dive bouteille”, le premier calligramme en “langue françoise” – est comme un passage du relais vers le “ coup
de
dés” mallarméen et les calligrammes d’Apollinaire, “Il
pleut”, en particulier.
La première édition de ce recueil est mal reçue ; dans la préface à la seconde, après avoir revendiqué “la
 liberté
de
l’art”, l’auteur écrit assez joliment “confirmer
ou
réfuter
des
critiques,
c’est
la
besogne
du
temps”. On connaît l’admiration de Mallarmé pour Victor Hugo qui le nommait familièrement “petit faune” en lui prenant délicatement l’oreille ; on sait aussi qu’il s’en fallut de peu qu’André Breton fît de Victor Hugo le précurseur du surréalisme. Voici maintenant un mot d’Apollinaire après qu’il ait visité le cimetière de Villequier : “Le
cimetière
 pourrait
être
un
lieu
célèbre
de
pèlerinage
pour
les
hugolâtres,
mais
il
en
vient
rarement
ici,
peut‐être
même
 commencent‐ils
à
être
rares
ailleurs.
Et
tandis
qu’ils
diminuent,
le
grand
poète
compte
chaque
jour
plus
de
 secrets
admirateurs
parmi
les
jeunes
poètes”.
Alors, oui, le temps a jugé ; non pas en sacralisant, à l’exception des écoles et des collèges, le nom de “Victor Hugo”, mais par le foisonnement de talents poétiques qu’il a éveillés, par le nombre considérable de poètes

de première grandeur qui, à un titre ou un autre, se réclament de lui. Et c’est complètement dans l’ordre des choses puisque la vraie, l’authentique création littéraire ne se tient jamais dans l’imitation.
Un mot encore : l’Espagne est là, dans plusieurs poèmes, comme le lieu du métissage Orient / Occident et par conséquent comme la grande et précoce initiatrice aux “orientales”.
C’est enfin une oeuvre graphique de Victor Hugo qui illustre ce recueil ; comme toute celles qui suivront, même si sans conteste elle est commandée par l’inspiration, il y entre une incroyable sophistication technique : “fusain, plume et pinceau, encre brune et lavis, rehauts de blanc, de bleu, de vert, de rouge ; empreintes de dentelle”.
Du coup surgit à nouveau la question passionnante des rapports de Victor Hugo et du surréalisme. Sur le plan graphique, elle a donné lieu à une exposition en 2014, “La cime du rêve”, laquelle mettait en regard les oeuvres picturales de Victor Hugo et celles de Magritte, d’Yves Tanguy et de Max Ernst en particulier.
Pour paraphraser André Breton nous dirons “Hugo est surréaliste quand il n’a rien de mieux à faire” ce qui n’ôte rien à la valeur de ces oeuvres qui relèvent, comme les autres, de la quête du sens. Mais cela suppose une certaine disponibilité. Or, dans cette vie bien remplie, ça n’est pratiquement jamais le cas. Passons donc au combat suivant.
2°) Contre la peine de mort : le combat de toute une vie
Il y a eu, dans l’enfance, les gibets aperçus lors des voyages en Italie et en Espagne. A Burgos, en 1812, l’enfant est témoin d’un tableau inoubliable : une procession de pénitent précède un âne sur lequel est lié un condamné à mort, tremblant de terreur et tourné vers l’arrière, que l’on conduit au lieu du supplice. C’est sans doute dans cette scène que s’enracine le sentiment précoce qu’il y a dans le principe même de l’exécution capitale quelque chose d’irrecevable.
À Paris, une ou deux fois, il entrevoit le char du condamné. Et enfin il y a cet ami, Jules Lefèvre, qui l’entraîne Place de Grève pour assister à une exécution. Jules qui écrit un poème sur un parricide qu’on exécute, s’y rend par devoir littéraire, en somme ; et Victor se dit que puisqu’il a décidé d’écrire contre la peine de mort, autant, lui aussi, savoir de quoi il parle. Le condamné se nomme Martin ; les juges ont arrêté qu’il aurait d’abord la main tranchée puis la tête.
Seulement Victor jeune homme a conservé la sensibilité extrême de son enfance ; dès que le bourreau lève la hache sur le bras lié du condamné, d’horreur il détourne les yeux ; sans parler du couperet de la guillotine… Il n’a tout simplement pas la force de regarder. Et alors cette foule venue s’amasser sur la place pour assister au spectacle revêt d’abord un aspect monstrueux. C’est cette empathie foncière pour ceux sur lesquels le malheur s’abat – Napoléon inclus, comme nous l’avons vu plus haut – qui va d’abord orienter son regard vers les condamnés à mort. Et c’est à partir de là qu’il va découvrir la misère du peuple et ouvrir une perspective singulière et créatrice sur “la question sociale”qui surgit précisément à cette époque. Tentons de reconstituer cette trajectoire.
a) Le dernier jour d’un condamné
Ce qui décide de la rédaction de ce premier manifeste – qui va prendre une forme romancée totalement inédite – ce n’est pas la cause de tel condamné ou de tel autre. C’est la réalité matérielle de l’exécution. Un matin de , alors qu’il traverse ce qui est devenu depuis la “place de l’hôtel de ville” (sur laquelle il arrive qu’on installe une patinoire en hiver), il découvre le bourreau en train de faire les préparatifs pour l’exécution prochaine. Voici ce qu’en rapporte le “témoin de sa vie” :
“Le
bourreau
répétait
la
représentation
du
soir
;
le
couperet
n’allait
pas
bien
;
il
graissa
les
rainures,
et
puis
il
 essaya
encore
;
cette
fois
il
fut
content.
Cet
homme,
qui
s’apprêtait
à
en
tuer
un
autre,
qui
faisait
cela
en
plein
 jour,
en
public,
en
causant
avec
les
curieux
pendant
qu’un
malheureux
homme
désespéré
se
débattait
dans
sa
 prison,
fou
de
rage,
ou
se
laissait
lier
avec
l’inertie
et
l’hébétement
de
la
terreur,
fut
pour
M.
Victor
Hugo
une
 figure
hideuse,
et
la
répétition
de
la
chose
lui
parut
aussi
odieuse
que
la
chose
même.
 Il
se
mit
le
lendemain
même
à
écrire
le
Dernier
Jour
d’un
Condamné”.
Alors, pour la première fois, il prend sa plume comme on tire son épée. C’est bien beau de détourner les yeux pour ne pas voir l’horreur du supplice mais c’est un enfantillage que de croire qu’il n’a pas eu lieu pour autant.

Le moteur de l’écriture ici, c’est d’imaginer cet homme emprisonné qui n’a plus que quelques heures à vivre, c’est de se mettre à sa place. Cela, il le doit à son empathie naturelle. Mais comment la faire partager ?
C’’est le principe même de ce roman, écrire en première personne, parce que, selon une réflexion déjà ancienne, nous sommes tous des condamnés à mort. Voici comment il la formule dans “Han
d’Islande” alors qu’Orderer est sur le point d’être exécuté :
“Condamnés
tous
à
mort
avec
des
sursis
indéfinis,
c’est
pour
nous
un
objet
de
curiosité
étrange
et
 douloureux
que
l’infortuné
qui
sait
précisément
à
quelle
heure
son
sursis
doit
être
levé.”
Et c’est d’ailleurs, comme il l’exprime dans le même passage, l’un des motifs de la fascination de la foule pour l’exécution capitale : tenter de soulever le voile du mystère de la mort.
C’est sur cette base que la stratégie narrative s’est immédiatement imposée : après avoir décidé d’employer le “je” afin d’embarquer plus sûrement le lecteur dans le destin du condamné à mort, il va s’efforcer d’en dire le moins possible sur son passé – on ne connaîtra pas même son nom – afin de ne pas courir le risque de rompre le charme de cette énonciation ; le lecteur se contentera donc de quelques brèves notations à effet de réel, comme par exemple la brève évocation d’une ami d’enfance ou la visite de sa fille qui ne le reconnaît pas. Comme il s’agit en outre de faire éprouver à ce lecteur la monstruosité de cette sentence, on placera celui-ci dans les dernières 24 heures de cette vie, enfermé dans sa cellule. Comme quoi l’unité de temps et l’unité de lieu peuvent aussi avoir leurs vertus quand, du moins, on en dispose librement. Subsidiairement “Le dernier jour d’un condamné” commence d’être écrit dans la fièvre d’urgence des dernières heures du condamné du 14 octobre 1828.
Victor Hugo commence à rédiger son roman ce jour-là et l’achève le 25 décembre “à trois heures du matin” ainsi qu’il est indiqué dans la seconde note donnée en postface. Et pour abolir tout ce qui pourrait s’interposer entre le lecteur et ce narrateur promis au supplice dans les heures prochaines, il décide de le publier anonymement. Tout cela n’est pas vraiment du goût de l’éditeur, Gosselin mentionné plus haut. Dans une lettre du 3 janvier 1829, l’auteur essaie de se tirer d’affaire en distinguant le roman de faits ou “drame extérieur” et le roman d’analyse ou drame intérieur. Et il donne trois exemples contemporains de la seconde espèce, lesquels, à l’exception du “René” de Chateaubriand, n’ont pas vraiment retenu l’attention du public60 .
Mais si “René” est bien en effet un roman d’analyse, il n’est pas pour autant un récit centré exclusivement sur l’intériorité du narrateur et ce qui s’y déploie comme l’est “Le dernier jour d’un condamné”. Le roman de Chateaubriand, paru en 1802, comporte des souvenirs et, par conséquent, des récits. Mais le moyen de faire une chose pareille quand on ne veut rien dire du narrateur ? On peut opérer la même distinction avec les “romans d’analyse” parus au siècle précédent : Manon Lescaut61, Les lettres persannes, La nouvelle Héloïse ; la première personne y constitue un dispositif narratif qui permet à la fois le récit, comme dans tout roman ordinaire, et la focalisation interne c’est-à-dire les événements tels qu’ils sont ressentis par le narrateur.
Rien de tel dans le roman du jeune Hugo qui est décidément un révolutionnaire dans les lettres.. C’est à cet égard que ce court roman plein de maladresses, ouvre la voie aux “autofictions”62 qui feront leur apparition au XX° siècle, dans lesquelles coïncident l’auteur, le narrateur et le personnage principal.
Mais ce qui est révolutionnaire, ce n’est pas tant le récit en première personne – puisque l’auteur a pris le parti d’éluder le récit proprement dit – c’est le reportage et l’anticipation en première personne.
L’autre clef pour aborder ce petit livre, c’est de l’entendre comme une plaidoirie. La meilleure preuve, c’est que cet engagement militant contre la peine de mort va se décliner sous deux autres formes dans les éditions suivantes :
– Dans la deuxième, l’auteur se nomme, il précise ses intentions et il argumente.
– Dans une des suivantes, il ajoute, à titre de préambule, un intermède théâtral comique intitulé “Une comèdie à propos d’une tragédie”. L’argument est le suivant : une assemblée de personnes de qualité commentent le roman que l’on s’apprête à lire et glosent sur son auteur. A cet égard, il s’agit d’une innovation littéraire supplémentaire que l’on pourrait nommer “l’anti autocritique”. Voici le passage qui me paraît plus proprement destiné à éviter que le lecteur n’abandonne le livre avant d’en avoir achevé la lecture :
le gros monsieur.
Une
horreur,
vous
dis‐je
!

le chevalier.
Ah
ça
!
c’est
donc
un
duel
avec
le
bourreau
?
le poëte élégiaque.
Il
en
veut
terriblement
à
la
guillotine.
un monsieur maigre.
Je
vois
cela
d’ici.
Des
déclamations.
le gros monsieur. Point.
Il
y
a
à
peine
deux
pages
sur
ce
texte
de
la
peine
de
mort.
Tout
le
reste,
ce
sont
des
sensations.
Et c’est bien le pari de Victor Hugo avec ce premier jalon de son combat contre la peine de mort : faire que le lecteur en éprouve toute l’horreur et passe enfin dans le camp des abolitionnistes.
Il affine encore sa stratégie en exposant longuement les motifs qui pourraient affranchir le narrateur de la guillotine : le sursis, la commutation de peine, le recours en grâce. Le lecteur, rappelons-le, est lui aussi un condamné à mort avec sursis ; simplement il en ignore la durée.
Le problème, c’est que Victor Hugo se laisse prendre à son propre jeu. On observe à plusieurs reprises des glissements, par effet d’empathie, du personnage à l’auteur. Par exemple le premier, ayant demandé et obtenu de l’encre et du papier afin de s’occuper, se pose bientôt les problèmes du second :
“Pourquoi
n’essayerais‐je
pas
de
me
dire
à
moi‐même
tout
ce
que
j’éprouve
de
violent
et
d’inconnu
 dans
la
situation
abandonnée
où
me
voilà
?
Certes,
la
matière
est
riche
;
et,
si
abrégée
que
soit
ma
vie,
il
y
 aura
bien
encore
dans
les
angoisses,
dans
les
terreurs,
dans
les
tortures
qui
la
rempliront,
de
cette
heure
à
la
 dernière,
de
quoi
user
cette
plume
et
tarir
cet
encrier.
‐
D’ailleurs,
ces
angoisses,
le
seul
moyen
d’en
moins
 souffrir,
c’est
de
les
observer,
et
les
peindre
m’en
distraira.”
Et puis ce condamné, subtil analyste, a le désir de transmettre tous les aspects concrets de sa conditions. C’est ainsi que, ayant épuisé tous ses espoirs de survivre, il se livre à un calcul scrupuleux des jours qui lui restent à vivre ; et l’on sent que, là aussi, l’auteur méthodique a pris le pas sur le personnage censément dévasté par la condamnation définitive :
“Là,
classement,
numérotage,
enregistrement
;
car
la
guillotine
est
encombrée,
et
chacun
ne
doit
 passer
qu’à
son
tour.

Quinze
jours
pour
veiller
à
ce
qu’il
ne
vous
soit
pas
fait
de
passe‐droit.
Enfin
la
cour
s’assemble,
d’ordinaire
un
jeudi,
rejette
vingt
pourvois
en
masse,
et
renvoie
le
tout
au
 ministre,
qui
renvoie
au
procureur
général,
qui
renvoie
au
bourreau.

Trois
jours.
Le
matin
du
quatrième
jour,
le
substitut
du
procureur
général
se
dit,
en
mettant
sa
cravate
:
‐
Il
faut
 pourtant
que
cette
affaire
finisse.
‐
Alors,
si
le
substitut
du
greffier
n’a
pas
quelque
déjeuner
d’amis
qui
l’en
 empêche,
l’ordre
d’exécution
est
minuté,
rédigé,
mis
au
net,
expédié,
et
le
lendemain
dès
l’aube
on
entend
 dans
la
place
de
Grève
clouer
une
charpente,
et
dans
les
carrefours
hurler
à
pleine
voix
des
crieurs
enroués.”

Mais il s’agit moins d’une maladresse que du désir constant, chez Victor Hugo instituteur, de faire partager les connaissances acquises. Ici le lecteur apprendra ce qu’il en est des dispositions légales, des us et coutumes de la magistrature, des moeurs de la prison -côté gardiens et côté détenus – de l’organisation de la vie en prison, avec ses horaires, ses rites… et tout cela a souvent pour effet de transformer le personnage initial du condamné à mort, ravagé par l’angoisse, en véritable ethnologue du milieu carcéral.
Il faut le dire et le répéter : cette pente didactique de Victor Hugo procède d’une position assumée d’enseignement. Celle-ci procède de la conviction profonde que la seule arme qui vaille contre la misère, c’est l’éducation. Elle adopte généralement la forme d’une digression ; 3 exemples :
– Dans “Le dernier jour d’un condamné” deux chapitres, dont un conséquent, sont consacrés au ferrage des forçats.
– Dans “Notre Dame de Paris”, tout un chapitre encore, intitulé “Pais à vol d’oiseau”, est consacré à l’organisation de la cité à la fin du Moyen Âge.

– Dans “Les misérables”, c’est toute une digression que l’auteur consacre aux égoûts de Paris, alors qu’il vient de placer son lecteur au coeur d’une action palpitante.
Ceci dit, comme il est assez vite conscient des difficultés qui en résultent dans l’économie de la lecture, il ne manque pas de rappeler benoîtement au lecteur où en étaient les personnages avant que celui-ci ne se fasse embarquer dans la “leçon de choses63 ”.
Pour en revenir au “Dernier
jour”, il faut encore ajouter que l’humour caractéristique de l’auteur n’y manque pas non plus. Achille Chavée, surréaliste belge, dira un peu plus tard et avec raison que “L”humour
noir
 est
la
politesse
du
désespoir”. Rien de plus vrai que dans ce roman ; citation :
“On
a
franchi
la
grille.
Au
moment
où
la
charrette
a
tourné
vers
le
Pont‐au‐Change,
la
place
a
éclaté
en
bruit,
 du
pavé
aux
toits,
et
les
ponts
et
les
quais
ont
répondu
à
faire
un
tremblement
de
terre.
 C’est
là
que
le
piquet
qui
attendait
s’est
rallié
à
l’escorte.
 ‐
Chapeaux
bas
!
chapeaux
bas
!
criaient
mille
bouches
ensemble.
‐
Comme
pour
le
roi.
 Alors
j’ai
ri
horriblement
aussi,
moi,
et
j’ai
dit
au
prêtre
:
‐
Eux
les
chapeaux,
moi
la
tête.
On
allait
au
pas.
 Le
quai
aux
Fleurs
embaumait
;
c’est
jour
de
marché.
Les
marchandes
ont
quitté
leurs
bouquets
pour
moi.
 Vis‐à‐vis,
un
peu
avant
la
tour
carrée
qui
fait
le
coin
du
Palais,
il
y
a
des
cabarets,
dont
les
entresols
étaient
 pleins
de
spectateurs
heureux
de
leurs
belles
places.
Surtout
des
femmes.
La
journée
doit
être
bonne
pour
les
 cabaretiers.
 On
louait
des
tables,
des
chaises,
des
échafaudages,
des
charrettes.
Tout
pliait
de
spectateurs.
Des
 marchands
de
sang
humain
criaient
à
tue‐tête
:
‐
Qui
veut
des
places
?
Une
rage
m’a
pris
contre
ce
peuple.
J’ai
eu
envie
de
leur
crier
:
‐
Qui
veut
la
mienne
? ”
Et l’on comprend comment ces traits d’humour du condamné à mort, exclu absolu de la communauté humaine, constituent cependant l’ultime tentative de faire lien avec ses semblables.
A propos de ce passage on se demandera peut-être encore comment ce condamné conduit au gibet peut encore raconter son parcours au passé. Il en faut plus pour arrêter notre jeune auteur ; son personnage a simplement demandé, à titre de dernière volonté qu’on l’autorise à écrire encore quelques mots et on l’a fait monter dans un des bureaux de l’Hôtel de ville. De sorte que les derniers mots effectivement recueillis par la dernière feuille sont : “Ah
!
les
misérables
!
il
me
semble
qu’on
monte
l’escalier…”
Et l’on comprend ici que l’auteur a voulu laisser son lecteur en un suspens64 qui éternise le moment de l’exécution afin de l’incliner le plus longuement possible à la réflexion.
La critique est généralement négative : oeuvre inefficace, inutile, morbide. On reproche à l’auteur d’avoir conçu un narrateur qui ne ressemble à personne, sans faire l’effort de comprendre qu’il s’agissait de faire en sorte qu’il ressemble à tout le monde. Heureusement il y a les amis : Sainte-Beuve qui fait du roman une critique élogieuse et Vigny qui lui écrit une lettre amicale. Quelques subtilités paraissent cependant leur avoir échappées, par exemple que ce condamné, qui se dit lui-même cultivé, fut autrefois un lecteur… de son auteur :
“Les hommes, je me rappelle l’avoir lu dans je ne sais quel livre où il n’y avait que cela de bon, les
 hommes
sont
tous
condamnés
à
mort
avec
des
sursis
indéfinis.”
Une lecture attentive montre d’ailleurs que ce n’est pas le seul signe d’une essentielle parenté entre les deux. Par exemple le condamné espère que ces feuillets qu’il remplit fébrilement seront un jour utiles à l’humanisation des peines et, quoiqu’il ne comprenne pas pour quel motif, il poursuit ce travail ; autrement dit il agit par moralité. Et puis sa culture livresque n’est pas n’importe laquelle : il a lu Shakespeare et il cite Macbeth. Auteur et personnage partagent enfin la même finesse d’analyse et la même ironie mordante ; dans cet extrait par exemple :
“Ils
disent
que
ce
n’est
rien,
qu’on
ne
souffre
pas,
que
c’est
une
fin
douce,
que
la
mort
de
cette
façon
est
 bien
simplifiée.

Eh
!
qu’est‐ce
donc
que
cette
agonie
de
six
semaines
et
ce
râle
de
tout
un
jour
?
Qu’est‐ce
que
les
angoisses
de
 cette
journée
irréparable,
qui
s’écoule
si
lentement
et
si
vite
?
Qu’est‐ce
que
cette
échelle
de
tortures
qui
 aboutit
à
l’échafaud
?
Apparemment
ce
n’est
pas
là
souffrir.
 Ne
sont‐ce
pas
les
mêmes
convulsions,
que
le
sang
s’épuise
goutte
à
goutte,
ou
que
l’intelligence
s’éteigne
 pensée
à
pensée
?
 Et
puis,
on
ne
souffre
pas,
en
sont‐ils
sûrs
?
Qui
le
leur
a
dit
?
Conte‐t‐on
que
jamais
une
tête
coupée
se
soit
 dressée
sanglante
au
bord
du
panier,
et
qu’elle
ait
crié
au
peuple
:
Cela
ne
fait
pas
de
mal
!
 Y
a‐t‐il
des
morts
de
leur
façon
qui
soient
venus
les
remercier
et
leur
dire
:
C’est
bien
inventé.
Tenez‐vous‐en
 là.
La
mécanique
est
bonne”
Mais l’auteur n’en a pas fini avec ce qu’il nomme “le meurtre judicaire”. Voyons la suite.
b) Claude Gueux et son avatar
Le soin scrupuleux qu’il a pris à préparer le récit précédent a sans aucun doute participé à la consistance de ce deuxième roman contre la peine de mort. Ainsi pour “Le
dernier
jour” Victor Hugo a-t-il assisté en 1827 à la scène du ferrage des forçats qu’il décrit dans ce premier livre. Une brève notation va développer toute son ampleur dramatique dans le second :
“La
grille
de
la
petite
cour
se
rouvrit.
Un
gardien
fit
l’appel
par
ordre
alphabétique
;
et
alors
ils
sortirent
un
à
 un,
et
chaque
forçat
s’alla
ranger
debout
dans
un
coin
de
la
grande
cour,
près
d’un
compagnon
donné
par
le
 hasard
de
sa
lettre
initiale.
Ainsi
chacun
se
voit
réduit
à
lui‐même
;
chacun
porte
sa
chaîne
pour
soi,
côte
à
 côte
avec
un
inconnu
;
et
si
par
hasard
un
forçat
a
un
ami,
la
chaîne
l’en
sépare.
Dernière
des
misères
!”
A propos de cette même scène, plus exactement de la confidence inoubliable que lui fait alors un gardien de Bicêtre, va également commencer à prendre consistance à un personnage clef de l’oeuvre à venir : Jean Valjean, lui aussi ferré à Bicêtre avant d’être envoyé au bagne. Le souvenir que lui a confié cet homme va durablement imprégner sa sensibilité au point de resurgir, intact, quand il mettra son grand roman en chantier ; c’est là que nous le retrouverons. Même chose pour cette autre confidence qu’il met dans la bouche du compagnon d’infortune de son personnage anonyme :
“Un
beau
matin
on
me
donna
une
feuille
de
route
et
soixante‐six
francs
que
je
m’étais
amassés
dans
mes
 quinze
ans
de
galères,
en
travaillant
seize
heures
par
jour,
trente
jours
par
mois,
et
douze
mois
par
année.
 C’est
égal,
je
voulais
être
honnête
homme
avec
mes
soixante‐six
francs,
et
j’avais
de
plus
beaux
sentiments
 sous
mes
guenilles
qu’il
n’y
en
a
sous
une
serpillière
de
ratichon[9].
Mais
que
les
diables
soient
avec
le
 passeport
!
Il
était
jaune,
et
on
avait
écrit
dessus
forçat
libéré.
Il
fallait
montrer
cela
partout
où
je
passais
et
le
 présenter
tous
les
huit
jours
au
maire
du
village
où
l’on
me
forçait
de
tapiquer.
La
belle
recommandation
!
un
 galérien
!
Je
faisais
peur,
et
les
petits
enfants
se
sauvaient,
et
l’on
fermait
les
portes.
Personne
ne
voulait
me
 donner
d’ouvrage.
Je
mangeai
mes
soixante‐six
francs.
Et
puis
il
fallut
vivre.
Je
montrai
mes
bras
bons
au
 travail,
on
ferma
les
portes.
J’offris
ma
journée
pour
quinze
sous,
pour
dix
sous,
pour
cinq
sous.
Point.
Que
 faire
?
Un
jour,
j’avais
faim.
Je
donnai
un
coup
de
coude
dans
le
carreau
d’un
boulanger
;
j’empoignai
un
pain,
 et
le
boulanger
m’empoigna
;
je
ne
mangeai
pas
le
pain,
et
j’eus
les
galères
à
perpétuité,
avec
trois
lettres
de
 feu
sur
l’épaule.”
On aura reconnu ici les grandes lignes de toute la “scène primitive” des Misérables.
Revenons à “Claude
Gueux”. Pour enclencher cette écriture fiévreuse qui est la marque de fabrique hugolienne, il a fallu, là aussi, une amorce. Il la trouve un jour de mars 1832 en parcourant, comme il le fait depuis quelque temps, “La
gazette
des
tribunaux”. C’est le récit du procès de Claude Gueux, condamné à mort : il était pauvre ; il a volé pour nourrir et réchauffer sa compagne et son enfant ; il a été arrêté et condamné la prison . Bientôt les persécutions du gardien chef de la prison le conduiront au meurtre.
Et, là aussi, c’est la vérité qui est motrice, d’autant plus que ce Claude, qui commence par voler pour nourrir sa femme et son enfant, ressemble étrangement au personnage qu’il vient d’inventer pour Le
dernier
jour.

C’est un moment crucial dans la vie de Victor Hugo. Jeune écrivain de 30 ans, encore royaliste, il réalise presque brutalement que la misère condamne au crime ou, plus exactement, ainsi que le concept commence alors à s’en former dans son esprit, que la détresse matérielle induit de façon quasi inévitable la misère morale. Et c’est, dans le même mouvement, le début de son engagement politique en faveur du peuple.
Le récit lui-même – l’on peut difficilement ici parler de “roman” – est une retranscription, à la fois scrupuleuse et sensible, de l’essentiel de ce que l’on sait de Claude Gueux. Il arrive cependant que l’auteur force un peu le trait, non qu’il veuille travestir la vérité mais simplement parce que l’interprétation personnelle qu’il fait de tel ou tel événement de la vie de Claude, n’aurait, au bout du compte, rien changé à son destin. Autrement dit l’auteur ne fait pas oeuvre d’historien mais d’avocat. C’est ainsi que pour mieux condenser l’effet de son récit, il omet la circonstance qui renvoie Claude en prison après qu’il y ait passé un an pour avoir volé un sac d’avoine. Son père, lui aussi condamné à la prison, était vieux et malade ; Claude se débrouille pour être enfermé avec lui afin de pouvoir lui venir en aide. Victor Hugo ne le dit pas non plus ; mais il puise dans ce fait la certitude intime de la bonté foncière de Claude et c’est elle qui rend légitimes les libertés qu’il lui arrive de prendre avec l’exactitude.
Il conserve néanmoins l’essentiel des dynamiques relationnelles : lors de ce second séjour en prison Claude a noué un accord tacite avec un autre détenu nommé Albin. Claude lui offre sa protection et Albin, la moitié de sa ration de nourriture. Comme par ailleurs Claude occupe une position de leader dans la communauté des prisonniers, le gardien chef Delacelle qui veut le mettre au pas, décide de le séparer d’Albin. C’est cette séparation insupportable, sur laquelle, malgré les supplications de Claude, Delacelle ne veut pas revenir, qui va conduire le premier au meurtre du second.
Or ce récit – à la fois édifiant et scrupuleux – est comme un évangile qui serait suivi d’une prédication, laquelle donne alors toute l’ampleur de l’engagement précoce de Victor Hugo . Dans la première édition, c’est seulement une page mais qui comporte déjà des passages décisifs, comme ceux-ci :
– Dans
cette
vie
importante
il
y
a
deux
phases
principales
:
avant
la
chute,
après
la
chute
;
et,
sous
ces
 deux
phases,
deux
questions
:
question
de
l’éducation,
question
de
la
pénalité
;
et,
entre
ces
deux
questions,
la
 société
tout
entière.
– Voyez
Claude
Gueux.
Cerveau
bien
fait,
cœur
bien
fait,
sans
nul
doute.
Mais
le
sort
le
met
dans
une
 société
si
mal
faite,
qu’il
finit
par
voler
;
la
société
le
met
dans
une
prison
si
mal
faite,
qu’il
finit
par
tuer.
 Qui
est
réellement
coupable
?
Est‐
ce
lui
?
Est‐ce
nous
?
Et là dessus il y a un brave homme de Dunkerque qui lit fiévreusement dans le tome VII de la Revue
de
 Paris de 1834 ce qui n’est d’abord qu’un article. Voici ce qu’il écrit au journal :
Monsieur
le
directeur
de
la
Revue
de
Paris,

Claude
Gueux,
de
Victor
Hugo,
par
vous
inséré
dans
votre
livraison
du
6
courant,
est
une
grande
leçon
;
 aidez‐moi,
je
vous
prie,
à
la
faire
profiter.
 Rendez‐moi,
je
vous
prie,
le
service
d’en
faire
tirer
à
mes
frais
autant
d’exemplaires
qu’il
y
a
de
députés
en
 France,
et
de
les
leur
adresser
individuellement
et
bien
exactement.

J’ai
l’honneur
de
vous
saluer.
Charles
Carlier,
Nég
65
Voilà comment, sans doute, l’Assemblée Nationale comme telle entend pour la première fois parler de Victor Hugo. Et l’écho des discussions suscitées par “ Claude
Gueux” a dû être suffisamment prolongé pour revenir à l’auteur. Alors dans l’édition suivante, c’est une véritable adresse aux députés et aux pairs qui prend la suite de cette première page ; et cette adresse est déjà un discours politique (Polycopié n°9). Il ne fait pas de doute que c’est la découverte de l’interaction dynamique entre la misère et le crime qui est à l’origine de la vocation politique de Victor Hugo.
Cependant le combat contre la peine de mort, qui trouve dans cette découverte son motif essentiel, va d’abord emprunter une autre voie.

Entre la 3° et la 4° édition du “Dernier
jour
d’un
condamné” Victor Hugo, pris dans les convulsions de la bataille d’Hernani, a quand même eu le temps de lire une ode de Lamartine intitulée “Contre
la
peine
de
 mort”et publiée en 1830 par conséquent. On y trouve en particulier cette strophe :
Souviens‐toi
du
jeune
poète,
 

Chénier
!
dont
sous
tes
pas
le
sang
est
encore
chaud,

Dont
l’histoire
en
pleurant
répète
Le
salut
triste
à
l’échafaud.
 










Il
rêvait,
comme
toi,
sur
une
terre
libre
 







Du
pouvoir
et
des
lois
le
sublime
équilibre
;

Dans
ses
bourreaux
il
avait
foi
!
 

Qu’importe
?
il
faut
mourir,
et
mourir
sans
mémoire
:
 




Eh
bien
!
mourons,
dit‐il.
Vous
tuez
de
la
gloire
:

J’en
avais
pour
vous
et
pour
moi
!
André Chénier, guillotiné en 1794 à 31 ans, peut être tenu, à plusieurs égards comme le poète précurseur du romantisme. Lamartine et Hugo l’ont lu et aimé : le premier a surtout été sensible aux circonstances de sa mort et revient sur celle-ci dans ses “Méditations
poétiques”66 ; le second entretient avec la figure du jeune disparu des liens complexes et durables.
D’une certaine façon le jeune Hugo fut l’inverse de Chénier. Celui-ci, républicain et humaniste, reste en France sous la Terreur parce qu’il veut tenter de sauver le roi ; celui-là jeune royaliste ultra, devient républicain à mesure qu’il comprend l’inhumanité de la condition du peuple.
Et puis André Chénier met en vers ses transports érotiques quand son jeune lecteur, qui les comprend trop bien, a décidé de les tenir en respect jusqu’à son mariage. Enfin il monte sur l’échafaud 2 jours avant qu’on y conduise Robespierre et que la Terreur connaisse enfin son terme ; c’est donc pour le philosophe qu’est aussi Victor Hugo l’une des épiphanies de cette entité mystérieuse que les Grecs nommaient Ananké.
Durable fraternité puisque l’ homme mûr, consacrera encore deux poèmes au jeune poète matyr de la Révolution. Nul doute, par conséquent, que le terrible destin d’André Chénier n’ait longuement occupé l’esprit de Victor Hugo et de Lamartine ; en tout cas ces deux-là se retrouveront en 1848 dans l’arène politique. Et quand enfin, soutenant ardamment Adolphe Crémieux – ministre de la justice du gouvernement provisoire de 1848 – ils obtiendront l’abrogation de la peine de mort en matières politiques, ils se diront sans doute qu’à défaut d’avoir pu sauver ce jeune poète, ils sauvaient du moins ceux de l’avenir.
Le combat n’est pas achevé pour autant. En 1851 Charles Hugo, fils cadet de Victor, est encourt 6 mois de prison pour avoir écrit dans “L’événement” – journal en quelque sorte familial – un article contre la peine de mort. Son père qui a obtenu de le défendre, adresse aux jurés un vibrant plaidoyer. Tentant de disculper son fils, il souligne sa responsabilité propre dans l’engagement de celui-ci, redisant par là la constance et la profondeur du sien ; extrait des minutes du procès du 11 juin à la Cour d’Assises :
“Car,
et
puisque
j’y
suis
amené
il
faut
bien
vous
le
dire,
messieurs
les
jurés,
et
vous
allez
comprendre
 combien
devait
être
profonde
mon
émotion,
le
vrai
coupable
dans
cette
affaire,
s’il
y
a
un
coupable,
ce
n’est
 pas
mon
fils,
c’est
moi.
(Mouvement prolongé.)

 Le
vrai
coupable,
j’y
insiste,
c’est
moi,
moi
qui,
depuis
vingt‐cinq
ans,
ai
combattu
sous
toutes
les
formes
les
 pénalités
irréparables
!
Moi
qui,
depuis
vingt‐cinq
ans,
ai
défendu
en
toute
occasion
l’inviolabilité
de
la
vie
 humaine
!
 Ce
crime,
défendre
l’inviolabilité
de
la
vie
humaine,
je
l’ai
commis
bien
avant
mon
fils,
bien
plus
que
mon
fils.
 Je
me
dénonce,
monsieur
l’avocat
général
!
Je
l’ai
commis
avec
toutes
les
circonstances
aggravantes,
avec
 préméditation,
avec
ténacité,
avec
récidive
!

(Nouveau mouvement.)”
On aura reconnu ici le manque habituel de sens diplomatique de notre poète national ; celui-ci est également patent dans l’argumentaire proprement dit ; citation :
“Je
croyais,
dis‐je,
que
la
guillotine,
puisqu’il
faut
l’appeler
par
son
nom,
commençait
à
se
rendre
 justice
à
elle‐même,
qu’elle
se
sentait
réprouvée
et
qu’elle
en
prenait
son
parti.
Elle
avait
renoncé
à
la
place
de

Grève,
au
plein
soleil,
à
la
foule,
elle
ne
se
faisait
plus
crier
dans
les
rues,
elle
ne
se
faisait
plus
annoncer
 comme
un
spectacle.
Elle
s’était
mise
à
faire
ses
exemples
le
plus
obscurément
possible,
au
petit
jour,
barrière
 Saint‐Jacques,
dans
un
lieu
désert,
devant
personne.
Il
me
semblait
qu’elle
commençait
à
se
cacher,
et
je
 l’avais
félicitée
de
cette
pudeur.
(Nouveau mouvement.)
 Eh
bien
!
messieurs,
je
me
trompais
;
M.
Léon
Faucher
se
trompait.
(On rit.)
Elle
est
revenue
de
cette
fausse
 honte.
La
guillotine
sent
qu’elle
est
une
institution
sociale,
comme
on
parle
aujourd’hui.
Et
qui
sait
?
peut‐ être
même
rêve‐t‐elle,
elle
aussi,
sa
restauration.
(On rit.)
 La
barrière
Saint‐Jacques,
c’est
la
déchéance.
Peut‐être
allons‐nous
la
voir
un
de
ces
jours
reparaître
place
de
 Grève,
en
plein
midi,
en
pleine
foule,
avec
son
cortège
de
bourreaux,
de
gendarmes
et
de
crieurs
public,
sous
 les
fenêtres
mêmes
de
l’Hôtel
de
Ville,
du
haut
desquelles
on
a
eu
un
jour,
le
24
Février,
l’insolence
de
la
flétrir
 et
de
la
mutiler
!
 En
attendant,
elle
se
redresse.
Elle
sent
que
la
société
ébranlée
a
besoin,
pour
se
raffermir,
comme
on
dit
 encore,
de
revenir
à
toutes
les
anciennes
traditions,
et
elle
est
une
ancienne
tradition.
Elle
proteste
contre
ces
 déclamateurs
démagogues
qui
s’appellent
Beccaria,
Vico,
Filangieri,
Montesquieu,
Turgot,
Francklin
;
qui
 s’appellent
Louis‐Philippe,
qui
s’appellent
Broglie
et
Guizot
(On rit.),
et
qui
osent
croire
et
dire
qu’une
 machine
à
couper
des
têtes
est
de
trop
dans
une
société
qui
a
pour
livre
l’Évangile
!
(Sensation.)”
Le résultat ne se fait pas attendre : Charles est condamné sans sursis à six mois de prison, peine qu’il subira sans remise, du 30 juillet 1851 au 28 février 1852 ; après quoi il rejoint le reste de la famille à Bruxelles. C’est qu’entre temps s’est ouverte la longue période de l’exil pendant laquelle Victor Hugo poursuivra, aussi, ce combat.
Nous y reviendrons plus loin.
17 septembre 1981
Quand Robert Badinter monte ce jour-là à la tribune de l’Assemblée Nationale, c’est un combat séculaire
qui va enfin parvenir à son terme. Et c’est Victor Hugo qu’il désigne comme le premier des abolitionnistes. (Planche) Dans cette âpre victoire, conquise de haute lutte, le livre de Gilles Pérault “Le
pull‐over
rouge”, n’a pas compté pour peu. Cet avocat qui fut celui de l’un des derniers guillotinés, Christian Ranucci, a assisté à ce supplice le 28 juillet 1976, dévoré par la certitude que le jeune homme était innocent. Le tout nouveau garde des sceaux, dans son discours pénétrant, évoque ce terrible doute. L’affaire n’est toujours pas élucidée mais ce doute a été suffisant pour remettre la cohorte des hommes politique et des hommes de justice face à l’implacable dilemne que fait surgir inévitablement la peine de mort : vaut-il mieux laisser survivre un monstrueux coupable ou prendre le risque d’exécuter un innocent ?
Au delà de tous les arguments développés en particulier par Victor Hugo et Robert Badinter – hugolien qui vient d’écrire il y a quelques années le livret de l’opéra intitulé Claude et tiré de “Claude
Gueux” – la position inexpugnable est finalement celle du bon sens, autrefois admirablement exprimée par Voltaire dans son Zadig67 : “Il
vaut
mieux
hasarder
de
sauver
un
coupable
que
condamner
un
innocent.”
Et là aussi Victor Hugo fut voltairien, quoi qu’il en dise par ailleurs (cf. polycopié n°9).
Deux mots encore, avant d’en terminer sur ce chapitre :
– Cette tête de l’homme du peuple qu’il faut s’appliquer à cultiver pour éviter d’avoir à la couper, Victor Hugo a commencé à s’en préoccuper dès ces années-là et nous aborderons bientôt l’étude du premier de ses romans que l’on peut qualifier de “didactiques”.
– La rencontre de Claude Gueux faite ce matin de mars 1832 à la lecture de La gazette des tribunaux alimente une réflexion déjà ancienne sur l’Ananké, cette entité obscure et d’apparence capricieuse qui commande le destin de chacun. Cependant elle lui donne dans ce cas un tour particulier : Claude Gueux, lors de son second emprisonnement, retrouve le gardien chef Delacelle. C’est l’hostilité infatigable de celui-ci qui va constituer la trame de la fatalité qui les condamne l’un et l’autre à mort.
Quel aurait donc été le destin de Claude Gueux – et donc aussi celui de Delacelle – si, au terme de son premier emprisonnement, il avait fait une bonne rencontre ? C’est dans la réponse à cette question que commence à émerger l’esquisse du personnage de Jean Valjean. Mais avant ce roman majeur, à maints égards, il y en a un autre qui compte aussi beaucoup…

3°) Ecrire pour enseigner : Notre-Dame de Paris
On n’en finirait pas de tenter de qualifier ce qui demeure à mon sens une des grandes énigmes de l’histoire de la littérature : un récit baroque mais dont le succès ne s’est jamais démenti (24 adaptations de toute espèce et dont la dernière date de 2012), un reportage au bas Moyen Âge, une intrigue de feuilletonniste digne des séries américaines, enfin des pages inoubliables qui ont littéralement transfiguré une cathédrale gothique… Ce que Jules Michelet – que nous connaissons déjà comme ami de Flaubert – exprime excellement dans la préface de son “Histoire du Moyen Âge” :
« Comment
conter
nos
belles
églises
au
XIII°
siècle
?
Je
voulais
du
moins
parler
de
Notre‐Dame
de
Paris,
mais
 quelqu’un
a
marqué
ce
monument
d’une
telle
griffe
de
lion,
que
personne
désormais
ne
se
hasardera
d’y
 toucher.
C’est
sa
chose
désormais,
c’est
son
fief,
c’est
le
majorat68

de
Quasimodo.
Il
a
bâti,
à
côté
de
la
vieille
 cathédrale,
une
cathédrale
de
poésie,
aussi
ferme
que
les
fondements
de
l’autre,
aussi
haute
que
ses
tours.
Si
 je
regardais
cette
église,
ce
serait
comme
livre
d’histoire,
comme
le
grand
registre
des
destinées
de
la
 monarchie.
»
Et il ne faut pas se laisser tromper par l’apparente bénignité de cette dernière phrase. Ce roman n’est pas seulement un conte, un édifice poétique, comme il est dit dans la phrase précédente ; il est aussi, en effet, une exploration des courants profonds de l’histoire. Il propose à ses lecteurs qui viennent de vivre ou d’hériter la grande Révolution, un retour en arrière en 1482, l’année de l’achèvement du règne de Louis XI (le roi qui est précisément en train de tomber malade au moment où se situe l’action, mourra l’année suivante), année qui est aussi celle où la monarchie absolue est constituée. Du reste le titre initial que l’auteur avait choisi pour son roman était “Notre-Dame de Paris : 1482”.
Mais le plus étonnant, peut-être, dans ce gros volume, c’est l’invention d’un système narratif original, précisément voué à transmettre des savoirs incidents et à favoriser la réflexion. C’est ainsi que Victor Hugo en écrivain engagé qu’il est – et contrairement à Flaubert qui grave ses mots dans le marbre – s’adresse exclusivement à ses contemporains. Et l’on voit ici comment le retour sur 1482 ouvre la réflexion sur 1789, tellement nécessaire alors qu’une deuxième révolution, celle de 1830, secoue Paris, au moment même où il compose fiévreusement ce roman.
Cela ne signifie évidemment pas qu’il l’improvise. Il a lu tout ce qui pouvait l’être sur la France du XV° siècle en général et Paris en particulier ; il a minutieusement exploité toutes les sources possibles ; enfin il a étayé la trame de son récit le plus possible sur des personnes réelles, le tout restitué dans le français d’alors puisé aux meilleures sources. Tout cela constitue en somme la toile de fond sur laquelle va se déployer le drame immémorial de l’amour, racinien cette fois : aimer et ne pas être aimé en retour, être aimé et ne pas aimer qui vous aime, le tout porté par les figures inoubliables d’Esmeralda, de Quasimodo, de Frollo et de quelques autres.
Cerise sur le gâteau : il est plus vraisemblable que cet improbable roman a fécondé la pensée de deux grands esprits du siècle à venir.
Entrons dans le détail
a) Un système narratif d’une extrême liberté
La narratologie, partie de l’analyse littéraire consacrée à l’étude des différentes modalités formelles du récit, peut tenir le roman hugolien en général et “Notre‐Dame
de
Paris” en particulier, pour un cas d’école. On y passe incessament de la narration en première personne à la narration en troisième personne, de la focalisation interne à la focalisation externe, du narrateur à l’auteur. Quelques aperçus éclairants :
Le trait le plus original de Victor Hugo romancier, celui qui commande les autres et celui qu’on retrouvera dans les deux grands romans à venir, c’est de s’adresser directement à ses contemporains, dans le face à face d’un présent indépassable. L’enfant du siècle, en prenant de la bouteille, est devenu son témoin, et c’est le caractère décidément exceptionnel de l’époque qui commande cette position. C’est elle aussi qui signale la vocation pédagogique ; c’est elle enfin qui transmet régulièrement le relai du narrateur à l’auteur. Quelques exemples :

– le plus parlant c’est celui de l’incipit : “Il
y
a
aujourd’hui
trois
cent
quarante‐huit
ans
six
mois
et
dix‐ neuf
jours
que
les
parisiens
s’éveillèrent
au
bruit
de
toutes
les
cloches
sonnant
à
grande
volée
dans
la
triple
 enceinte
de
la
Cité,
de
l’Université
et
de
la
Ville.”
Comme la date de cet événement suit immédiatement – “le 6 janvier 1482”, les exégètes en ont déduit que l’auteur écrit ceci le 25 juillet 1830. Et ceci induit aussitôt pour le lecteur de cet “aujourd’hui” intemporel mais qui, malgré tout, a dérivé sur le long fleuve du temps, un double niveau de lecture :
1° celui des contemporains immédiats de l’auteur
2° celui que cette dérive du temps lui ouvre parallèlement
– intéressante aussi l’interpellation qui suit l’évocation de l’incendie à venir du Palais de justice, encore en bon état au moment où le récit prend place : “Il
est
certain
que,
si
Ravaillac
n’avait
point
assassiné
Henri
IV,
il
 n’y
aurait
point
eu
de
pièces
du
procès
de
Ravaillac
déposées
au
greffe
du
Palais
de
Justice
;
point
de
 complices
intéressés
à
faire
disparaître
lesdites
pièces
;
partant,
point
d’incendiaires
obligés,
faute
de
meilleur
 moyen,
à
brûler
le
greffe
pour
brûler
les
pièces,
et
à
brûler
le
Palais
de
Justice
pour
brûler
le
greffe
;
par
 conséquent
enfin,
point
d’incendie
de
1618.
Le
vieux
Palais
serait
encore
debout
avec
sa
vieille
grand’salle
;
je
 pourrais
dire
au
lecteur
:
Allez
la
voir
;
et
nous
serions
ainsi
dispensés
tous
deux,
moi
d’en
faire,
lui
d’en
lire
 une
description
telle
quelle.”
En foi de quoi le lecteur peut commencer à se poser des questions sur les commanditaires possibles de l’assassinat du “bon roi”, à commencer par Marie de Médicis qui vient d’être sacré reine, à la grande satisfaction du parti catholique ultra.
Et notre auteur, comme à l’ordinaire plein d’ironie, d’ajouter : “Ce
qui
prouve
cette
vérité
neuve
:
que
les
grands
 événements
ont
des
suites
incalculables”
Ce dispositif inédit engendre avec le lecteur une sorte de familiarité qui va permettre d’assurer de façon fluide le passage incessant du récit proprement dit à ce qui mérite la pause de la réflexion et inversement. C’est ainsi que cet auteur juge souvent utile de rappeler où en était resté l’épisode précédent. Quelques exemples :
– Toujours au début du roman : “Revenons
à
la
véritable
grand’salle
du
véritable
vieux
palais”
– Un peu plus loin : “Nos
lecteurs
ont
pu
observer
qu’il
avait
déjà
dû
s’écouler
un
certain
temps”
– Ou encore, page 105 de l’édition de poche, : “Le
lecteur
n’a
peut‐être
pas
oublié
l’effronté
mendiant
qui
était
venu
se
cramponner,
dès
le
commencement
du
prologue,
aux
franges
de
l’estrade
cardinale.” On relèvera au passage, dans ce récit, le savant mélange du fond (le
l’effronté
mendiant,

l’estrade
cardinale
) et de la forme (le
lecteur,
le
commencement
du
prologue). Du coup “le prologue” ici mentionné pourrait aussi bien être celui du roman de Victor Hugo que celui du mystère de Pierre Gringoire. Nous verrons que ce n’est pas par hasard.
– Dernier exemple de cette “piqûre de rappel” : “Cette
procession
que
nos
lecteurs
ont
vu
partir
du
 Palais,
s’est
organisée
chemin
faisant”. On relèvera ici ces deux temporalités mêlées : celle des personnages et celle du couple auteur / lecteur qui s’évade dans les digressions. C’est précisément ce mélange qui fait de ce roman, longtemps avant que la technique n’en mette les outils à disposition, un reportage ; et un reportage au Moyen-Âge puisque vient s’y ajouter le voyage de quatre siècles qui fait du lecteur le contemporain du Paris médiéval et de ce qui y a lieu.
L’auteur est encore discrètement présent au lecteur par de brèves locutions comportant de façon formelle le pronom de la première personne du singulier, du style “je
ne
sais
où”, “si
j’ai
bonne
mémoire”, et c…
Autre effet de ce plain-pied entre le bas Moyen-Âge et l’époque des “Trois glorieuses69 ” : Victor Hugo multiplie comme à plaisir les anachronismes. Celui-ci, par exemple, qui anticipe de deux siècles sur Galilée : “Maître
Andry,
repris
Jehan,
toujours
pendu
à
son
chapiteau,
tais‐toi,
ou
je
te
tombe
sur
la
tête
!
Maître
Andry
leva
les
yeux,
parut
mesurer
un
instant
la
hauteur
du
pilier,
multiplia
mentalement
cette
 pesanteur
par
le
carré
de
la
vitesse,
et
se
tut.”
Ou cet autre qui restitue, à propos de Quasimodo, une des expressions familières de Napoléon :
“ cet
espèce
de
cyclope
parut
sur
le
seuil
de
la
chapelle,
immobile,
trapu,
et
presque
aussi
large
que
 haut,
carré
par
la
base,
comme
dit
un
grand
homme”.
A l’occasion il prend aussi l’empan des quatre siècles qui séparent son lecteur de l’époque où l’action se déroule. Par exemple Gringoire a été subjugué par la danse et les tours d’Esmeralda. Puis elle passe parmi les badauds pour ramasser quelques sous. A son grand regret, Gringoire trouve sa poche vide ; citation “S’il
avait
eu
le

Pérou
dans
sa
poche,
certainement,
il
l’eût
donné
à
la
danseuse
;
mais
Gringoire
n’avait
pas
le
Pérou
et
 d’ailleurs
l’Amérique
n’était
pas
encore
découverte.” Le plus étonnant dans cette libre stratégie narrative, c’est qu’il se pourrait bien que Victor Hugo parvienne mieux à ses fins – nous plonger dans le Moyen-Âge et nous y faire partager la vie des Parisiens d’alors – qu’il ne l’aurait fait en employant majoritairement la focalisation externe, id est celle d’un narrateur discret et impavide, presque toujours extérieur à l’histoire, comme c’est le cas dans la plupart des romans.
En fait, en dépit d’une apparente désinvolture, il n’y a rien, dans l’écriture hugoliennne, qui ne soit mûrement réfléchi. Ces anachronismes participent, avec d’autres dispositifs de la composition, au projet général de faire retrouver au lecteur, avec ces Parisiens médiévaux, une humanité commune. Témoin cette confidence que le même Maître Andry, libraire de l’Université – autrement dit bibliothécaire – fait au pelletier70 du Roi :
“‐
Je
vous
le
dis,
monsieur,
c’est
la
fin
du
monde.
On
n’a
jamais
vu
pareils
débordements
de
l’écolerie.
 Ce
sont
les
maudites
inventions
du
siècle
qui
perdent
tout.
Les
artilleries,
les
serpentines,
les
bombardes,
et
 surtout
l’impression,
cette
autre
peste
d’Allemagne.
Plus
de
manuscrits,
plus
de
livres
!
L’impression
tue
la
 librairie.
C’est
la
fin
du
monde
qui
vient.”
Et, là encore, le lecteur – contemporain ou “post contemporain” – aura tôt fait de se dire que la jeunesse remuante a toujours inquiété les autorités et que toute époque, qu’on la prenne par l’une ou l’autre de ses inventions, est toujours pour quelques uns, la fin d’un monde qu’ils supposaient intangible.
Et puis Victor Hugo, toujours sur le mode anachronique, n’hésite pas à faire partager ses enthousiasmes esthétiques. Par exemple à propos du dramaturge Pierre Gringoire – selon toute vraisemblance son alter ego dans le roman – qui est parvenu à calmer la foule et décrétant le début de la représentation malgré l’absence de la délé gation officielle :
“Cependant
le
personnage
inconnu
qui
avait
si
magiquement
changé
la
tempête
en
bonace,
comme
dit
 notre
vieux
et
cher
Corneille71
,
était
modestement
rentré
dans
la
pénombre
de
son
pilier”. Corneille, qui ne naîtra qu’en 1606, n’est évidemment ce “vieux Corneille” que pour le lecteur de 1831 ou le lecteur ultérieur.
Et c’est justement derrière ce pilier qu’est attestée la parenté entre l’auteur et ce personnage particulier qu’est Gringoire ; citation : “et
là,
il
écoutait,
il
regardait,
il
savourait.
Les
bienveillants
applaudissements
qui
 avaient
accueilli
le
début
de
son
prologue
retentissaient
encore
dans
ses
entrailles,
et
il
était
complètement
 absorbé
dans
cette
espèce
de
contemplation
extatique
avec
laquelle
un
auteur
voit
ses
idées
tomber
une
à
une
 de
la
bouche
de
l’acteur
dans
le
silence
d’un
vaste
auditoire.”
Aucun doute possible : c’est du vécu. Il faut donc s’attendre à ce que les autres personnages s’abreuvent eux aussi à la réalité de la matière humaine saisie dans sa singularité. A cet égard Pierre Gringoire n’est pas le seul qui tienne de Victor Hugo et nous verrons qu’il y a probablement aussi beaucoup de lui en Claude Frollo… Ceci dit il a bien existé un Pierre Gringoire dramaturge à cette époque, quoique né en 1475. Il n’aurait donc eu que 7 ans l’année où se situe l’action… Mais dans le roman il est entièrement nourri de sa parenté de vocation avec l’auteur. C’est ainsi que la représentation de son “mystère” ayant essuyé une suite de déboires du début à la fin, il rentre mélancoliquement chez lui – logement pour lequel il a six mois de loyer de retard… Citation : “Cette
nuit
tombée
 lui
plut
;
il
lui
tardait
d’aborder
quelque
ruelle
obscure
et
déserte
pour
y
méditer
à
son
aise
et
pour
que
le
 philosophe
posât
le
premier
appareil
sur
la
blessure
du
poète.”
Ajoutons encore sur ce chapitre que le Gringoire historique – Pierre Gringoire72 précisément, écrivain et directeur de troupe – qui avait composé pièces de théâtre et recueils de poèmes, se signalait à l’attention par sa dévotion à la personne royale et son antipapisme. Il n’est pas douteux que Victor Hugo s’est immédiatement senti en sympathie avec cet homme-là, d’autant plus qu’il faisait montre d’une extrême liberté, aussi bien en matière de versification que dans le contenu. Enfin Gingoire animait, sous le titre de “Mère sotte”, le groupe des “enfants- sans-souci”, jeunes gens qui donnaient des représentations de soties73 sur la place publique. Comment ne pas penser alors que les “jeunes France” en étaient les descendants en ligne directe ?
Autre subtilité hugolienne à ce propos : il use de la désignation “Gringoire” quand il est question du personnage et de “Pierre Gringoire” quand il est historien.
Les personnages, généralement composites, puisent ainsi toujours leur substance dans une authentique humanité, comme si Victor Hugo était au fond persuadé qu’un alliage constitué de bons éléments ne pouvait produire qu’un composé aux vertus nouvelles. Et il faut convenir que cette alchimie romanesque parviendra au grand oeuvre dans les inoubliables personnages des Misérables .

Ce qui fait contrepoids à ce parti pris de l’anachronisme, outre la scrupuleuse exactitude des événements rapportés et la restitution des moeurs et des lieux de l’époque, c’est le lexique. La plupart du temps les termes et tournures médiévales sont suffisamment disséminés dans la trame du récit pour que le sens en soit immédiatement intelligible au lecteur. Mais il arrive aussi que ce lecteur soit littéralement plongé, comme en terre étrangère, dans l’univers médiéval et que ce qu’on nomme “l’effet de réel” atteigne alors son comble. De là l’effet irrésistible de ce roman qui fait du lecteur le spectateur d’un “reportage au Moyen-Âge”. Un exemple : la procession du “duc d’Égypte”, autrement dit du chef des bohémiens et, par là, de toute la confrérie des voleurs et vagabonds. Citation : “Ainsi
défilaient
quatre
par
quatre,
avec
les
divers
insignes
de
leurs
grades
dans
cette
étrange
faculté,
la
 plupart
éclopés,
ceux‐ci
boiteux,
ceux‐là
manchots,
les
courtauds
de
boutanche,
les
coquillarts,
les
hubins,
les
 sabouleux,
les
calots,
les
francs‐mitoux,
les
polissons,
les
piètres,
les
capons,
les
malingreux,
les
rifodés,
les
 marcandiers,
les
narquois,
les
orphelins,
les
archisuppôts,
les
cagoux
;
dénombrement
à
fatiguer
Homère.” Il est vrai qu’il puise ici abondamment à l’une de ses sources, Sauval74,, mais il se garde bien de donner le sens de ces termes d’argot.
Faisons-le, pourtant, afin de restituer toute sa profondeur à cette perspective médiévale. Courtaud de boutanche : qui ne chôme que l’hiver ; coquillart : portant la coquille-saint-jacques des pélerins de Compostelle ; hubin : porteur de la rage que Saint Hubert était censé guérir ; sabouleux ; épileptique ; calots : atteint par la teigne ; franc-mitou : mendiant qui feignait d’être malade ou infirme ; polisson ; sans chemise, de là le sens dérivé d’impudique ; piètre : marchant avec une béquille ; capon : selon Sauval “compère aux jeux”, par où il faut probablement entendre complice des bateleurs qui cherchent à tromper le bourgeois dans des tours d’escamotage destinées à lui soutirer quelques sous ; malingreux : présentant un oedème ou des ulcères ; rifodé : qui se prétend victime d’un incendie et mendie en famille ; marcandier : mendiant prétendant être un ancien marchant victime de voleurs ; narquois : faux soldat prétendument victime de guerre ; orphelin : jeune mendiant officiant en groupe ; archisuppôt : chef des truands ; cagou : porteur de la lèpre.
Cependant cette véritable ethnographie médiévale ne contrarie en rien la stratégie narrative. D’un bout à l’autre du roman, les coups de théâtre et les renversements de situation se succèdent, réveillant toujours à propos l’intérêt du lecteur. C’est Claude Frollo qui arrache des mains de Quasimodo sa crosse de pape des fous ; c’est Quasimodo qui enlève Esmeralda du gibet pour la mettre en sûreté dans la cathédrale ; c’est Paquette qui, par la magie du petit chausson, découvre que la bohémienne honnie est en fait Agnès, la petite fille adorée qui lui fut enlevée 15 ans plus tôt. Mais dans ce dernier cas, tout a été savamment agencé pour que le lecteur bout littéralement d’impatience, d’une ligne à l’autre, d’apprendre qu’enfin cette mère a reconnu sa fille. Le coup de théâtre vient après : Esmeralda, enfin sauvée, commence à respirer un peu plus librement dans l’obscurité du Trou à rat où sa mère – enfin retrouvée – l’a dissimulée, quand elle entend la voix de Phoebus, l’homme dont elle est amoureuse… “Aaargh….” se dit alors le lecteur
qui aurait tant aimé que ça se termine bien.
La plupart des romanciers sont des musiciens : violon de Faubert, tantôt tendre et langoureux, tantôt enfiévré ; contrebasse d’Albert Cohen, presque toujours grave mais aussi capable de pizzicati ; flute ensoleillée de Julien Gracq ; harpe immémoriale de Marguerite Yourcenar… Mais Victor Hugo est un chef d’orchestre, capable d’appeler librement à chaque instant de sa composition, celui de ses instruments littéraires qui épousera le mieux son propos du moment.
Quant à l’écriture, il faudrait encore parler de ses traits d’humour, de ses bonheurs d’expression, de ses formules à l’emporte pièce…
Mais la racine profonde de son éloquence, c’est sa force de conviction ; autrement dit c’est ce qu’il a à dire qui lui inspire les moyens de le faire
Et comme il est décidément un écrivain “à propos”, qu’il trempe habituellement sa plume dans l’encrier comme on sort son épée du fourreau, il est temps de nous demander ce qu’il se proposait de faire avec ce roman-là.
b) Une humanité diverse, composite et dynamique
Quant au fond, trois thématiques, fortement intriquées entre elles, méritent de retenir l’attention. Comme elles sont récurrentes tout au long du roman et de l’oeuvre, nous les rapporteront à l’auteur.

1° Victor Hugo historien et théoricien de l’histoire.
– Ce roman qui, comme on l’a vu, aurait pu tout aussi bien s’intituler “1482” fait pendant au dernier qu’il ait écrit : “Quatre vingt treize”, comme deux colonnes d’un temple constitué de l’effort constant de saisir et d’élucider ce qui engendre les mouvements de fond des convulsions historiques. Deux datations ponctuelles notables, par conséquent qui nous paraissent signifier, comme indiqué plus haut, le commencement et le terme de la monarchie absolue en France. Il ne s’agit cependant pas d’en rester à l’événementiel mais, tout au contraire, de saisir les forces agissantes qui induiront au cours du temps les transformations profondes du corps social.
A cet égard on trouve dans “ Notre-Dame de Paris ” certaines des prémices de la Révolution française. Il ne distingue pas encore conceptuellement “la foule” et “le peuple” – ou “le populaire”, comme il l’écrit parfois ici ; il le fera 2 ans plus tard dans
“ Marie Tudor ” ; mais dans les métaphores qu’il utilise pour restituer la foule, qu’il désigne par ce mot ou un autre, elle apparaît comme force aveugle dépourvue de conscience, éventuellement dévastatrice et donc, elle aussi, monstrueuse ;
– C’est le réseau fluvial débouchant sur l’océan, par exemple “La
place
du
Palais,
encombrée
de
peuple,
 offrait
aux
curieux
des
fenêtres
l’aspect
d’une
mer,
dans
laquelle,
cinq
ou
six
rues,
comme
autant
 d’embouchures
de
fleuves,
dégorgeaient
à
chaque
instant
de
nouveaux
flots
de
têtes.”
– C’est un alliage qui fait corps immédiatement : “Hommes,
femmes,
bêtes,
âge,
sexe,
santé,
maladie,
 tout
semblait
être
en
commun
parmi
ce
peuple
;
tout
allait
ensemble,
mêlé,
confondu,
superposé
;
chacun
y
 participait
de
tout.”
Mais c’est pourtant dans ce roman qu’émerge la distinction conceptuelle que nous avons évoquée plus haut ; du reste le manuscrit en témoigne puisqu’à deux reprises au moins le mot “foule” est rayé et remplacé par le mot “peuple”.
Or il se trouve que c’est dans ce roman que le peuple – par opposition à la foule qui demeure une entité aveugle et inconsciente – émerge comme acteur social et historique. Citation :
“Le
peuple,
au
moyen‐âge
surtout,
est
dans
la
société
ce
qu’est
l’enfant
dans
la
famille.
Tant
qu’il
reste
 dans
cet
état
d’ignorance
première
et
de
minorité
morale
et
intellectuelle,
on
peut
dire
de
lui
comme
de
 l’enfant
:
Cet
âge
est
sans
pitié.”
Comme Victor Hugo déclarera plus tard que la foule souvent trahit le peuple, tout laisse à penser que c’est quand il écrit “ Notre-Dame de Paris ” qu’il a, d’une part, l’intuition de cette distinction essentielle, d’autre part l’idée que c’est à cette époque que le peuple se constitue historiquement.
Il ne s’agit évidemment pas ici de se lancer dans un exposé théorique gratuit. De toute façon, quelqu’audacieuses que soient ses théories, Victor Hugo les enracine systématiquement dans les faits. Son propos est de faire ressentir au lecteur contemporain comment cette société corsettée du bas Moyen-Âge porte pourtant en elle les prémices des bouleversements sociaux que ce lecteur est encore en train de vivre quand il ouvre ce livre. Ce sont deux figures emblématiques qu’il charge essentiellement de cette fonction dans son récit : le cardinal et le marchand.
– Le premier est l’icône du clergé ; il a partie liée avec la noblesse dont il partage les privilèges et le style de vie. Quelques traits de plume en dresse habilement le portrait : “Du
reste,
c’était
un
bon
homme.
Il
menait
joyeuse
vie
de
cardinal,
s’égayait
volontiers
avec
du
cru
royal
de
 75
,
ne
haïssait
pas
Richarde
la
Garmoise
et
Thomasse
la
Saillarde,
faisait
l’aumône
aux
jolies
filles
plutôt
 qu’aux
vieilles
femmes,
et
pour
toutes
ces
raisons
était
fort
agréable
au
populaire
de
Paris.
Il
ne
marchait
 qu’entouré
d’une
petite
cour
d’évêques
et
d’abbés
de
hautes
lignées,
galants,
grivois
et
faisant
ripaille
au
 besoin
;
et
plus
d’une
fois
les
braves
dévotes
de
Saint‐Germain
d’Auxerre,
en
passant
le
soir
sous
les
fenêtres
 illuminées
du
logis
de
Bourbon,
avaient
été
scandalisées
d’entendre
les
mêmes
voix
qui
leur
avaient
chanté
 vêpres
dans
la
journée,
psalmodier
au
bruit
des
verres
le
proverbe
bachique
de
Benoît
XII,
ce
pape
qui
avait
 ajouté
une
troisième
couronne
à
la
tiare
:
‐
Bibamus
papaliter
76 .”
– Le second, c’est Maître Jacques Coppenole, chaussetier faisant partie de la délégation flamande. Il incarne la bourgeoisie laborieuse mais rejetée par la noblesse. Ce personnage est au coeur des deux scènes constitutives de ce qu’on pourrait nommer “genèse du Tiers-État”. La première est celle de son rejet dans le peuple ; citation :

“Son
bicoquet
de
feutre
et
sa
veste
de
cuir
faisaient
tache
au
milieu
du
velours
et
de
la
soie
qui
l’entouraient.
 Présumant
que
c’était
quelque
palefrenier
fourvoyé,
l’huissier
l’arrêta.
—
Hé,
l’ami
!
on
ne
passe
pas.
L’homme
à
veste
de
cuir
le
repoussa
de
l’épaule.
 —
Que
me
veut
ce
drôle
?
dit‐il
avec
un
éclat
de
voix
qui
rendit
la
salle
entière
attentive
à
cet
étrange
 colloque.
Tu
ne
vois
pas
que
j’en
suis
?
—
Votre
nom
?
demanda
l’huissier.
—
Jacques
Coppenole.
—
Vos
qualités
?
—
Chaussetier,
à
l’enseigne
des
Trois
Chaînettes,
à
Gand.
 L’huissier
recula.
Annoncer
des
échevins
et
des
bourgmestres,
passe
;
mais
un
chaussetier,
c’était
dur.
Le
 cardinal
était
sur
les
épines.
Tout
le
peuple
écoutait
et
regardait.
Voilà
deux
jours
que
son
éminence
 s’évertuait
à
lécher
ces
ours
flamands
pour
les
rendre
un
peu
plus
présentables
en
public,
et
l’incartade
était
 rude.
Cependant
Guillaume
Rym,
avec
son
fin
sourire,
s’approcha
de
l’huissier.
 —
Annoncez
maître
Jacques
Coppenole,
clerc
des
échevins
de
la
ville
de
Gand,
lui
souffla‐t‐il
très
bas.
 —
Huissier,
reprit
le
cardinal
à
haute
voix,
annoncez
maître
Jacques
Coppenole,
clerc
des
échevins
de
 l’illustre
ville
de
Gand.
 Ce
fut
une
faute.
Guillaume
Rym
tout
seul
eût
escamoté
la
difficulté
;
mais
Coppenole
avait
entendu
le
 cardinal.
 —
Non,
croix‐Dieu
!
s’écria‐t‐il
avec
sa
voix
de
tonnerre.
Jacques
Coppenole,
chaussetier.
Entends‐tu,
 l’huissier
?
Rien
de
plus,
rien
de
moins.
Croix‐Dieu
!
chaussetier,
c’est
assez
beau.
Monsieur
l’archiduc
a
plus
 d’une
fois
cherché
son
gant
dans
mes
chausses.”
Et quand Maître Jacques est enfin admis sur l’estrade où sont les personnages importants – au seul titre de son appartenance à la délégation flamande – il éveille une seconde fois la sympathie du peuple ; citation :
“Or,
le
hasard
voulut
que
le
maître
chaussetier
de
Gand,
avec
qui
le
peuple
sympathisait
déjà
si
 vivement
et
sur
qui
tous
les
yeux
étaient
fixés,
vînt
précisément
s’asseoir
au
premier
rang
de
l’estrade
au‐ dessus
du
mendiant
;
et
l’on
ne
fut
pas
médiocrement
étonné
de
voir
l’ambassadeur
flamand,
inspection
faite
 du
drôle
placé
sous
ses
yeux,
frapper
amicalement
sur
cette
épaule
couverte
de
haillons.
Le
mendiant
se
 retourna
;
il
y
eut
surprise,
reconnaissance,
épanouissement
des
deux
visages,
etc.
;
puis,
sans
se
soucier
le
 moins
du
monde
des
spectateurs,
le
chaussetier
et
le
malingreux
se
mirent
à
causer
à
voix
basse,
en
se
tenant
 les
mains
dans
les
mains,
tandis
que
les
guenilles
de
Clopin
Trouillefou
étalées
sur
le
drap
d’or
de
l’estrade
 faisaient
l’effet
d’une
chenille
sur
une
orange.”
Et l’auteur souligne bien le sens de ces scènes, au cas où un lecteur inattentif les aurait laissé passer sans retenir leur dimension prémonitoire ; citation encore :
“Ajoutons
que
Coppenole
était
du
peuple,
et
que
ce
public
qui
l’entourait
était
du
peuple.
Aussi
la
 communication
entre
eux
et
lui
avait
été
prompte,
électrique,
et
pour
ainsi
dire
de
plain‐pied.
L’altière
 algarade
du
chaussetier
flamand,
en
humiliant
les
gens
de
cour,
avait
remué
dans
toutes
les
âmes
plébéiennes
 je
ne
sais
quel
sentiment
de
dignité
encore
vague
et
indistinct
au
quinzième
siècle.
C’était
un
égal
que
ce
 chaussetier,
qui
venait
de
tenir
tête
à
monsieur
le
cardinal
!
réflexion
bien
douce
à
de
pauvres
diables
qui
 étaient
habitués
à
respect
et
obéissance
envers
les
valets
des
sergents
du
bailli
de
l’abbé
de
Sainte‐Geneviève,
 caudataire
du
cardinal.”
Dans cette société de castes, que nous retrouverons en partie dans les mêmes lieux en 179377, mais cette fois complètement éclatée, deux autres figures complètent le dispositif :
– celle du mendiant que nous venons d’apercevoir et qui incarne le peuple misérable au sens hugolien du terme. Qu’on se souvienne de tous les artifices mis en oeuvre par ceux qui n’ont ni pain, ni toit, pour survivre à titre de mendiants, en faisant fonds sur l’obligation alors incontournable de “charité chrétienne” ; on saisira alors à nouveau cette continuité entre la détresse du dénuement et le vol qui a jeté Claude Gueux en prison. D’ailleurs ici Clopin Trouillefou, le mendiant, est aussi le chef des truands de la cour des miracles. En fait il y en avait plusieurs dans le Paris médiéval ; c’était, comme on dit aujourd’hui, des “zones
de
non
droit” où se retrouvaient le soir tous ceux qui vivaient de la mendicité ; et le miracle quotidien, c’est que les affreuses infirmités qui leur avaient valu quelques pièces dans le courant de la journée, disparaissaient dès la nuit tombée. Ceci dit, ce n’est pas forcément “l’Ananké des choses” qui l’emporte en la matière ; c’est ainsi que Fantine, pour payer les Thénardier qui, soi

disant, se sont chargés d’élever Cosette, et sont de plus en plus exigeants, elle devient ouvrière puis, une fois renvoyée, vend ses dents et ses cheveux.
– celle de l’intellectuel. Gringoire incarne cette figure du philosophe qui pressent l’égalité essentielle de tous les hommes, quelle que soit leur origine sociale. C’est lui qui – conscient de l’impatience de la foule qui attend la représentation de son mystère de puis des heures – décrète contre les usages,puisque ni le Cardinal, ni la délégation flamande ne sont encore arrivés, que cette représentation peut commencer. D’ailleurs, revenant cette fois sur la figure historique de Pierre Gringoire, il y rencontre incontestablement un précurseurs des grands esprits du XVIII° siècle dans les oeuvres desquelles les chefs révolutionnaires puiseront l’essentiel de leur inspiration. Citation : “ Race
précieuse
et
jamais
interrompue
de
philosophes
auxquels
la
sagesse,
comme
une
autre
Ariane,
semble
 avoir
donné
une
pelote
de
fil
qu’ils
s’en
vont
dévidant
depuis
le
commencement
du
monde
à
travers
le
 labyrinthe
des
choses
humaines.
On
les
retrouve
dans
tous
les
temps,
toujours
les
mêmes,
c’est‐à‐dire
 toujours
selon
tous
les
temps.
Et
sans
compter
notre
Pierre
Gringoire,
qui
les
représenterait
au
quinzième
 siècle
si
nous
parvenions
à
lui
rendre
l’illustration
qu’il
mérite.
”
Au bout du compte, ce récit monumental pourrait bien être, en arrière-fond de l’intrigue, une génétique des classes sociales qui entreront en conflit lors de la Révolution ; double enfance, donc, celle de la monarchie absolue, celle du peuple, où il s’agit peut-être de saisir les dynamiques souterraines de la transformation sociale.
Le soin que Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, a pris à faire descendre Hugo de son piédestal en 1885, et les critiques sulfureuses que les communistes radicaux lui prodiguent encore, tout cela circonscrit un débat de fond sur le progrès de l’humanité : lutte des classes et dictature du prolétariat d’un côté ou bien, de l’autre, droits respectfs des uns et des autres ?
La persistance de la “nomenklatura” soviétique et le libéralisme effréné qui a fini par triompher en Chine, tout cela paraît orienter la boussole vers des solutions plutôt “hugoliennes” de la question sociale, et d’autant plus que le triomphe du capitalisme ne fait pas moins de ravages ; voir comment la richesse permet de s’acheter la présidence des États-Unis et de transformer, en quelques semaines, la nation qui s’est vantée longtemps d’être la plus grande démocratie du monde, en dictature.
Ceci dit Victor Hugo ne se fait aucune illusion sur la réalité de ce que Marx nommera bientôt “ l’antagonisme
de
classes ”. C’est ainsi que dans “ L’homme qui rit ” il fera dire à son héros, Gwynplaine, “ c’est
 de
l’enfer
des
pauvres
qu’est
fait
le
paradis
des
riches.”
Et pourtant il s’agit, là aussi, de penser la complexité, en l’occurence celle du corps social. Dans L’Événement, journal quotidien qu’il fonde en 1848 avec avec ses fils et ses amis, on trouve cette assertion, dans le numéro du 9 septembre 48 : “Les
caprices
du
riche
sont
les
meilleurs
revenus
du
pauvre.”
Le premier numéro avait annoncé à titre de préambule, les principes rédactionnels du nouveau journal ; les voici :
• « parler au riche des droits du pauvre, au pauvre des droits du riche, à chacun de ses devoirs » ;
• « donner tout ce que nous avons de lumière » ;
• « chercher des solutions aux difficultés sociales » ;
• « voir comment on pourrait équilibrer les forces de la société ».
Cette position conciliatrice – et réconciliatrice – s’enracine profondément dans la vie antérieure de Victor Hugo, comme nous l’avons vu en détaillant longuement son enfance et sa jeunesse ; mais elle s’autorise, au début de sa maturité, d’une figure tutélaire qui va lui ouvrir la voie, à la fois des recherches historiques et de la carrière politique : Mirabeau. En 1834 il publie “Littérature et philosophie mêlées ” qui est un recueil de toutes ses notes et réflexions préparatoires depuis 1819. Le dernier chapitre est une longue étude, sobrement intitulée “Sur Mirabeau”, qui atteste de ce que, dès cette époque, il a commencé à se plonger dans le détail de la Révolution française. Cette recherche spécifique se poursuivra jusqu’en 1874 – soit pendant quarante ans encore – et aboutira à la publication de “ Quatre-vingt treize ”.
(Ouvrons ici une parenthèse : quand on dit, comme c’est mon cas, “Victor Hugo, historien”, il ne faut pas réduire cette désignation à une métaphore. J’ai la certitude qu’il y a, dans ces compilations méthodiques conduites pendant plusieurs décennies, des informations issues de sources aujourd’hui disparues – notamment des lettres qu’il mentionne – qui raviraient les historiens de métier, si toutefois ils consentaient à ne pas disqualifier a priori le romancier, particulièrement quand il est de cette trempe.)

Pour en revenir à Mirabeau, il est certain que Victor Hugo a renoncé à ses illusions sur le personnage. Mais ce qu’il en restitue dans cet écrit, cette volonté permanente de conciliation, cette accointance naturelle avec le peuple, ce talent d’orateur insurpassable… tout cela a été et il lui en conserve le crédit. Voilà pourquoi, contrairement à certains, il rejette l’idée que Mirabeau ait été un traitre au Tiers État – dont il était l’élu, la noblesse l’ayant d’abord récusé. Sur le fond, même si Victor Hugo n’entre pas dans les détails, il est possible que Mirabeau ait traité avec la reine, moins sans doute par royalisme que parce qu’il en recevait de généreuses rétributions… Mais au bout du compte, c’est quand même lui qui a tenu la barre des deux premières années de la Révolution, évitant à la fois le Charybde des Révolutionnaires radicaux et le Scylla des royalistes ultra. Enfin il est indubitable qu’il demeure un idéal pour ce jeune écrivain qui prend la peine de reconstituer sa vie. Quelques passages significatifs donneront la mesure de cette admiration :
– Mirabeau l’orateur, justement, en dépit de sa grande laideur et de sa voix âpre et tonnante, comme il sera dit plus loin ; citation : “ Certes,
il
n’était
pas
orateur
à
la
manière
dont
ces
gens
l’entendaient
;
il
était
orateur
 selon
lui,
selon
sa
nature,
selon
son
organisation,
selon
son
âme,
selon
sa
vie.
Il
était
orateur
parce
qu’il
était
 haï,
comme
Cicéron
parce
qu’il
était
aimé.
Il
était
orateur
parce
qu’il
était
laid,
comme
Hortensius
parce
qu’il
 était
beau.
Il
était
orateur
parce
qu’il
avait
souffert,
parce
qu’il
avait
failli,
parce
qu’il
avait
été,
bien
jeune
 encore
et
dans
l’âge
où
s’épanouissent
toutes
les
ouvertures
du
cœur,
repoussé,
moqué,
humilié,
méprisé,
 diffamé,
chassé,
spolié,
interdit,
exilé,
emprisonné,
condamné
;
parce
que,
comme
le
peuple
de
1789
dont
il
 était
le
plus
complet
symbole,
il
avait
été
tenu
en
minorité
et
en
tutelle
beaucoup
au
delà
de
l’âge
de
raison
;
 parce
que
la
paternité
avait
été
dure
pour
lui
comme
la
royauté
pour
le
peuple
;
parce
que,
comme
le
peuple,
il
 avait
été
mal
élevé
;
parce
que,
comme
au
peuple,
une
mauvaise
éducation
lui
avait
fait
croître
un
vice
sur
la
 racine
de
chaque
vertu.
Il
était
orateur,
parce
que,
grâce
aux
larges
issues
ouvertes
par
les
ébranlements
de
 1789,
il
avait
enfin
pu
extravaser
dans
la
société
tous
ses
bouillonnements
intérieurs
si
longtemps
comprimés
 dans
la
famille
;
parce
que,
brusque,
inégal,
violent,
vicieux,
cynique,
sublime,
diffus,
incohérent,
plus
rempli
 d’instincts
encore
que
de
pensées,
les
pieds
souillés,
la
tête
rayonnante,
il
était
en
tout
semblable
aux
années
 ardentes
dans
lesquelles
il
a
resplendi,
et
dont
chaque
jour
passait
marqué
au
front
par
sa
parole.
Enfin
à
ces
 hommes
imbéciles
qui
comprenaient
assez
peu
leur
temps
pour
lui
adresser,
à
travers
mille
objections,
 d’ailleurs
souvent
ingénieuses,
cette
question
:
s’il
se
croyait
sérieusement
orateur
?
il
aurait
pu
répondre
d’un
 seul
mot
:
Demandez
à
la
monarchie
qui
finit,
demandez
à
la
révolution
qui
commence
!
”
Subsidiairement, ce dont ce passage se fait l’écho et qui est développé de part et d’autre, c’est l’idée de ce qu’on pourrait nommer “l’homme de la situation” et, subséquemment, l’idée qu’une situation exceptionnelle appelle à elle des hommes atypiques qui, en d’autres circonstances, seraient restés dans l’ombre ou, pire, auraient été mis au ban de la société. C’est cette découverte que fait Victor Hugo à mesure qu’il étudie la Révolution qui le conduira plus tard – et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes – à l’idée d’un plan divin proposé à l’humanité. C’est ainsi qu’il écrit, à propos de Mirabeau : “ La
providence
ne
crée
pas
des
hommes
pareils
quand
ils
sont
inutiles.”
On relèvera encore qu’il fait déjà tellement corps avec celui qui est à la fois son sujet et son personnage, qu’il prend la parole à sa suite, qu’il prolonge ses diatribes et – pourquoi pas ? – qu’il se prépare à monter sur ses pas à la tribune.
Autre aperçu : Mirabeau est littéralement haï par ses collègues de l’Assemblée et par la presse ; mais il est aimé du peuple ; citation : “ Ainsi,
jusqu’au
1er
avril
1791,
Mirabeau
est
un
gueux,
un
extravagant,
un
scélérat,
un
 assassin,
un
fou,
un
orateur
du
second
ordre,
un
homme
médiocre,
un
homme
mort,
un
homme
enterré,
un
 monstrueux
bavard,
hué,
sifflé,
conspué
plus
encore
qu’applaudi
;
Lambesc
propose
pour
lui
les
galères.
 Marat
la
potence.
Il
meurt
le
2
avril.
Le
3,
on
invente
pour
lui
le
Panthéon.
 Grands
hommes
!
voulez‐vous
avoir
raison
demain,
mourez
aujourd’hui.
III
Le
peuple,
cependant,
qui
a
un
sens
particulier
et
le
rayon
visuel
toujours
singulièrement
droit,
qui
n’est
pas
 haineux
parce
qu’il
est
fort,
qui
n’est
pas
envieux
parce
qu’il
est
grand,
le
peuple,
qui
connaît
les
hommes,
 tout
enfant
qu’il
est,
le
peuple
était
pour
Mirabeau.
Mirabeau
était
selon
le
peuple
de
89,
et
le
peuple
de
89
 était
selon
Mirabeau.
Il
n’est
pas
de
plus
beaux
spectacles
pour
le
penseur
que
ces
embrassements
étroits
du
 génie
et
de
la
foule.
 L’influence
de
Mirabeau
était
niée
et
était
immense.
C’était
toujours
lui,
après
tout,
qui
avait
raison
;
mais
il
 n’avait
raison
sur
l’assemblée
que
par
le
peuple,
et
il
gouvernait
les
chaises
curules78

par
les
tribunes.
Ce
que

Mirabeau
avait
dit
en
mots
précis,
la
foule
le
redisait
en
applaudissements
;
et,
sous
la
dictée
de
ces
 applaudissements,
bien
à
contre‐cœur
souvent,
la
législature
écrivait.”
Il y a enfin cette lucidité essentielle qui, comme l’exprime si joliment Victor Hugo, permet à Mirabeau de, citation, “ séparer
la
paille
que
la
république
devait
consumer,
du
grain
que
la
révolution
devait
féconder
”
Si l’on en croit l’auteur, Mirabeau aura été au fond, durant les deux années de son mandat, l’interprète de la volonté populaire, l’homme grâce à l’intelligence duquel les aspirations légitimes du peuple ont trouvé à s’inscrire dans les tables de la loi. Et enfin celui qui tenait Robespierre en respect. C’est aussi que Mirabeau est l’un des rédacteurs du préambule de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ; et il faut croire que, comme son jeune disciple post mortem, il prend cela à la lettre et au sérieux. Voilà pourquoi, ainsi que l’écrit Victor Hugo dans cette étude, “ Mirabeau
expiré,
la
monarchie
était
perdue
;
si
Mirabeau
avait
vécu,
Louis
XVI
 ne
serait
pas
mort
;
et
le
2
avril
1791
a
engendré
le
21
janvier
1793. ” Autrement dit, par métonymie79 , la mort de l’un a entraîné la mort de l’autre.
Dernier point : il n’est pas impossible que le sentiment que Victor Hugo a d’être, d’une manière ou d’une autre, le fils de Victor de Lahorie, ait joué un rôle dans le choix de l’option conciliatrice. Et puis, contrairement aux zélés disciples de Marx, il a compris très tôt d’une part que c’est la diversité sociale qui permet à une nation de mettre en place les régulations les plus efficaces, par exemple quand il déclare : “
2 – Victor Hugo psychanalyste
C’est le personnage de Claude Frollo, l’archidiacre de Notre-Dame, qui donne la mesure de sa pénétration en matière mentale. Comme souvent, en feuilletonniste qu’il est, l’auteur commence par nous présenter le personnage en situation – la foule contemple la danse d’Esmeralda – mais sans le nommer.
Citation : “ Parmi
les
mille
visages
que
cette
lueur
teignait
d’écarlate,
il
y
en
avait
un
qui
semblait
plus
 encore
que
tous
les
autres
absorbé
dans
la
contemplation
de
la
danseuse.
C’était
une
figure
d’homme,
 austère,
calme
et
sombre.
Cet
homme,
dont
le
costume
était
caché
par
la
foule
qui
l’entourait,
ne
paraissait
 pas
avoir
plus
de
trente‐cinq
ans;
cependant
il
était
chauve;
à
peine
avait‐il
aux
tempes
quelques
touffes
de
 cheveux
rares
et
déjà
gris;
son
front
large
et
haut
commençait
à
se
creuser
de
rides;
mais
dans
ses
yeux
 enfoncés
éclatait
une
jeunesse
extraordinaire,
une
vie
ardente,
une
passion
profonde.
Il
les
tenait
sans
cesse
 attachés
sur
la
bohémienne,
et
tandis
que
la
folle
jeune
fille
de
seize
ans
dansait
et
voltigeait
au
plaisir
de
 tous,
sa
rêverie,
à
lui,
semblait
devenir
de
plus
en
plus
sombre.
De
temps
en
temps
un
sourire
et
un
soupir
se
 rencontraient
sur
ses
lèvres,
mais
le
sourire
était
plus
douloureux
que
le
soupir.” (…)
Et, tant qu’il y est, il pose un peu plus loin le premier jalon de ce qui deviendra le drame de Notre-Dame de Paris. Esmeralda, ayant fini de danser, a appelé auprès d’elle sa chèvre savante et a commencé avec Djali les tours qu’elle a mis au point. Et puis, après qu’elle ait demandé l’heure au charmant animal… Citation :
“Djali
frappa
sept
coups.
Au
même
moment
l’horloge
de
la
Maison‐aux‐Piliers
sonna
sept
heures.
 Le
peuple
était
émerveillé.
‐
Il
y
a
de
la
sorcellerie
là‐dessous,
dit
une
voix
sinistre
dans
la
foule.
C’était
celle
de
l’homme
chauve
qui
ne
 quittait
pas
la
bohémienne
des
yeux.”
Tâchons maintenant, afin de comprendre de quelle extraordinaire pénétration d’esprit Victor Hugo fait preuve en l’occurence, de recomposer le portrait psychologique de ce personnage. Est-ce que, en bonne logique chrétienne – puisqu’après tout il est l’archidiacre de Notre-Dame – il aurait laissé pénétrer le diable dans son âme ? Ceci expliquerait qu’il prépare l’assassinat de Phoébus et tente effectivement de le tuer au poignard, puis qu’il ourdit un complot afin qu’Esmeralda, sortie de la cathédrale et, par conséquent, privée du droit d’asile, soit livrée à la potence.
Nullement ; c’est même le contraire. Il a été un jeune homme débordant de charité chrétienne, un travailleur acharné. Quand la peste fauche ses parents, c’est lui qui prend en charge son petit frère Jehan ; quand il trouve, sur les marches de la cathédrale un bébé diforme, il l’adopte. Ceci explique aussi le respect et la dévotion que Quasimodo éprouve d’abord pour son père adoptif. C’est encore lui qui plus tard vient en aide à Gringoire et qui, comme celui-ci le raconte, en fait un lettré.
Ce qui fait basculer cette grande âme dans l’abjection et le crime, c’est un dieu d’un autre panthéon : Éros. La belle Esmeralda réveille le désir dans cet être exemplaire et celui-ci affronte aussitôt le devoir d’abstinence imposé au clergé.

Ensuite de quoi, en termes psychanalytiques, la pulsion issue du “ça” fait exploser le sur-moi hérité de l’enfance, levant en particulier le refoulement qui, jusque là, maintenait la sexualité dans l’inconscient, depuis le début de la période de latence, en faisant en particulier le moteur de la sublimation, ce qui avait pour effet de déplacer la libido sur des buts socialement valorisés. Cette séquence est caractéristique de la crise d’adolescence et elle conduit normalement à un remaniement du sur-moi qui fait place à la sexualité.
Impossibilité d’un tel remaniement pour Claude Frollo puisque, lors de son ordination, il a fait voeu de chasteté. C’est ce qui rend compte de ce que, toujours en termes analytiques, cette auto agressivité caractéristique de la situation névrotique – c’est à dire de conflit entre ces deux instances, le ça et le sur-moi entre le désirs et les interdits ou interdictions – soit transmuée, quand elle devient trop douloureuse, en agressivité tournée vers l’extérieur par le mécanisme de la projection, et le conduise aux deux crimes précédenment cités.
Comment, à partir de là, élucider la question passionnante des rapports de Freud et de Victor Hugo ? Le jeune Sigmund souhaite compléter auprès de Charcot qui officie à la Salpétrière, ses études de médecine ; il arrive à Paris à l’automne 1885. Comme on sait,
« Victor Hugo vient de mourir » en mai de cette année-là. Alors dans la capitale, dans la ville qu’il a aimée entre toutes et qui vient de le célébrer de façon si glorieuse – comme jamais elle ne l’accorda à aucun monarque – on ne parle que de lui. Et ce jeune Autrichien est intrigué ; il interroge et se saisit d’un sésame tendu au hasard : « Notre- Dame de Paris ».
Lecture capitale si l’on veut comprendre Paris, ainsi qu’il l’écrit à Martha, sa fiancée ; citation : “Pour
 l’instant,
une
seule
chose,
la
ville
et
les
gens
me
sont
inquiétants.
Les
gens
me
paraissent
être
d’une
tout
autre
 nature
que
moi,
je
les
crois
tous
possédés
par
mille
démons,
et
je
les
entends
crier,
au
lieu
de
«
Monsieur
»
et
 «
Voilà
l’Echo
de
Paris
»,
«
A
la
lanterne
»
et
«
A
bas
un
tel
et
un
tel
».
Je
crois
qu’ils
n’ont
ni
honte
ni
effroi,
ils
 se
pressent
tout
autant
–
femmes
et
hommes
–
autour
de
toutes
les
nudités
comme
autour
des
cadavres
à
la
 morgue
et
des
horribles
affiches
qui
annoncent
dans
les
rues
un
nouveau
roman
paraissant
dans
tel
ou
tel
 journal,
en
donnant
un
échantillon
de
son
contenu.
C’est
le
peuple
des
épidémies
psychiques,
des
convulsions
 historiques
de
masse,
et
cela
n’a
pas
changé
depuis
Notre
Dame
de
Victor
Hugo.
Il
faut
que
tu
lises
ce
roman
 pour
comprendre
Paris,
bien
que
tout
y
soit
invention,
car
tout
y
a
tout
de
même
le
plus
haut
degré
de
 vraisemblance.
Mais
ne
le
fais
pas
avant
d’être
d’humeur
tout
à
fait
tranquillisée
et
à
Paris.”
Freud a donc découvert, dans le roman de Victor Hugo, les sources de la rudesse du peuple révolutionnaire ; mais aussi, ce qu’il ne confie pas à Martha, les reliquats de la malédiction qui frappe en terre chrétienne tout ce qui est d’ordre sexuel. Evidemment dans sa jeunesse il a fréquenté des chrétiens en Autriche, et sans doute connaît-il sur ce sujet leur discrétion. Mais quelqu’un comme Charcot, neurologue de renommée internationale, spécialiste de l’hystérie – entre autres pathologies – partage cette même pruderie y compris face aux jeunes médecins qui viennent fidèlement suivre son cours du mardi. Cependant Freud, qui s’est proposé pour être son traducteur, a la chance d’assister à une de ses réceptions. Récit :
“Je
me
trouvais
tout
près
du
vénéré
maître
qui,
justement,
était
en
train
de
raconter
à
Brouardel
un
 fait,
sans
doute
très
intéressant,
de
sa
pratique.
Je
n’avais
pas
 bien
entendu
le
commencement,
mais
peu
à
peu
le
récit
m’avait
intéressé
au
point
que
j’étais
devenu
tout
 attention.
Il
s’agissait
d’un
jeune
couple
de
lointains
orientaux
:
la
femme
souffrait
gravement,
le
mari
était
 impuissant
ou
tout
à
fait
maladroit.
«Essayez
donc,
entendais‐je
Charcot
répéter,
je
vous
assure,
vous
y
 arriverez.
»
Brouardel,
qui
parlait
moins
haut,
dut
exprimer
son
étonnement
que
des
symptômes
comme
ceux
 de
la
femme
en
question
pussent
se
produire
dans
des
circonstances
pareilles.
En
effet,
Charcot
lui
répliqua
 avec
beaucoup
de
vivacité
:
«
Mais,
dans
des
cas
pareils,
c’est
toujours
la
chose
génitale,
toujours…
toujours…
 toujours.
»
Et
ce
disant
il
croisa
les
bras
sur
sa
poitrine
et
se
mit
à
sautiller
avec
sa
vivacité
habituelle.
Je
me
 rappelle
être
resté
stupéfait
pendant
quelques
instants
et,
revenu
à
moi,
m’être
posé
la
 question
:
«
Puisqu’il
le
sait,
pourquoi
ne
le
dit‐il
jamais? »”80
Freud repartira à Vienne dès le mois de février 1886. Mais dans le temps même où il commence à concevoir l’étiologie sexuelle de l’hystérie – ce qu’apparemment les Grecs avaient compris de longue date puisque l’étymologie du mot est “ustéron”, l’utérus – il lit “Notre-Dame de Paris” et il découvre, à partir de la trajectoire de Claude Frollo, comment le refoulé peut faire retour de façon dévastatrice. Ce ne sont donc pas seulement les

émeutes médiévales qui sont vraisemblables mais aussi ce qu’il désignera plus tard comme l’économie psychique, la topique, l’investissement libidinal. J’ai la conviction que Victor Hugo le véridique a aussi été l’inspirateur de Freud.
L’abstinence sexuelle, Victor Hugo en a fait l’expérience quand, étant jeune, il avait décidé – tout comme Adèle Foucher, sa fiancée bien aimée – d’arriver vierge au mariage. Et sans doute a-t-il alors découvert que c’est le travail continu qui permet de se libérer l’esprit de ce désir obsédant ; autrement dit il sait aussi ce que c’est que la sublimation. Et, pour ce qui est du désir qui rend fou, et du mécanisme de projection qui permet de se libérer périodiquement, sous forme d’agressivité, de la dissension intérieure engendrée par la frustration, Eugène qu’il a eu sous les yeux pendant plusieurs années, lui en a révélé tous les aspects.
Quelques aperçus de l’évolution psychologique de Claude Frollo : les premières fissures apparaissent à propos de l’inconduite de Jehan. Son frère aîné a voulu lui faire suivre le même cursus que lui mais c’est un échec. Celui-ci pourrait avoir été induit par le fait que l’écolier impeccable qu’avait été Claude, ayant désormais épuisé toutes les ressources de la science disponible, s’est mis à la recherche alchimique. Gauchissement identique dans son attitude à l’égard de Quasimodo. Celui-ci, injustement condamné, est exposé au pilori. Claude qui a sans doute voulu l’assister, approche sur une mule, réveillant l’espoir du pauvre diable… mais tourne bride au dernier moment. Et l’on comprend alors que, dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la déception qui commande le retrait. Sa patiente sollicitude à l’égard de ses deux enfants adoptifs lui paraît si mal récompensée qu’il paraît faire le choix de les abandonner à leur sort.
C’est au moment où il ne reste plus dans sa vie austère que le désir d’accomplir préalablement “l’oeuvre au noir 81 ”, que paraît Esmeralda. Citation :
“ Tous
les
jours,
une
heure
avant
le
coucher
du
soleil,
l’archidiacre
montait
l’escalier
de
la
tour,
et
 s’enfermait
dans
cette
cellule,
où
il
passait
quelquefois
des
nuits
entières.
Ce
jour‐là,
au
moment
où,
parvenu
 devant
la
porte
basse
du
réduit,
il
mettait
dans
la
serrure
la
petite
clef
compliquée
qu’il
portait
toujours
sur
 lui
dans
l’escarcelle
pendue
à
son
côté,
un
bruit
de
tambourin
et
de
castagnettes
était
arrivé
à
son
oreille.

 Ce
bruit
venait
de
la
place
du
Parvis.
La
cellule,
nous
l’avons
déjà
dit,
n’avait
qu’une
lucarne
donnant
sur
la
 croupe
de
l’église.
Claude
Frollo
avait
repris
précipitamment
la
clef,
et
un
instant
après
il
était
sur
le
sommet
 de
la
tour,
dans
l’attitude
sombre
et
recueillie
où
les
damoiselles
l’avaient
aperçu.
 Il
était
là,
grave,
immobile,
absorbé
dans
un
regard
et
dans
une
pensée.
Tout
Paris
était
sous
ses
pieds,
avec
 les
mille
flèches
de
ses
édifices
et
son
circulaire
horizon
de
molles
collines,
avec
son
fleuve
qui
serpente
sous
 ses
ponts
et
son
peuple
qui
ondule
dans
ses
rues,
avec
le
nuage
de
ses
fumées,
avec
la
chaîne
montueuse
de
 ses
toits
qui
presse
Notre‐Dame
de
ses
mailles
redoublées.
Mais
dans
toute
cette
ville,
l’archidiacre
ne
 regardait
qu’un
point
du
pavé
:
la
place
du
Parvis
;
dans
toute
cette
foule,
qu’une
figure
:
la
bohémienne.
 Il
eût
été
difficile
de
dire
de
quelle
nature
était
ce
regard,
et
d’où
venait
la
flamme
qui
en
jaillissait.
C’était
un
 regard
fixe,
et
pourtant
plein
de
trouble
et
de
tumulte.
Et
à
l’immobilité
profonde
de
tout
son
corps,
à
peine
 agité
par
intervalles
d’un
frisson
machinal,
comme
un
arbre
au
vent,
à
la
roideur
de
ses
coudes
plus
marbre
 que
la
rampe
où
ils
s’appuyaient,
à
voir
le
sourire
pétrifié
qui
contractait
son
visage,
on
eût
dit
qu’il
n’y
avait
 plus
dans
Claude
Frollo
que
les
yeux
de
vivant.”
Et cette focalisation exclusive du désir est d’emblée désir de possession exclusive, si bien qu’elle rencontre aussitôt la jalousie. Citation : “ La
foule
fourmillait
autour
d’elle
;
de
temps
en
temps,
un
homme
accoutré
d’une
 casaque
jaune
et
rouge
faisait
faire
le
cercle,
puis
revenait
s’asseoir
sur
une
chaise
à
quelques
pas
de
la
 danseuse,
et
prenait
la
tête
de
la
chèvre
sur
ses
genoux.
Cet
homme
semblait
être
le
compagnon
de
la
 bohémienne.
Claude
Frollo,
du
point
élevé
où
il
était
placé,
ne
pouvait
distinguer
ses
traits.
 Du
moment
où
l’archidiacre
eut
aperçu
cet
inconnu,
son
attention
sembla
se
partager
entre
la
danseuse
et
 lui,
et
son
visage
devint
de
plus
en
plus
sombre.
Tout
à
coup
il
se
redressa,
et
un
tremblement
parcourut
tout
 son
corps
:
Qu’est‐ce
que
c’est
que
cet
homme
?
dit‐il
entre
ses
dents,
je
l’avais
toujours
vue
seule
!
”
Alors même les recherches alchimiques perdent leur attrait. Sous le regard de Johan venu mendier un écu à son frère, deux brèves notations attestent ce désinvestissement. Il a ouvert discrètement la porte de la céllule dédiée et il écoute attentivement Claude qui, afin de se concentrer plus sûrement, médite à voix haute. Citations :
– “Ce
maître
cependant,
penché
sur
un
vaste
manuscrit
orné
de
peintures
bizarres,
paraissait
 tourmenté
par
une
idée
qui
venait
sans
cesse
se
mêler
à
ses
méditations.”

– “Lisons
ce
qu’en
dit
Manou
:
«
Où
les
femmes
sont
honorées,
les
divinités
sont
réjouies
;
où
elles
sont
 méprisées,
il
est
inutile
de
prier
Dieu.
—
La
bouche
d’une
femme
est
constamment
pure
;
c’est
une
eau
 courante,
c’est
un
rayon
de
soleil.
—
Le
nom
d’une
femme
doit
être
agréable,
doux,
imaginaire
;
finir
par
des
 voyelles
longues,
et
ressembler
à
des
mots
de
bénédiction.
»
—…
Oui,
le
sage
a
raison
;
en
effet,
la
Maria,
la
 Sophia,
la
Esmeral…
—
Damnation
!
toujours
cette
pensée
!
Et
il
ferma
le
livre
avec
violence.
 Il
passa
la
main
sur
son
front,
comme
pour
chasser
l’idée
qui
l’obsédait.
Puis
il
prit
sur
la
table
un
clou
et
un
 petit
marteau
dont
le
manche
était
curieusement
peint
de
lettres
cabalistiques.
 —
Depuis
quelque
temps,
dit‐il
avec
un
sourire
amer,
j’échoue
dans
toutes
mes
expériences
!
L’idée
fixe
me
 possède,
et
me
flétrit
le
cerveau
comme
un
trèfle
de
feu.”
Et puis c’est enfin une double métaphore, celle du lac débordant et, tout à la fois, celle du volcan endormi, qui rend compte en même temps de la sublimation et du refoulement. Citation : “L’écolier
observait
son
frère
avec
 surprise.
Il
ne
savait
pas,
lui
qui
mettait
son
cœur
en
plein
air,
lui
qui
n’observait
de
loi
au
monde
que
la
 bonne
loi
de
nature,
lui
qui
laissait
s’écouler
ses
passions
par
ses
penchants,
et
chez
qui
le
lac
des
grandes
 émotions
était
toujours
à
sec,
tant
il
y
pratiquait
largement
chaque
matin
de
nouvelles
rigoles,
il
ne
savait
 pas
avec
quelle
furie
cette
mer
des
passions
humaines
fermente
et
bouillonne
lorsqu’on
lui
refuse
toute
issue,
 comme
elle
s’amasse,
comme
elle
s’enfle,
comme
elle
déborde,
comme
elle
creuse
le
cœur,
comme
elle
éclate
 en
sanglots
intérieurs
et
en
sourdes
convulsions,
jusqu’à
ce
qu’elle
ait
déchiré
ses
digues
et
crevé
son
lit.
 L’enveloppe
austère
et
glaciale
de
Claude
Frollo,
cette
froide
surface
de
vertu
escarpée
et
inaccessible,
avait
 toujours
trompé
Jehan.
Le
joyeux
écolier
n’avait
jamais
songé
à
ce
qu’il
y
a
de
lave
bouillante,
furieuse
et
 profonde
sous
le
front
de
neige
de
l’Etna.”
Pour en finir avec la question des rapports de Freud à Hugo, il faut mentionner une étude de Paul Vitz intitulée « L’inconscient chrétien de Freud » parue en 1988. Il y développe l’idée absurde que l’inconscient de Freud était chrétien, en particulier parce qu’il avait eu une nourrice catholique et autres conjectures de la même espèce. Idée absurde : aurait-on un inconscient chrétien que ce serait le meilleur moyen de n’en jamais rien saisir ! L’auteur aurait mieux fait de s’intéresser au séjour de Freud à Paris ; il aurait compris que ce que Paris offre à Freud, en plus du rôle décisif de la sexualité dans la structuration du psychisme (« Puisqu’il le sait, pourquoi ne le dit-il jamais ? »), c’est l’intelligence de l’inconscient chrétien. Et probablement par le truchement du personnage de Claude Frollo. C’est sans doute grâce à ce miroir grossissant qu’il va pouvoir esquisser sa topique et sa dynamique de l’appareil psychique. Et il est probable que c’est encore grâce à ce personnage qu’il concevra le pouvoir pathogène de la sublimation à outrance ou du refoulement systématique de toute manifestation sexuelle.
Autant dire que ce pouvoir hors du commun de mettre à nu les ressorts psychologiques de l’humaine psychée, n’est pas en reste pour les autres personnages. Mais c’est peut-être le cas de Quasimodo qui est le plus troublant. Et la première question qu’on rencontre sur ce terrain-là, c’est celle de ce souci – du sonneur de Notre-Dame à “l’homme qui rit” en passant par Triboulet, le bouffon du “Roi s’amuse”- des êtres mal faits, mal formés, que leur difformité paraît d’emblée exclure de la communauté humaine.
Sans doute y entre-t-il la sensibilité à la souffrance d’autrui, constante chez Victor Hugo, de la première à la dernière ligne de son oeuvre. Et sur la souffrance de ces êtres mis en marge par une société conformiste, il n’y a aucun doute. Du reste sa nature est toujours la même : c’est celle du déchirement entre l’aspiration à “en être” et la certitude intime de n’avoir jamais accès aux joies ordinaires communes. Ce déchirement est signifié pour chacun des trois personnages par une opposition intime entre ce qu’ils éprouvent et ce qu’ils suscitent :
– Triboulet, nain et difforme, a pour fonction de faire rire la cour. Nous y reviendrons.
– Gwynplaine, défiguré enfant par un coup de couteau qui singe un sourire, a, dès lors au contraire, toutes les raisons de pleurer…
– Quasimodo le monstrueux a renoncé très tôt à tenter de surmonter le mouvement d’horreur qu’il suscite généralement ; il se contente de ses cloches, de son père adoptif – auquel il obéit d’abord servilement – et des multiples recoins de sa cathédrale. Son élection comme “pape des fous” modifie imperceptiblement ce qu’il faut bien nommer son “économie pshychique” et, pour la première fois peut-être, lui procure quelque chose comme le goût du bonheur ; citation :

“Il
est
difficile
de
donner
une
idée
du
degré
d’épanouissement
orgueilleux
et
béat
où
le
triste
et
hideux
 visage
de
Quasimodo
était
parvenu
dans
le
trajet
du
Palais
à
la
Grève.
C’était
la
première
jouissance
d’amour‐ propre
qu’il
eût
jamais
éprouvée.
Il
n’avait
connu
jusque‐là
que
l’humiliation,
le
dédain
pour
sa
condition,
le
 dégoût
pour
sa
personne.
Aussi,
tout
sourd
qu’il
était,
savourait‐il
en
véritable
pape
les
acclamations
de
cette
 foule
qu’il
haïssait
pour
s’en
sentir
haï.
Que
son
peuple
fût
un
ramas
de
fous,
de
perclus,
de
voleurs,
de
 mendiants,
qu’importe
!
c’était
toujours
un
peuple,
et
lui
un
souverain.
Et
il
prenait
au
sérieux
tous
ces
 applaudissements
ironiques,
tous
ces
respects
dérisoires,
auxquels
nous
devons
dire
qu’il
se
mêlait
pourtant
 dans
la
foule
un
peu
de
crainte
fort
réelle.
Car
le
bossu
était
robuste
;
car
le
bancal
était
agile
;
car
le
sourd
 était
méchant
;
trois
qualités
qui
tempèrent
le
ridicule.”
On relèvera au passage la complexité et l’ambivalence qui caractérisent ce portrait psychologique. C’est le geste de compassion d’Esmeralda qui va plus tard illuminer cette âme en éveillant en elle ce qu’on pourrait nommer un amour de reconnaissance. C’est un miracle comparable que suscitera en Jean Valjean la rencontre de Monseigneur Myriel.
C’est l’occasion de revenir sur ce curieux nom de baptême ; ce nom lui vient d’être né le deuxième dimanche après Pâques mais il n’est pas celui d’un saint ; il résulte des deux premiers mots de la messe du jour : “ Quasi modo geniti infantes”, traduction : “Comme des enfants nouveau-nés”. On pourrait traduire littéralement par « À peu près de la même façon que… ».
Là encore Victor Hugo est le plus possible fidèle à ses sources. L’un des chroniqueurs qu’il a lus rapporte que ce 1° dimanche après Pâques – donc le dimanche de la quasi modo – en l’an 1578, naquirent deux monstres à Gentilly, dont un cochon borgne. C’est de cette lignée que sort le personnage, avec son groin et son œil fermé ; de là la valeur que prennent pour lui ces deux mots : il est « quasi modo » un être humain. Comme il n’y a pas de Saint Quasimodo, le fait que cet enfant difforme ait reçu un tel prénom paraît donc l’exclure a priori de la communauté chrétienne, voire humaine. Et le génie de Victor Hugo, c’est justement d’en faire, parmi les trois hommes séduits par Esmeralda, le seul qui soit capable d’un amour oblatif.
Mais il nous semble que ce souci de la souffrance d’autrui et cette propension à éclairer au plus profond les ressorts secrets de l’âme, sont soutendus par la quête du métaphysicien qu’est aussi Victor Hugo.
Son postulat philosophique en la matière, c’est le principe cartésien de “l’union substantielle de l’âme et du corps”. En voici un indice placé immédiatement après le passage précédent :
“ Du
reste,
que
le
nouveau
pape
des
fous
se
rendit
compte
à
lui‐même
des
sentiments
qu’il
éprouvait
et
 des
sentiments
qu’il
inspirait,
c’est
ce
que
nous
sommes
loin
de
croire.
L’esprit
qui
était
logé
dans
ce
corps
 manqué
avait
nécessairement
lui‐même
quelque
chose
d’incomplet
et
de
sourd.
Aussi
ce
qu’il
ressentait
en
ce
 moment
était‐il
pour
lui
absolument
vague,
indistinct
et
confus.
Seulement
la
joie
perçait,
l’orgueil
dominait.
 Autour
de
cette
sombre
et
malheureuse
figure,
il
y
avait
rayonnement. ”
Et nous retrouverons beaucoup plus tard – en 1880, pour être exacte – ce débat intime avec l’un des trois “grands cartésiens” : Spinoza82 .
3 – Victor Hugo ambassadeur plénipotentiaire
Il s’agit ici de concilier – et de réconcilier – non seulement les différentes composantes de la société française, mais aussi le peuple révolutionnaire – on dit que la composition de ce roman fut précipitée par “les Trois Glorieuses” de 1830 – avec tout son passé, et son passé le plus lointain.
Le trait le plus saillant de cette entreprise, c’est que l’auteur s’y entend admirablement à brouiller les cartes. Il s’agit formellement de dépasser les préjugés. C’est ainsi que l’archidiacre de Notre-Dame, qui, dans sa jeunesse s’est toujours efforcé d’atteindre à la perfection prescrite par l’idéal chrétien, est devenu au bout du compte, un abject personnage qui veut faire prévaloir son désir à tout prix, y compris par le mensonge et le crime. C’est l’orphelin difforme, au contraire, qui incarnera l’amour oblatif, sauvant d’abord la jeune fille secourable au péril de sa vie, tentant ensuite de lui offrir la visite de l’homme qu’elle aime, taisant le refus de celui-ci afin de ne pas la faire souffrir. Roman véridique aussi par le voile qu’il lève sur la nature des êtres. C’est encore la bohémienne haïe qui se révèle la fille bien aimée, c’est le jeune aristocrate chevaleresque qui n’est finalement qu’un arriviste soucieux de ses intérêts, c’est le “compère Tourangeau”, “gentihomme de province” qui s’avère le roi de France.

Et puis c’est tout ce peuple de Paris – frondeur, gouailleur, ayant son franc parler -qui, à quatre siècles d’écart, s’avère étrangement proche des Parisiens contemporains (ou post contemporains) et dans le charabia duquel le lecteur reconnaît à mesure la source de sa propre langue.
Ouvrons ici une parenthèse : il y a, chez Victor Hugo un sentiment quasi amoureux à l’égard de Paris. Ce premier roman de la maturité en porte déjà la marque ; ici il relève que “les
parisiens
ont
peu
de
rancune” : là “Un
quolibet
est
tout
de
suite
compris
à
Paris,
et
par
conséquent
toujours
applaudit” ; enfin, après avoir fait l’éloge des philosophes que nous avons vu plus haut, il ajoute : “
certainement
c’est
leur
esprit
qui
animait
le
 père
Du
Breul
lorsqu’il
écrivait
dans
le
seizième
ces
paroles
naïvement
sublimes,
dignes
de
tous
les
siècles
: « Ie
suis
parisien
de
nation
et
parrhisian
de
parler,
puisque
parrhisia
en
grec
signifie
liberté
de
parler
:
de
laquelle
i’ai
 vsé
mesme
enuers
messeigneurs
les
cardinaux,
oncle
et
frère
de
monseigneur
le
prince
de
Conty
:
toutes
fois
auec
 respect
de
leur
grandeur,
et
sans
offenser
personne
de
leur
suitte,
qui
est
beaucoup.
»”
Plus exactement « parrhèsia » vient du grec ancien (« parler de tout ») (de πan, « tout », et résis, « discours »). Initialement, le terme désigne la liberté de parole.
Ceci dit Victor Hugo invoque ici l’une des multiples étymologies fantaisistes relatives à « parisien ». En réalité le terme dérive de « Parisii », nom des membres de la tribu gauloise qui s’établit en ces lieux au 2° siècle avant l’ère commune.
Quant au jugement de Victor Hugo sur celui de Du Breul, il va de soi qu’il le qualifie de naïf quant à cette étymologie – justement – mais que s’il le trouve sublime, c’est qu’il partage avec lui le même enthousiasme pour Paris : ses habitants – qui s’enthousiasment et s’enfièvrent si aisément – ses monuments et ses vieilles rues pleines de charme…
Et c’est justement dans la défense de ce qu’on nomme aujourd’hui “patrimoine architectural” – et dont Victor Hugo a fortement contibué à forger le concept – que “ Notre-Dame de Paris ” offre son plus vibrant plaidoyer. Mais cette fois, il est totalement soustrait au récit et fait l’objet d’un livre spécifique, sorte de pièce rapportée, comportant deux chapitres intitulés respectivement “Notre-Dame” et “Paris à vol d’oiseau”.
Il ne faudrait pas croire qu’ici, il tire à la ligne ; il se pourrait même bien que ce livre, le plus court du volume, soit l’un des motifs majeurs de la composition du roman. En 1825 il a rédigé une “Note
sur
la
 destruction
des
monumen(t)s
en
France” qui sera publiée en 1829, pleine de fautes d’impression, dans la “Revue de Paris” ; elle est transcrite, ici ou là, toujours avec ses fautes ; et ce sont elles qui auraient contraint l’auteur à reprendre en 1832 ce qui, entre temps, est devenu un pamphlet incendiaire sous le titre de ; “Guerre aux démolisseurs”.
Hypothèse : très jeune Victor Hugo s’est ému de ce que la Révolution avait permis en matière de mainmise du particulier sur les monuments historiques. Un passage du pamphlet pourrait bien être la restitution des découvertes consternantes qu’il fit dans le Paris de sa prime jeunesse, sur les probables indications du père Larivière ou celles de Félix Biscarrat. Prosopopée83 du vandalisme :
“Quelquefois
il
se
fait
propriétaire,
et
il
change
la
tour
magnifique
de
Saint‐Jacques‐de‐la‐Boucherie
en
 fabrique
de
plomb
de
chasse,
impitoyablement
fermée
à
l’antiquaire
fureteur
;
et
il
fait
de
la
nef
de
Saint‐ Pierre‐aux‐Bœufs
un
magasin
de
futailles
vides,
de
l’Hôtel
de
Sens
une
écurie
à
rouliers,
de
la
Maison‐de‐la‐ Couronne‐d’or
une
draperie,
de
la
chapelle
de
Cluny
une
imprimerie.
Quelquefois
il
se
fait
peintre
en
 bâtimens
et
il
démolit
Saint‐Landry
pour
construire
sur
l’emplacement
de
cette
simple
et
belle
église
une
 grande
laide
maison
qui
ne
se
loue
pas.”
Et, puis au moment où il met en chantier le roman promis à Gosselin, il découvre à l’occasion de ses lectures préparatoires, les multiples détériorations qu’a subies la cathédrale depuis son édification. C’est alors probablement qu’il décide d’inclure dans le manuscrit le chapitre “ Notre-Dame ” ; l’autre chapitre, “ Paris à vol d’oiseau ”, qui permettra de composer le livre III, ne sera adressé à l’éditeur que 15 jours après la remise du manuscrit.
Enfin la brève préface qu’il ajoute à la première édition du roman marque le lien essentiel entre la sensibilité à l’oeuvre dans sa composition et l’urgence du nouveau combat ; c’est, comme toujours, l’alliage qui précipite l’écriture. Enfant visitant la cathédrale, il découvre un mot grec gravé sur une colonne ; ce mot est ANANKÉ, nécessité et fatalité à la fois. Les lettres, noircies par le temps, sont de style gothique.

1° moment : l’éveil de la sensibilité : “ Il
se
demanda,
il
chercha
à
deviner
quelle
pouvait
être
l’âme
en
peine
qui
 n’avait
pas
voulu
quitter
ce
monde
sans
laisser
ce
stigmate
de
crime
ou
de
malheur
au
front
de
la
vieille
 église.”
Et puis quelques années plus tard, il visite à nouveau la cathédrale ; le mot – dont il dira au terme de cette courte préface : “C’est
sur
ce
mot
qu’on
a
fait
ce
livre” – a disparu de la colonne où il pensait le retrouver.
2° moment : le sentiment de l’urgence :
“Depuis,
on
a
badigeonné
ou
gratté
(je
ne
sais
plus
lequel)
le
mur,
et
l’inscription
a
disparu.
Car
c’est
 ainsi
qu’on
agit
depuis
tantôt
deux
cents
ans
avec
les
merveilleuses
églises
du
moyen‐âge.
Les
mutilations
 leur
viennent
de
toutes
parts,
du
dedans
comme
du
dehors.
Le
prêtre
les
badigeonne,
l’architecte
les
gratte,
 puis
le
peuple
survient,
qui
les
démolit.
Ainsi,
hormis
le
fragile
souvenir
que
lui
consacre
ici
l’auteur
de
ce
livre,
il
ne
reste
plus
rien
aujourd’hui
 du
mot
mystérieux
gravé
dans
la
sombre
tour
de
Notre‐Dame,
rien
de
la
destinée
inconnue
qu’il
résumait
si
 mélancoliquement.
L’homme
qui
a
écrit
ce
mot
sur
ce
mur
s’est
effacé,
il
y
a
plusieurs
siècles,
du
milieu
des
 générations,
le
mot
s’est
à
son
tour
effacé
du
mur
de
l’église,
l’église
elle‐même
s’effacera
bientôt
peut‐être
de
 la
terre.”

Ananké intérieure84 et ananké des lois qui ont probablement entraîné cet homme d’autrefois dans un sombre destin, et ananké des choses qui a effacé la modeste trace de sa souffrance et qui, bientôt peut-être, abattra l’édifice autour duquel s’est joué son destin. Voilà donc l’alchimie, à n’en pas douter, d’où a surgi ce roman ; il porte trop sensiblement la marque de l’ouvrier pour qu’il y ait lieu d’en douter une seconde.
Quant au reste de ce combat pour la préservation des monuments historiques, il est sans doute soutenu par les multiples témoignages que Victor Hugo reçoit après la publication de “ Notre-Dame de Paris ”. C’est ce qui explique que “Guerre aux démolisseurs” ne suive que d’une année la date de publication du roman. Et dans ce brûlot publié par la “Revue des deux Mondes”, il réitère l’exigence formulée 7 ans plus tôt :
“ Quant
aux
particuliers,
quant
aux
propriétaires
qui
voudraient
s’entêter
à
démolir,
que
la
loi
le
leur
 défende
;
que
leur
propriété
soit
estimée,
payée
et
adjugée
à
l’état.
Qu’on
nous
permette
de
transcrire
ici
ce
 que
nous
avons
déjà
dit
à
ce
sujet
dans
notre
première
Note
sur
la
destruction
des
monumens
:
«
Il
faut
 arrêter
le
marteau
qui
mutile
la
face
du
pays.
Une
loi
suffirait.
Qu’on
la
fasse.
Quels
que
soient
les
droits
de
la
 propriété,
la
destruction
d’un
édifice
historique
et
monumental
ne
doit
pas
être
permise
à
ces
ignobles
 spéculateurs
que
leur
intérêt
aveugle
sur
leur
honneur
;
misérables
hommes,
et
si
imbécilles
qu’ils
ne
 comprennent
même
pas
qu’ils
sont
des
barbares
!
Il
y
a
deux
choses
dans
un
édifice
:
son
usage
et
sa
beauté.
 Son
usage
appartient
au
propriétaire,
sa
beauté
à
tout
le
monde,
à
vous,
à
moi,
à
nous
tous.
Donc,
le
détruire
 c’est
dépasser
son
droit.
 ”
Certes Lois-Philippe a créé dès 1830 un poste d’Inspecteur des Monuments historiques, que Prosper Mérimé d’ailleurs occupera en 1834. Cependant cette institution ne concerne que les biens qui sont restés la propriété de l’État et ça ne suffit pas à arrêter le vandalisme. C’est que, lors de la Révolution, ce vandalisme s’est trouvé être l’expression spontanée de l’exaspération du peuple contre la noblesse et le clergé ; mais c’est surtout que la Première République, qui avait confisqué un certain nombre de monuments, a renfloué sa trésorerie en les vendant à des particuliers. Et, comme on sait, la propriété ouvre au propriétaire le droit d’user et d’abuser. C’est précisément contre cela que s’insurge Victor Hugo. Mais ce n’est qu’à partir 1913 qu’un bien privé pourra être classé monument historique sans le consentement de son propriétaire et, par conséquent, abolira le droit d’abuser en la matière.
Ce ne sont pas ces difficultés qui arrêtent notre poète combattant, décidément très “Léopold” dans ses engagements. Heureusement il n’est pas le seul. En janvier 1835 François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, crée le “ Comité des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts considérés dans leurs rapports avec l’histoire générale de la France ” En sont membres, entre autres, Victor Hugo, Prosper Mérimé et Victor Cousin.
Victor Hugo y fait 22 interventions avant son départ pour l’exil, en particulier sur la restauration, le vandalisme, les architectes. C’est dire qu’ici aussi, il ne se contente pas d’écrire ; il s’efforce d’inscrire ses

convictions dans les faits. Il fait indubitablement partie de ces hommes qui, tout à la fois, veulent conserver les acquis majeurs de la Révolution et reconstruire la nation. Guizot est de ceux-là qui institua une école primaire par commune et une école normale par département, initiative par laquelle il dut s’attirer l’estime et la reconnaissance de Victor Hugo.
Ceci dit, les rapports entre les deux hommes vont connaître, dans les années qui suivent, des hauts et des bas. Il lui ne lui pardonne pas d’avoir contribué, sous la Restauration, au maintien du suffrage censitaire mais il le plaint de son exil consécutif à la Révolution de 48 et, comme nombre de ses concitoyens, souhaite le voir revenir aux affaires. Nous tâcherons de comprendre pourquoi quand nous aborderons la carrière politique de Victor Hugo.
Il faut enfin proclamer qu’il est devenu à l’occasion de ce roman l’incomparable raconteur d’histoires qui atteindra au génie 30 ans plus tard. En cela il fait en quelque sorte le lien entre ses lecteurs et les aspects déstabilisant de l’époque, leur ouvrant la voie de l’intelligence des événements. On parle des révolutions (1789, 1830, 48, 70) mais si elles sont si nombreuses dans ce siècle où il faut réinventer la France, c’est parce que les émeutes, généralement parisiennes évidemment, sont plus nombreuses encore : 1812, 31, 32, 34, 39, 47, 52, 55, 57… Quelles sont les tensions qui traversent la société française ? Quelle légitimité y a-t-il à posséder ? Quelle autre, à enfreindre la loi si le travail ne permet pas de vivre ? Il importe de porter la réflexion sur tout cela. Comment ? En remontant aux sources, en donnant à observer les événements historiques dans la quiétude solitaire de la lecture, en déployant à l’intention de ce lecteur la complexité des événements et de l’âme humaine. C’est ce que fait ce “reportage au Moyen Âge”.
Quelques exemples de ce qu’il donne à voir :
– des misérables contraints à la mutilation, simulée ou infligée aux enfants, pour survivre ;
– deux écclésiastiques, l’un de bonne foi (Frollo), l’autre de mauvaise (le cardinal de Bourbon), le plus
dangereux étant le premier ;
– une foule, aussi aveuglequ’une rivière en crue, qu’on manipule comme on veut pour la mettre au service
d’intérêts qui lui sont étrangers ;
– des croyances absurdes et meurtrières qui condamnent les innocents et laissent aller les coupables ; – des préjugés indéracinables qui portent en eux le malheur et l’injustice.
Tous les éléments du récit sont soigneusement agencés, dès sa mise en chantier, de façon à multiplier, tout au long, les coups de théâtre, les révélations et les objets de méditation. Comme Victor Hugo a aussi l’ambition d’instruire le lecteur – ce qui, comme on l’a vu, donne lieu à de longues digressions – et qu’il faut périodiquement lui rafraîchir la mémoire, à ce lecteur ; le tout prend donc assez vite des allures de feuilleton, avec rappel de l’épisode précédent.
Etude de cas : l’histoire de Paquette, dite soeur Gudule, après avoir été la
Chantefleurie. Ce personnage apparaît au livre VI du roman, murée dans une tourelle de la place de Grève. Très habilement l’auteur nous fait connaître son histoire – en focalisation interne – par l’intermédiaire de trois commères – dont l’une arrive de province et que les deux autres initient aux curiosités de la capitale.
C’est en croisant leurs regards que l’auteur va faire sortir la pénitente de l’ombre et lui conférer toute sa densité et son humanité, un peu comme dans la vision en relief. Pour les Parisiennes soeur Gudule est une de ces “folles de Dieu” parmi d’autres ; la provinciale, au contraire, reconnaît aussitôt Paquette en son histoire singulière et restitue la profondeur de son chagrin inconsolable de s’être fait voler par des bohémiens la petite fille qu’elle aimait plus que tout au monde et qui était, dans sa pauvre existence, l’unique source de joies. Mais dans cette histoire-là, le coup de génie c’est la transformation miraculeuse de la haine absolue en amour inconditionnel. Grâce au petit chausson de bébé, qu’elles ont conservé chacune, Esmeralda la bohémienne maudite redevient instantanément Agnès, son enfant bien-aimée.
Autre effet “3D” : la portée de la prière. Paquette est entrée en pénitence et en contrition pendant 15 ans, suppliant Dieu chaque jour de lui rendre sa fille. Mais quand elle la retrouve enfin, celle-ci lui est arrachée au bout de quelques heures pour être conduite au gibet. Le seul bénéfice apparent de la miséricorde divine, c’est qu’en voulant à tout prix tenter de sauver sa fille, elle est assomée à mort par un sergent de ville, ce qui lui évitera la souffrance intolérable d’assister à son exécution.
Et puis Victor Hugo demeure un militant abolitionniste. Et ici il combine admirablement ce “sens de l’histoire” – que nous avons vu s’esquisser plus haut – et l’impérieuse nécessité d’en finir avec cette barbarie ; citation :
“ C’est
une
idée
consolante,
disons‐le
en
passant,
de
songer
que
la
peine
de
mort,
qui,
il
y
a
trois
cents
 ans,
encombrait
encore
de
ses
roues
de
fer,
de
ses
gibets
de
pierre,
de
tout
son
attirail
de
supplices
permanent

et
scellé
dans
le
pavé,
la
Grève,
les
Halles,
la
place
Dauphine,
la
Croix‐du‐Trahoir,
le
Marché‐aux‐Pourceaux,
 ce
hideux
Montfaucon,
la
barrière
des
Sergents,
la
Place‐aux‐Chats,
la
Porte
Saint‐Denis,
Champeaux,
la
 Porte
Baudets,
la
Porte
Saint‐Jacques,
sans
compter
les
innombrables
échelles
des
prévôts,
de
l’évêque,
des
 chapitres,
des
abbés,
des
prieurs
ayant
justice;
sans
compter
les
noyades
juridiques
en
rivière
de
Seine;
il
est
 consolant
qu’aujourd’hui,
après
avoir
perdu
successivement
toutes
les
pièces
de
son
armure,
son
luxe
de
 supplices,
sa
pénalité
d’imagination
et
de
fantaisie,
sa
torture
à
laquelle
elle
refaisait
tous
les
cinq
ans
un
lit
 de
cuir
au
Grand‐Châtelet,
cette
vieille
suzeraine
de
la
société
féodale,
presque
mise
hors
de
nos
lois
et
de
nos
 villes,
traquée
de
code
en
code,
chassée
de
place
en
place,
n’ait
plus
dans
notre
immense
Paris
qu’un
coin
 déshonoré
de
la
Grève,
qu’une
misérable
guillotine,
furtive,
inquiète,
honteuse,
qui
semble
toujours
craindre
 d’être
prise
en
flagrant
délit,
tant
elle
disparaît
vite
après
avoir
fait
son
coup
! ”
On relèvera encore que le lecteur, rapidement subjugué par cette nouvelle évocation du Paris médiéval, est docilement conduit jusqu’à la métaphore filée qui termine ce passage et fait, en une demi phrase, le portrait d’une justice hors la loi. Tout ceci à mettre en rapport avec les exécutions honteuses de la barrière Saint-Jacques que Victor Hugo évoquera lors du procès de son fils Charles le 11 juin 1851.
Pour en revenir au roman, c’est naturellement l’exécution d’Esmeralda pour sorcellerie, alors que la jeune fille est l’innocence personnifiée, qui, dans la logique du récit, constituera le point d’orgue de cette plaidoirie.
D’ailleurs quand il décide de reformater son roman pour l’opéra en 1836, il intitule le livret “ La Esmeralda ”, tandis que deux ans plus tard, le premier traducteur anglais en fera “ The Hunchback of Notre- Dame ”, soit “ Le bossu de Notre-Dame ”. Pourquoi tenter d’en faire un opéra ? Il faut dire que ce travail monumental – c’est le cas de le dire – a été mal reçu. D’abord par la critique qui, à quelques exceptions près, trouve que l’oeuvre manque à la fois de légèreté et de spiritualité ; ensuite par la censure qui, lui emboîtant le pas, fera porter le roman à l’ “Index librorum prohibitorum” en 1834 pour irreligion et immoralité. Il faut dire qu’à son habitude, Victor Hugo a ajouté un chapitre à la nouvelle édition de 1832. Et celui-ci, intitulé “ Ceci tuera cela ”, n’est pas du tout du goût de la hiérarchie catholique. D’une part il y annonce que l’imprimerie prendra en charge la diffusion du savoir de façon beaucoup plus rapide et efficace que ne le faisait jusque là l’enseignement doctrinaire du clergé dans le cadre des édifices religieux – “Le livre tuera l’édifice”, ainsi que le dit Frollo -, d’autre part que ce nouveau support abolira à terme la foi naïve des peuples enfantins de l’époque médiévale. Et, là encore, sur le modèle des rédacteurs de la vieille Bible de son enfance, il n’a pas été seulement poète mais aussi prophète. Citons les deux théorèmes issus de ces prémisses qui lui ont valu les foudres du Vatican :
– 1 “L’architecture a été la grande écriture du genre humain”
– 2 “Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie”
Quant à la réception du livre, elle est contrastée. Sous des dehors patelins ses amis émettent des réserves, Sainte-Beuve et Lamartine en particulier. Qu’importe après tout ; le roman trouve des lecteurs, certains enthousiastes… et c’est pour ça qu’il avait été écrit. Et puis comme Victor Hugo, c’est à la fois une grande intelligence, une grande sensibilité et un grand courage, il se remet aussitôt au travail. Mais il se place, moins que jamais, dans la perspective de “l’art pour l’art” et, à partir de 1832, nombre de ses écrits s’inscrivent, d’une manière ou d’une autre, à un degré ou à un autre, dans une perspective qui paraît comme imposée par la politique. Ça ne signifie pas que sa vie s’y réduise.
VI Victor Hugo, la politique, la vie
1° Aimer
En fait, même s’il faut bel et bien évoquer une véritable carrière politique de Victor Hugo, brève mais intense, entre 1848 et 1851, même si par ailleurs il continuera ensuite d’être un militant et un écrivain engagé, les années de sa maturité, avant son départ pour l’exil, sont marquées par deux événements cruciaux sur le plan affectif :
– la rencontre avec Juliette Drouet en 1833, qui restera le grand amour de sa vie… pendant 50 ans.
– la mort de sa fille Léopoldine en 1843 dont il ne se remettra jamais tout à fait, seul événement, dans toute cette vie laborieuse, qui eut le pouvoir de suspendre durablement son activité littéraire. Par où l’on comprend que la descente effective dans l’arène politique fut aussi pour lui l’un des moyens – avec les différents comités dont il est alors membre – de tenir temporairement ce chagrin incommensurable à distance.

Il faut dire aussi qu’après la mort de Juliette, survenue en mai 1883, il cessa définitivement d’écrire, ne survivant plus, pendant un peu plus de deux ans, que des effets de sa notoriété. Avant de mourir pourtant, il laisse sur le papier une dernière sentence : “Aimer, c’est agir”. Par où il nous semble qu’on peut entendre que c’est dans l’amour que l’on peut trouver la force d’agir.
La rencontre du grand amour de sa vie est un éblouissement réciproque. Julienne Gauvain, pour l’état civil, a choisi “Juliette Drouet” comme nom de scène et c’est donc d’abord en tant que comédienne qu’elle fait la connaissance du prestigieux auteur de la pièce où elle se propose d’interpréter un rôle. En 1833 elle a postulé pour celui de la princesse Negroni dans le “Lucrèce Borgia” de Victor Hugo.
Pour autant qu’on le sache – puisque pas une fois Juliette n’est citée dans “Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie” – il l’invite au bal du Mardi Gras une semaine plus tard. Mais ils vont laisser les flons flons aux autres et passer ensemble ce qui deviendra “la nuit bénie”. Comme, pendant quarante ans, ils commémoreront cette divine rencontre dans leurs lettres quotidiennes, on peut commencer par tenter de saisir ce qui advint la fameuse nuit.
Lettre de Victor à Juliette portant la mention “Nuit du 17 au 18 février 1841”.
“T’en
souviens‐tu,
ma
bien‐aimée
?
Notre
première
nuit,
c’était
une
nuit
de
carnaval,
la
nuit
du
mardis‐gras
 de
1833.
On
donnait
je
ne
sais
dans
quel
théâtre
je
ne
sais
quel
bal
où
nous
devions
aller
tous
les
deux,
et
où
 nous
manquâmes
tous
les
deux.
(J’interromps
ce
que
j’écris
pour
prendre
un
baiser
sur
ta
belle
bouche,
et
puis
 je
continue.)
Rien,
‐
pas
même
la
mort,
j’en
suis
sûr,
‐
n’effacera
en
moi
ce
souvenir.
Toutes
les
heures
de
cette
 nuit‐là
traversent
ma
pensée
en
ce
moment
l’une
après
l’autre
comme
des
étoiles
qui
passent
devant
l’œil
de
 mon
âme.
Oui,
tu
devais
aller
au
bal,
et
tu
n’y
allas
pas,
et
tu
m’attendis,
pauvre
ange
que
tu
es
de
beauté
et
 d’amour.
Ta
petite
chambre
était
pleine
d’un
adorable
silence.
Au
dehors,
nous
entendions
Paris
rire
et
 chanter
et
les
masques
passer
avec
de
grands
cris.
Au
milieu
de
la
grande
fête
générale,
nous
avions
mis
à
 part
et
caché
dans
l’ombre
notre
douce
fête
à
nous.
Paris
avait
la
fausse
ivresse,
nous
avions
la
vraie.
 N’oublie
jamais,
mon
ange,
cette
heure
mystérieuse
qui
a
changé
ta
vie.
Cette
nuit
du
17
février
1833
a
été
un
 symbole
et
comme
une
figure
de
la
grande
et
solennelle
chose
qui
s’accomplissait
en
toi.
Cette
nuit‐là,
tu
as
 laissé
au
dehors,
loin
de
toi,
le
tumulte,
le
bruit,
les
faux
éblouissements,
la
foule,
pour
entrer
dans
le
mystère,
 dans
la
solitude
et
dans
l’amour.
 Cette
nuit‐là,
j’ai
passé
huit
heures
près
de
toi.
Chacune
de
ces
heures
a
déjà
engendré
une
année.
 Pendant
ces
huit
ans,
mon
cœur
a
été
plein
de
toi,
et
rien
ne
le
changera,
vois‐tu,
quand
même
chacune
de
ces
 années
engendrerait
un
siècle.”
Transport érotique divinement accordé, sans aucun doute. Dans une autre lettre, plus ancienne, Victor donne la mesure de cet éblouissement.
Cet amour exceptionnel, en ce qu’il réalise l’improbable alliage de la durée et de l’intensité, demande qu’on s’y arrête. Il est donné par tel auteur comme la réalisation la plus parfaite de la passion romantique. C’est vrai s’il faut entendre par là une passion amoureuse libérée des conventions sociales ; c’est faux s’il s’agit d’y voir le désespoir porté à l’acmée du sublime. Car il s’agit en vérité d’un amour heureux et c’est aussi parce qu’en effet, il y en a peu, qu’il faut l’examiner de près.
Sur le plan objectif Juliette est une sorte de Geisha. Elle n’est pas une comédienne exceptionnelle mais ce métier maudit qui lui vaudra, par l’effet d’une excommunication séculaire, d’être inhumée en dehors de l’Église, lui a donné la plus grande liberté. Elle a eu des amants et du dernier de ceux-ci, le sculpteur Pradier, une fille prénommée Claire.
Alors, comparée à l’épouse Adèle, avec laquelle les rapports ont été d’autant plus douloureux que celle-ci a constamment vécu dans la crainte d’une nouvelle grossesse, Juliette est sans doute pour Victor, Aphrodite en personne.
Mais c’est aussi que, subjectivement, sa personne entre en résonnance avec tout le passé de cet amant de 30 ans. Elle est né à Fougères, en Vendée ; elle a été orpheline à deux ans ; elle conduit sa vie à sa guise… Comment ne lui ferait-elle pas penser à Sophie, son inoubliable mère ? Et c’est bien sans doute une parenté profonde qu’il éprouve quand il lui écrit, dès le 7 mars de “l’année bénie” :
« Je
vous
aime,
mon
pauvre
ange,
vous
le
savez
bien,
et
pourtant
vous
voulez
que
je
vous
l’écrive.
Vous
avez
 raison.

Il
faut
s’aimer,
et
puis
il
faut
se
le
dire,
et
puis
il
faut
se
l’écrire,
et
puis
il
faut
se
baiser
sur
la
bouche,
sur
les
 yeux,
et
ailleurs.
Vous
êtes
ma
Juliette
bien‐aimée.
 Quand
je
suis
triste,
je
pense
à
vous,
comme
l’hiver
on
pense
au
soleil,
et
quand
je
suis
gai,
je
pense
à
vous,
 comme
en
plein
soleil
on
pense
à
l’ombre.
Vous
voyez
bien,
Juliette,
que
je
vous
aime
de
toute
mon
âme.
 Vous
avez
l’air
jeune
comme
une
enfant,
et
l’air
sage
comme
une
mère,
aussi
je
vous
enveloppe
de
tous
ces
 amours
à
la
fois.
Baisez‐moi,
belle
Juju
! »
De la même façon la désignation “ange” – comme la suite le prouvera – est à prendre avec le plus grand sérieux. C’est elle, et l’amour qu’elle lui fait vivre, qui lui donnent en Dieu une foi inébranlable ; c’est en elle encore qu’il trouve, jour après jour, la force de mener à bien les missions qu’il se donne. Parce que c’est sous son regard imaginé qu’il accomplit chacune de ses tâches quotidiennes, c’est dans ses yeux – qu’il contemplera bientôt – qu’il perçoit déjà son aprobation et son admiration.
Comment cela se peut-il ? C’est qu’ils se sont mariés ; non pas officiellement puisqu’il l’est déjà, que le divorce est interdit et qu’Adèle ne mériterait pas un traitement pareil. Mariage intime, quelques années après leur rencontre, dont voici, toujours dans les lettres, un rappel anniversaire :
“ Tes
lettres
ma
Juliette,
c’est
mon
trésor,
mon
écrin,
ma
richesse
!
Notre
vie
est
là,
déposée
jour
par
 jour,
pensée
par
pensée.
Tout
ce
que
tu
as
rêvé
est
là,
tout
ce
que
tu
as
souffert
est
là.
Ce
sont
autant
de
petits
 miroirs
charmants
dont
chacun
reflète
un
côté
de
ta
belle
âme.
Le
jour
où
ton
regard
a
rencontré
mon
regard
 pour
la
première
fois,
un
rayon
est
allé
de
ton
cœur
au
mien,
comme
l’aurore
à
une
ruine.
N’oublions
jamais
 cet
effroyable
orage
du
24
septembre
1835,
si
plein
de
douces
choses
pour
nous.
La
pluie
tombait
à
torrent,
les
 feuilles
de
l’arbre
ne
servaient
qu’à
la
conduire,
plus
froide
sur
nos
tête,
le
ciel
était
plein
de
tonnerre,
tu
étais
 nue
entre
mes
bras.
Ton
beau
visage
caché
dans
mes
genoux
ne
se
détournant
que
pour
me
sourire
et
ta
 chemise
collait
par
l’eau
sur
tes
belles
épaules.
Que
ce
jour
là
soit
un
souvenir
d’or
pour
les
jours
qui
nous
 restent.
Ici
notre
union
s’est
scellée
dans
une
promesse
solennelle.
Ici
nos
deux
vies
se
sont
soudées
à
jamais.
 Souvenons‐nous
toujours
de
ce
que
nous
nous
devons
désormais
l’un
l’autre.
Ce
que
tu
me
dois,
je
l’ignore,
 mais
ce
que
je
te
dois
je
le
sais,
c’est
le
bonheur. ”
Ce jour-là, sous l’orage, ils se sont juré amour, sollicitude et protection pour toute la vie et au delà. Ce jour-là, ils ont, l’un et l’autre rencontré l’âme soeur et retrouvé quelque chose d’aussi solide qu’une inébranlable sollicitude maternelle. Ce jour-là ils se sont promis d’être toujours là, l’un pour l’autre. Ce jour-là fut enfin celui de l’union sacrée de leurs âmes.
Alors les commentateurs qui font de Juliette Drouet une des maîtresses de Victor Hugo parmi d’autres commettent une lourde erreur. Certes, il eut d’autres maîtresses après 1833 ; mais elles ne furent justement rien d’autre que des maîtresses. Certes il y eut dans ce couple extraordinaire des moments de dissension ; mais toujours parce que Juliette avait cru à tort que, parce que Victor n’était pas venu à un rendez-vous ou parce qu’il n’avait pas écrit, il avait mis fin à leur relation.
C’est précisément le cas quand il écrit cette lettre anniversaire du serment de 1835 ; il y a eu malentendu ; elle a cru qu’il avait mis fin à leur relation ; elle a brûlé ses lettres et elle est partie. Et il la détrompe :
“ Tu
as
brûlé
mes
lettres,
ma
Juliette,
mais
tu
n’as
pas
détruit
mon
amour.
Il
est
entier
et
vivant
dans
mon
 cœur
comme
le
premier
jour.
Ces
lettres,
quand
tu
les
as
détruites,
je
sais
tout
ce
qu’il
y
avait
de
douleur,
de
 générosité
et
d’amour
dans
ton
âme.
C’était
tout
mon
cœur,
c’était
tout
ce
que
j’avais
jamais
écrit
de
plus
vrai
 et
de
plus
profondément
senti,
c’était
mes
entrailles,
c’était
mon
sang,
c’était
ma
vie
et
ma
pensée
pendant
six
 mois,
c’était
la
trace
de
toi
dans
moi,
le
passage,
le
sillon
creusé
bien
avant
de
ton
existence
dans
la
mienne.
 Sur
un
mot
de
moi
que
tu
as
mal
interprété,
et
qui
n’a
jamais
eu
le
sens
injuste
que
tu
lui
prêtais,
tu
as
détruit
 tout
cela.
J’en
ai
plus
d’une
fois
amèrement
gémi.
Mais
je
ne
t’ai
jamais
accusée
de
l’avoir
fait.
Ma
belle
âme,
 mon
ange,
ma
pauvre
chère
Juliette,
je
te
comprends
et
je
t’aime
!
 ”
Il pardonne et elle comprend que, contrairement à ce qu’elle avait cru, il ne doit pas être mesuré à l’aune des autres hommes. Elle connaît son génie et c’est son admiration qui fut le premier pas de son amour. Et puis elle a tout lu de lui ; du reste, comme elle a demandé à être sa copiste, elle devient sa première lectrice. Puissant moteur

pour la créativité puisque Victor Hugo ne peut pas se passer d’un destinataire et qu’avec Juliette il a trouvé en somme la lectrice idéale.
Mais dans cette lettre celle-ci découvre le coeur de son amant, aussi abyssal en ses profondeurs que son intelligence à l’assaut des cimes. Et elle comprend que désormais elle pourra se fier à cet homme jusqu’à la fin. Sans doute y aura-t-il encore des colères – en particulier quand elle découvre qu’il est devenu à 60 ans passés, l’amant de sa femme de chambre ; mais elle connaît assez les hommes pour comprendre que, contrairement à elle, il n’en a pas fini avec la sexualité. Et puis il y a entre eux cet ineffable choeur des âmes.
Et c’est sur la foi de cette confiance qu’elle va bientôt renoncer à son métier de comédienne et se vouer toute entière à son grand homme. Il pourvoira à ses dépenses et la logera et elle le suivra pendant les presque 20 années de son exil. Et pour suppléer à cette impossible intimité, elle lui écrira plusieurs fois par jour ; plus de 22 000 lettres, au total, la plupart charmantes, primesautières. Celle-ci, par exemple, du 1er février 1838.
“ Il
est
évident
que
depuis
la
1ère
représentation
de
HERNANI,
il
s’est
passé
quelque
chose
 d’extraordinaire
que
nous
ne
connaissons
pas.
Tout
cela
ne
serait
rien
et
moins
que
rien
si
cela
n’empêchait
 pas
les
écus
d’arriver
dans
notre
poche.
Je
dis
notre
poche
comme
la
servante
du
curé.
Pauvre
adoré,
quelle
 haine
et
quelle
animosité,
et
comme
tu
restes
bon,
noble,
généreux
et
grand
au
milieu
de
tout
ça.
Que
je
 t’aime,
mon
Toto.
Que
je
te
trouve
beau,
que
je
te
trouve
admirablement
bon.
Mon
Dieu,
que
je
t’aime.
Je
 voudrais
te
le
dire
toujours
et
te
le
prouver
toujours.
Je
voudrais
être
ton
chien
pour
te
suivre
partout
et
me
 coucher
à
tes
pieds,
bien
vrai,
bien
vrai,
mon
Toto
adoré.
Si
tu
pouvais
venir
bientôt,
ça
serait
bien
heureux
 pour
mon
pauvre
cœur.
Je
prendrais
ton
cher
petit
bras
et
nous
irions
à
pied
jusque
chez
nous
en
nous
aimant
 bien.
QUEL
BONHEUR
!
Je
t’attends,
mon
Victor
chéri.
Je
vous
attends,
Nono.
Soir,
pa,
soir,
man,
dors
bien
 mon
enfant.”
Et l’on comprend d’abord, à la lecture de cette lettre, comme cette correspondance quotidienne devait être rafraîchissante ! Par ces apostrophes de “Toto” ou “Totor” libéralement distribuées par celle qu’il lui arrivait d’appeler “Juju”, il se trouvait en quelque sorte recentré, protégé de la fatuité où aurait pu l’entraîner la notoriété qui commençait à l’entourer. Et puis quoi de plus maternel ?
C’est qu’ il y a plus, en effet : il y a cette position maternelle de Juliette discrètement assumée et cela a dû être un baume au coeur de l’enfant sensible qu’il était secrètement demeuré. Et puis pendant 40 ans elle va remplacer Sophie dans le rôle de première lectrice. On se souvient comment celle-ci en 1820, alors qu’elle était malade et que Victor la veillait, avait regretté qu’il n’ait pas concouru cette année-là pour les Jeux Floraux de Toulouse et comment le lendemain matin, elle avait trouvé, sur sa table de nuit, une “ Ode
pour
le
rétablissement
 de
la
statue
de
Henri
IV

” qui fut envoyée dans la journée et remporta sans coup férir, le premier prix.
Ce qui atteste en particulier de ce que Juliette a repris auprès de Victor la fonction autrefois assumée par Sophie, c’est ce roman à tiroirs, “ Quatre-vingt treize ”, édité en 1874, qui se trouve être, entre autres choses, l’histoire de la famille Gauvain pendant la Révolution. Il est nourri en particulier des souvenirs d’un voyage qu’il y fit en 1836, en compagnie de Juliette, dans le pays de Fougères dont elle venait et il est certain que c’est à son intention qu’il a choisi de donner au marquis de Lantenac comme au jeune révolutionnaire, ce nom de Gauvain qui était celui de Juliette pour l’état civil. Il se peut qu’y entre aussi la tentative de procurer à la femme aimée, par la magie de l’écriture, une reconstitution de ses douloureuses origines. Et puis aussi, consécration, puisque, d’une certaine manière, il en fait une princesse.
Il faut préciser que cet amour de cinquante ans fut entretenu par un voyage d’été qu’ils faisaient ensemble, suffisant pour leur permettre de vivre pleinement leur passion, limité dans le temps pour lui permettre de durer.
C’est d’ailleurs lors d’une de ces escapades estivales, celle de 1843, qu’il apprit incidemment la mort de Léopoldine. Voici le récit qu’en donne Juliette dans son journal :
“Sur
une
espèce
de
grande
place,
nous
voyons
écrit
en
grosses
lettres
: Café de l’Europe. Nous
y
 entrons.
Le
café
est
désert
à
cette
heure
de
la
journée.
Il
n’y
a
qu’un
jeune
homme
à
la
première
table
à
droite,
 qui
lit
un
journal
et
qui
fume,
vis‐à‐vis
la
dame
de
comptoir
à
gauche.
Nous
allons
nous
placer
tout
à
fait
 dans
le
fond,
presque
sous
un
petit
escalier
en
colimaçon
décoré
d’une
rampe
en
calicot
rouge.
Le
garçon
 apporte
une
bouteille
de
bière
et
se
retire.
Sous
une
table,
en
face
de
nous,
il
y
a
plusieurs
journaux.
Toto
en
 prend
un
au
hasard
et
moi
je
prends Le Charivari. J’avais
eu
à
peine
le
temps
d’en
regarder
le
titre
que
mon

pauvre
bien‐aimé
se
penche
brusquement
sur
moi
et
me
dit
d’une
voix
étranglée
en
me
montrant
le
journal
 qu’il
tient
à
la
main
:
«
Voilà
qui
est
horrible
!
»
Je
lève
les
yeux
sur
lui
:
jamais
tant
que
je
vivrai
je
n’oublierai
 l’expression
de
désespoir
sans
nom
de
sa
noble
figure.
 











Je
venais
de
le
voir
souriant
et
heureux,
et
en
moins
d’une
seconde,
sans
transition,
je
le
retrouvais
 foudroyé,
ses
pauvres
lèvres
étaient
blanches,
ses
beaux
yeux
regardaient
sans
voir.
Son
visage
et
ses
cheveux
 étaient
mouillés
de
pleurs.
Sa
pauvre
main
était
serrée
contre
son
coeur
comme
pour
l’empêcher
de
sortir
de
 sa
poitrine.
Je
prends
l’affreux
journal
et
je
lis.
«Hier, vers midi, M. P. Vacquerie, ancien capitaine et négociant du Havre, qui habite à Villequier une propriété située sur les bords de la Seine, ayant affaire à Caudebec, entreprit d’accomplir ce petit voyage par eau. Familier avec la navigation de la rivière et la manoeuvre des embarcations, il prit avec lui, dans son canot gréé de deux voiles auriques, son jeune fils âgé de dix ans, son neveu M. Ch. Vacquerie et la jeune femme de ce dernier, fille comme on le sait de M. Victor Hugo. (…)”
Et coetera… Absolu désespoir de Victor Hugo et probablement culpabilité s’apprendre dans ces circonstances la mort de sa bien-aimée “Didine”. Mais ce n’est pas en vain qu’il a, en composant dix ans plus tôt “ Notre-Dame de Paris ”, exploré les profondeurs de l’âme humaine. Là où la plupart des hommes de sa condition et de son époque auraient spontanément perçu dans cette mort de la jeune femme le signe d’un châtiment divin et auraient projeté sur la séductrice le péché initial, il est, ainsi qu’en témoigne le passage suivant du journal de Juliette, d’une générosité surhumaine :
“ Mon
pauvre
bien‐aimé
me
supplie
de
l’oeil
de
retenir
les
larmes
qui
me
suffoquent,
puis
il
s’assied
de
 l’autre
côté
de
la
table
et
il
me
dit
qu’il
ne
faut
pas
attirer
l’attention
des
gens
qui
nous
entourent
et,
avec
un
 courage
surhumain,
il
m’aide
à
sortir
de
ce
café
maudit.
 











Une
fois
dans
la
rue,
nous
pouvions
ne
plus
nous
contraindre,
mais
mon
pauvre
Toto
avait
reçu
un
 coup
trop
violent
pour
pouvoir
se
soulager
en
laissant
une
issue
à
son
désespoir.
Il
marchait,
il
marchait
 toujours
et
sa
bonté
ineffable
qui
ne
l’abandonne
jamais
le
portait
à
me
consoler
et
à
me
donner
du
courage,
à
 moi
qui
aurais
donné
ma
vie
avec
tant
de
joie
pour
lui
épargner
l’affreux
malheur
qui
venait
de
le
frapper.”
Et c’est dans cette souffrance, dans ce deuil impossible à faire – puisqu’il aboutira dix ans plus tard, à l’épisode des tables tournantes – qu’il va trouver la puissance de consoler Juliette quand elle perdra elle-même sa fille Claire en 1846. Un extrait d’une de ses lettres à la bien-aimée datée de 1879, à l’intention d’une mère, elle aussi inconsolable :
“ Je
ne
sais
si
tu
penses
que
je
t’écrirai,
mais
je
t’écris,
ma
bien‐aimée.
Je
crois
que
tu
me
le
 pardonneras.

Je
te
sens
triste,
comme
accablée
du
souvenir
du
21
juin
1846.
Je
te
donne
mon
cœur,
prends‐le.
 Fais‐toi
de
la
joie
avec
mon
amour,
pense
à
moi,
vivons
l’un
dans
l’autre.
La
vie
future
nous
rendra
nos
anges,
 gardons
nos
âmes
dans
la
vie
actuelle.
Je
t’embrasse,
je
t’aime,
je
t’adore,
je
suis
à
toi,
en
toi,
avec
toi,
pour
 toi.
Je
t’adore. ”
Quand il écrit cette lettre sur du papier fin, avec de la hâte et une plume mal taillée qui fait des pâtés, il a 77 ans et Juliette, 73. Ce qui les maintient tous les deux dans la ferveur amoureuse, c’est la conviction intime qu’ils ont d’être l’un pour l’autre le signe d’une puissance divine, la promesse d’une autre vie où cet amour exceptionnel trouverait enfin l’éternité qu’il porte en lui. Voilà pourquoi “ange” n’est pas dans les lettres que Victor adresse à Juliette, une métaphore convenue mais signifie véritablement “créature angélique”.
En atteste la lettre anniversaire qu’il lui adresse le 16 février 1865 :
“ Je
ne
cherche
pas
ma
pensée
devant
cette
date
adorée
;
ma
pensée
est
immuable

‐
c’est
le
profond
amour
 éternel.
Tout
ce
qui
n’est
pas
l’amour
est
nuage
ou
cendre,
passe
ou
meurt.
L’amour
seul
est
rayon
”
Et puis, plus loin : “ O
mon
doux
ange,
reste
auprès
de
moi
dans
la
vie
et
dans
la
mort,
c’est‐à‐ dire
sur
terre
et
dans
l’immortalité.
Je
suis
à
jamais
à
toi. ”
Et puis enfin : “ Souviens‐toi
de
ceci,
et
de
ceci
seulement
:
tu
es
ma
bénédiction.
Je
t’aime. ” Un an plus tard : “ Que
Dieu
soit
béni
de
donner
à
l’homme
imparfait
l’amour
parfait.
Sois
adorée
à
jamais
!
”
Et puis déjà, en 1854 : “ Une
année
de
plus
qui
s’écoule,
c’est
une
goutte
de
plus
dans
cet
océan
 d’amour
qui
n’est
pas
à
sa
place
dans
le
temps
et
qui
aspire
à
l’autre
océan,
l’éternité
de
Dieu. ”

Autant dire que ceux qui font de Juliette Drouet une femme entretenue au milieu d’un harem, n’ont tout simplement rien compris au film. C’est simple : s’il n’y avait pas eu Juliette Drouet, il n’y aurait pas eu Victor Hugo, hors la bataille d’Hernani. C’est elle qui jour après jour lui donne la force de devenir ce qu’il est, de porter à leur point d’incandescence toutes les inspirations créatrices qui sont en lui.
Juliette meurt douloureusement85 le 11 mai 1883, un peu plus de 50 ans après “la nuit bénie”. Victor lui survivra deux ans. Le 19 mai 1885, trois jours avant sa mort, il écrit ses derniers mots : “ Aimer
c’est
agir ”. Ce qui peut aussi s’entendre : “ C’est
dans
l’amour
que
l’on
trouve
la
force
d’agir ”. Pendant ces deux dernières années, il s’est contenté d’écrire le prologue des “ Travailleurs de la mer ”.
Il faut l’imaginer priant Juliette de lui faire signe et priant Dieu de lui permettre de la rejoindre au plus vite. Voilà pourquoi le cardinal de Paris, venu tactiquement lui donner l’extrême onction, restera à la porte de la chambre où il vit ses dernières heures. Victor Hugo n’en a pas besoin ; au ciel un ange intercède déjà en sa faveur.
Et le côté merveilleux de cet amour, c’est qu’il ne décroît pas de se donner.
Adèle Foucher Hugo est demeurée jusqu’à sa mort, survenue en 1868 à Bruxelles, le grand amour de sa jeunesse et la mère révérée de ses enfants. Par ailleurs, si celle-ci lui sait gré de pourvoir la famille de tout ce qui est requis, elle n’a jamais été une fervente admiratrice de l’écrivain, sauf sur le tard.
Si l’on retient notre hypothèse précédente d’un refus de la reprise des rapports sexuels entre les époux Hugo après la naissance d’Adèle, survenue le 28 juillet 1830, on comprend pourquoi l’apparition de Juliette eut d’emblée, pour Victor Hugo, quelque chose de miraculeux. Une lettre à son épouse, du 17 juillet 1831 lors d’un séjour qu’il fait à Bièvre chez les Bertins qui accueillaient libéralement les écrivains depuis de longues années, le montre encore amoureux :
“ Tu
me
manques
trop.
Depuis
hier
je
ne
pense
qu’à
m’en
revenir,
qu’à
te
revoir
;
je
suis
triste.
Cette
 maison
que
tu
rendais
si
gaie
et
si
peuplée
pour
moi
il
y
a
peu
de
jours
me
semble
à
présent
vide
et
déserte.
Je
 voudrais
que
tu
pusses
te
figurer
à
quel
point
je
t’aime
;
oui,
je
le
voudrais,
mon
ange
adoré.
C’est
plus
fort
 peut‐être
encore
qu’il
y
a
dix
ans.
Je
ne
suis
rien
sans
toi,
mon
Adèle.
Je
ne
puis
pas
vivre.
Oh
!
comme
je
sens
 cela
surtout
aux
moments
d’absence.
Ce
lit
où
tu
pourrais
être
(quoique
tu
ne
veuilles
plus,
méchante
!),
cette
 chambre
où
je
pourrais
voir
tes
robes,
tes
bas,
tes
chiffons
traîner
sur
les
fauteuils
à
côté
des
miens,
cette
 table
même
où
j’écris
et
où
tu
viendrais
me
déranger
par
un
baiser,
tout
cela
m’est
douloureux
et
poignant.
Je
 n’ai
pas
dormi
de
la
nuit
;
je
pensais
à
toi
comme
à
dix‐huit
ans
;
je
rêvais
de
toi
comme
si
je
n’avais
pas
 couché
avec
toi.
Chère
ange
!
 ”
La réponse d’Adèle signée “ Ton amie ” montre clairement de quelle façon elle envisage désormais leurs rapports conjugaux. C’est ce manque, à la fois sentimental et érotique, que Juliette viendra divinement combler un an et demi plus tard.
Et avec quelle incroyable générosité ! En 1843 Victor Hugo s’éprend de Léonie d’Aunet, épouse Biard, elle-même écrivain. Autre dérivatif après la mort de Léopoldine, probablement…. Parce que Léonie espère pouvoir partager la vie de Victor, elle demande en 1845 une séparation de corps d’avec son époux86. Celui-ci, alerté, la fait probablement suivre ; toujours est-il qu’on aboutit le 5 juillet à un constat d’adultère. Victor qui se déclare aussitôt pair de France – le roi l’ayant nommé à la haute chambre le 13 avril – bénéficie de l’immunité parlementaire *** ; Léonie a moins de chance : elle va passer 2 mois en prison et 6 mois au couvent. Mais Adèle Foucher-Hugo – qui est bien aise d’avoir trouvé une concurrente à Juliette – la prend sous son aile, allant même jusqu’à la recevoir sous son toit. Elle et ses enfants sont désormais à la charge de l’amant qui s’en acquitera jusqu’en 1879, année de la mort de Léonie.
On ne sait pas d’où lui en est venue l’idée, mais le 28 juin 1851 Léonie a adressé à Juliette les lettres d’amour de Victor.
Et Juliette, une fois de plus, est exemplaire. Le 2 juillet elle écrit au bien-aimé deux lettres à 3 heures d’intervalle. Dans la première elle regrette de lui avoir laissé voir l’envoi de Léonie ; il a bien d’autres soucis, en particulier la rédaction du discours qu’il doit prononcer à l’Assemblée le 17 juillet contre le projet de révision de la Constitution de Louis-Napoléon Bonaparte. La première lettre laisse entendre qu’elle lui a, elle aussi, avoué une infidélité. Alors elle lui laisse le choix ; quoiqu’elle n’en dise rien, elle a 46 ans et elle comprend sans doute

parfaitement qu’il puisse s’enflammer pour une jeune femme, d’autant qu’elles sont nombreuses à se jeter à ses genoux.
Ce qui est admirable, c’est qu’en ces circonstances, elle a d’abord et avant tout – de façon maternelle, justement – le souci de son bonheur. Un passage :
“ Tu
as
encore
la
pleine
liberté
de
ton
choix.
Ne
prends
pas
les
mouvements
de
sublime
 générosité
de
ton
cœur
pour
de
l’amour.
Ne
te
prépare
pas
de
poignants
et
éternels
regrets
en
voulant
 assurer
mon
bonheur
car
ce
serait
rendre
au
contraire
mon
désespoir
plus
violent
et
plus
horrible
 encore.
Je
suis
préparée
à
tout,
mon
pauvre
bien‐aimé,
excepté,
je
te
l’ai
déjà
dit,
à
te
voir
souffrir.
”
Et puis, comme il a, semble-t-il, choisi de sacrifier Léonie – et il faut croire que pour lui le charme de la jeunesse est négligeable devant l’indignité morale – Juliette lui écrit une seconde lettre dans laquelle elle renouvelle à la fois l’affirmation du principe de la liberté de son bien-aimé et celui de son amour inconditionnel. Tâchons de l’écouter en mesurant la reconnaissance éperdue de Victor quand il a lu ces mots :
“
Tu
es
encore
libre,
mon
bien‐aimé.
Je
n’ai
pas
voulu
me
hâter
de
prendre
au
mot
le
bonheur
 que
tu
m’offrais
aux
dépensa
du
tien
peut‐être.
Le
coup
qui
devait
me
tuer,
loin
de
m’affaiblir
m’a
 donné
des
forces
surhumaines
et
je
regarde
sans
vertiges
et
sans
pusillanimité
les
différentes
 probabilités
qui
me
sourient
ou
qui
me
[illis.]
dans
ce
moment‐ci.
Pourvu
que
tu
sois
heureux
c’est
 tout
ce
que
je
veux.
J’ai
besoin
de
ton
bonheur
comme
l’oiseau
de
ses
ailes.
Je
ne
peux
pas
vivre
sans
 ton
bonheur.
Tout
ce
qui
n’est
pas
lui
m’est
odieux.”
Et plus loin, elle renouvelle en quelque sorte la promesse de leur union mystique, celle-là même qui, 34 ans plus tard soutiendra Victor en sa dernière heure :
“ Mon
Victor,
mon
Victor,
crois
à
ce
que
je
te
dis
comme
si
le
bon
Dieu
lui‐même
te
le
disait.
 Ne
crains
pas
de
me
faire
souffrir
si
mes
souffrances
peuvent
te
donner
le
vrai
bonheur
en
ce
monde.
 Mon
tour
viendra
et
ce
sera
pour
l’éternité
car
je
ne
craindrai
pas
de
rivalité
entre
les
plus
belles
âmes
 et
le
plus
grand
amour
lorsque
tu
verras
les
miens
dépouillésc
de
tout
ce
qui
les
cache
et
les
dépare

 dans
ce
pauvre
corps
si
peu
digne
d’eux. ”
Juliette, pour toujours, par conséquent. Elle le suivra bientôt dans l’exil et les frais de cette nouvelle installation lui paraîtront peu de chose au regard de la force qu’elle lui procure quotidiennement.
Il continuera d’entretenir Léonie et ses enfants, non pas sous l’effet de la contrainte légale à laquelle cet exil lui fait échapper, mais parce qu’il comprend et assume sa part de responsabilité dans leur situation et d’autant mieux qu’il lui fait échapper ainsi aux violences de son époux.
C’est la même générosité qui opère après la mort de son fils Charles et de l’épouse de celui-ci, Victor Hugo prendra en charge ses petits enfants et inventera pour eux “l’art d’être grand-père”.
Voilà donc ce qu’aimer veut dire ; voyons le reste.
B – Agir
Afin d’aborder cette riche période de la maturité de notre “homme nation” nous reprendrons la division qu’il a lui- même instaurée dans “Actes et paroles”, recueil de ses discours plaidoiries, déclarations publiques, articles, interventions qu’il publiera à partir de 1875. Mais revenons à 1833.
1 – Avant l’exil
Sans doute, pour entretenir tout ce petit monde, importe-t-il d’abord de gagner de l’argent ; mais Victor Hugo se connaît suffisamment pour savoir qu’il n’est jamais aussi productif que quand il fait ce qu’il aime. Et c’est donc tout naturellement qu’il revient au théâtre. Et puis, ainsi que nous le verrons plus loin, il existe une puissante interraction entre l’oeuvre dramatique et les principes qui lui commandent d’agir. Voilà pourquoi, en 1845 il

entame une véritable carrière politique. Comme il fait tout à fond, il ne peut pas tout faire. Voilà pourquoi cette période de sa vie comporte deux périodes bien distinctes.
a) Au théâtre.
C’est incontestablement sa période la plus productive sur le plan de l’écriture dramatique : 1832 : Le roi s’amuse ; 1833 : Lucrèce Borgia puis Marie Tudor ; 1835 : Angelo, tyran de Padoue ; 1838 : Ruy Blas ; 1843 : Les Burgraves. Ce qui ne l’empêche pas de publier, dans la même période, quatre recueils de poèmes : Les Chants du crépuscule, en 1835, Les Voix intérieures en 1837 et Les Rayons et les Ombres en 1840.
Nous centrerons notre étude sur deux de ces pièces de théâtre.
En 1832, du 3 au 26 juin, il compose “ Le roi s’amuse ”, pièce romantique mêlant le grotesque et le sublime, variation sur “ l’ananké ” qui est subtilement devenue ici la Providence, mais aussi acerbe critique, derrière celle du “bon plaisir”, de l’absolutisme royal. Après tout Les Trois Glorieuses ont abouti à une monarchie constitutionnelle et la censure a été abolie ; on verra bien.
Comme d’habitude il s’appuie sur la réalité historique et met en scène François 1°, le séducteur, et Triboulet, son bouffon nain et bossu. Historiquement parlant, c’est Triboulet qui, ayant critiqué les courtisanes, s’était attiré la colère du roi au point que celui-ci le condamna à mort, lui laissant seulement le choix du moyen de la recevoir. Triboulet ayant déclaré qu’il souhaitait mourir de vieillesse, il fit rire le roi une fois encore, ce qui lui valut la commutation de sa peine en bannissement.
Sous la plume de Victor Hugo, au contraire, le bouffon paraît d’abord l’âme damnée du roi. C’est lui qui le fournit en courtisanes, justement ; c’est lui qui le pousse au vice, gardant à l’abri du désir royal sa fille Blanche qu’il élève tendrement, dans la plus haute vertu. Et pourtant c’est dans Brantôme87 qu’il s’est emparé des multiples reflets des moeurs de l’époque, en particulier des fameux laquais initiateurs des ébats amoureux, qu’on va tant lui reprocher par la suite.
La pièce est retenue par le Français et interdite par le Ministère dès le lendemain de la première représentation. Victor est sous le choc. Dans le “prière d’insérer” des premières éditions, il relatera les circonstances de cette interdiction :
“ L’
apparition
de
ce
drame
au
théâtre
a
donné
lieu
à
un
acte
ministériel
inouï.

Le
lendemain
de
la
première
représentation,
l’auteur
reçut
de
M.
Jouslin
de
Lassalle,
directeur
de
la
scène
au
 Théâtre‐Français,
le
billet
suivant,
dont
il
conserve
précieusement
l’original
:
« Il
est
dix
heures
et
demie,
et
je
reçois
à
l’instant
l’ordre
de
suspendre
les
représentations
du
Roi
 s’amuse.
C’est
M.
Taylor
qui
me
communique
cet
ordre
de
la
part
du
ministre.
Ce
23
novembre. »

Le
premier
mouvement
de
l’auteur
fut
de
douter.
L’acte
était
arbitraire
au
point
d’être
incroyable.
En
effet,
ce
qu’on
a
appelé
la
Charte‐Vérité
dit
:
 »Les
Français
ont
le
droit
de
publier… »
Remarquez
que
 le
texte
ne
dit
pas
seulement
le
droit
d’imprimer,
mais
largement
et
grandement
le
droit
de
publier.
Or,
le
 théâtre
n’est
qu’un
moyen
de
publication
comme
la
presse,
comme
la
gravure,
comme
la
lithographie.
La
 liberté
du
théâtre
est
donc
implicitement
écrite
dans
la
Charte,
avec
toutes
les
autres
libertés
de
la
pensée.
La
 loi
fondamentale
ajoute
:
 »La
censure
ne
pourra
jamais
être
rétablie. »
Or,
le
texte
ne
dit
pas
la
censure
des
 journaux,
la
censure
des
livres,
il
dit
la
censure,
la
censure
en
général,
toute
censure,
celle
du
théâtre
comme
 celle
des
écrits.
Le
théâtre
ne
saurait
donc
désormais
être
légalement
censuré.

Ailleurs
la
Charte
dit
:
La
confiscation
est
abolie.
Or
la
suppression
d’une
pièce
de
théâtre
après
la
 représentation
n’est
pas
seulement
un
acte
monstrueux
de
censure
et
d’arbitraire,
c’est
une
véritable
 confiscation
;
c’est
une
propriété
violemment
dérobée
au
théâtre
et
à
l’auteur.

Enfin,
pour
que
tout
soit
net
et
clair,
pour
que
les
quatre
ou
cinq
grands
principes
sociaux
que
la
révolution
 française
a
coulés
en
bronze
restent
intacts
sur
leurs
piédestaux
de
granit,
pour
qu’on
ne
puisse
attaquer
 sournoisement
le
droit
commun
des
Français
avec
ces
quarante
mille
vieilles
armes
ébréchées
que
la
rouille
et

la
désuétude
dévorent
dans
l’arsenal
de
nos
lois,
la
Charte
dans
un
dernier
article,
abolit
expressément
tout
 ce
qui
dans
les
lois
antérieures,
serait
contraire
à
son
texte
et
son
esprit.

Ceci
est
formel.
La
suppression
ministérielle
d’une
pièce
de
théâtre
attente
à
la
liberté
par
la
censure,
à
la
 propriété
par
la
confiscation.
Tout
notre
droit
public
se
révolte
contre
une
pareille
voie
de
fait.
”
Moment essentiel dans l’évolution politique de Victor Hugo : il cesse aussitôt d’être royaliste, à tel point qu’il renoncera bientôt à la pension que le Palais lui allouait depuis 1822.
Ça ne signifie pas qu’il devient instantanément républicain. Comme il ne peut pas s’en prendre au Ministère, il attaque le théâtre en justice, pour tenter du moins de se faire entendre. Et là, aussi peu diplomate que d’habitude, dans le feu de son plaidoyer, il invoque Napoléon :
“ Bonaparte,
quand
il
fut
consul
et
quand
il
fut
empereur,
voulut
aussi
le
despotisme
;
mais
il
fit
 autrement
:
il
y
entra
de
front
et
de
plain‐pied.
Il
n’employa
aucune
des
misérables
petites
précautions
avec
 lesquelles
on
escamote
aujourd’hui
toutes
nos
libertés,
les
aînées
comme
les
cadettes,
celles
de
1830
comme
 celles
de
1789.
Napoléon
ne
fut
ni
sournois,
ni
hypocrite
;
Napoléon
ne
nous
filouta
point
nos
droits
l’un
après
 l’autre,
à
la
faveur
de
notre
assoupissement,
comme
l’on
fait
maintenant
;
Napoléon
prit
tout
à
la
fois,
d’un
 seul
coup
et
d’une
seule
main.
Le
lion
n’a
pas
les
mœurs
du
renard.

Alors,
messieurs,
c’était
grand.
L’Empire,
comme
gouvernement
et
comme
administration,
fut
assurément
 une
époque
intolérable
de
tyrannie
;
mais
souvenons‐nous
que
notre
liberté
fut
largement
payée
en
gloire.
La
 France
d’alors
avait,
chose
extraordinaire,
une
attitude
tout
à
la
fois
soumise
et
superbe.
Ce
n’était
pas
la
 France
comme
nous
la
voulons,
la
France
libre,
la
France
souveraine
d’elle‐même
;
c’était
la
France
esclave
 d’un
homme
et
reine
du
monde.
Alors
on
nous
prenait
notre
liberté,
c’est
vrai,
mais
on
nous
donnait
un
bien
 sublime
spectacle.
On
disait
:
Tel
jour,
à
telle
heure,
j’entrerai
dans
telle
capitale
;
et
on
y
entrait
au
jour
dit
et
 à
l’heure
dite.
On
détrônait
une
dynastie
avec
un
décret
du
Moniteur.
On
faisait
se
coudoyer
toutes
sortes
de
 rois
dans
ses
antichambres.
Si
l’on
avait
la
fantaisie
d’une
colonne,
on
en
faisait
fournir
le
bronze
par
 l’empereur
d’Autriche.
On
réglait,
un
peu
arbitrairement,
je
l’avoue,
le
sort
des
comédiens
français,
mais
on
 datait
le
règlement
de
Moscou.
On
nous
prenait
toutes
nos
libertés,
dis‐je,
on
avait
un
bureau
de
censure,
on
 mettait
nos
livres
au
pilon,
on
rayait
nos
pièces
de
l’affiche
;
mais
à
toutes
nos
plaintes
on
pouvait
faire,
d’un
 seul
mot,
des
réponses
magnifiques
;
on
pouvait
nous
répondre
:
Marengo
!
Iéna
!
Austerlitz
!
!
!
–
Alors,
je
le
 répète,
c’était
grand
;
aujourd’hui
c’est
petit. ”
Ce subtil distingo entre la bonne et la mauvaise dictature ne date pas d’hier ; on le trouve déjà chez Polybe, homme d’état et écrivain grec du II° siècle avant l’ère commune, qui discernait trois régimes politiques vertueux et trois régimes corrompus, distinguant notamment la royauté du despotisme.
Mais la version combattante de “ l’Ode à la colonne ”, dans la lignée de Léopold, n’est, comme on le pressentait déjà sous Charles X, pas étrangère à l’esprit du jeune Hugo. Comme il n’en fait pas mystère, l’année précédente, c’est le ci-devant roi Joseph en personne, celui-là même qui avait anobli son père, qui lui soumet une lettre qu’il entend adresser à l’Assemblée Nationale. Réponse de Victor Hugo, à laquelle est joint un exemplaire des Orientales qui comporte un poème à la gloire de l’Empereur, sobrement intitulé “Lui”. Voici le début de la lettre :
“ Au
roi
Joseph.

Paris,
6
septembre
1831.
Sire,

Votre
lettre
m’a
profondément
touché.
Je
manque
d’expression
pour
remercier
Votre
Majesté.
Je
n’ai
pas
oublié,
sire,
que
mon
père
a
été
votre
ami.
C’est
aussi
le
mot
dont
il
se
servait.
J’ai
été
 pénétré
de
reconnaissance
et
de
joie
en
le
retrouvant
sous
la
plume
de
Votre
Majesté.

J’ai
vu
M.
Poinset.
Il
m’a
paru
en
effet
un
homme
de
réelle
distinction.
Au
reste,
sire,
vous
êtes
 et
vous
avez
toujours
été
bon
juge.

J’ai
causé
à
cœur
ouvert
avec
M.
Poinset.
Il
vous
dira
mes
espérances,
mes
vœux,
toute
ma
 pensée.
Je
crois
qu’il
y
a
dans
l’avenir
des
événements
certains,
calculables,
nécessaires,
que
la
destinée
 amènerait
à
elle
seule
;
mais
il
est
bon
quelquefois
que
la
main
des
hommes
aide
un
peu
la
force
des
choses.
 La
providence
a
d’ordinaire
le
pas
lent.
On
peut
le
hâter.

C’est
parce
que
je
suis
dévoué
à
la
France,
dévoué
à
la
liberté,
que
j’ai
foi
en
l’avenir
de
votre
royal
 neveu.
Il
peut
servir
grandement
la
patrie.
S’il
donnait,
comme
je
n’en
doute
pas,
toutes
les
garanties
 nécessaires
aux
idées
d’émancipation,
de
progrès
et
de
liberté,
personne
ne
se
rallierait
à
cet
ordre
de
choses
 nouveau
plus
cordialement
et
plus
ardemment
que
moi,
et,
avec
moi,
sire,
j’oserais
m’en
faire
garant
en
son
 nom,
toute
la
jeunesse
de
France,
qui
vénère
le
nom
de
l’empereur
et
sur
laquelle,
dans
ma
position
obscure,
 mais
indépendante,
j’ai
peut‐être
quelque
influence.

C’est
sur
la
jeunesse
qu’il
faudrait
s’appuyer
maintenant,
sire.
Les
anciens
hommes
de
l’empire
ont
été
 ingrats
et
sont
usés.
La
jeunesse
fait
tout
aujourd’hui
en
France.
Elle
porte
en
elle
l’avenir
du
pays,
et
elle
le
 sait.

remettre
par
M.
Presle.
Je
crois
que
Votre
Majesté
peut
immensément
pour
le
fils
de
l’empereur.

Je
recevrai
avec
reconnaissance
les
documents
précieux
que
Votre
Majesté
a
l’intention
de
me
faire
Comme après les Trois glorieuses, les bonapartistes sont en effervescence, il n’est pas impossible que la police royale ait repéré Victor Hugo comme l’un d’entre eux et ait tenté de l’éliminer de la scène… politique. On relèvera néanmoins au passage que cette adhésion au roi de Rome est conditionnelle : respect des principaux acquis de la Révolution, à commencer par la garantie des libertés fondamentales.

C’est cela qui, à quelque temps de là, le fera républicain, d’autant plus que la mort du duc de Reichstag survenue le 22 juillet 1822 mettra fin aux espérances bonapartistes de Victor Hugo.
Mais elles ont été tellement réelles qu’Edmond Rostand – dont on a vu plus haut la dévotion à l’occasion du pélerinage à Ernani – s’en souviendra quand il composera sa fameuse pièce “L’Aiglon”, reprenant ainsi le surnom inventé par le poète dans le poème “Napoléon II” qui paraîtra dans “Les chants du crépuscule” en 1836.
Enfin dans cette pièce – qui sera créée en 1900 – Victor Hugo est 2 fois cité, une en particulier par laquelle “Le jeune homme” témoigne sa dévotion au fils de l’Empereur :
Le duc 
dès
que
la
porte
s’est
refermée,
se
tournant
vers
le
jeune
homme,
avidement.





 êtes‐vous
?
Le jeune homme,
très
romantique.
Vous,
qui
donc
Qu’importe
?
un
anonyme,

 Las
de
vivre
en
un
temps
qui
n’a
rien
de
sublime

Et
de
fumer
sa
pipe
en
parlant
d’idéal.

 Ce
que
je
suis
?
Je
ne
sais
pas.
Voilà
mon
mal.

 Suis‐je
?
Je
voudrais
être,
‐
et
ce
n’est
pas
commode,

 Je
lis
Victor
Hugo.
Je
récite
son
Ode

 À
la
Colonne.
Je
vous
conte
tout
cela.

 Parce
que
tout
cela,
mon
Dieu,
c’est
toute
la
Jeunesse
!

 Je
m’ennuie
avec
extravagance
;

 Et
je
suis,
Monseigneur,
artiste
et
Jeune‐France.

 De
plus,
carbonaro,
pour
vous
servir.
L’ennui

 Ne
me
laissant
jamais
deux
minutes
sans
lui,

 J’ai
porté
des
gilets
plus
ou
moins
écarlates,

 Et
je
me
suis
distrait
avec
ça
les
cravates

 J’y
fus
très
compétent.
Voilà
pourquoi
d’ailleurs

 On
me
charge
aujourd’hui
de
jouer
les
tailleurs.

 J’ajoute,
pour
poser
en
pied
mon
personnage,

 Que
je
suis
libéral
et
basiléophage88
.

 Ma
vie
et
mon
poignard,
Altesse,
sont
à
vous.

Ton très hugolien de cette tirade où transparaît encore la bataille d’Hernani ; et puis un deuxième vers indiscutablement mallarméen.

Quant aux motifs de la condamnation de la pièce, pour en revenir au “ Roi s’amuse ”, il n’y en a qu’un qui ait filtré et dont Victor Hugo fasse état dans le “Prière d’insérer” qui deviendra la préface :
“ Il n’est que trop vrai qu’il y a au troisième acte de cette pièce un vers où la sagacité maladroite de quelques familiers du palais a découvert une allusion (je vous demande un peu moi, une allusion !) à laquelle ni le public ni l’auteur n’avaient songé jusque-là, mais qui, une fois dénoncé de cette façon, devient la plus cruelle et la plus sanglante des injures. Il n’est que trop vrai que ce vers a suffi pour que l’affiche déconcertée du Théâtre-Français reçût l’ordre de ne plus offrir une seule fois à la curiosité du public la petite phrase séditieuse : Le Roi s’amuse. Ce vers, qui est un fer rouge, nous ne le citerons pas ici nous ne le signalerons même ailleurs qu’à la dernière extrémité, et si l’on est assez imprudent pour y acculer notre défense. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales historiques. ”
Ce vers, que Victor Hugo ne veut pas citer est celui d’une apostrophe que Triboulet lance aux courtisans, ce qui donne, avec l’hémistiche suivant :
Vos mères aux laquais se sont prostituées Vous êtes tous batards !
Or cette idée-là – et là-dessus, une fois de plus, il est sincère – il l’a trouvée dans Brantôme , et à de multiples reprises. Voici le passage le plus significatif : “ J’en
cognois
une
qui
conseilla

bien
cela
à
sa
fille,
et
de
 fait
n’y
espargna
rien
;
mais
le
malheur
pour
elle
fut
que
jamais
n’en
put
avoir.
Aussi
je
cognois
un
qui,
ne
 pouvant
rien
faire
à
sa
femme,
attira
un
grand
laquais
qu’il
avoit,
beau
fils,
pour
coucher
et
dépuceler
sa
 femme
en
dormant,
et
sauver
son
honneur
par‐là
;
mais
elle
s’en
aperçeut
et
le
laquais
n’y
fit
rien,
qui
fut
 cause
qu’ils
plaidèrent
long‐temps
:
finalement
ils
se
démarièrent.” 89
En réalité, ce qui déplaît souverainement aux afidés du roi, c’est l’extrême liberté de ton de cette pièce. Un petit extrait – scène 2, acte 1°- en donnera la mesure :
(Entre
monsieur
de
Cossé)

Madame de Cossé
Voici
mon
jaloux,
sire
!

(elle
quitte
vivement
le
roi)
Le roi
 











































Ah
!
le
diable
ait
son
âme
!
 (A
Triboulet)


 Je
n’en
ai
pas
moins
fait
un
quatrain
à
sa
femme
!
 Marot
t’a‐t‐il
montré
ces
derniers
vers
de
moi
?…
 
Triboulet

 Je
ne
lis
pas
de
vers
de
vous.
–
Des
vers
de
roi
 Sont
toujours
très‐mauvais.
Le roi
Drôle
!
Triboulet

 































































Que
la
canaille
 Fasse
rimer
amour
et
jour
vaille
que
vaille.
 Mais
près
de
la
beauté
gardez
vos
lots
divers,
 Sire,
faites
l’amour,
Marot
fera
les
vers.
 Roi
qui
rime
déroge.
Deux dernières remarques à propos de cette pièce. C’est précisément à l’occasion de cette censure impitoyable que naît la vocation politique de Victor Hugo. Voici ce qu’il confie encore dans ce qui deviendra la préface :
“ le
pouvoir,
par
un
assez
lâche
calcul,
s’était
flatté
d’avoir
pour
auxiliaires,
dans
cette
occasion,
jusque
dans
 les
rangs
de
l’opposition,
les
passions
littéraires
soulevées
depuis
si
longtemps
autour
de
l’auteur.
Il
avait
cru
 les
haines
littéraires
plus
tenaces
encore
que
les
haines
politiques,
se
fondant
sur
ce
que
les
premières
ont
 leurs
racines
dans
les
amours‐propres,
et
les
secondes
seulement
dans
les
intérêts.
Le
pouvoir
s’est
trompé.

Son
acte
brutal
a
révolté
les
hommes
honnêtes
dans
tous
les
camps.
L’auteur
a
vu
se
rallier
a
lui,
pour
faire
 face
a
l’arbitraire
et
à
l’injustice,
ceux—là
mêmes
qui
l’attaquaient
le
plus
violemment
la
veille.
Si
par
hasard
 quelques
haines
invétérées
ont
persisté,
elles
regrettent
maintenant
le
secours
momentané
qu’elles
ont
 apporté
au
pouvoir.
Tout
ce
qu’il
y
a
d’honorable
et
de
loyal
parmi
les
ennemis
de
l’auteur
est
venu
lui
tendre
 la
main,
quitte
à
recommencer
le
combat
littéraire
aussitôt
que
le
combat
politique
sera
fini. ”
Autrement dit les crânes d’oeuf ont rejoint les chevelus dans la bataille contre l’arbitraire royal. Comment celui qui fut le général des seconds ne prendrait-il pas la tête de la coalition qui se forme alors avec les premiers pour défendre la liberté de la création ?
Enfin il y a un compositeur italien qui, découvrant Victor Hugo 10 ans plus tard, adaptera d’abord Hernani pour l’opéra avant de demander à son librettiste de travailler sur “ Le roi s’amuse ” qu’il tient pour une des plus grandes pièces de théâtre de l’époque90 . C’est ainsi que Triboulet deviendra Rigoletto et que le drame de Hugo survivra grâce à Verdi. Ceci dit, c’est un plagiat et Hugo tentera en vain de récupérer des droits d’auteur ; il est vrai que la première de Rigoletto est donnée en 1851 et que cette année-là, il a d’autres choses à faire.
En attendant la pièce originale est interdite et le tribunal de commerce – qui juge le supposé litige entre le théâtre et l’auteur – n’a pas le pouvoir de lever la sanction.
Que fait alors Victor Hugo ? La même chose qu’il a faite quand, “ Marion de Lorme ” fut interdite : il écrit une autre pièce. Ce sera cette fois “ Lucrèce Borgia ”. L’action d’Hernani se déroulait en Espagne ; ici nous sommes en Italie, à Venise puis à Ferrare plus précisément. On aurait cependant tort de réduire ces deux pièces à des machines de guerre contre la censure. “ Le roi s’amuse ” est aussi le drame d’un père ;
“ Lucrèce Borgia”, est essentiellement celui d’une mère.
Cette dernière pièce est également une nouveauté, quoique d’une autre nature qu’Hernani : c’est la première des pièces que Victor Hugo écrit en prose. Il est vrai qu’il a travaillé cette fois pour le théâtre de la porte Saint- Martin, dans le genre mélodrame. Le paradoxe de cette nouvelle forme d’écriture dramatique, c’est qu’elle est – en particulier dans l’exposition – plus lourde et bavarde que les alexandrins qu’il coupait autrefois en trois afin de renouveler la prosodie du théâtre classique. J’ai cependant le sentiment que les pièces en prose que Victor Hugo commence alors à composer constituent une étape essentielle dans la mise en place des stratégies narratives qui seront celles des romans à venir.
Autre innovation que permet encore le genre populaire du mélodrame : les audaces de la mise en scène, avec en particulier, dans la première scène de la fêtes des masques à Venise, les gondoles qui défilent à l’arrière plan avec effets sonores, et, dans la dernière, la salle du festin orgiaque s’ouvrant sur celle où attendent les pénitents autour des cercueils des futurs morts que sont les buveurs du premier plan.
La même année – 1833 – il enchaîne sur “ Marie Tudor ” qui ne saurait, là non plus , provoquer les foudres de la censure puisque l’action se déroule en Angleterre.
37 ans plus tard la fidèle amie qu’est George Sand lui adresse une lettre – via Gustave Flaubert, selon toute probabilité – pour lui raconter une représentation de Lucrèce Borgia (Polycopié n° 10). Mais – comme on l’aura compris à la lecture de cette lettre et à la tonalité de la réponse que lui fait Victor Hugo – c’est toute la France, à travers sa plume qui célèbre son poète national et, surtout, lui fait savoir qu’il n’est pas oublié, qu’il ne le sera jamais. Alors sans le moindre doute, il est ému aux larmes. Il est parti pour l’exil le 12 décembre 1851 et ça fait donc un peu plus de 18 années qu’il poursuit son combat dans la solitude, se demandant sans doute parfois s’il n’a pas fait une erreur. Mais il est certain qu’à 7 mois de là, quand il reviendra enfin à Paris avec la liberté, ainsi qu’ il l’avait promis, il se souviendra de cette lettre comme d’un signe du ciel.
Quant à la nouvelle pièce, elle est d’abord l’occasion d’une mise au point sur la conception que Victor Hugo se fait du théâtre, dans les premières lignes d’une préface qu’il intitule “Avertissement” :
“ Il
y
a
deux
manières
de
passionner
la
foule
au
théâtre
:
par
le
grand
et
par
le
vrai.
Le
grand
prend
les
 masses,
le
vrai
saisit
l’individu.
 Le
but
du
poète
dramatique,
quel
que
soit
d’ailleurs
l’ensemble
de
ses
idées
sur
l’art,
doit
donc
toujours
être,
 avant
tout,
de
chercher
le
grand,
comme
Corneille,
ou
le
vrai,
comme
Molière
;
ou,
mieux
encore,
et
c’est
ici
le

plus
haut
sommet
où
puisse
monter
le
génie,
d’atteindre
tout
à
la
fois
le
grand
et
le
vrai,
le
grand
dans
le
vrai,
 le
vrai
dans
le
grand,
comme
Shakspeare. ”
Nous retrouvons ici sans surprise ses figures tutélaires dans l’art théâtral, Shakespeare étant placé, sans surprise, au sommet, comme une synthèse, en somme, entre Molière et Corneille.
L’analyse qu’il fait du prestige du théâtre, dans son habituel style lapidaire, éclaire de façon significative ce qu’il recherche dans la création littéraire (et pas seulement dramatique) : d’abord la vérité en toutes choses. Et c’est parce qu’il est constamment Hugo le véridique qu’à tel moment ou tel autre, il finit toujours par rencontrer l’adhésion singulière de chacun de ses lecteurs. “Le grand dans le vrai” c’est l’accomplissement dans la création d’un personnage : Alceste, pour Molière ; Frollo pour Hugo ; Dom Juan et Jean Valjean ; Tartuffe et Fantine… bref tous les types issus de la littérature auxquels nous accordons spontanément le statut de personne.
La question du grand est autrement plus complexe. Entre “le vrai” et “le grand”, c’est un peu comme le passage de la physique classique à la physique statistique. Dans La réception que le public fait de ses pièces – et il en a une claire conscience, depuis les représentations d’Hernani – entre de façon déterminante “ l’effet de masse ” ; mais ce qu’il pressent, c’est que celui-ci ne constitue pas, en lui-même, un critère d’excellence. La foule, comme on l’a vu plus haut, c’est d’abord une chose ; et comme l’indiquait sa métaphore des flux des rivières débouchant sur l’estuaire de la Place de Grève, il n’est pas exclu que l’on puisse la conduire où l’on veut. D’ailleurs il l’indique un peu plus loin “ l’écueil du grand, c’est le faux ”. Pour atteindre l’accomplissement, il faudrait donc “le vrai dans le grand” ; et c’est cette exigence qui lui a probablement permis d’aboutir, à cette occasion, à la distinction de la foule et du peuple :
– Un premier passage significatif : “ Quant
à
l’auteur
de
ce
drame,
sûr
de
l’avenir
qui
est
au
progrès,
 certain
qu’à
défaut
de
talent
sa
persévérance
lui
sera
comptée
un
jour,
il
attache
un
regard
serein,
confiant
et
 tranquille
sur
la
foule
qui,
chaque
soir,
entoure
cette
œuvre
si
incomplète
de
tant
de
curiosité,
d’anxiété
et
 d’attention.
En
présence
de
cette
foule,
il
sent
la
responsabilité
qui
pèse
sur
lui,
et
il
l’accepte
avec
calme.
 Jamais,
dans
ses
travaux,
il
ne
perd
un
seul
instant
de
vue
le
peuple
que
le
théâtre
civilise,
l’histoire
que
le
 théâtre
explique,
le
cœur
humain
que
le
théâtre
conseille. ”
– Un second : “ Plus
que
jamais,
sa
solitude
lui
sera
chère
;
car
ce
n’est
que
dans
la
solitude
qu’on
peut
 travailler
pour
la
foule.
Plus
que
jamais,
il
tiendra
son
esprit,
son
œuvre
et
sa
pensée
éloignés
de
toute
 coterie
;
car
il
connaît
quelque
chose
de
plus
grand
que
les
coteries,
ce
sont
les
partis
;
quelque
chose
de
plus
 grand
que
les
partis,
c’est
le
peuple
;
quelque
chose
de
plus
grand
que
le
peuple,
c’est
l’humanité. ”
Autrement dit le peuple, c’est la foule transformée par l’éducation ; c’est la masse passée de la matérialité ou de l’animalité à l’humanité par le développement de la réflexion ; c’est le gand nombre des humbles parvenus à la majorité ; c’est le corps social dans son ensemble capable de se gouverner lui-même ; c’est l’idéal révolutionnaire enfin entré dans les faits. Et c’est cette espérance qui commande à son tour l’idéal du créateur.
Voilà à quoi doit oeuvrer le poète : instruire, éveiller, humaniser, éduquer. Dans la perspective de cet idéal, qu’à défaut de l’atteindre, il propose libéralement aux créateurs, on pressent les lignes de force de quelques unes des scènes clefs des “ Misérables ” :
“ S’il
y
avait
un
homme
aujourd’hui
qui
pût
réaliser
le
drame
comme
nous
le
comprenons,
ce
drame,
ce
 serait
le
cœur
humain,
la
tête
humaine,
la
passion
humaine,
la
volonté
humaine
;
ce
serait
le
passé
ressuscité
 au
profit
du
présent
;
ce
serait
l’histoire
que
nos
pères
ont
faite
confrontée
avec
l’histoire
que
nous
faisons
;
ce
 serait
le
mélange
sur
la
scène
de
tout
ce
qui
est
mêlé
dans
la
vie
;
ce
serait
une
émeute
là
et
une
causerie
 d’amour
ici,
et
dans
la
causerie
d’amour
une
leçon
pour
le
peuple,
et
dans
l’émeute
un
cri
pour
le
cœur
;
ce
 serait
le
rire
;
ce
serait
les
larmes
;
ce
serait
le
bien,
le
mal,
le
haut,
le
bas,
la
fatalité,
la
providence,
le
génie,
le
 hasard,
la
société,
le
monde,
la
nature,
la
vie
;
et
au‐dessus
de
tout
cela
on
sentirait
planer
quelque
chose
de
 grand
!
”
Et de facto Marie Tudor s’efforce de mêler, d’un bout à l’autre, la trame historique à la fois permanente et changeante – dans laquelle s’entrelacent les vies individuelles – à ce que chacune de ces vies a d’irréductiblement singulier, en particulier dans l’ordre des sentiments et des aspirations. Et c’est cette intrication qui, à nouveau, fait

surgir la figure de la destinée, de l’Ananké, précisément comme résultat apparemment hasardeux de toutes ses composantes : ananké de l’âme, des lois, des choses.
Ainsi Marie Tudor – que l’histoire a surnommée “la sanglante” – est reine mais elle est amoureuse de Fabiano Fabiani, son favori, abject intrigant prêt à toutes les manoeuvres pour asseoir sa position. Seulement la dernière fois qu’il lui joue la comédie de l’amour, il ignore encore qu’il a été découvert. La reine le laisse faire puis l’envoie à la Tour de Londres, condamné à mort. Mais elle n’a cependant pas la force d’ordonner son exécution.
D’abord, à l’occasion d’une entrevue avec Simon Renard – seul autre personnage historique de la pièce – légataire de Charles Quint, chargé de conclure le mariage entre Marie et Philippe d’Espagne, le fils de l’Empereur, la mise au point conceptuelle que nous venons d’évoquer. Une émeute populaire est en voie de constitution pour obtenir l’exécution du favori :
La Reine
Pardieu,
my
lords,
vous
tremblez
tous
autour
de
moi,
il
me
semble.
Sur
mon
âme,
faut‐il
que
ce
soit
une
 femme
qui
vous
enseigne
votre

métier
de
gentilshommes
!
À
cheval,
my
lords,
à
cheval.
Est‐ce
que
la
canaille
 vous
intimide
?
Est‐ce
que
les
épées
ont
peur
des
bâtons
?
Simon Renard
Ne
laissez
pas
les
choses
aller
plus
loin.
Cédez,
Madame,
pendant
qu’il
en
est
temps
encore.
Vous
pouvez
 encore
dire
la
canaille,
dans
une
heure
vous
seriez
obligée
de
dire
le
peuple.
Et puis, elle a beau être reine et disposer des lois à sa guise, non seulement elle ne parviendra pas à sauver son amant mais encore elle aura mis elle -même en place les conditions de son exécution.
On retrouve dans cette pièce la même volonté de faire sortir le spectateur de ses préjugés en brouillant les cartes. Marie la reine et Gilbert l’ouvrier sont amoureux mais leur amour n’est pas partagé par qui ils aiment, à tel point que cette blessure commune a la vertu de faire surmonter à la reine le clivage social avec l’ouvrier. Passage éloquent :
Gilbert
 Tenez,
majesté,
j’ai
réfléchi
toute
la
nuit,
rien
ne
m’est
prouvé
encore
dans
cette
affaire.
J’ai
vu
un
homme
qui
 s’est
vanté
d’être
l’amant
de
Jane.
Qui
me
dit
qu’il
n’a
pas
menti
?
J’ai
vu
une
clef.
Qui
me
dit
qu’on
ne
l’a
pas
 volée
?
J’ai
vu
une
lettre.
Qui
me
dit
qu’on
ne
l’a
pas
fait
écrire
de
force.
D’ailleurs
je
ne
sais
même
plus
si
 c’était
bien
son
écriture.
Il
faisait
nuit.
J’étais
troublé.
Je
n’y
voyais
pas.
Je
ne
puis
donner
ma
vie
qui
est
la
 sienne
comme
cela.
Je
ne
crois
à
rien,
je
ne
suis
sûr
de
rien,
je
n’ai
pas
vu
Jane.

La Reine
 On
voit
bien
que
tu
aimes
!
Tu
es
comme
moi,
tu
résistes
à
toutes
les
preuves.
Et
si
tu
la
vois,
cette
Jane,
si
tu
 l’entends
avouer
le
crime,
feras‐tu
ce
que
je
veux
?
Comme on voit Marie la reine, en dépit de sa noblesse, aspire à se venger de l’homme qu’elle aime ; Gilbert, l’humble ouvrier, aura la noblesse de libérer Jane, fille adoptive et fiancée, de sa promesse et d’oeuvrer à un bonheur qui l’exclut lui-même. Et puis tandis que le prestigieux et princier Fabiani, qui a mis la reine à ses pieds, s’avère être un escroc de basse extraction, l’humble Jane, fille de l’ouvrier qui l’a adoptée, est finalement la fille de Lord Talbot.
La leçon de tout cela, c’est que la pâte humaine est partout la même et que ce n’est pas la caste d’origine qui détermine les qualités morales de la personne. Et c’est bien en éducateur que Victor Hugo écrira dans son “ William Shakespeare ” : “ Le
théâtre
est
un
creuset
de
civilisation.
C’est
un
lieu
de
communion
humaine.
 C’est
au
théâtre
que
se
forme
l’âme
publique.
” Par “âme publique”, il faut naturellement entendre “âme du peuple”. Mais le théâtre dont il est ici question, ce n’est plus ce qu’il est devenu après le T.N.P., justement ; c’est l’amphithéâtre grec, les pièces écrites pour tous, l’idéal de Shakespeare, dans la lignée duquel s’inscrivirent Molière puis Victor Hugo. Accessoirement c’est Victor Hugo qui, dans la préface de Marion de Lorme, définit ce qui sera le T.N.P. : “ Ce
serait
l’heure,
pour
celui
à
qui
Dieu
en
aurait
donné
le
génie,
de
créer
tout
un
théâtre,
 un
théâtre
vaste
et
simple,
un
et
varié,
national
par
l’histoire,
populaire
par
la
vérité,
humain,
naturel,
 universel
par
la
passion.
Poëtes
dramatiques,
à
l’œuvre
! ”

Quant au fond, c’est probablement parce que ce qui nous paraît aujourd’hui une évidence ne l’était pas encore à l’époque où Victor Hugo composait ce drame, probablement parce que nous ne sommes pas encore capables de mesurer à quel point nous lui devons majoritairement notre façon de voir, qu’il nous est toujours difficile de situer Victor Hugo dans le paysage littéraire français.
Témoin : l’évolution de Jean Vilar à propos des pièces d’Hugo qu’il décide de monter. C’est Aragon qui, en 1953, lui met “ Ruy Blas ” dans les mains. Le même Aragon raconte une soirée littéraire surréalistes des années vingt qui en dit long sur le “ tremblé91 ” de l’image qu’on a alors du “ rêveur
sacré ”. Récit :
“ On
met
sur
une
grande
feuille
les
noms
les
plus
divers
de
Landru
à
Stendhal,
de
Rimbaud
à
 Charlemagne,
de
Hegel
à
Joséphin
Péladan92
,
et
chacun
donne
à
Homère
et
à
Cimabüe
sa
petite
note,
de
 plus
vingt
à
moins
vingt.
Il
y
avait
ce
soir‐là
Hugo
sur
notre
liste.
Nous
étions,
les
plus
âgés
vieux
de
vingt‐ cinq
ans.
Hugo,
sauf
pour
deux
d’entre
nous,
n’obtenait
que
des
notes
négatives,
le
plus
généreux
y
allait
d’un
 zéro.
Alors,
une
espèce
d’indignation
se
saisit
des
deux
partisans
que
nous
étions,
je
dois
le
reconnaître,
 André
Breton
et
moi‐même.
Il
y
avait
là
une
bibliothèque,
on
n’avait
qu’à
étendre
la
main,
prendre
les
livres,
 et
lire.
Ce
fut
un
festival
Hugo
de
toute
la
nuit,
nous
alternions
de
la
Légende
des
siècles
à
Toute
la
lyre,
des
 Feuilles
d’Automne
aux
Contemplations.
À
chaque
poème
lu,
les
notes
montaient,
chacun
rectifiant.
Vers
 trois
heures
du
matin,
l’un
des
jeunes
présomptueux
qui
avait
collé
au
Bonhomme
Hugo
un
moins
vingt
 généreux
vers
neuf
heures
trente,
avait
déjà
atteint
les
plus
quatorze.
À
cinq
heures,
les
yeux
rouges,
il
lui
 mettait
plus
vingt.”
Si l”on en revient maintenant à Jean Vilar, on peut sasisir une évolution analogue à la leçon que tente de donner Breton à ses disciples :
– Premier mouvement : le scepticisme :
“ Quand
j’ai
débuté
dans
la
mise
en
scène,
si
tu
m’avais
dit
que
je
monterais
un
jour
du
Victor
Hugo,
je
 t’aurais
ri
au
nez.
Mais
je
l’ai
relu,
figure‐toi
!
Et
je
me
suis
dit
:
ça
c’est
du
théâtre
populaire,
oui
ou
non
?
” On sait à quel point le T.N.P. d’après guerre est indissociable de la personne de Jean Vilar. Or qu’est-ce donc que le théâtre populaire ? Vilar reprend la formule conçue par Antoine Vitez : “ un
théâtre
élitaire93
pour
tous
”. Il n’est pas douteux que ces mots auraient tansporté Victor Hugo d’enthousiasme. S’adressser en chacun au coeur et à l’intelligence, mettre en marche dans chaque conscience la réflexion et le développement de la culture et faire enfin par là que la foule devienne le peuple, communauté humaine et responsable, Victor Hugo n’assignait pas d’autres fins à son théâtre.
– Deuxième mouvement : la révélation.
Vilar “relit” Victor Hugo, autrement dit le lit pour la première fois, l’esprit libéré de tous les clichés scolaires et critiques. Et il ne lit pas seulement le théâtre. Alors il comprend non seulement qui était véritablement Victor Hugo mais encore à quel point il se situe lui-même dans sa lignée. Vilar se découvre en somme le légataire non seulement de l’homme de théâtre que fut Hugo mais peut-être et surtout de l’éducateur du peuple qu’il s’est efforcé de devenir.
– Troisième moment : l’intransigeance.
“ Ceux
qui
n’aiment
pas
Marie
Tudor
n’aiment
pas

le
peuple
et
par
conséquent
n’aiment
pas
le
théâtre. ” Autrement dit Vilar est devenu hugolien, pour ne pas dire hugolâtre.
Ce qu’il faut mesurer ici, c’est le chemin parcouru par ces hommes de théâtre d’abord communistes (Vilar, Vitez, et c…) depuis le jugement sans appel proféré par Paul Lafargue, quelques mois après la mort du poète, dans un brûlot intitulé “La légende de Victor Hugo”. Un passage éclairanr :
“ La préface des Feuilles
d’Automne, publiée en 1831, le montre hésitant, il avait noué des relations avec de jeunes et ardents républicains qui, pour l’attirer, le flattaient : ainsi la Biographie
des
contemporains
de Rabbe, dit que « Hugo avait chanté les trois jours dans les plus beaux vers qu’ils avaient inspirés ». Mais les doctrines républicaines, qui ne savaient se donner du poids par des gratifications, pénétraient difficilement dans son cerveau : il n’eut pas besoin, comme le Marius des Misérables, de monter sur les barricades et d’y recevoir des blessures pour se guérir de son néo-républicanisme. Dès qu’il comprend que le trône de Louis-Philippe est affermi, il déclare « il nous faut la chose république
et le mot monarchie
 ». Cette phrase qui paraîtra un plagiat du mot historique de

Béranger, est une profession de foi : elle voulait dire, qu’il allait accepter les grâces et faveurs de la monarchie, tout en restant républicain dans son for intérieur. Sous Louis XVIII et Charles X, il adorait Napoléon dans son cœur, et l’insultait dans les vers publiés, pour plaire à ses patrons légitimistes. Le républicain flatta Louis-Philippe pour
obtenir la pairie, comme le napoléonien adula les Bourbons pour arracher des pensions.”
Caricature habile et efficace qui va tenir les communistes de la nébuleuse littéraire – au motif de la lutte des classes – longtemps éloignés de Victor Hugo. André Breton, entré au parti communiste en 1927, en est exclu en 1935. On lui reproche notamment d’avoir cité dans un numéro du “Surréalisme au service de la Révolution” une lettre de Ferdinand Alquié invoquant en particulier, citation, “le vent de crétinisation systématique qui souffle d’URSS”. Rapports compliqués également pour Paul Éluard, exclu la même année, mais qui redemandera son adhésion pendant la Résistance. En 2015 “ les staliniens zélés ” comme disait Jean Ferrat – car il en existe encore – diffusaient ce jugement sans appel sur l’auteur de “Liberté” :
“ On
comprend
tout
à
fait
qu’une
fois
dans
le
Parti
Communiste,
Eluard
ait
pu
participer
au
 renforcement
du
révisionnisme.
Son
soutien
à
Victor
Hugo
comme
grande
figure
littéraire
est
une
véritable
 agression
à
l’encontre
du
matérialisme
dialectique,
un
soutien
ouvert
aux
tendances
anti‐réaliste
socialiste
 qui
gangrenaient
le
Parti
Communiste
en
Union
Soviétique.” 94
Et il est clair, en effet, qu’avec Paul Éluard, on a un hugolâtre typique, touché par la grâce dès sa jeunesse et ne cessant pas de découvrir tous les aspects de la grandeur du poète ; il est demeuré en même temps un communiste fervent malgré son exclusion. En témoigne cette conférence qu’il donne en 1952 à Moscou où l’on célèbre alors le 150° anniversaire de la naissance de Victor Hugo. Un extrait :
“ L’ampleur
des
fêtes
qui
commémorent
ici
le
cent
cinquantième
anniversaire
de
la
naissance
de
Victor
 Hugo
est
pour
le
peuple
de
France
un
des
témoignages
les
plus
évidents
de
la
solidarité
des
peuples
et
surtout
 du
degré
élevé
où
la
culture
socialiste
dans
un
pays
peut
porter
la
connaissance
et
l’amour
de
la
culture
 universelle.
Hier,
c’était
par
les
armes
que
la
Russie
soviétique
sauvait
le
monde
à
Stalingrad,
aujourd’hui
c’est
en
 célébrant
comme
il
se
doit
la
poésie,
l’expression
la
plus
élevée
de
l’âme
humaine,
qu’elle
accroît
l’idéal
de
 bonheur
et
de
beauté,
qu’elle
s’inscrit
à
charge
contre
la
barbarie.

Elle
prouve
ainsi
que
le
progrès
matériel
valable
entraîne
un
aussi
grand
progrès
spirituel
et
moral.
Victor
Hugo,
dans
la
poésie
française,
est
un
astre
unique.
Il
n’a
pas
seulement
les
dimensions
et
 l’éclat
de
tout
un
siècle
et
d’un
pays,
mais
la
grandeur
et
la
lumière
de
l’universel
et
de
l’avenir.”

Et puis, tandis qu’il vient de célébrer la victoire de Stalingrad, il rappelle que pendant l’Occupation, dans “ Les lettres françaises clandestines ”, avait été publié un fragment de cet appel à la guerre contre les Prussiens, que Victor Hugo avait lancé en 1870 ; et il le cite :
“ Faisons
la
guerre
de
jour
et
de
nuit,
la
guerre
des
montagnes,
la
guerre
des
plaines,
la
guerre
des
 bois.
Levez‐vous
!
Levez‐vous
!
Pas
de
trêve,
pas
de
repos,
pas
de
sommeil.
Le
despotisme
attaque
la
liberté,
 l’Allemagne
attente
à
la
France.
Qu’à
la
sombre
chaleur
de
notre
sol
cette
colossale
armée
fonde
comme
la
 neige.
Que
pas
un
point
du
territoire
ne
se
dérobe
au
devoir.
Organisons
l’effrayante
bataille
de
la
patrie.

Ô
francs‐tireurs,
allez,
traversez
les
halliers,
passez
les
torrents,
profitez
de
l’ombre
et
du
crépuscule,
 serpentez
dans
les
ravins,
glissez‐vous,
rampez,
ajustez,
tirez,
exterminez
l’invasion.
Défendez
la
France
avec
 héroïsme,
avec
désespoir,
avec
tendresse.
Soyez
terribles,
ô
patriotes. ”95

Et à entendre à nouveau ces paroles, on se dit que “ Le chant des partisans ” y trouve ses racines et, probablement la source de son inspiration ; il suffit que Joseph Kessel ou Maurice Druon, entrés tous deux dans la Résistance, aient eu entre les mains ce numéro des “ lettres françaises clandestines” . Alors oui, répétons-le encore, Victor Hugo est “ l’homme nation ”.
Jean Hugo, l’arrière-petit-fils du grand homme, a accompagné Paul Eluard dans ce voyage. Ceux-là et d’autres voguent encore sur une représentation idyllique du stalinisme (encore que Jean, converti au catholicisme et s’étant débrouillé pour assister à la messe, a dû éprouver, en dépit de la diligence des agents d’Intourist96, le poids étouffant de la chappe de plomb que Staline faisait peser sur les soviétiques).

Paul Éluard, qui meurt quelques mois plus tard, a vraisemblablement conservé ses illusions jusqu’au bout. Il faudra attendre 1953 et la mort du “ père des peuples” pour que l’étau commence à se dessérer, 1956 et le XX° congrès pour que le stalinien zélé que fut Kroutchev, commence à déconstruire le carcan du stalinisme.
Et pourtant dès 1936 André Gide, dans son mémorable “ Retour de l’URSS ”, après un aller enthousiaste, avait formulé des solides réserves. Parmi les 5 amis qui l’accompagnent – dont Louis Guilloux – il y a Jef Last qui
parle le russe ; de quoi déjouer les ruses de l’interprète officielle – “ la fidèle camarade Bola ”, pour reprendre l’expression de Gide – ou poser en douce les questions qui fâchent.
Alors il fait une découverte : “ Que
font
ces
gens,
devant
ce
magasin?
Ils
font
la
queue
;
une
queue
qui
 s’étend
jusqu’à
la
rue
prochaine.
Ils
sont
là
de
deux
à
trois
cents,
très
calmes,
patients,
qui
attendent.
Il
est
 encore
tôt
;
le
magasin
n’a
pas
ouvert
ses
portes.
Trois
quarts
d’heure
plus
tard,
je
repasse
:
la
même
foule
est
 encore
là.
Je
m’étonne
:
que
sert
d’arriver
à
l’avance
?
Qu’y
gagne‐t‐on
?
 —Comment,
ce
qu’on
y
gagne
?…
Les
premiers
sont
les
seuls
servis. ”
Et, de là, Gide commence à réfléchir aux implications de cette pénurie structurelle : “ Alors,
je
pense
(en
 dépit
de
mon
anticapitalisme)
à
tous
ceux
de
chez
nous
qui,
du
grand
industriel
au
petit
commerçant,
se
 tourmentent
et
s’ingénient
:
qu’inventer
qui
flatterait
le
goût
du
public
?
Avec
quelle
subtile
astuce
chacun
 d’eux
cherche
à
découvrir
par
quel
raffinement
il
pourra
supplanter
un
rival
!
De
tout
cela,
l’Etat
n’a
cure,
car
 l’Etat
n’a
pas
de
rival.
La
qualité
?—«
A
quoi
bon,
s’il
n’y
a
pas
de
concurrence
»,
nous
a‐t‐on
dit.
Et
c’est
ainsi
 que
l’on
explique
trop
aisément
la
mauvaise
qualité
de
tout,
en
U.R.S.S.
et
l’absence
de
goût
du
public. ”
Après la visite d’une usine modèle, même regard critique à propos du “stakhanoviste” qu’on lui a présenté : “ Il
est
parvenu,
me
dit‐on,
à
faire
en
cinq
heures
le
travail
de
huit
jours
(à
moins
que
ce
ne
soit
en
huit
 heures,
le
travail
de
cinq
jours
;
je
ne
sais
plus).
Je
me
hasarde
à
demander
si
cela
ne
revient
pas
à
dire
que,
 d’abord,
il
mettait
huit
jours
à
faire
le
travail
de
cinq
heures
?
Mais
ma
question
est
assez
mal
prise
et
l’on
préfère
ne
pas
y
répondre. ”
Nouvelle visite, cette fois dans un kolkhoze97 de pointe où les travailleurs ont droit à un logement individuel… et nouvelle déconvenue de l’écrivain : “ Je
voudrais
exprimer
la
bizarre
et
attristante
impression
 qui
se
dégage
de
chacun
de
ces
«intérieurs»
:
celle
d’une
complète
dépersonnalisation.
Dans
chacun
d’eux
les
 mêmes
vilains
meubles,
le
même
portrait
de
Staline,
et
absolument
rien
d’autre
;
pas
le
moindre
objet,
le
 moindre
souvenir
personnel
”
Remarques et réflexions qui aboutissent à la synthèse suivante : “ En
U.R.S.S.
il
est
admis
d’avance
et
une
 fois
pour
toutes
que,
sur
tout
et
n’importe
quoi,
il
ne
saurait
y
avoir
plus
d’une
opinion.
Du
reste,
les
gens
ont
 l’esprit
ainsi
façonné
que
ce
conformisme
leur
devient
facile,
naturel,
insensible,
au
point
que
je
ne
pense
pas
 qu’il
y
entre
de
l’hypocrisie.
Sont‐ce
vraiment
ces
gens‐là
qui
ont
fait
la
révolution
?
Non
;
ce
sont
ceux‐là
qui
 en
profitent.
Chaque
matin,
la
Pravda
leur
enseigne
ce
qu’il
sied
de
savoir,
de
penser,
de
croire.
Et
il
ne
fait
pas
 bon
sortir
de
là
! ”
Un peu plus loin : “ Nous
admirons
en
U.R.S.S.
un
extraordinaire
élan
vers
l’instruction,
la
culture
;
 mais
cette
instruction
ne
renseigne
que
sur
ce
qui
peut
amener
l’esprit
à
se
féliciter
de
l’état
de
choses
présent
 ”
Dans les interstices de cette visite édifiante, la misère, parfois, se laisse entrapercevoir : “ Si
l’on
traverse
 un
ruisseau
qui
délimite
le
sovkhose,
un
alignement
de
taudis.
On
y
loge
à
quatre,
dans
une
pièce
de
deux
 mètres
cinquante
sur
deux
mètres,
louée
à
raison
de
deux
roubles
par
personne
et
par
mois.
Le
repas,
au
 restaurant
du
sovkhose
coûte
deux
roubles,
luxe
que
ne
peuvent
se
permettre
ceux
dont
le
salaire
n’est
que
de
soixante‐quinze
roubles
par
mois.
Ils
doivent
se
contenter,
en
plus
du
pain,
d’un
poisson
sec. ”
Et puis André Gide, incroyablement lucide et perspicace, voit déjà se former ce qu’on nommera plus tard “la nomenklatura”. Enfin il a vite fait de comprendre qu’il a sous les yeux la pire des dictatures : “ Ce
que
l’on
veut
 et
exige,
c’est
une
approbation
de
tout
ce
qui
se
fait
en
U.R.S.S.
;
ce
que
l’on
cherche
à
obtenir,
c’est
que
cette
 approbation
ne
soit
pas
résignée,
mais
sincère,
mais
enthousiaste
même.
Le
plus
étonnant,
c’est
qu’on
y

parvient.
D’autre
part,
la
moindre
protestation,
la
moindre
critique
est
passible
des
pires
peines,
et
du
reste
 aussitôt
étouffée.
Et
je
doute
qu’en
aucun
autre
pays
aujourd’hui,
fût‐ce
dans
l’Allemagne
de
Hitler,
l’esprit
soit
moins
libre,
plus
courbé,
plus
craintif

(
terrorisé
)
,
plus
vassalisé. ”
Peuple de part en part tenu en lisière où personne ne risquerait une initiative qui n’ait pas préalablement reçu l’assentiment des autorités. Quand les Français lèvent leurs verres à l’Espagne républicaine, les Russes marquent une certaine réticence ; explication : “ Pour
ce
qui
est
des
troubles
et
de
la
lutte
en
Espagne,
l’opinion
 générale
et
particulière
attendait
les
directions
de
la
Pravda
qui
ne
s’était
pas
encore
prononcée.
On
n’osait
 pas
se
risquer
avant
de
savoir
ce
qu’il
fallait
penser.
Ce
n’est
que
quelques
jours
plus
tard
(nous
étions
arrivés
 à
Sébastopol)
qu’une
immense
vague
de
sympathie,
partie
de
la
Place
Rouge,
vint
déferler
dans
les
journaux,
et
que,
partout,
des
souscriptions
volontaires
pour
le
secours
aux
gouvernementaux
s’organisèrent.”
Au terme de ce voyage, qui commence, dans un discours public, par l’apologie de Maxime Gorki et la célébration du glorieux peuple révoltionnaire, Gide comprend en particulier que ce véritable et permanent laminage des esprits et des consciences, c’est tout simplement la mort de toute création littéraire ou artistique. De là ce jugement quelque peu amer de cet enthousiaste de la Révolution d’Octobre : “ Et
comme
il
advient
toujours
que
 nous
ne
reconnaissons
qu’après
les
avoir
perdus,
la
valeur
de
certains
avantages,
rien
de
tel
qu’un
séjour
en
 U.R.S.S.
(ou
en
Allemagne,
il
va
sans
dire)
pour
nous
aider
à
apprécier
l’inappréciable
liberté
de
pensée
dont
nous
jouissons
encore
en
France,
et
dont
nous
abusons
parfois.”
Pourquoi Gide, retour d’URSS, n’est-il pas entendu ? Quand ce témoignage finit par être publié, après quelques difficultés, il suscite une véritable levée de boucliers des communistes, en particulier d’Aragon. Les communistes russes, depuis Lénine, se réclament de la Révolution française, et de 1793 en particulier. Mais pourquoi Victor Hugo ? Il n’y a pas de doute que voyageant en URSS, il aurait éprouvé la même horreur que Gide…
C’est que Joseph Staline, aussi, était hugolâtre, avec une affection particulière pour Cimourdain, personnage clef de “ Quatre-vingt treize ”, ancien prêtre devenu révolutionnaire intransigeant. Or il y a là ample matière à identification ; à 20 ans Staline se fait renvoyer du séminaire, après de nombreuses punitions, l’une en particulier pour avoir lu “Les travailleurs de la mer” du même Victor Hugo, également à l’index du séminaire de Tiflis . Tout ça explique cette célébration du cent-cinquantenaire de la naissance du poète à Moscou en 1952.
Seulement après avoir condamné à mort Gauvain, son fils spirituel, Cimourdain se suicide. Staline aurait dû en faire autant ; ça aurait épargné la vie des quelques 20 millions de morts qui constituent son bilan. Accessoirement il se pourrait bien que la littérature ait aussi son rôle à jouer dans le “moteur de l’histoire”.
Quant à Paul Éluard, il faut attendre 2014 pour qu’il soit véritablement reconnu par le PCF. C’est que, justement, il est de la veine Hugo, de ceux qui entendent encore l’écho du testament de Lahorie : “ Enfant,
souviens‐toi
de
ceci
 :
avant
tout,
la
liberté.” Derniers quatrains de son plus célèbre poème, écrit en 1942 :
Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître

Pour te nommer Liberté.
Mais revenons au théâtre. Et si, au contraire, la reine était véritablement aimée et d’un homme honnête, quoique roturier ? Eh bien nous aurions Ruy Blas. Seulement ici Victor Hugo change de perspective. Sans doute l’égalité essentielle de tous les êtres humains est-elle à nouveau déclinée. La reine ne tombe amoureuse de Ruy Blas que pour autant qu’elle le tient d’abord pour Don César de Bazan. Pourtant quand elle consent à pardonner au supposé Don César d’avoir exécuté Don Salluste, ce pardon glisse tout naturellement à Ruy Blas qui vient de lui réveller son identité. L’amour fait des miracles…
La nouveauté, c’est, dans la bouche de Ruy Blas, la parole du peuple. Personne n’a oublié le fameux : “ Bon
appétit
Messieurs
! ” ; mais dans cette charge exemplaire contre les grands d’Espagne qui se partagent le bien commun comme des charognards, la revendication des humbles se fait voie :
“ L’état
est
épuisé
de
troupes
et
d’argent
;
 Nous
avons
sur
la
mer,
où
Dieu
met
ses
colères,
 Perdu
trois
cents
vaisseaux,
sans
compter
les
galères
!
 Et
vous
osez
!
…
—
Messieurs,
en
vingt
ans,
songez‐y,
 Le
peuple,
—
j’en
ai
fait
le
compte,
et
c’est
ainsi
!
—
 Portant
sa
charge
énorme
et
sous
laquelle
il
ploie,
 Pour
vous,
pour
vos
plaisirs,
pour
vos
filles
de
joie,
 Le
peuple
misérable,
et
qu’on
pressure
encor,
 A
sué
quatre
cent
trente
millions
d’or
!
 Et
ce
n’est
pas
assez
!
Et
vous
voulez,
mes
maîtres
!
…
—
 Ah
!
j’ai
honte
pour
vous
! ”
Plus âpre encore est sa charge contre Don Salluste, son maître, quand il comprend que celui-ci l’a utilisé pour perdre la reine qui est la femme qu’il aime plus que tout au monde :
“ ‐
ah
!
Misérable
!
Vous
osez,
‐
votre
reine,
une
femme
adorable
!
Vous
osez
l’outrager
quand
je
suis
 là
!
‐
tenez,
pour
un
homme
d’esprit,
vraiment,
vous
m’étonnez
!
Et
vous
vous
figurez
que
je
vous
verrai
faire
 sans
rien
dire
!
‐
écoutez,
quelle
que
soit
sa
sphère,
monseigneur,
lorsqu’un
traître,
un
fourbe
tortueux,
 commet
de
certains
faits
rares
et
monstrueux,
noble
ou
manant,
tout
homme
a
droit,
sur
son
passage,
de
 venir
lui
cracher
sa
sentence
au
visage,
et
de
prendre
une
épée,
une
hache,
un
couteau
!
…
‐
pardieu
!
J’étais
 laquais
!
Quand
je
serais
bourreau
? ”
Sur ce point, l’habituelle préface est encore plus explicite : Ruy Blas, c’est l’incarnation du peuple, mais évidemment dans le sens spécifiquement hugolien que nous avons discerné plus haut : la multitude éclairée, capable de réflexion, en passe d’accéder enfin à la majorité. Citation :
“ on
voit
remuer
dans
l’ombre
quelque
chose
de
grand,
de
sombre
et
d’inconnu.
C’est
le
peuple.
Le
 peuple,
qui
a
l’avenir
et
qui
n’a
pas
le
présent
;
le
peuple,
orphelin,
pauvre,
intelligent
et
fort
;
placé
très
bas,
et
 aspirant
très
haut
;
ayant
sur
le
dos
les
marques
de
la
servitude
et
dans
le
cœur
les
préméditations
du
génie
;
 le
peuple,
valet
des
grands
seigneurs,
et
amoureux,
dans
sa
misère
et
dans
son
abjection,
de
la
seule
figure
 qui,
au
milieu
de
cette
société
écroulée,
représente
pour
lui,
dans
un
divin
rayonnement,
l’autorité,
la
charité
 et
la
fécondité.
Le
peuple,
ce
serait
Ruy
Blas.”
Dernier point : jamais l’auteur n’a été plus clair sur l’essence du drame et jamais il n’a mieux maîtrisé la fabrication de son elixir dramatique ; une formule : “ Le
drame
est
la
troisième
grande
forme
de
l’art,
 comprenant,
enserrant,
et
fécondant
les
deux
premières.
Corneille
et
Molière
existeraient
indépendamment
 l’un
de
l’autre,
si
Shakespeare
n’était
entre
eux,
donnant
à
Corneille
la
main
gauche,
à
Molière
la
main
 droite.”
Il sait très précisément à quelle partie du public il s’adresse – la foule, les femmes, les penseurs – et ce que celle-ci attend de lui – l’action, la passion, les caractères ; il sait combiner chacune des figures imposées du genre afin que chacun y trouve son compte ; il sait enfin ouvrir des perspectives à chacune de ces familles ; par exemple, citation “ tout
penseur
complet
doit
être
femme
par
les
côtés
délicats
du
cœur
”.
Aussi caricatural que cela paraisse – et l’auteur en est bien conscient puisqu’il tient à préciser “ nous
ne
 prétendons
rien
établir
ici
de
rigoureux,
et
nous
prions
le
lecteur
d’introduire
de
lui‐même
dans
notre
pensée

les
restrictions
qu’elle
peut
contenir.
Les
généralités
admettent
toujours
les
exceptions
” – il faut croire que la formule est opérante puisque la pièce continue d’être montée, par exemple en 2015, au théâtre de Ménilmontant.
Au reste avoir inspiré “ La folie des grandeurs ” à Gérard Ouy (1971, Louis de Funès, Yves Montant, Alice Saprich) n’est pas le moindre des mérites de cette pièce. A sa création, en 1838, elle fut d’ailleurs bien reçue par le public et descendue par la critique. Hyppolite Rolle, dans Le National, est particulièrement venimeux : “ Après
le
bandit,
la
prostituée
et
le
bossu,
voici
venir
le
laquais.
M.
Victor
Hugo
ne
tiendrait‐il
pas
en
réserve
 pour
sa
prochaine
canonisation
quelque
héros
scrofuleux,
ou
bien
un
de
ces
industriels
nocturnes
qui
vont,
la
 lanterne
à
la
main,
fouillant
les
impuretés
des
villes
et
l’angle
des
maisons
? ” Tout cela montre à quel point Victor Hugo a dû lutter, en chaque circonstance, contre les préjugés.
Dans la même veine, un autre événement significatif : le futur théâtre de la Renaissance où Ruy Blas est créé, prétendait parquer les secondes – c’est-à-dire les places les moins chères – sur leurs stalles98 au parterre, laissant aux spectateurs des premières le reste du théâtre, entre eux et dans leurs confortables fauteuils. Victor Hugo menaça de retirer sa pièce si la direction persistait dans ce projet ; elle céda. Il faut préciser, qu’avec Alexandre Dumas, il avait parainé la troupe.
Dernier point à relever dans la préface : Victor Hugo, toujours à l’affut des courants profonds de l’histoire, a déployé entre Hernani et Ruy Blas – pour l’Espagne chère à son coeur et sur la scène – le même espace de réflexion qui commence avec “ Notre-Dame de Paris ” et s’achèvera avec “ Quatre-vingt treize ”. Qu’est-ce qui est constitutif du pouvoir qui dirige une nation ? Qu’est-ce qui la rend capable d’étendre sur d’autres sa puissance ? Quels sont les facteurs qui commandent son déclin ? Ici la littérature sert de laboratoire à la philosophie politique
Deux mots sur ses autres travaux d’écriture de cette époque : il donne deux pièces à la Comédie Française : Angelo, tyran de Padou pièce en prose, qui a en outre la particularité de faire la part belle à deux femmes, seules généreuses et capables de pardon. Et Les Burgraves, sorte de drame épique en trois parties thématiques qui est l’occasion de revenir encore une fois sur cet inépuisable objet de réflexion qu’est l’histoire et d’ouvrir pour la première fois la vertigineuse perspective des états-unis d’Europe. un extrait de la préface :
“ Le
groupe
entier
de
la
civilisation,
quel
qu’il
fût
et
quel
qu’il
soit,
a
toujours
été
la
grande
patrie
du
 poète.
Pour
Eschyle,
c’était
la
Grèce;
pour
Virgile,
c’était
le
monde
romain;
pour
nous,
c’est
l’Europe.
Partout
 où
est
la
lumière,
l’intelligence
se
sent
chez
elle
et
est
chez
elle.
 Quelles
que
soient
les
antipathies
momentanées
et
les
jalousies
de
frontières,
toutes
les
nations
policées
 appartiennent
au
même
centre
et
sont
indissolublement
liées
entre
elles
par
une
secrète,
et
profonde
unité.
 La
civilisation
nous
fait
à
tous
les
mêmes
entrailles,
le
même
esprit,
le
même
but,
le
même
avenir.
D’ailleurs,
 la
France,
qui
prête
à
la
civilisation
même
sa
langue
universelle
et
son
initiative
souveraine
;
la
France,
lors
 même
que
nous
nous
unissons
à
l’Europe
dans
une
sorte
de
grande
nationalité,
n’en
est
pas
moins
notre
 première
patrie,
comme
Athènes
était
la
première
patrie
d’Eschyle
et
de
Sophocle.
Ils
étaient
Athéniens
 comme
nous
sommes
Français,
et
nous
sommes
Européens
comme
ils
étaient
Grecs.
 Oui,
la
civilisation
tout
entière
est
la
patrie
du
poète.
Cette
patrie
n’a
d’autre
frontière
que
la
ligne
sombre
et
 fatale
où
commence
la
barbarie.
Un
jour,
espérons‐le,
le
globe
entier
sera
civilisé,
tous
les
points
de
la
 demeure
humaine
seront
éclairés,
et
alors
sera
accompli
le
magnifique
rêve
de
l’intelligence
:
avoir
pour
 patrie
le
monde
et
pour
nation
l’humanité.”
Et puis, à l’occasion de cette préface, il réitère la mission fondamentale qu’il assigne au théâtre : “ Le
 théâtre
doit
faire
de
la
pensée
le
pain
de
la
foule.” Et comme nous le savons déjà, c’est par cette nourriture de l’esprit qu’elle reçoit, que la foule devient le peuple.
Disons encore, pour en terminer, que si, à propos de ce drame, il se réfère à Eschyle et plus particulièrement à la trilogie de l’Orestie, c’est dans cette pièce qu’on le sent le plus proche de Shakespeare, notamment par le truchement de Guanhumara, la sorcière, guérisseuse et vengeresse, incarnation de la fatalité. Subsidiairement ce nom est celui sous lequel la reine Guenièvre fait son apparition dans la légende arthurienne ; c’est le premier trait qui rattache cette épopée dramatique à la “matière de Bretagne” ; le second, c’est qu’Uther Pendragon, père du roi Arthur, fait partie des figurants de ce drame, comme l’un des Burgraves.

On a donc là un récit émanant de ce que l’on pourrait nommer, dans une perspective hugolienne, les franges de la civilisation. Cette interrogation des frontières que nous avions déjà entrevuevue dans “ Han d’Islande ” est aussi une façon de relativiser ce q’une civilisation tient pour ses valeurs fondamentales.
Dernier point : c’est la vive emprunte que laisse sur la sensibilité et l’esprit du poète le voyage sur les bords du Rhin accompli en 1842 qui décide, dès l’année suivante, de la composition de ce drame. Victor Hugo consigne ses impressions dans une série de lettres, probablement adressées à Louis Boulanger, peintre qu’il connaît depuis sa jeunesse et auquel il donne sa préférence non seulement pour concevoir les costumes des personnages de ses pièces mais aussi pour peindre tous les membres de la famille.
Amitié discrète mais profonde et persistante, ainsi qu’en témoigne un poème des “ “ Voix intérieures 99 ” intitulé “ Avril
”, dédié “ à
M.Louis
B.” et dont voici les dernières strophes :

Que,
blé
qui
monte,
enfant
qui
joue,
eau
qui
murmure,
 Fleur
rose
où
le
semeur
rêve
une
pêche
mûre,
 Que
tout
semble
rire
ou
prier
!
 Que
le
chevreau
gourmand,
furtif
et
plein
de
grâces,
 De
quelque
arbre
incliné
mordant
les
feuilles
basses,
 Fasse
accourir
le
chevrier
!
Qu’on
songe
aux
deuils
passés
en
se
disant
:
qu’était‐ce
?
 Que
rien
sous
le
soleil
ne
garde
de
tristesse
!
 Qu’un
nid
chante
sur
les
vieux
troncs
!
 Nous,
tandis
que
de
joie
au
loin
tout
vibre
et
tremble,
 Allons
dans
la
forêt,
et
là,
marchant
ensemble,
 Si
vous
voulez,
nous
songerons.
Nous
songerons
tous
deux
à
cette
belle
fille
 Qui
dort
là‐bas
sous
l’herbe
où
le
bouton
d’or
brille,
 Où
l’oiseau
cherche
un
grain
de
mil,
 Et
qui
voulait
avoir,
et
qui,
triste
chimère
!
 S’était
fait
cet
hiver
promettre
par
sa
mère
 Une
robe
verte
en
avril.

Dans ce récit de voyage au jour le jour qu’il intitule sobrement “ Le Rhin ” – sous-titre : “ Lettres
à
un
ami ” – la sensibilité est constamment en éveil. On peut en prendre la mesure au nombre considérable de ses compositions graphiques représentant des “burgs”, ces forteresses médiévales qui ponctuent tous les sommets des rives du fleuves.
Image récurrente dont on ne sait trop ce qui l’a fait naître initialement dans son enfance, mais dont on retrouve aussi la transposition tout au long de l’oeuvre romanesque, depuis la tour de Vygla de “ Han d’Islande ” justement, jusqu’à la Tourgue de “ Quatre-vingt treize ”.
Mais ce voyage est surtout l’occasion d’une profonde réflexion sur les grands courants qui parcourent l’histoire humaine, sur le flux et le reflux des oeuvres civilisatrices. Il accomplit ainsi un véritable pélerinage à Aix-la-Chapelle, comme en perpétuelle compagnie de l’ombre de Charlemagne. D’autres figures de comparable puissance sont évoquées : César, Charles Quint, Napoléon. Dans les périodes de régression – par exemple celle de Frédéric Barberousse, figure centrale des Burgraves – l’empire se disloque, la civilisation ancienne se fissure, l’intérêt égoïste des petits seigneurs prévaut, les grandes idées et les grandes valeurs qui forgeaient l’unité de tous les peuples disparaissent. Le temps passe. Bientôt des êtres imaginaires apparaissent comme en prélude à la civilisation nouvelle qui s’annonce.
Alors naturellement celui qui rêve cette civilisation nouvelle où tous les êtres humains auraient accès à l’éducation, où la peine de mort serait abolie, où tous jouiraient de la liberté d’expression, où les nations d’Europe en guerre depuis la nuit des temps, construiraient ensemble les États-Unis de l’Atlantique oriental, celui-là doit immanquablement, un jour ou l’autre, monter à la tribune.

Abordons maintenant la carrière politique de notre poète.
b ) A la chambre
Victor Hugo y parvient donc par l’effet d’un mouvement en quelque sorte naturel. Très vite, pour lui, écrire c’est agir, qu’il s’agisse de bousculer des prescriptions esthétiques étouffantes comme dans le cas d’Hernani, ou de convaincre ses contemporains de la nécessité d’abolir la peine de mort ( Le dernier jour d’un condamné, Claude Gueux ).
Fin 1837 il s’est joint aux écrivains qui entendent fonder la Société des Gens de Lettres. Il est aussitôt élu au Comité mais n’assiste généralement pas aux premières réunions. Il faut dire qu’il est simultanément membre de la S.A.C.D., Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques.
Répétons le : Victor Hugo se sent d’abord et avant tout un auteur de théâtre. Sans doute entre-t-il dans ce choix une vocation éducative mais c’est aussi qu’il a constamment besoin d’un destinataire. Il faut par exemple imaginer qu’avant de partir en cabriolet passer 5 semaines sur les bords du Rhin, il a dit à son ami Louis qu’il entendait consigner les pensées que ce voyage ne manquerait pas d’éveiller en lui mais qu’il lui serait plus facile de le faire s’il lui adressait une lettre quotidienne.
Ceci dit s’il n’est pas assidu aux réunions de ces deux associations d’écrivains, c’est qu’on y débat généralement de questions de peu d’intérêt. Dans un premier temps, du moins ; ce sont ensuite ses responsabilités politiques qui le feront dispenser de l’obligation de présence. Il faudra attendre 1848 pour qu’il fasse à la SACD une intervention remarquée sur le moyen de contenir la censure, ce qui débouche à terme sur la participation de quatre auteurs dramatiques à la commission ministérielle des théâtres et sur la réunion des différentes associations en une seule entité. Peu après les auteurs obtiennent la promesse d’une subvention du ministère de l’Intérieur. Une fois élu, il n’oublie pas ses collègues de l’Association des Arts et des Lettres, veillant en particulier à obtenir de quoi constituer un fonds pour les auteurs et artistes nécessiteux.
C’est probablement lors de cet épisode qu’il réalise que plus on est proche des sphères du pouvoir, plus rapidement on fait avancer ses demandes ou entrer ses aspirations dans les faits. Néanmoins l’acharnement qu’il met à se faire élire à l’Académie Française pourrait induire en erreur et laisser penser qu’il se vit d’abord comme auteur dramatique. Il n’en est rien. C’est l’effet d’une stratégie dévoilée dans
“ Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie ” :
“ Il
y
avait
deux
tribunes
:
celle
des
députés
et
celle
des
pairs.
Député,
il
ne
pouvait
l’être
:
la
loi
 électorale
d’alors
était
faite
pour
de
plus

riches
que
lui
;
Notre-Dame de Paris
et
les
Feuilles
d’Automne
 n’équivalaient
pas
à
une
terre
ou
à
une
maison.
Il
y
avait
bien
un
moyen
de
tricher
la
loi,
assez
usité,
si
l’on
 avait
un
ami
propriétaire
:
il
vous
prêtait
sa
maison.
Mais,
quand

M.
Victor
Hugo
eût
emprunté
la
maison
 d’un

ami,
les
électeurs
du
cens
étaient
peu
sympathiques
aux
littérateurs
;
les
écrivains
étaient

pour
eux
des
 rêveurs
bons
à
les
amuser
dans
les
intervalles
de
leurs
affaires
sérieuses,
mais,
du
moment
qu’on
était
un
 penseur,
et
surtout
un
poète,
on
devenait
radicalement
incapable
de
bon
sens
et
de
rien
entendre
aux
choses
 pratiques.
Je
ne
sais
par
quelle
erreur
M.
de
Lamartine
avait
pu
être
élu
;
c’était
déjà
trop
d’un
poète
;

on
n’en
 aurait
certainement
pas
admis
deux.
Restait
la
chambre
des
pairs.
Mais,
pour
pouvoir
être
nommé,
il
fallait
 être
d’une
des
catégories
où
le
roi
devait
choisir.
Une
seule
était
accessible
à
M.
Victor
Hugo,
l’Académie.”

Condition nécessaire mais non suffisante ; il faudra encore quatre ans après l’élection à l’Académie française pour que l’homme politique qu’est Victor Hugo accède à la tribune de la Chambre des pairs.
Du reste il lui a fallu un peu plus de 4 ans pour cette première élection :
– Première tentative en 1836… et véritable levée de boucliers des classiques – autrefois “cranes d’oeuf” – qui n’ont pas oublié la bataille d’Hernani ; on lui préfère Emmanuel Mercier-Dupaty, poète, chansonnier et auteur dramatique. Comme celui-ci ne manque ni de lucidité, ni d’humour, il adresse à son rival malheureux ce petit quatrain :

Avant
vous
je
monte
à
l’autel,
 Mon
âge
seul
peut
y
prétendre,
 Déjà
vous
êtes
immortel
 Et
vous
avez
le
temps
d’attendre.

– A sa deuxième tentative, la même année, les académiciens lui préfèrent François-Auguste Mignet, historien et journaliste. Personnage imposant, auteur d’une monumentale “ Histoire de la Révolution française ” que l’adversaire malheureux a dû lire avec grand intérêt.
– En 1840 c’est Jean-Pierre Flourens qui le devance dans les suffrages ; éminent biologiste, déjà membre de l’institut et professeur au Collège de France.
– Il ne renonce pas facilement et en janvier 1841, il est élu à sa quatrième tentative. Ont voté pour lui en particulier Chateaubriand, Lamartine, Victor Cousin, Adolphe Thiers.
Discours de réception le 5 juin, en hommage, comme il est d’usage, à Népomucène Lemercier dont il hérite le fauteuil. Discours qui a dû donner des frissons à toute la docte assemblée puisqu’il commence par une irrésistible apologie de… Napoléon ; un extrait :
“ Au
commencement
de
ce
siècle,
la
France
était
pour
les
nations
un
magnifique
spectacle.
Un
homme
 la
remplissait
alors
et
la
faisait
si
grande
qu’elle
remplissait
l’Europe.
Cet
homme,
sorti
de
l’ombre,
fils
d’un
 pauvre
gentilhomme
corse,
produit
de
deux
républiques,
par
sa
famille
de
la
république
de
Florence,
par
lui‐ même
de
la
république
française,
était
arrivé
en
peu
d’années
à
la
plus
haute
royauté
qui
jamais
peut‐être
ait
 étonné
l’histoire.
Il
était
prince
par
le
génie,
par
la
destinée,
et
par
les
actions.
Tout
en
lui
indiquait
le
 possesseur
légitime
d’un
pouvoir
providentiel.
Il
avait
eu
pour
lui
les
trois
conditions
suprêmes,
l’événement,
 l’acclamation
et
la
consécration.
Une
révolution
l’avait
enfanté,
un
peuple
l’avait
choisi,
un
pape
l’avait
 couronné.
Des
rois
et
des
généraux,
marqués
eux‐mêmes
par
la
fatalité,
avaient
reconnu
en
lui,
avec
l’instinct
 que
leur
donnait
leur
sombre
et
mystérieux
avenir,
l’élu
du
destin.
Il
était
l’homme
auquel
Alexandre
de
 Russie,
qui
devait
périr
à
Taganrog,
avait
dit
:
Vous
êtes
prédestiné
du
ciel
;
auquel
Kléber,
qui
devait
mourir
 en
Égypte,
avait
dit
:
Vous
êtes
grand
comme
le
monde
;
auquel
Desaix,
tombé
à
Marengo,
avait
dit
:
Je
suis
le
 soldat
et
vous
êtes
le
général
;
auquel
Valhubert,
expirant
à
Austerlitz,
avait
dit
:
Je
vais
mourir,
mais
vous
 allez
régner.
Sa
renommée
militaire
était
immense,
ses
conquêtes
étaient
colossales.
Chaque
année
il
reculait
 les
frontières
de
son
empire
au
delà
même
des
limites
majestueuses
et
nécessaires
que
Dieu
a
données
à
la
 France.
Il
avait
effacé
les
Alpes
comme
Charlemagne,
et
les
Pyrénées
comme
Louis
XIV
;
il
avait
passé
le
Rhin
 comme
César,
et
il
avait
failli
franchir
la
Manche
comme
Guillaume
le
Conquérant.
Sous
cet
homme,
la
 France
avait
cent
trente
départements
;
d’un
côté
elle
touchait
aux
bouches
de
l’Elbe,
de
l’autre
elle
atteignait
 le
Tibre.
Il
était
le
souverain
de
quarante‐quatre
millions
de
Français
et
le
protecteur
de
cent
millions
 d’Européens
! ”
Où l’on retrouve les idées antérieurement développées dans “ Le Rhin ”. Dans le long panégyrique100 qui va suivre, il est, somme toute, fort peu question de Lemercier ; passe encore. Mais l’apologie de l’Empereur va engendrer sous la plume fiévreuse de Victor Hugo, une énorme bourde. La voici :
“ La
tradition,
Messieurs,
importe
à
ce
pays.
La
France
n’est
pas
une
colonie
violemment
faite
nation
;
 la
France
n’est
pas
une
Amérique.
La
France
fait
partie
intégrante
de
l’Europe
Elle
ne
peut
pas
plus
briser
avec
 le
passé
que
rompre
avec
le
sol.
Aussi,
à
mon
sens,
c’est
avec
un
admirable
instinct
que
notre
dernière
 révolution,
si
grave,
si
forte,
si
intelligente,
a
compris
que,
les
familles
couronnées
étant
faites
pour
les
 nations
souveraines,
à
de
certains
âges
des
races
royales
il
fallait
substituer
à
l’hérédité
de
prince
à
prince
 l’hérédité
de
branche
à
branche
;
c’est
avec
un
profond
bon
sens
qu’elle
a
choisi
pour
chef
constitutionnel
un
 ancien
lieutenant
de
Dumouriez
et
de
Kellermann
qui
était
petit‐fils
de
Henri
IV
et
petit‐neveu
de
Louis
XIV
;
 c’est
avec
une
haute
raison
qu’elle
a
transformé
en
jeune
dynastie
une
vieille
famille,
monarchique
et
 populaire
à
la
fois,
pleine
de
passé
par
son
histoire
et
pleine
d’avenir
par
sa
mission.”
Il paraît que Louis-Philippe – qui assistait à la cérémonie – n’a pas du tout apprécié – mais alors pas du tout – de s’entendre traiter d’ancien lieutenant de Dumouriez. Raison pour laquelle il faudra un peu plus de 4 ans pour que le Bonapartiste impénitent soit enfin fait Pair de France. Quant à ceux qui persistent à voir en Victor Hugo un arriviste, ils devront concéder qu’il n’en a décidément pas l’étoffe.
Quatre ans… et encore, en bénéficiant d’un puissant soutien au sein de la famille royale. Hélène, née de Mecklembourg, est l’épouse de Ferdinand, duc d’Orléans, héritier présomptif du trône, auquel elle a donné deux

garçons. Et elle est une fervente admiratrice de Victor Hugo ; assez vite les deux couples s’invitent et à l’occasion de l’un de ces repas, la duchesse lui fait part de son enthousiasme à propos de “Notre-Dame de Paris.
On n’en reste pas là ; Ferdinand a tout pour éblouir Victor. Soldat courageux, officier intrépide, âme secourable, le futur roi de France a des idées libérales et sa réputation l’a rendu très populaire. En plus il est favorable au suffrage universel (masculin mais non censitaire). Ami des arts et des lettres aussi ; il a eu Alfred de Musset comme camarade de lycée, il dessine passablement… et il est probablement aux anges de partager ces moments avec Victor Hugo ; ils ont tant de sujets d’intérêt commun ! Autant dire le souverain idéal, la transition rêvée entre monarchie et République.
“ Ananké ” a dû penser Victor : le 13 juillet 1842, mort du duc d’Orléans. Alors que Ferdinand est parti à Neuilly, les chevaux de sa calèche s’emballent ; il est projeté hors de la voiture et se fracture le crâne sur le pavé de la route. Regrets universels, non seulement de l’homme qu’il fut mais du roi qu’il aurait pu être. Le jour des obsèques, les abords de Notre-Dame sont noirs de monde. Rémusat, alors secrétaire d’état, écrira plus tard : “ Je
ne
 suis
point
fataliste
et
ne
veux
pas
dire
qu’à
dater
du
13
juillet
1842,
la
monarchie
fut
irrévocablement
 condamnée,
mais
je
dis
que
sans
ce
jour
fatal,
elle
n’aurait
point
péri.” Un an plus tard Musset lui consacre un poème – intitulé “ Le treize juillet ” dont une strophe exprime la même déconvenue, la même stupéfaction :

Je
le
pense
et
le
dis
à
qui
voudra
m’en
croire,
 Non
pas
en
courtisan
qui
flatte
la
douleur,
 Mais
je
crois
qu’une
place
est
vide
dans
l’histoire.
 Tout
un
siècle
était
là,
tout
un
siècle
de
gloire,
 Dans
ce
hardi
jeune
homme
appuyé
sur
sa
sœur,
 Dans
cette
aimable
tête,
et
dans
ce
brave
cœur.

Victor Hugo – qui entretemps est devenu directeur de l’Académie française – rédige en cette qualité la lettre de condoléance au roi pour la mort de son fils. Rien d’obséquieux ; et puis Louis-Philippe, qui sait à quel point son fils et sa belle-fille appréciaient les Hugo, estime probablement que le chagrin de l’ami et commensurable à celui du père.
Les rapports entre le roi et le poète sont complexes ; le premier apprécie cette qualité hors de portée pour qui occupe le trône : la sincérité, l’exposé sans détour des sentiments. D’accord, il est bonapartiste ; et après ? Ça vaut toujours mieux qu’un courtisan dont on ne sait jamais ce qu’il pense. Victor Hugo est littéralement fasciné par la simplicité de Louis-Philippe ; pour un peu il irait jusqu’à lui reprocher de n’avoir pas assez le souci du decorum et du cérémonial qui doit entourer la personne royale.
Les quelques comptes rendus qu’il fait de ces rencontres dans “ Choses vues ” – et qui, pour une fois ont intéressé les historiens – présentent toujours un peu la même structure. Le roi aperçoit Victor Hugo ; il s’en empare familièrement et l’entraîne dans un endroit discret où il lui fait ses confidences, laissant s’exprimer au passage ses humeurs et ses états d’âme. Un aperçu atant de 1844 :
“ Un
moment
après,
comme
dix
heures
sonnaient,
le
roi
est
venu.
Il
était
sans
décorations
et
avait
 l’air
préoccupé.
En
passant
près
de
moi,
il
m’a
dit
:
‐
Attendez
que
j’aie
fait
ma
tournée
;
nous
aurons
un
peu
 plus
de
temps
quand
on
sera
parti.
Il
n’y
a
plus
que
quatre
personnes
et
je
n’ai
à
dire
que
quatre
mots.
Il
ne
 s’est
en
effet
arrêté
un
moment
qu’auprès
de
l’ambassadeur
de
Prusse
et
de
M.
de
Lesseps
qui
avait
à
lui
 communiquer
une
lettre
d’Alexandrie,
relative
à
l’étrange
abdication
du
pacha
d’Égypte.
Tout
le
monde
a
pris
congé,
puis
le
roi
est
venu
à
moi,
m’a
saisi
le
bras
et
m’a
mené
dans
le
grand
 salon
d’attente,
où
il
s’est
assis
et
m’a
fait
asseoir
sur
un
canapé
rouge
qui
est
entre
deux
portes
vis‐à‐vis
de
la
 cheminée.
Alors
il
s’est
mis
à
parler
vivement,
énergiquement,
comme
si
un
poids
se
levait
de
dessus
sa
 poitrine.

‐

Monsieur
Hugo,
je
vous
vois
avec
plaisir.
Que
pensez‐vous
de
tout
ceci
?
Tout
cela
est
grave
et
 surtout
paraît
grave.
Mais
en
politique,
je
le
sais,
il
faut
quelquefois
tenir
compte
de
ce
qui
paraît
autant
que
 de
ce
qui
est.
Nous
avons
fait
une
faute
en
prenant
ce
chien
de
protectorat
101
.
Nous
avons
cru
faire
une
 chose
populaire
pour
la
France,
et
nous
avons
fait
une
chose
embarrassante
pour
le
monde.
L’effet
populaire
 a
été
médiocre
;
l’effet
embarrassant
est
énorme.
Qu’avions‐nous
besoin
de
nous
empêtrer
de
Taïti
(le
roi
 prononçait
Taëte)
?
Que
nous
faisait
cette
pincée
de
grains
de
tabac
au
milieu
de
l’Océan
?
À
quoi
bon
loger
 notre
honneur
à
quatre
mille
lieues
de
nous
dans
la
guérite
d’une
sentinelle
insultée
par
un
sauvage
et
par
un

fou
?
En
somme,
il
y
a
du
risible
là‐dedans.
Quoi
qu’on
dise
et
quoi
qu’on
fasse,
c’est
petit,
il
n’en
sortira
rien
 de
gros.
Sir
Robert
Peel
a
parlé
comme
un
étourdi.
Il
a
fait,
lui,
une
sottise
d’écolier.
Il
a
diminué
sa
 considération
en
Europe.
C’est
un
homme
grave,
mais
capable
de
légèretés.
Et
puis
il
ne
sait
pas
de
langues.
 Un
homme
qui
ne
sait
pas
de
langues,
à
moins
d’être
un
homme
de
génie,
a
nécessairement
des
lacunes
dans
 les
idées.
Or,
sir
Robert
n’a
pas
de
génie.
Croiriez‐vous
cela
?
il
ne
sait
pas
le
français.
Aussi
il
ne
comprend
 rien
à
la
France.
Les
idées
françaises
passent
devant
lui
comme
des
ombres.
Il
n’est
pas
malveillant,
non
;
il
 n’est
pas
ouvert,
voilà
tout.”
Voilà comment notre auteur dramatique, fort peu racinien comme on sait, a tenu auprès du roi pendant toutes ces années, le rôle du confident. Enfin, le 13 avril 1845, ce roi le nomme Pair de France.
Jusqu’à cette date il a été d’une grande assiduité à l’Académie française, remarquable en particulier en ce qu’il vote systématiquement pour l’admission des candidats qui deviendront bientôt de grands noms de la littérature… et que ses immortels compagnons écartent systématiquement : Vigny, Musset, Lamartine, Balzac.
Bref retour sur son discours de réception ; comme d’habitude sa plume attrape la fièvre et tandis qu’il prépare, comme c’est la coutume, l’éloge de l’immortel défunt qui lui cède son fauteuil102 et qu’il s’enflamme sur la vocation du poète, il livre ingénument ce que la sienne a de si caractéristique :
“ (…)
dévouer
sa
pensée
au
développement
continu
de
la
sociabilité
humaine
;
avoir
les
populaces
en
 dédain
et
le
peuple
en
amour
;
respecter
dans
les
partis,
tout
en
s’écartant
d’eux
quelquefois,
les
innombrables
 formes
qu’a
le
droit
de
prendre
l’initiative
multiple
et
féconde
de
la
liberté
;
ménager
dans
le
pouvoir,
tout
en
 lui
résistant
au
besoin,
le
point
d’appui,
divin
selon
les
uns,
humain
selon
les
autres,
mystérieux
et
salutaire
 selon
tous,
sans
lequel
toute
société
chancelle
;
confronter
de
temps
en
temps
les
lois
humaines
avec
la
loi
 chrétienne
et
la
pénalité
avec
l’évangile
;
aider
la
presse
par
le
livre
toutes
les
fois
qu’elle
travaille
dans
le
vrai
 sens
du
siècle
;
répandre
largement
ses
encouragements
et
ses
sympathies
sur
ces
générations
encore
 couvertes
d’ombre
qui
languissent
faute
d’air
et
d’espace,
et
que
nous
entendons
heurter
tumultueusement
de
 leurs
passions,
de
leurs
souffrances
et
de
leurs
idées
les
portes
profondes
de
l’avenir
;
verser
par
le
théâtre
sur
 la
foule,
à
travers
le
rire
et
les
pleurs,
à
travers
les
solennelles
leçons
de
l’histoire,
à
travers
les
hautes
 fantaisies
de
l’imagination,
cette
émotion
tendre
et
poignante
qui
se
résout
dans
l’âme,
des
spectateurs
en
 pitié
pour
la
femme
et
en
vénération
pour
le
vieillard
;
faire
pénétrer
la
nature
dans
l’art
comme
la
sève
même
 de
Dieu
;
en
un
mot,
civiliser
les
hommes
par
le
calme
rayonnement
de
la
pensée
sur
leurs
têtes,
voilà
 aujourd’hui,
messieurs,
la
mission,
la
fonction
et
la
gloire
du
poëte.”
Relevons au passage que la chère Juliette n’avait pas trop aimé le voir revêtir l’habit vert ; c’était encore du temps supplémentaire confisqué à leur intimité. Voici ce qu’elle lui écrit en cette occasion : “Toto
se
serre
comme
 une
grisette
;
Toto
se
frise
comme
un
garçon
tailleur
;
Toto
a
l’air
d’une
poupée
modèle
;
Toto
est
ridicule
;
 Toto
est
un
académicien.” Et sans doute Toto a-t-il dû bien rire en déchiffrant cette lettre. Évidemment les choses ne s’arrangent pas quand il entre à la Chambre des Pairs. Mais nous savons qui est Juliette et à quel point elle est la précieuse auxiliaire de ses plus hautes ambitions. Le 14 janvier 1848 elle lui écrit encore :
“ Bonjour,
mon
plus
que
bien‐aimé,
bonjour,
mon
adoré
petit
homme,
bonjour,
je
t’aime
de
toutes
les
 puissances
de
mon
âme.
Comment
vas‐tu
ce
matin
?
As‐tu
bien
dormi
?
J’espère
que
je
te
verrai
tantôt
et
que
 tu
m’apporteras
au
moins
un
des
journaux
qui
contiennent
ton
discours.”
Quant à son action au sein de la chambre haute, elle se signifie d’abord par des interventions relatives aux sujets qui lui tiennent à coeur :
– 14 février 1846 : La propriété des oeuvres d’art.
La question initiale est celle de la durée de la propriété des dessins et modèles de fabrique ; il est question de la réduire à 15 ans. Deux passages significatifs du discours de Victor Hugo :
– 1° : “ Et
si
la
chambre
me
permettait
de
citer
quelques‐uns
des
grands
noms
qui
se
rattachent
à
cet
 art,
elle
reconnaîtrait
elle‐même
qu’il
y
a
là
des
génies
créateurs,
des
hommes
d’imagination,
des
hommes
 dont
la
propriété
doit
être
protégée
par
la
loi.
Bernard
de
Palissy
était
un
potier
;
Benvenuto
Cellini
était
un
 orfèvre.
Un
pape
a
désiré
un
modèle
de
chandeliers
d’église
;
Michel‐Ange
et
Raphaël
ont
concouru
pour
ce
 modèle,
et
les
deux
flambeaux
ont
été
exécutés.
Oserait‐on
dire
que
ce
ne
sont
pas
là
des
objets
d’art
? ”

– 2° : “ Cette
législation,
que
donnait‐elle
à
l’art
qui
est
ici
en
question
?
Elle
lui
donnait
la
durée
;
et
 n’oubliez
pas
ceci
:
toutes
les
fois
que
vous
voulez
que
de
grands
artistes
fassent
de
grandes
œuvres,
donnez‐ leur
le
temps,
donnez‐leur
la
durée,
assurez‐leur
le
respect
de
leur
pensée
et
de
leur
propriété.
Si
vous
voulez
 que
la
France
reste
à
ce
point
où
elle
est
placée,
d’imposer
à
toutes
les
nations
la
loi
de
sa
mode,
de
son
goût,
 de
son
imagination
;
si
vous
voulez
que
la
France
reste
la
maîtresse
de
ce
que
le
monde
appelle
l’ornement,
le
 luxe,
la
fantaisie,
ce
qui
sera
toujours
et
ce
qui
est
une
richesse
publique
et
nationale
;
si
vous
voulez
donner
à
 cet
art
tous
les
moyens
de
prospérer,
ne
touchez
pas
légèrement
à
la
législation
sous
laquelle
il
s’est
 développé
avec
tant
d’éclat.”
Autre intervention notable : celle qui demande l’amnistie pour les membres de la famille Bonaparte alors condamnés à l’exil. C’est l’occasion d’une nouvelle envolée lyrique à propos de Napoléon, mais savamment orchestrée ; il part de la supposition d’un étranger débarquant en France et ignorant tout de Napoléon :
“ Il
se
demanderait,
cet
étranger,
avec
une
sorte
d’effroi,
par
quels
crimes
monstrueux
ce
Napoléon
 avait
pu
mériter
d’être
ainsi
frappé
à
jamais
dans
toute
sa
race.
(Mouvement.)
Messieurs,
ces
crimes,
les
voici
;
c’est
la
religion
relevée,
c’est
le
code
civil
rédigé,
c’est
la
France
 augmentée
au
delà
même
de
ses
frontières
naturelles,
c’est
Marengo,
Iéna,
Wagram,
Austerlitz,
c’est
la
plus
 magnifique
dot
de
puissance
et
de
gloire
qu’un
grand
homme
ait
jamais
apportée
à
une
grande
nation
!
(Très bien ! Approbation.)

Messieurs
les
pairs,
le
frère
de
ce
grand
homme
vous
implore
à
cette
heure.
C’est
un
vieillard,
c’est
un
 ancien
roi
aujourd’hui
suppliant.
Rendez‐lui
la
terre
de
la
patrie
!
Jérôme‐Napoléon,
pendant
la
première
 moitié
de
sa
vie,
n’a
eu
qu’un
désir,
mourir
pour
la
France.
Pendant
la
dernière,
il
n’a
eu
qu’une
pensée,
 mourir
en
France.
Vous
ne
repousserez
pas
un
pareil
vœu. (Approbation prolongée sur tous les bancs.) ”
En dépit de ces mouvements de sympathie, ce plaidoyer ne convaincra pas ses pairs ; mais Louis-Napoléon saura se souvenir de ce soutien, avant que le coup d’état ne consomme la rupture entre les deux hommes. Relevons au passage à quel point l’appréciation sur Napoléon est devenue un lieu commun ; comme pour les métiers de la mode, nous sommes bien de la lignée de Victor Hugo.
Pour l’essentiel, néanmoins, il transmet des pétitions et, lors des procès – la Chambre des Pairs étant constituée par la Chartre de 1830 en Haute Cour de Justice103 – il intervient généralement comme l’avocat des prévenus. Il avait déjà, alors qu’il ne faisait pas encore partie de la Haute Assemblée, obtenu en 1840 la commutation de peine d’Armand Barbès en adressant un quatrain au roi. Barbès, organisateur avec Blanqui de l’insurection de 1839, avait été arrêté et condamné à mort. Louis-Philippe venait de perdre sa fille Marie mais un petit-fils lui était né. Voici le quatrain en question :

Par
votre
ange
envolé
ainsi
qu’une
colombe
!

 Par
ce
royal
enfant,
doux
et
frêle
roseau
!

 Grâce
encore
une
fois
!
Grâce
au
nom
de
la
tombe
!

 Grâce
au
nom
du
berceau
!

La révolution de 1848 enverra Louis-Philippe en exil et fera sortir Barbès de prison. Hugo et Barbès siégeront quelques semaines ensemble à l’assemblée constituante de 1848 mais le second connaîtra bientôt à nouveau la prison puis, plus tard, ce sera l’exil, pour l’un comme pour l’autre. Et puis, en 1862, Armand Barbès lira Les Misérables et trouvera enfin le courage d’écrire à Victor Hugo ; ceci :
“ Cher
et
illustre
citoyen,

Le
condamné
dont
vous
parlez
dans
le
septième
volume
des
Misérables
doit
vous
paraître
un
ingrat.
 Il
y
a
vingt‐trois
ans
qu’il
est
votre
obligé
!…
et
il
ne
vous
a
rien
dit.
Pardonnez‐lui
!
pardonnez‐moi
!
 Dans
ma
prison
d’avant
février,
je
m’étais
promis
bien
des
fois
de
courir
chez
vous,
si
un
jour
la
liberté
m’était
 rendue.
 Rêves
de
jeune
homme
!
Ce
jour
vint
pour
me
jeter,
comme
un
brin
de
paille
rompue,
dans
le
tourbillon
de
 1848.
Je
ne
pus
rien
faire
de
ce
que
j’avais
si
ardemment
désiré.

Et
depuis,
pardonnez‐moi
ce
mot,
cher
citoyen,
la
majesté
de
votre
génie
a
toujours
arrêté
la
manifestation
de
 ma
pensée.

 Je
fus
fier,
dans
mon
heure
de
danger,
de
me
voir
protégé
par
un
rayon
de
votre
flamme.
Je
ne
pouvais
mourir,
 puisque
vous
me
défendiez.
 Que
n’ai‐je
eu
la
puissance
de
montrer
que
j’étais
digne
que
votre
bras
s’étendît
sur
moi
!
Mais
chacun
a
sa
 destinée,
et
tous
ceux
qu’Achille
a
sauvés
n’étaient
pas
des
héros.
 Vieux
maintenant,
je
suis,
depuis
un
an,
dans
un
triste
état
de
santé.
J’ai
cru
souvent
que
mon
cœur
ou
ma
 tête
allait
éclater.
Mais
je
me
félicite,
malgré
mes
souffrances,
d’avoir
été
conservé,
puisque
sous
le
coup
de
 votre
nouveau
bienfait,
je
trouve
l’audace
de
vous
remercier
de
l’ancien.
 Et
puisque
j’ai
pris
la
parole,
merci
aussi,
mille
fois
merci
pour
notre
sainte
cause
et
pour
la
France,
du
grand
 livre
que
vous
venez
de
faire.
 Je
dis
:
la
France,
car
il
me
semble
que
cette
chère
patrie
de
Jeanne
d’Arc
et
de
la
Révolution
était
seule
 capable
d’enfanter
votre
cœur
et
votre
génie,
et,
fils
heureux,
vous
avez
posé
sur
le
front
glorieux
de
votre
 mère
une
nouvelle
couronne
de
gloire
!

À
vous,
de
profonde
affection.
 A.
Barbès. ”
Et la réponse est à la hauteur :
“ Hauteville‐House,
15
juillet
1862.
Mon
frère
d’exil,
Quand
un
homme
a,
comme
vous,
été
le
combattant
et
le
martyr
du
progrès
;
quand
il
a,
pour
la
sainte
cause
 démocratique
et
humaine,
sacrifié
sa
fortune,
sa
jeunesse,
son
droit
au
bonheur,
sa
liberté
;
quand
il
a,
pour
 servir
l’idéal,
accepté
toutes
les
formes
de
la
lutte
et
toutes
les
formes
de
l’épreuve,
la
calomnie,
la
 persécution,
la
défection,
les
longues
années
de
la
prison,
les
longues
années
de
l’exil
;
quand
il
s’est
laissé
 conduire
par
son
dévouement
jusque
sous
le
couperet
de
l’échafaud,
quand
un
homme
a
fait
cela,
tous
lui
 doivent,
et
lui
ne
doit
rien
à
qui
que
ce
soit.
Qui
a
tout
donné
au
genre
humain
est
quitte
envers
l’individu.
 Il
ne
vous
est
possible
d’être
ingrat
envers
personne.
Si
je
n’avais
pas
fait,
il
y
a
vingt‐trois
ans,
ce
dont
vous
 voulez
bien
me
remercier,
c’est
moi,
je
le
vois
distinctement
aujourd’hui,
qui
aurais
été
ingrat
envers
vous.
 Tout
ce
que
vous
avez
fait
pour
le
peuple,
je
le
ressens
comme
un
service
personnel.
 J’ai,
à
l’époque
que
vous
me
rappelez,
rempli
un
devoir,
un
devoir
étroit.
Si
j’ai
été
alors
assez
heureux
pour
 vous
payer
un
peu
de
la
dette
universelle,
cette
minute
n’est
rien
devant
votre
vie
entière,
et
tous,
nous
n’en
 restons
pas
moins
vos
débiteurs.
 Ma
récompense,
en
admettant
que
je
méritasse
une
récompense,
a
été
l’action
elle‐même.
J’accepte
 néanmoins
avec
attendrissement
les
nobles
paroles
que
vous
m’envoyez,
et
je
suis
profondément
touché
de
 votre
reconnaissance
magnanime.

 Je
vous
réponds
dans
l’émotion
de
votre
lettre.
C’est
une
belle
chose
que
ce
rayon
qui
vient
de
votre
solitude
à
 la
mienne.
À
bientôt,
sur
cette
terre
ou
ailleurs.
Je
salue
votre
grande
âme.
Victor
Hugo”
Rapide mise au point, autant qu’il est possible : entre la première édition des Misérables et celle dont nous disposons aujourd’hui, les tomes et les chapitres ont été modifiés. Il s’agit vraisemblablement du livre du tome IV où il est simplement dit, à propos de la mansuétude de Louis-Philippe : “ Une
autre
fois,
faisant
allusion
aux
 résistances
de
ses
ministres,
il
écrivait
à
propos
d’un
condamné
politique
qui
est
une
des
plus
généreuses
 figures
de
notre
temps
:
Sa
grâce
est
accordée,
il
ne
me
reste
plus
qu’à
l’obtenir.”
Grandeur d’Armand Barbès par conséquent, et l’on comprend que la lecture de ces quelques mots lui ait causé une émotion telle qu’il a enfin trouvé le courage d’écrire à Victor Hugo pour le remercier de lui avoir sauvé la vie. La réponse de Victor Hugo est tout aussi sincère ; il éprouve pour Barbès une admiration qui n’est pas feinte et dont on trouve encore un écho discret dans un poème.

En 1877 un écrivain hollandais, Jan ten Brink, qui rend visite à Victor Hugo revenu à Paris, fait le récit de cette soirée104. Il nous apprend que Louis Blanc qui assiste au dîner lui a demandé s’il connaissait Armand Barbès. Extrait :
“ Incapable
que
j’étais
de
me
faire
comprendre
en
quelques
mots,
je
me
mis
à
évoquer,
tant
bien
que
 mal,
les
dernières
années
de
la
vie
de
Barbès
à
La
Haye.
Tous
les
républicains
français
éprouvent
à
l’égard
de
 ce
dernier
une
vénération
aussi
profonde
qu’est
violente
leur
aversion
pour
Blanqui.
L’un
comme
l’autre
se
 sont
employés
à
ourdir
des
conspirations
sans
avoir
le
moindre
sens
pratique
quant
aux
moyens
à
mettre
en
 œuvre,
ce
qui
a
nécessairement
condamné
leur
tentative
à
l’échec.
Ils
ont
passé
tous
deux
une
grande
partie
 de
leur
vie
dans
les
geôles,
mais
Barbès
était
la
générosité
même,
un
enfant
au
cœur
simple
et
pur,
et
Blanqui
 une
triste
canaille,
sans
cœur
ni
conscience.
Auprès
de
Hugo
lui‐même,
le
nom
de
Barbès
était
en
grand
 honneur.
Chacun
voulut
apprendre
ce
qu’avaient
été
ses
dernières
années
à
La
Haye,
et
avoir
une
idée
de
l’image
qu’avait
laissée
de
lui
cet
homme
exceptionnellement
généreux
mais
étrangement
exalté.”
Alors Jan raconte ses souvenirs, au grand bonheur de ses hôtes, en particulier, cette joyeuse scène d’un goûter d’enfants arganisé par Armand. Et Louis dit encore : “ La
meilleure
recommandation
qu’on
peut
apporter
 à
la
table
de
Victor
Hugo
est
un
souvenir
de
l’amitié
de
Barbès.”
Et Victor Hugo transmet le témoignage de son fils Charles, mort 6 ans plus tôt, qui déclarait joliment : “
Barbès,
c’est
le
Peuple.
Il
ne
raisonnait
pas
avec
le
but,
il
y
marchait.
C’était
l’aventurier
du
devoir.
Un
des
 plus
nobles
traits
de
son
caractère,
c’est
qu’il
était
profondément
Français.
Il
détestait
le
sabre,
mais
il
 adorait
le
drapeau.
Patriote
sans
chauvinisme,
il
a
donné
toute
sa
vie
à
ces
deux
principes,
à
ces
deux
cultes
:
Le
Peuple
et
la
France. ”
Ceci dit les rapports de Victor Hugo à Blanqui sont tout aussi remarquables. Il intervient également pour empêcher son exécution et c’est cette fois sur le plan intellectuel que l’on peut pressentir une parenté entre les deux hommes. Blanqui est en effet l’auteur d’un livre remarquable : “ L’éternité par les astres ”, où l’on retrouve comme en écho la fascination du jeune Hugo pour l’espace infini du ciel lors de sa visite à l’Observatoire où François Arago l’avait invité en 1834. Ceci dit ce livre passionnant écrit par Blanqui en prison – et qui fonderait en partie la théorie de la métempsychose que l’on retrouvera plus tard chez Hugo – ne faisait pas partie de la bibliothèque de Guernesey.
A Paris, Barbès a son boulevard, Victor Hugo, son avenue. Mais, ainsi que sa lettre en témoigne, rares sont ceux qui ont aussi bien compris Victor Hugo qu’Armand Barbès. Au fond, ils étaient frères : même idéal, même générosité, même courage, semblables épreuves. En 1854 l’exil de Barbès est volontaire mais il vient de passer presque 10 ans en prison. Le regret qu’a dû avoir Victor Hugo, c’est que Barbès disparaît le 26 juin 1870 à La Haye, mort trop tôt pour avoir connu la fin du Second Empire. Deux ans plus tôt, à l’occasion de la naissance de son petit-fils Georges, Armand avait encore envoyé à Victor un petit coeur en or, pendantif destiné à l’enfant.
Blanqui aussi a son boulevard ; il fut encore l’inventeur de la formule “Ni dieu, ni maître” qui connut, comme on sait, une certaine fortune.
Revenons à la période qui précède ce double exil. Dans la décennie 40 la situation économique et politique du pays se dégrade. Comme avant 89, il y a eu plusieurs années de mauvaises récoltes ; alors le prix de la nourriture augmente sensiblement, détériorant encore la situation des plus pauvres.
En 1847 au contraire – conformément à l’effet de King105 – une abondante récolte fait s’effondrer les prix et ruinent nombre de petits paysans qui partent donc sur les routes tâcher de trouver du travail en ville. Du coup le chômage explose. Ce peuple privé de travail aimerait se faire entendre mais il ne le peut pas. Non seulement c’est le suffrage censitaire qui prévaut mais encore il est réservé aux plus riches. Il n’y a alors en France que 200 000 électeurs pour un peu plus de 36 millions d’habitants. Il va de soi que ceux-ci défendent avant tout leurs intérêts et comme c’est le libéral François Guizot qui vient d’être nommé président du conseil, ils le font d’autant plus ingénument qu’ils sont intimement persuadés que ce qui est bon pour eux, est bon pour le reste du pays.
Le pouvoir ne prend pas non plus garde au fait que la suspension du cours de Michelet au Collège de France, le 3 janvier 48, a fortement ému les étidiants passionnés qui venaient régulièrement l’écouter.

Parmi eux, il y a Ernest Renan, qui subira plus tard lui aussi la suspension de son cours au Collège de France.
Et aussi Jules Vallès qui, dans “ Le bachelier ”, en fera le récit ; extrait :
“ Un
matin,
une
rumeur
court
le
quartier.
 «
Vous
savez
la
nouvelle
?
On
a
interdit
le
cours
Michelet.
C’est
au
Moniteur.
»
 Nous
l’apprenons
à
l’hôtel
Mouton,
où
se
produit
tout
de
suite
une
agitation
qui
se
communique
aux
petits
 cafés
et
crémeries
environnantes.
 On
sait
que
l’hôtel
est
républicain,
on
connaît
nos
crinières
;
sur
le
pas
de
la
porte,
on
nous
a
vus
souvent
 discuter,
crier
;
nous
avons
notre
popularité
sur
une
longueur
de
quinze
maisons
et
de
trois
petites
rues.
 On
vient
nous
trouver.
«
Que
faire
?
Que
dit
Matoussaint
?
—
Et
vous,
Vingtras
?
 —
Que
faire
?
mais
protester,
parbleu
!
Allons,
Matoussaint,
mets‐toi
à
cette
table
et
rédige‐nous
ça
!
On
ira
 ensuite
en
bande
au
Collège
de
France,
et
on
fera
signer
tous
ceux
qui
viendront
se
casser
le
nez
à
l’heure
du
 cours.
—
À
qui
enverra‐t‐on
la
protestation
?
—
On
ira
la
porter
à
la
Chambre.
»
L’idée
m’est
venue
tout
d’un
coup.
Elle
fait
sensation.
(Oui
!
oui
!)
 Matoussaint
a
déjà
sauté
sur
un
morceau
de
papier.
«
Aide‐moi
!
dit‐il.”
Et tous ces chevelus, quand les pétitions auront été signées, se donneront rendez-vous place du Panthéon afin de descendre ensemble, par la rue Soufflot, porter ces pétitions à l’Assemblée Nationale. Quelques semaines plus tard une des premières barricades de la Révolution de 48 sera dressée dans cette rue… Comme quoi la division que fait Victor Hugo de Paris en trois aires ayant chacune leur âme – la Cité, l’Université, la Ville – était toujours pertinente non seulement 17 ans mais encore 137 ans après la publication de “ Notre-Dame de Paris ”. Le pouvoir aurait dû apprendre, entre temps, que quand les conditions de vie des classes populaires se détériorent, il vaut mieux éviter d’émouvoir l’Université.
La monarchie de juillet a commis cette autre maladresse d’interdire les réunions politiques ; son opposition multiple, royaliste ou républicaine, bourgeoise ou populaire, va donc inventer un nouveau moyen de concertation pour suppléer aux carences du pouvoir : c’est la campagne des banquets. Il va s’en tenir plus de 70 dans toute la France, les uns demandant l’abaissement ou l’abrogation du cens, les autres, le suffrage universel, d’autres encore, l’abdication du roi.
Et puis, le 14 février 1848, le préfet de Paris a la mauvaise idée d’interdire le banquet du XII° arrondissement, prévu pour le 19… Un journal, “ Le National ” appelle à une manifestation le 22, place de la Madeleine. L’opposition officielle est réservée ; mais ce sont les ouvriers et les étudiants qui viennent, ces derniers mobilisés depuis la suspension du cours de Michelet, déboulant, une fois encore, du Panthéon.
Dans l’après-midi le roi décrète l’occupation militaire de Paris. On crie “ Vive
la
réforme
!
A
bas
Guizot
!
” Le lendemain plusieurs bataillons de la Garde Nationale se ralient aux manifestants, les protégeant au besoin de l’armée. Louis-Philippe congédie Guizot et nomme Molé, comte mais réformiste, à la Présidence du Conseil. Le soir même, c’est la fête ; le peuple, heureux, défile aux lampions. Mais sur le boulevard des Capucines un régiment qui se croit menacé, ouvre le feu : 52 morts. Dans la nuit qui suit, les manifestants devenus des insurgés, exposent les cadavres de leurs camarades, dévalisent les armureries, dressent des barricades. Au matin il y en a bientôt plus d’un millier dans la capitale. Le 24 Molé, qui n’a pas obtenu du roi la dissolution de la chambre, se démet.
Le général Bugeaud assure pouvoir mater l’insurection ; le roi, qui craint un bain de sang, ne lui en donne pas l’ordre. Quand, le soir de ce 3° jour, la foule attaque le palais des Tuileries, il abdique en faveur de son petit- fils Philippe, comte de Paris, héritier légitime du trône. Comme c’est un enfant de 9 ans, cette décision revient ipso facto à en confier la régence à sa mère, puisque, comme on s’en souvient, son fils aîné est mort dans un accident.
Mais cette régente putative, c’est Hélène, la fervente lectrice de Victor Hugo, la veuve du regretté Ferdinand le libéral qui aurait pu faire un si bon roi. Alors ledit Victor Hugo vole à son secours. Tandis que le roi se déguise en Mister Smith pour fuir les Tuileries – et il parle passablement anglais pour tromper les insurgés –

l’écrivain est mandaté par Odilon Barrot qui vient d’être appelé à former un ministère, pour annoncer la régence d’abord Place Royale puis à la Bastille.
Sans doute entre-t-il, dans l’incroyable courage dont il fait preuve, de l’amitié pour Hélène d’Orléans. Mais c’est d’abord par devoir qu’il agit (Polycopié n° 11) même s’il ne fait pas de doute que, chemin faisant, il a été transporté par l’espoir que cette régente humaniste suivrait ses conseils.
Du reste il a commencé à écrire “ Les Misères ” en 1845 et il a déjà une idée très précise de ce qu’il faut à ce peuple pour le conduire à la maturité sur le plan politique mais surtout pour le sortir de la misère.
Il est à deux doigts de se faire abattre d’un coup de fusil mais n’en est pas autrement ému. C’est le dépit qu’il éprouve d’abord en comprenant qu’il n’y aura pas de régence d’Hélène d’Orléans. Mais, comme nous l’avons vu dans ses relations avec Juliette Drouet, il est prompt à comprendre et à pardonner.
Cependant le roi a fui, la duchesse est désavouée par le peuple et il semble qu’on aille vers une seconde république. En attendant l’Assemblée constituante qui l’établira, il faut former un gouvernement provisoire et c’est en effet Lamartine qui s’en charge.
Le 25 février au matin, tandis qu’il se promène avec son fils, il lit une proclamation signée Lamartine et décide d’aller à l’Hôtel de Ville saluer son grand ami. Celui-ci, d’abord favorable à la Régence, vient de tourner casaque et de proclamer la République. Laissons la parole à l’auteur de “ Choses vues ” :
“ Lamartine
m’entraîna
dans
l’embrasure
d’une
croisée.
—
Ce
n’est
pas
une
mairie
que
je
voudrais
pour
vous,
 reprit‐il,
c’est
un
ministère.
Victor
Hugo
ministre
de
l’instruction
publique
de
la
République
!…
Voyons,
 puisque
vous
dites
que
vous
êtes
républicain
!
—
Républicain…
en
principe.
Mais,
en
fait,
j’étais
hier
pair
de
 France,
j’étais
hier
pour
la
Régence,
et,
croyant
la
République
prématurée,
je
serais
encore
pour
la
Régence
 aujourd’hui.
—
Les
nations
sont
au‐dessus
des
dynasties,
reprit
Lamartine
;
moi
aussi,
j’ai
été
royaliste…
—
 Vous
étiez,
vous,
député,
élu
par
la
nation
;
moi,
j’étais
pair,
nommé
par
le
roi.”
Autrement dit scrupule de moralité. Il faut encore relever qu’il venait, pour le même motif, de refuser la mairie de son arrondissement, acceptant cependant d’y assumer une suppléance d’une semaine… mais préciser en outre que, favorable à la Régence de notoriété publique, il n’avait pas été appelé à l’Hôtel de Ville.
Ceci – et c’est aussi sa grandeur – ne l’empêcha nullement de comprendre l’importance de ce qui s’y était tramé, au coeur d’une multitudes de hasards et d’incertutudes. Toujours dans “ Choses vues ” :
“
Les
quelques
hommes
qui,
dans
ces
jours
suprêmes
et
extrêmes,
tenaient
dans
leur
main
le
sort
de
la
 France,
étaient
eux‐mêmes,
à
la
fois
outils
et
hochets,
dans
la
main
de
la
foule,
qui
n’est
pas
le
peuple,
et
du
 hasard,
qui
n’est
pas
la
providence.
Sous
la
pression
de
la
multitude,
dans
l’éblouissement
et
la
terreur
de
leur
 triomphe
qui
les
débordait,
ils
décrétèrent
la
République,
sans
savoir
qu’ils
faisaient
une
si
grande
chose.
On
prit
une
demi‐feuille
de
papier
en
tête
de
laquelle
étaient
imprimés
les
mots
:
Préfecture
de
la
Seine.
 Cabinet
du
Préfet.
M.
de
Rambuteau
avait
peut‐être,
le
matin
même,
employé
l’autre
moitié
de
cette
feuille
à
 écrire
quelque
billet
doux
galant
ou
rassurant
à
ce
qu’il
appelait
ses
petites
bourgeoises.

M.
de
Lamartine
traça
cette
phrase
sous
la
dictée
des
cris
terribles
qui
rugissaient
au
dehors
:
«
Le
gouvernement
provisoire
déclare
que
le
gouvernement
provisoire
de
la
France
est
le
 gouvernement
républicain,
et
que
la
nation
sera
immédiatement
appelée
à
ratifier
la
résolution
du
 gouvernement
provisoire
et
du
peuple
de
Paris.
»

J’ai
tenu
dans
mes
mains
cette
pièce,
cette
feuille
sordide,
maculée,
tachée
d’encre,
qu’un
insurgé
 emporta
et
alla
livrer
à
la
foule
furieuse
et
ravie.
La
fièvre
du
moment
est
encore
empreinte
sur
ce
papier,
et
y
 palpite.
Les
mots,
jetés
avec
emportement,
sont
à
peine
formés.
Appelée
est
écrit
appellée.

Quand
ces
six
lignes
furent
écrites,
Lamartine
signa
et
passa
la
plume
à
Ledru‐Rollin.
M.
Ledru‐Rollin
 lut
à
haute
voix
la
phrase
:
«
Le
gouvernement
provisoire
déclare
que
le
gouvernement
provisoire
de
la
France
 est
le
gouvernement
républicain…
»

‐
Voilà
deux
fois
le
mot
provisoire,
dit‐il.
 ‐
C’est
vrai,
dirent
les
autres.
 ‐
Il
faut
l’effacer
au
moins
une
fois,
ajouta
M.
Ledru‐Rollin.

M.
de
Lamartine
comprit
la
portée
de
cette
observation
grammaticale
qui
était
tout
simplement
une
 révolution
par
escamotage.

‐
Il
faut
pourtant
attendre
la
sanction
de
la
France,
dit‐il.

‐

Je
me
passe
de
la
sanction
de
la
France,
s’écria
Ledru‐Rollin,
quand
j’ai
la
sanction
du
peuple.
 ‐
Mais
qui
peut
savoir
en
ce
moment
ce
que
veut
le
peuple
?
observa
Lamartine.
 ‐
Moi,
dit
Ledru‐Rollin.

Il
y
eut
un
moment
de
silence.
On
entendait
la
foule
comme
une
mer.
Ledru‐Rollin
reprit
:

‐
Ce
que
le
peuple
veut,
c’est
la
République
tout
de
suite,
la
République
sans
attendre
!
‐
La
République
sans
sursis,
dit
Lamartine,
cachant
une
objection
dans
cette
traduction
des
paroles
de
 Ledru‐Rollin.

‐
Nous
sommes
provisoires,
nous,
repartit
Ledru‐Rollin,
mais
la
République
ne
l’est
pas.”
La République l’était aussi mais ils ne le savaient pas encore. Ledru-Rollin – organisateur de la campagne des Banquets et cheville ouvrière de la Révolution de 1848 – eut encore en commun avec Victor Hugo vingt années d’exil qu’il passa en Angleterre.
Paris l’honora, lui aussi, en donnant son nom à une avenue et à une station de métro, proche de la Bastille, naturellement.
A propos d’exil, les journées de février permettent à un autre proscrit de revenir en France où il jouera un rôle décisif dans les décennies suivantes : Louis-Napoléon Bonaparte. Préoccupé comme il l’est par le problème de la misère, il est certain que Victor Hugo a lu “ De l’extinction du paupérisme ” que Louis-Napoléon a composé lors de son emprisonnement au fort de Ham, après sa tentative avortée de coup d’état – la deuxième – à Boulogne en 1840. Sans doute est-il sensible à cette volonté de rétablir la paix sociale sur la base de cet excellent principe “ La pauvreté ne sera plus séditieuse quand l’opulence ne sera plus oppressive” ; mais, comme il le sait aussi, c’est plus facile à dire qu’à faire. Et puis le neveu de l’Empereur n’a pas abdiqué ses ambitions monarchiques et dans cet essai, il déclare ingénument qu’il attendra que la nation le place sur le trône.
Ceci dit, la révolution de 1848 ne s’achève pas avec les trois journées de février. En quelques semaines pourtant le gouvernement provisoire a réalisé d’importantes réformes : rétablissement du suffrage universel, abolition de l’esclavage, suppression de la peine de mort en matière politique, toutes réformes que Victor Hugo appelait de ses voeux.
Ceci dit, il est bien conscient que la mesure officielle ne suffit pas. Témoin ce qu’il écrit avec son humour habituel dans “Choses vues ” :
“ La
proclamation
de
l’abolition
de
l’esclavage
se
fit
à
la
Guadeloupe
avec
solennité.
Le
capitaine
de
 vaisseau
Layrle,
gouverneur
de
la
colonie,
lut
le
décret
de
l’Assemblée
du
haut
d’une
estrade
élevée
au
milieu
 de
la
place
publique
et
entourée
d’une
foule
immense.
C’était
par
le
plus
beau
soleil
du
monde.
Au
moment
où
le
gouverneur
proclamait
l’égalité
de
la
race
blanche,
de
la
race
mulâtre
et
de
la
race
 noire,
il
n’y
avait
sur
l’estrade
que
trois
hommes,
représentant
pour
ainsi
dire
les
trois
races,
un
blanc,
le
 gouverneur,
un
mulâtre
qui
lui
tenait
le
parasol,
et
un
nègre
qui
lui
portait
son
chapeau.”

Autrement dit, il y a loin du principe à l’entrée dans les faits ; le principe est nécessaire mais il n’est pas suffisant pour atteindre l’effectivité. Pour réaliser l’égalité de tous les hommes, il faut l’éducation, la même pour tous, qui fasse se cotoyer tous les enfants et qui donne à chacun des chances égales de parvenir à la plus haute fonction possible selon ses mérites et son travail.
S’il avait pu être ministre de l’Instruction publique en 1848, ainsi que Lamartine aurait dû le lui proposer avec plus de conviction, la France aurait peut-être gagné quelques décennies dans le long combat pour la réalisation de cet idéal.
Et puis il faut une constitution qui grave toutes ces réformes dans le marbre et, par conséquent, une Assemblée Constituante dont les députés soient élus selon le nouveau mode de scrutin. Victor Hugo et Louis- Napoléon y siègent également ; il est cependant douteux que le second ait convaincu le premier qu’il entendait assumer loyalement sa fonction de député et se conformer désormais aux institutions de la République à venir.
Des citoyens ont écrit à Victor Hugo pour qu’il se porte candidat. Dans la réponse qu’il leur fait, il rappelle ses engagements antérieurs – et notamment ses interventions à la
Chambre des Pairs – en manière de justification ; la suite :

“ Je
ne
me
présente
pas.
À
quoi
bon
?
Tout
homme
qui
a
écrit
une
page
en
sa
vie
est
naturellement
 présenté
par
cette
page
s’il
y
a
mis
sa
conscience
et
son
cœur.
 Mon
nom
et
mes
travaux
ne
sont
peut‐être
pas
absolument
inconnus
de
mes
concitoyens.
Si
mes
concitoyens
 jugent
à
propos,
dans
leur
liberté
et
dans
leur
souveraineté,
de
m’appeler
à
siéger,
comme
leur
représentant,
 dans
l’assemblée
qui
va
tenir

en

ses
mains
les
destinées
de
la
France
et
de
l’Europe,
j’accepterai
avec
 recueillement
cet
austère
mandat.
Je
le
remplirai
avec
tout
ce
que
j’ai
en
moi
de
dévouement,
de
 désintéressement
et
de
courage.
 S’ils
ne
me
désignent
pas,
je
remercierai
le
ciel,
comme
ce
spartiate,
qu’il
se
soit
trouvé
dans
ma
patrie
neuf
 cents
citoyens
meilleurs
que
moi.”
Autrement dit “Je ne suis pas candidat mais si l’on tient à m’élire, sur la base de ce que l’on sait de moi, je ferai mon devoir.” Position morale encore dans cette phrase clef de la lettre :
“ Dans
les
deux
cas,
et
quel
que
soit
le
résultat,
je
continuerai
à
donner,
comme
je
le
fais
depuis
vingt‐ cinq
ans,
mon
cœur,
ma
pensée,
ma
vie
et
mon
âme
à
mon
pays.”
Cette précision nous ramène à l’année 1823 ; c’est l’année de sa majorité. c’est aussi celle où commencent les réunions à l’Arsenal, un an après le début de la publication de “ La muse française ”, l’organe des jeunes romantiques que Charles Nodier y rassemblait. Ce premier engagement de Victor Hugo, c’est donc celui de la liberté de la création littéraire.
Pour ce qui est du Spartiate, c’est un dit106 antique, relayé en particulier par Rousseau dans l’Émile en ces termes : “ Le
Lacédémonien
Pédarète
se
présente
pour
être
admis
au
conseil
des
trois
cents
;
il
est
rejeté
:
il
 s’en
retourne
tout
joyeux
de
ce
qu’il
s’est
trouvé
dans
Sparte
trois
cents
hommes
valant
mieux
que
lui.”
Une fois de plus, il ne s’agit pas d’une fioriture. Quand Victor Hugo, après que son nom ait recueilli un nombre insuffisant de voix à l’élection principale, sera finalement élu à la complémentaire le 4 juin, il devra laisser en plan le roman qu’il est en train d’écrire – sous le titre “ Les Misères ” – abandonnant Marius et Gavroche sur la barricade. Il ne s’y remettra qu’en 1860, à Guernesey. A cette occasion Juliette lui écrit joliment : “ Bonjour
l’Elu
de
mon
coeur
…je
vous
mets
à
la
tête
de
mon
gouvernement
définitif. ” Précision supplémentaire : le 15 mai les démocrates sociaux ont envahi l’Assemblée Nationale et proclamé un autre gouvernement provisoire ; leurs députés, Blanqui, Barbès et Raspail ont été arrêtés ; il faut les remplacer. Ce qui décide alors Victor Hugo à se porter candidat, ce n’est pas l’opportunité ; c’est la conviction qu’il faut convaincre chacun de s’en tenir aux règles de la démocratie et au suffrage du peuple. Ce qu’il exprime, lors d’une réunion électorale, par une saisissante métaphore :
“ 
Est‐ce
que
vous
croyez
que
j’ai
l’ambition
d’être
député
à
l’Assemblée
nationale

?

J’ai
 l’ambition
du
pompier
qui
voit
une
maison
qui
brûle,
et
qui
dit
:
Donnez‐moi
un
seau
d’eau
!
 107 ”
Quant à ce qui est signifié par là, il vient de la préciser :
“ Depuis
un
mois,
il
y
a
deux
jours
où
j’ai
regretté
de
ne
pas
être
de
l’assemblée
nationale
;
le
15
mai,
pour
m’opposer
au
crime
de
lèse‐majesté
populaire
commis
par
l’émeute,
à
la
violation
du
domicile
de
la
 nation
;
et
le
25
mai,
pour
m’opposer
au
décret
de
bannissement.”
Trajectoire inverse mais bizarrement parallèle pour Louis-Napoléon Bonaparte : les Bonapartistes que son retour a singulièrement échauffés manifestent bruyemment leur soutien. Lamartine, qui est sans doute persuadé qu’une troisième tentative de coup d’état se prépare, propose à l’Assemblée de valider le rétablissement de la loi interdisant le retour en France des membres des familles y ayant régné. Proposition rejetée ; mais Louis-Napoléon qui ne veut pas passer pour l’âme de la sédition, renonce à son mandat. Il sera, lui aussi, élu – et donc réélu – à la complémentaire ; mais dans son cas, c’est la stratégie qui commande.
Cependant, tandis que le gouvernement provisoire organise ces élections, de nouvelles manifestations ont lieu. C’est que la situation économique est catastrophique. La révolution de février a fait fuir les capitaux ; comme l’État est au bord de la faillite, il a augmenté l’impôt et la vie des petites gens devient d’autant plus difficile que le travail continue de manquer. Dès lors – et c’est cela, avec les arrestations du 15 mai qui relèvent une fois encore du délit d’opinion, qui persuade Victor Hugo de se présenter, cette fois pour de bon, à l’élection complémentaire – deux partis montent en puissance et se font face, décidés à en découdre :

– Le parti de l’ordre, qui compte en particulier sur le général Cavaignac, initialement ministre de la guerre dans la Commission exécutive, issue de l’Assemblée Constituante..
– Les partisans de la “République démocratique et sociale” qui organisent à leur tour des banquets et multiplient les manifestations.
Et Victor Hugo, penseur de la complexité, est partagé, une fois de plus. Les élections d’avril ont amené à la chambre, pour l’essentiel, des républicains modérés, pour ne pas dire réticents ; on y trouve en particulier ceux qu’on a surnommés “ les républicains du lendemain ”, autrement dit d’anciens royalistes et d’anciens bonapartites ; à bien des égards, il peut se reconnaître dans ce parti-là et il commence donc par siéger à droite.
Mais c’est surtout la certitude qu’on ne peut pas régler la question sociale d’un trait de plume, qui lui interdit de rejoindre les radicaux. D’ailleurs, il aurait pu, aussi bien que le reste, être économiste. Témoin ce passage de son intervention du 25 juin à l’Assemblée Constituante :
“ Depuis
le
grand
événement
de
février,
par
suite
de
ces
ébranlements
profonds
qui
ont
amené
des
 écroulements
nécessaires,
il
n’y
a
plus
seulement
la
détresse
de
cette
portion
de
la
population
qu’on
appelle
 plus
spécialement
le
peuple,
il
y
a
la
détresse
générale
de
tout
le
reste
de
la
nation.
Plus
de
confiance,
plus
de
 crédit,
plus
d’industrie,
plus
de
commerce
;
la
demande
a
cessé,
les
débouchés
se
ferment,
les
faillites
se
 multiplient,
les
loyers
et
les
fermages
ne
se
payent
plus,
tout
a
fléchi
à
la
fois
;
les
familles
riches
sont
gênées,
 les
familles
aisées
sont
pauvres,
les
familles
pauvres
sont
affamées.
 À
mon
sens,
le
pouvoir
révolutionnaire
s’est
mépris.
J’accuse
les
fausses
mesures,
j’accuse
aussi
et
surtout
la
 fatalité
des
circonstances.
 Le
problème
social
était
posé.
Quant
à
moi,
j’en
comprenais
ainsi
la
solution
:
n’effrayer
personne,
rassurer
 tout
le
monde,
appeler
les
classes
jusqu’ici
déshéritées,
comme
on
les
nomme,
aux
jouissances
sociales,
à
 l’éducation,
au
bien‐être,
à
la
consommation
abondante,
à
la
vie
à
bon
marché,
à
la
propriété
rendue
facile…
 Plusieurs
membres.
—
Très
bien
!
De
toutes
parts.
—
Nous
sommes
d’accord,
mais
par
quels
moyens
?
 M.
Victor
Hugo.
—
En
un
mot,
faire
descendre
la
richesse.
On
a
fait
le
contraire
;
on
a
fait
monter
la
misère.
 Qu’est‐il
résulté
de
là
?
Une
situation
sombre
où
tout
ce
qui
n’est
pas
en
perdition
est
en
péril,
où
tout
ce
qui
 n’est
pas
en
péril
est
en
question
;
une
détresse
générale,
je
le
répète,
dans
laquelle
la
détresse
populaire
n’est
 plus
qu’une
circonstance
aggravante,
qu’un
épisode
déchirant
du
grand
naufrage.
 Et
ce
qui
ajoute
encore
à
mon
inexprimable
douleur,
c’est
que
d’autres
jouissent
et
profitent
de
nos
calamités.
 Pendant
que
Paris
se
débat
dans
ce
paroxysme,
que
nos
ennemis,
ils
se
trompent
!
prennent
pour
l’agonie,
 Londres
est
dans
la
joie,
Londres
est
dans
les
fêtes,
le
commerce
y
a
triplé,
le
luxe,
l’industrie,
la
richesse
s’y
 sont
réfugiés.
Oh
!
ceux
qui
agitent
la
rue,
ceux
qui
jettent
le
peuple
sur
la
place
publique,
ceux
qui
poussent
 au
désordre
et
à
l’insurrection,
ceux
qui
font
fuir
les
capitaux
et
fermer
les
boutiques,
je
puis
bien
croire
que
 ce
sont
de
mauvais
logiciens,
mais
je
ne
puis
me
résigner
à
penser
que
ce
sont
décidément
de
mauvais
 français,
et
je
leur
dis,
et
je
leur
crie
:
En
agitant
Paris,
en
remuant
les
masses,
en
provoquant
le
trouble
et
 l’émeute,
savez‐vous
ce
que
vous
faites
?
Vous
construisez
la
force,
la
grandeur,
la
richesse,
la
puissance,
la
 prospérité
et
la
prépondérance
de
l’Angleterre.
(Mouvement
prolongé.)”
On voit qu’à bientôt 170 ans de distance, le contour des choses n’a pas sensiblement évolué…
Épisode significatif de ce clivage : la question des Ateliers nationaux. Pour tenter de pallier au chômage de masse, le gouvernement provisoire avait institué ce regroupement des chômeurs en brigades, lesquels, contre un maigre salaire, prenaient en charge des travaux d’intérêt général, par exemple les terrassements des lignes des chemins de fer en cours de construction. Peu de places, à peine de quoi vivre, amende élevée pour absence injustifiée… mais c’est toujours mieux que de mendier son pain dans les rues.
Le 20 juin, Victor Hugo avait prononcé son premier discours à la chambre, contre les Ateliers Nationaux, du moins tels qu’ils fonctionnaient. Citation :
“ Je
dis
donc
que
ce
qu’il
y
a
de
plus
clair
jusqu’à
ce
jour
dans
les
ateliers
nationaux,
c’est
une
énorme
 force
dépensée
en
pure
perte
;
et
à
quel
moment
?
Au
moment
où
la
nation
épuisée
avait
besoin
de
toutes
ses
 ressources,
de
la
ressource
des
bras
autant
que
de
la
ressource
des
capitaux.
En
quatre
mois,
qu’ont
produit
 les
ateliers
nationaux
?
Rien. ”

Reproches nombreux adressés à cette institution qui, tout à la fois, ôte sa dignité à l’ouvrier, puisqu’elle fait fi de ses compétences, et n’est jamais, au bout du compte, qu’une mendicité déguisée.
Sans doute n’a-t-il pas tort sur le fond et ce qu’il veut, c’est la réforme de cette institution. Voilà comment il l’esquisse, toujours dans le souci de lutter contre la misère :
“ Représentants
du
peuple,
la
question
est
dans
le
peuple.
Je
le
disais
il
y
a
un
an
à
peine
dans
une
autre
 enceinte,
j’ai
bien
le
droit
de
le
redire
aujourd’hui
ici
;
la
question,
depuis
de
longues
années
déjà,
est
dans
les
 détresses
du
peuple,
dans
les
détresses
des
campagnes
qui
n’ont
point
assez
de
bras,
et
des
villes
qui
en
ont
 trop,
dans
l’ouvrier
qui
n’a
qu’une
chambre
où
il
manque
d’air,
et
une
industrie
où
il
manque
de
travail,
dans
 l’enfant
qui
va
pieds
nus,
dans
la
malheureuse
jeune
fille
que
la
misère
ronge
et
que
la
prostitution
dévore,
 dans
le
vieillard
sans
asile,
à
qui
l’absence
de
la
providence
sociale
fait
nier
la
providence
divine
;
la
question
 est
dans
ceux
qui
souffrent,
dans
ceux
qui
ont
froid
et
qui
ont
faim.
La
question
est
là.
(Oui
!
oui
!)
”
Mais il n’a pas mesuré que son imparable éloquence, en décidant probablement ses collègues députés à actualiser une réforme drastique équivalant de facto à l’abolition des Ateliers nationaux, serait l’un des facteurs déclencheurs des émeutes de juin et de leurs suites. Il faut dire qu’il a l’éloquence chevillée à l’âme…
Le 21 juin la Commission exécutive arrête que les ouvriers de 17 à 25 ans doivent s’engager dans l’armée, et que les autres doivent rejoindre les chantiers de province, sous peine de perdre leur salaire.
Le 22 les premières barricades se dressent à Paris ; le 23, c’est l’insurection ; le 24 les députés déclarent l’état de siège, nomment 60 commissaires en charge du rétablissement de l’ordre, démettent la Commission exécutive et délèguent le pouvoir exécutif au général Cavaignac.
Celui-ci, s’appuyant à la fois sur l’armée et la Garde nationale, commence méthodiquement à organiser l’assaut les barricades ; Victor Hugo – qui a été nommé commissaire – part courageusement tenter de faire plier les insurgés… mais par la négociation. Pendant qu’il fait cette tentative, d’autres révolutionnaires investissent son logement de la Place Royale ; ils se contenteront de prendre sur son bureau une pétition qu’il devait déposer à l’Assemblée.
Dans une lettre du 10 juillet :
“ Quant
à
moi,
j’espère.
J’espérais,
dans
les
journées
de
juin,
sous
une
pluie
de
balles
;
j’espérais,
sachant
ma
famille
au
pouvoir
des
insurgés,
je
comptais
sur
Dieu,
j’avais
une
ferme
foi,
pas
une
balle
ne
m’a
 atteint,
pas
un
des
miens
ne
m’a
manqué.”
Homme nation, une fois de plus : s’il y a une seule chose sur laquelle tous ces Français, factieux108 ou gardiens de l’ordre, sont d’accord, c’est qu’on ne touche pas à Victor Hugo.
L’essentiel de l’insurrection est contenu en deux jours. Les dernières barricades tomberont le troisième, dont celle du faubourg Saint-Antoine ; c’est là que s’étaient rassemblés, le 14 juillet 1789, les émeutiers qui décidèrent de la prise de la Bastille.
Bilan des journées de juin 1848 : environ 5 600 morts dont 4 000 insurgés et 1 600 membres des forces de l’ordre ; 15 000 arrestations dont 4 300 déportations, essentiellement en Algérie.
Toujours conciliateur, notre poète, tout à la fois, présente à l’Assemblée un garde national au comportement héroïque et plaide pour la libération de prisonniers, en particulier ceux qu’Amnesty International désignerait aujourd’hui, comme “prisonniers d’opinion” ; c’est ainsi qu’il est intervenu à la chambre en faveur de Colfavru et Bérard, respectivement rédacteurs du Père Duchesne109 et du Napoléonien ; ceux-ci lui adressent une lettre de remerciements. Dans sa réponse on retrouve ce double souci caractéristique de la souffrance d’autrui et de la prévalence de la liberté :
“ Votre
remerciement
me
touche,
mais
je
n’ai
fait
que
mon
devoir.
Défendre
la
liberté,
c’est
défendre
 l’ordre
et
la
constitution.
Permettez‐moi
de
vous
remercier
encore
en
même
temps
de
n’avoir
point
douté
de
 moi
et
d’avoir
pensé
que
je
resterais
toujours
fidèle
aux
idées
et
aux
principes.
Je
ne
sais
même
plus
si
vous
 m’avez
jamais
attaqué.
Vous
souffrez,
cela
me
suffit.
Hier
je
vous
combattais,
aujourd’hui
je
vous
défends.
 Dans
le
malheur
et
sous
les
verrous
je
ne
me
connais
plus
d’ennemis,
je
ne
me
connais
même
plus
 d’adversaires
;
j’ouvre
les
bras
et
je
tends
la
main.”

Ceci dit il a craint pour sa famille et dès la fin des événements, les Hugo déménagent au 37 rue de la Tout d’Auvergne. Ce détail a son importance comme on verra bientôt.
La constitution de la Deuxième République est promulguée au mois de novembre et la première élection présidentielle de l’histoire de France est organisée dans la foulée. Et le 11 décembre 1848 Louis-Napoléon Bonaparte – que les fils de Victor Hugo et leurs amis ont soutenu par le biais de “ L’Évènement ”, ce journal qu’ils ont créé – l’emporte haut la main, avec 74 % des voix contre 20 % à Cavaignac qui paye ainsi la répression sanglante des journées de juin.
Le Prince-Président rend visite à Victor Hugo puis l’invite à l’Élysée et tout paraît aller au mieux entre les deux hommes. Selon une assertion communément admise, les choses se seraient ensuite gâtées parce que Victor Hugo aurait voulu être nommé ministre de l’Instruction publique et que Louis-Napoléon aurait octroyé ce poste à un autre.
En réalité cette thèse semble douteuse. Quelques indications :
– Ce sont les jeunes rédacteurs de L’Événement qui appellent à la nomination de Victor Hugo à ce poste ; mais rien ne prouve que notre poète se soit senti de taille à endosser cette fonction. Par ailleurs, dans une lettre du 8 août 1848 adressée au journal, il déclare solenellement : “ Je
suis
absolument
étranger
à
l’Evénement….
Je
 n’y
prends
aucune
part,
directe
ni

indirecte.” Selon toute probabilité, ce sont donc ses fils et leurs amis qui, jugeant que Victor Hugo ferait un bon ministre, ont suggéré cette idée dans les colonnes du journal.
– Le Président du Conseil des deux gouvernements de la Deuxième République est Odilon Barrot. Or ce juriste et avocat est celui-là même qui avait défendu Victor Hugo lors du procès de 1832 consécutif à l’interdiction de représentation qui avait frappé “Le roi s’amuse”. Il est donc clair que si la sympathie avait le pouvoir de décider de la composition des gouvernements, ni le Prince-Président, ni le Président du Conseil n’auraient écarté Victor Hugo, si tant est qu’il n’ait jamais brigué cette fonction.
– C’est l’électorat composite de Louis-Napoléon qui a finalement décidé de la composition de ces deux gouvernements. Comme le Parti de l’Ordre ne pouvait plus compter – du moins temporairement – sur la monarchie héréditaire, il avait naturellement reporté ses voix sur le neveu impérial. Et ce sont donc les conservateurs qui, en particulier, imposent au ministère de l’Instruction publique Alfred de Falloux.
– La seule chose que Victor Hugo ait demandé à Louis-Napoléon qui cherchait à obtenir son soutien, c’est la promesse de préserver la République. Il le dit à mi-mots au début de “ L’histoire d’un crime ” :
“ Vers
la
fin
d’octobre
1848,
étant
candidat
à
la
présidence,
il
était
allé
voir
rue
de
la
Tour
d’Auvergne,
 n°
37,
quelqu’un
à
qui
il
avait
dit
:
‐
Je
viens
m’expliquer
avec
vous.
On
me
calomnie.
Est‐ce
que
je
vous
fais
 l’effet
d’un
insensé
?
On
suppose
que
je
voudrais
recommencer
Napoléon
?
Il
y
a
deux
hommes
qu’une
grande
 ambition
peut
se
proposer
pour
modèles
:
Napoléon
et
Washington.
L’un
est
un
homme
de
génie,
l’autre
est
 un
homme
de
vertu.
Il
est
absurde
de
se
dire
:
je
serai
un
homme
de
génie
;
il
est
honnête
de
se
dire
:
je
serai
 un
homme
de
vertu.
Qu’est‐ce
qui
dépend
de
nous
?
Qu’est‐ce
que
nous
pouvons
par
notre
volonté
?
Etre
un
 génie
?
Non.
Etre
une
probité
?
Oui.
Avoir
du
génie
n’est
pas
un
but
possible
;
avoir
de
la
probité
en
est
un.
Et
 que
pourrais‐je
recommencer
de
Napoléon
?
une
seule
chose.
Un
crime.
La
belle
ambition
!
Pourquoi
me
 supposer
fou
?
La
République
étant
donnée,
je
ne
suis
pas
un
grand
homme,
je
ne
copierai
pas
Napoléon
;
 mais
je
suis
un
honnête
homme,
j’imiterai
Washington.
Mon
nom,
le
nom
de
Bonaparte,
sera
sur
deux
pages
 de
l’Histoire
de
France
:
dans
la
première,
il
y
aura
le
crime
et
la
gloire,
dans
la
seconde,
il
y
aura
la
probité
et
 l’honneur.
Et
la
seconde
vaudra
peut‐être
la
première.
Pourquoi
?
parce
que
si
Napoléon
est
plus
grand,
 Washington
est
meilleur.
Entre
le
héros
coupable
et
le
bon
citoyen,
je
choisis
le
bon
citoyen.
Telle
est
mon
 ambition.”
– Enfin il relate, dans le 4° chapitre de l’ Histoire d’un crime, une visite que lui fit Jérome Bonaparte, au fait des projets de Louis-Napoléon et venu proposer à Victor Hugo de signer, en tant que membre du comité directeur de la gauche, un ordre d’arrestation du Prince-Président. Victor Hugo décline cette proposition comme illégitime mais il sait dès ce moment l’imminence du coup d’état. Au passage cette mise au point :

“ Il
insista.
‐
Savez‐vous
ce
qu’on
dit
déjà
?
‐
Quoi
?
 
 ‐

On
dit
que
vous
êtes
irrité
contre
lui
parce
qu’il
vous
a
refusé
d’être
ministre.
 ‐
Vous
savez,
vous…
 ‐
Je
sais
que
c’est
le
contraire.
C’est
lui
qui
vous
l’a
demandé,
et
c’est
vous
qui
l’avez
refusé.
 ‐
Eh
bien,
alors…
‐

On
mentira.
‐
Qu’importe
!”

Ensuite, les choses vont très vite. Le premier gouvernement Barrot – de compromis – a été formé le 20 décembre 48 ; le second, à la suite des élections législatives, est mis en place le 2 juin 1849. Et les prodromes d’une politique réactionnaire ne se font pas attendre. En juillet la liberté de la presse est restreinte : les journaux qui s’en prendraient à l’autorité du Président de la République ou à sa personne risquent l’interdiction. Dès cette date Victor Hugo sait que Louis-Napoléon lui a menti.
En 1850 il voit disparaître ses dernières illusions à propos du Prince-Président : le suffrage censitaire est rétabli et surtout la loi Falloux consacre la main mise de l’Église sur les contenus de l’enseignement et sur les ressources financières de l’État.
En effet au nom de la liberté de l’enseignement – et prétendument pour assurer à chaque petit Français l’accès à l’enseignement primaire – elle dispose que les communes prendront désormais à leur charge la gestion matérielle des écoles primaires, qu’elles soient publiques ou “libres” ( c’est-à-dire confessionnelles ), que la “rétribution scolaire” c’est-à-dire la somme que versaient les familles pour la scolarisation des enfants, y sera gérée de la même façon et que les compensations publiques pour suppléer le défaut de paiement des familles les plus modestes, y seront également réparties entre les établissements publics et les autres.
Ces écoles ainsi que les établissement scolaires secondaires, seront, quant au contenu des enseignements, gérés par un conseil académique comportant statutairement un certain nombre de représentants du clergé. Autrement dit les autorités religieuses disposeront d’un droit de regard sur les contenus de l’enseignement en France.
C’est ce point là en particulier qui met le feu aux poudres chez les héritiers de la Révolution. Sous couvert d’un traitement égal entre l’enseignement libre et l’enseignement public, c’est le retour du contrôle séculaire de l’Église sur les contenus du savoir. Et, quoi que disent les partisans de cette loi, c’est bien de cela qu’il s’agit . Du reste Alfred de Falloux, en rédigeant ses Mémoires quelques années plus tard, ne laisse planer aucun doute sur ses intentions d’alors en livrant son précepte majeur: “ Dieu
dans
l’éducation.
Le
pape
à
la
tête
de
l’Église.
L’Église
à
 la
tête
de
la
civilisation.
110
”
Et l’on comprend pourquoi au moment où cette loi est discutée, Victor Hugo prononce à la tribune un discours enflammé et, une fois encore, très voltairien. Après le retour cauteleux de la censure dans la presse, c’est la liberté de penser des générations montantes qui est confisquée. (Polycopié n°12) Il se pourrait bien que sa propension à s’engager pour les causes qu’il défend lui soit aussi venue du sieur Arrouet qui avait publiquement pris la défense du chevalier de la Barre, de Sirven et de Callas. En tout cas c’est probablement ce jour-là que Victor Hugo pressent que, tout compte fait, il est de gauche ; intuition confirmée dès le mois suivant avec le rétablissement du suffrage censitaire. Pour prétendre au droit de voter, il faudra désormais payer des impôts et avoir résidence dans la même commune depuis au moins trois ans. Dehors les miséreux, travailleurs saisonniers et autres traînes-savates111 …
Il avait pourtant, le 9 juillet de l’année précédente, toujours devant l’Assemblée, par son vibrant paidoyer contre la misère, obtenu que soit votée à l’unanimité la proposition de former une commission unifiée pour l’organisation de l’assistance publique… En tout cas, qu’il s’agisse de satisfaire les partis dont sont issus les nouveaux députés ou d’une stratégie populiste de conquête du pouvoir de l’auteur de “ L’extinction du paupérisme ”, il est désormais conscient qu’il n’y a plus rien à attendre de Louis-Napoléon Bonaparte ou de la chambre introuvable des conservateurs. La deuxième république est en train d’étouffer la révolution de 48…

Quant à la liberté de la presse, il sait désormais à quoi s’en tenir. La loi sur la presse commence par « saigner
les
journaux », pour reprendre la très juste expression de Michèle Fizaine, dans l’étude qu’elle consacre à L’Événement112 : amendes exorbitantes et imposition au numéro. Et puis la censure fait son œuvre : le 16 mai Charles Hugo a laissé publier un article contre la peine de mort ; il est aussitôt cité à comparaître et, malgré le vibrant plaidoyer de son père lors de l’audience en juillet, il est condamné à 6 mois de prison. Le 3 juin, deux autres rédacteurs du journal sont condamnés à l’incarcération. Le 9 septembre, c’est au tour de François-Victor Hugo et de Paul Meurice de passer devant le tribunal ; ils écopent de 9 mois de prison et le journal est suspendu. Qu’à cela ne tienne : Auguste Vacquerie en fait « L’Avènement du peuple » ; mais la censure ne désarmant pas, il comparaît à son tour sous le chef d’accusation de reprise d’un journal interdit et se retrouve en prison pour six mois.
Michelle Fizaine relève que « Pour la première fois dans l’histoire de la presse tous les rédacteurs sont emprisonnés. » Dès ce moment, pour Victor Hugo, la guerre est déclarée.
Mais le pire est à venir : la Constitution de 1848 dispose que le mandat présidentiel dure quatre ans et qu’il n’est pas renouvelable. Louis-Napoléon, qui décidément se plaît au palais de l’Élysée – tout au moins, avant de déménager aux Tuileries – soumet à l’Assemblée Nationale le 17 juillet 1851 un projet de révision de la Constitution qui lui permettrait de proposer une deuxième fois sa candidature au suffrage… censitaire.
Violente charge de Victor Hugo qui affronte une Assemblée houleuse. Après qu’il ait dénoncé des manoeuvres susceptibles de laisser croire à une aspiration populaire au retour de l’Empire et évoqué la figure de Charlemagne, il s’en prend à cette prétention du prince-Président :
“ Quoi
!
parce
que,
mille
ans
après,
car
il
ne
faut
pas
moins
d’une
gestation
de
mille
années
à
 l’humanité
pour
reproduire
de
pareils
hommes,
parce
que,
mille
ans
après,
un
autre
génie
est
venu,
qui
a
 ramassé
ce
glaive
et
ce
sceptre,
et
qui
s’est
dressé
debout
sur
le
continent,
qui
a
fait
l’histoire
gigantesque
 dont
l’éblouissement
dure
encore,
qui
a
enchaîné
la
révolution
en
France
et
qui
l’a
déchaînée
en
Europe,
qui
a
 donné
à
son
nom,
pour
synonymes
éclatants,
Rivoli,
Iéna,
Essling,
Friedland,
Montmirail
!
Quoi
!
parce
que,
 après
dix
ans
d’une
gloire
immense,
d’une
gloire
presque
fabuleuse
à
force
de
grandeur,
il
a,
à
son
tour,
laissé
 tomber
d’épuisement
ce
sceptre
et
ce
glaive
qui
avaient
accompli
tant
de
choses
colossales,
vous
venez,
vous,
 vous
voulez,
vous,
les
ramasser
après
lui,
comme
il
les
a
ramassés,
lui,
Napoléon,
après
Charlemagne,
et
 prendre
dans
vos
petites
mains
ce
sceptre
des
titans,
cette
épée
des
géants
!
Pour
quoi
faire
?
(
Longs
 applaudissements.
)
Quoi
!
après
Auguste,
Augustule
!
Quoi
!
parce
que
nous
avons
eu
Napoléon
le
Grand,
il
 faut
que
nous
ayons
Napoléon
le
Petit
!
(
La
gauche
applaudit,
la
droite
crie.
La
séance
est
interrompue
 pendant
plusieurs
minutes.
Tumulte
inexprimable.
)
 A
GAUCHE.‐Monsieur
le
président,
nous
avons
écouté
M.
Berryer
;
la
droite
doit
écouter
M.
Victor
Hugo.
 Faites
taire
la
majorité.
 M.
SAVATIER‐LAROCHE.‐On
doit
le
respect
aux
grands
orateurs.
(
A
gauche
:
Très
bien
!
)
 M.
DE
LA
MOSKOWA
[Note
:
Sénateur
de
l’empire,
à
30,
000
francs
par
an.]‐M.
le
président
devrait
faire
 respecter
le
gouvernement
de
la
république
dans
la
personne
du
président
de
la
république.”
Dès ce jour Victor Hugo est passé à l’offensive ; il est parfaitement conscient non seulement des ambitions impériales de Louis-Napoléon mais encore de ce qu’il est lui-même perçu par le pouvoir comme l’incorruptible résistant, de ceux qu’on n’achète pas. D’ailleurs, au terme de la restriction de la liberté d’expression, il vient à l’instant de se mettre en contravention avec l’article de la loi qui stipule qu’il est interdit de s’en prendre au Président de la République.
c) Sur les barricades
Le coup d’état a été soigneusement préparé depuis plusieurs mois, Louis-Napoléon ayant placé aux postes clefs des hommes acquis à sa cause. Dans la nuit du 1° au 2 décembre 1851, l’armée prend possession de la capitale, ceinturant en particulier les locaux des journaux qui pourraient enclencher la réaction, et occupant le palais Bourbon. Des proclamations sont placardées sur les murs de Paris annonçant la dissolution de l’Assemblée Nationale, l’état d’urgence, le rétablissement du suffrage universel et la prochaine mise en place d’une nouvelle constitution. La police arrête les principaux leaders de l’opposition : 68 démocrates et 16 députés tirés du lit à l’aube par la police113 .
Petit aperçu de ce qui se passe le 2 décembre au matin, au 37 rue de la Tour-d’Auvergne :

“ Versigny
venait
de
me
quitter.
 Pendant
que
je
m’habillais
en
hâte,
survint
un
homme
en
qui
j’avais
toute
confiance.
C’était
un
pauvre
brave
 ouvrier
ébéniste
sans
ouvrage,
nommé
Girard,
à
qui
j’avais
donné
asile
dans
une
chambre
de
ma
maison,
 sculpteur
sur
bois
et
point
illettré.
Il
venait
de
la
rue.
Il
était
tremblant.
 —
Eh
bien,
lui
demandai‐je,
que
dit
le
peuple
?
Girard
me
répondit
:
 —
Cela
est
trouble.
La
chose
est
faite
de
telle
sorte
qu’on
ne
la
comprend
pas.
Les
ouvriers
lisent
les
affiches,
 ne
soufflent
mot,
et
vont
à
leur
travail.
Il
y
en
a
un
sur
cent
qui
parle.
C’est
pour
dire
:
Bon
!
Voici
comment
 cela
se
présente
à
eux
:
La
loi
du
31
mai
est
abolie.
–
C’est
bon.
–
Le
suffrage
universel
est
rétabli.
–
C’est
bien.
 –
La
majorité
réactionnaire
est
chassée.
–
A
merveille.
–
Thiers
est
arrêté.
–
Parfait.
–
Changarnier
est
 empoigné.
–
Bravo
!
–
Autour
de
chaque
affiche
il
y
a
des
claqueurs.
Ratapoil
explique
son
coup
d’État
à
 Jacques
Bonhomme.
Jacques
Bonhomme
se
laisse
prendre.
Bref,
c’est
ma
conviction,
le
peuple
adhère.
 —
Soit
!
dis‐je.
—
Mais,
me
demanda
Girard,
que
ferez‐vous,
monsieur
Victor
Hugo
?
 Je
tirai
mon
écharpe
d’une
armoire
et
je
la
lui
montrai.
Il
comprit.
Nous
nous
serrâmes
la
main.
Comme
il
s’en
allait,
Carini
entra.
 Le
colonel
Carini
est
un
homme
intrépide.
Il
a
commandé
la
cavalerie
sous
Mieroslawsky
dans
l’insurrection
 de
Sicile.
Il
a
raconté
dans
quelques
pages
émues
et
enthousiastes
cette
généreuse
insurrection.
Carini
est
un
 de
ces
italiens
qui
aiment
la
France
comme
nous
français
nous
aimons
l’Italie.
Tout
homme
de
cœur
en
ce
 siècle
a
deux
patries,
la
Rome
d’autrefois
et
le
Paris
d’aujourd’hui.
 —
Dieu
merci,
me
dit
Carini,
vous
êtes
encore
libre.
Et
il
ajouta
:
 —
Le
coup
est
fait
d’une
manière
formidable.
L’Assemblée
est
investie.
J’en
viens.
La
place
de
la
Révolution,
 les
quais,
les
Tuileries,
les
boulevards
sont
encombrés
de
troupes.
Les
soldats
ont
le
sac
au
dos.
Les
batteries
 sont
attelées.
Si
l’on
se
bat,
ce
sera
terrible.
Je
lui
répondis
:
–
On
se
battra.
 Et
j’ajoutai
en
riant
:
–
Vous
avez
prouvé
que
les
colonels
écrivent
comme
des
poëtes,
maintenant,
c’est
aux
 poëtes
à
se
battre
comme
des
colonels.
 J’entrai
dans
la
chambre
de
ma
femme
;
elle
ne
savait
rien
et
lisait
paisiblement
le
journal
dans
son
lit.
 J’avais
pris
sur
moi
cinq
cents
francs
en
or.
Je
posai
sur
le
lit
de
ma
femme
une
boîte
qui
contenait
neuf
cents
 francs,
tout
l’argent
qui
me
restait,
et
je
lui
contai
ce
qui
se
passait.
Elle
pâlit
et
me
dit
:
–
Que
vas‐tu
faire
?
—
Mon
devoir.
Elle
m’embrassa
et
ne
me
dit
que
ce
seul
mot
:
—
Fais.
 Mon
déjeuner
était
servi.
Je
mangeai
une
côtelette
en
deux
bouchées.
Comme
je
finissais,
ma
fille
entra.
A
la
 façon
dont
je
l’embrassai,
elle
s’émut
et
me
demanda
:
–
Qu’y
a‐t‐il
donc
?
 —
Ta
mère
te
l’expliquera,
lui
dis‐je.
Et
je
partis. ”
Une vingtaine de députés républicains – dont les deux Victor, Schoelcher et Hugo, se retrouvent au 70 rue Blanche afin d’organiser une contre-offensive.
Bilan préalable : “ Du
côté
de
Bonaparte
une
armée
de
quatre
vingt
mille
hommes,
qui
pouvait
être
 doublée
en
quelques
heures
;
de
notre
côté,
rien. ”
Proposition de Hugo : “ Je
déclarai
qu’il
fallait
entamer
la
lutte
sur‐le‐champ.
Coup
pour
coup.Qu’à
 mon
avis
les
cent
cinquante
représentants
de
la
gauche
devaient
se
revêtir
de
leurs
écharpes,
descendre
 processionnellement
par
les
rues
et
les
boulevards
jusqu’à
la
Madeleine
en
criant
vive
la
République
!
vive
la
 Constitution
!
se
présenter
au
front
des
troupes,
seuls,
calmes
et
désarmés,
et
sommer
la
force
d’obéir
au
 droit.
Si
les
troupes
cédaient,
se
rendre
à
l’Assemblée
et
en
finir
avec
Louis
Bonaparte.
Si
les
soldats
 mitraillaient
les
législateurs,
se
disperser
dans
Paris,
crier
aux
armes
et
courir
aux
barricades.
Commencer
la

résistance
constitutionnellement,
et,
si
cela
échouait,
la
continuer
révolutionnairement.
Qu’il
fallait
se
 hâter.”
Il n’est pas écouté et, après objections, il revient sur son premier mouvement : “ Ce
serait
une
faute
de
 donner
en
vain
le
signal
du
combat.
A
quoi
bon
l’éclair
que
ne
suit
pas
le
coup
de
foudre
?
”
Seulement un colonel le prend à part avec un de ses collègues :
“ ‐
Ecoutez,
nous
dit‐il,
je
viens
à
vous,
j’ai
été
destitué,
je
ne
commande
plus
ma
légion,
mais
 nommez‐moi
au
nom
de
la
gauche
colonel
de
la
sixième.
Signez‐moi
un
ordre,
j’y
vais
sur‐le‐champ
et
je
fais
 battre
le
rappel.
Dans
une
heure
la
légion
sera
sur
pied.
 ‐
Colonel,
lui
répondis‐je,
je
ferai
mieux
que
vous
signer
un
ordre.
Je
vais
vous
accompagner.
 Et
je
me
tournai
vers
Charamaule
qui
avait
une
voiture
en
bas.
‐
Venez
avec
nous,
lui
dis‐je.”
Et le récit se poursuit ainsi, dans la convulsion des événements, la vérité prise sur le vif, en quatre chapitres qui sont quatre jours, ceux qu’il fallut à Louis-Napoléon pour mener à bien son coup d’état, et ceux qu’il fallut à Victor Hugo pour se résigner à l’exil. Voici un passage qui fera comprendre ce qui le conduit à cette décision :
“ Il
me
sembla
dans
ce
moment‐là
que
la
République
relevait
le
front
et
que
le
coup
d’État
baissait
la
 tête.
Cependant
Charamaule
me
dit
:
–
Vous
êtes
reconnu.
 En
effet,
à
la
hauteur
du
Château‐d’Eau,
la
foule
m’entoura.
Quelques
jeunes
gens
crièrent
:
Vive
Victor
 Hugo
!
Un
d’eux
me
demanda
:
–
Citoyen
Victor
Hugo,
que
faut‐il
faire
?
 Je
répondis
:
–
Déchirez
les
affiches
factieuses
du
coup
d’État,
et
criez
:
Vive
la
Constitution
!
 —
Et
si
l’on
tire
sur
nous
?
me
dit
un
jeune
ouvrier.
—
Vous
courrez
aux
armes.
—
Bravo
!
cria
la
foule.
 J’ajoutai
:
–
Louis
Bonaparte
est
un
rebelle.
Il
se
couvre
aujourd’hui
de
tous
les
crimes.
Nous,
représentants
du
 peuple,
nous
le
mettons
hors
la
loi
;
mais,
sans
même
qu’il
soit
besoin
de
notre
déclaration,
il
est
hors
la
loi
 par
le
fait
seul
de
sa
trahison.
Citoyens
!
vous
avez
deux
mains
;
prenez
dans
l’une
votre
droit,
dans
l’autre
 votre
fusil,
et
courez
sus
à
Bonaparte
!
—
Bravo
!
bravo
!
répéta
le
peuple.
 Un
bourgeois
qui
fermait
sa
boutique
me
dit
:
–
Parlez
moins
haut.
Si
l’on
vous
entendait
parler
comme
cela,
 on
vous
fusillerait.
 —
Eh
bien
!
repris‐je,
vous
promèneriez
mon
cadavre,
et
ce
serait
une
bonne
chose
que
ma
mort
si
la
justice
 de
Dieu
en
sortait
!
Tous
crièrent
:
Vive
Victor
Hugo
!
Criez
:
Vive
la
Constitution
!
leur
dis‐je.”
Un peu plus tard, dans la même journée, quand il finit par retrouver ses collègues au rendez-vous de la rue Blanche, c’est lui qui emporte enfin leur adhésion sur le principe du combat et c’est lui encore qui dicte la proclamation appelant ses compatriotes à se retourner contre le traître :
“ Au
Peuple.
»
Louis‐Napoléon
Bonaparte
est
un
traître.
»
Il
a
violé
la
Constitution.
»
Il
s’est
parjuré.
»
I1
est
hors
la
loi.
 Les
représentants
républicains
rappellent
au
peuple
et
à
l’armée
l’article
68
et
l’article
110
ainsi
conçu
:
–
 «
L’Assemblée
constituante
confie
la
présente
Constitution
et
les
droits
qu’elle
consacre
à
la
garde
et
au
 patriotisme
de
tous
les
Français.”
 
 «
Le
peuple,
désormais
et
a
jamais
en
possession
du
suffrage
universel,
et
qui
n’a
besoin
d’aucun
prince
pour
 le
lui
rendre,
saura
châtier
le
rebelle.
 »
Que
le
peuple
fasse
son
devoir.
Les
représentants
républicains
marchent
à
sa
tête.
 »
Vive
la
République
!
Aux
armes
! ”

On retrouvera dans l’Appel du 18 juin du Général de Gaulle quelque chose de l’esprit de cette proclamation. Le Général fut un grand lecteur ; il aimait beaucoup Flaubert, ce qui se conçoit parfaitement ; mais s’il fallait désigner un pays par un nom d’écrivain, l’Allemagne était le pays de Goethe, l’Italie celui de Dante, et la France, celui de Chateaubriand… ou, réflexion faite, 114 de Victor Hugo.
Et puis André Malraux achève l’inoubliable discours du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon par ces mots :
“ L’hommage
d’aujourd’hui
n’appelle
que
le
chant
qui
va
s’élever
maintenant,
ce
Chant
des
partisans
 que
j’ai
entendu
murmurer
comme
un
chant
de
complicité,
puis
psalmodier
dans
le
brouillard
des
Vosges
et
 les
bois
d’Alsace,
mêlé
au
cri
perdu
des
moutons
des
tabors,
quand
les
bazookas
de
Corrèze
avançaient
à
la
 rencontre
des
chars
de
Rundstedt
lancés
de
nouveau
contre
Strasbourg.
Ecoute
aujourd’hui,
jeunesse
de
 France,
ce
qui
fut
pour
nous
le
Chant
du
Malheur.
C’est
la
marche
funèbre
des
cendres
que
voici.
À
côté
de
 celles
de
Carnot
avec
les
soldats
de
l’an
II,
de
celles
de
Victor
Hugo
avec
les
Misérables,
de
celles
de
Jaurès
 veillées
par
la
Justice,
qu’elles
reposent
avec
leur
long
cortège
d’ombres
défigurées.
Aujourd’hui,
jeunesse,
 puisses‐tu
penser
à
cet
homme
comme
tu
aurais
approché
tes
mains
de
sa
pauvre
face
informe
du
dernier
 jour,
de
ses
lèvres
qui
n’avaient
pas
parlé
;
ce
jour‐là,
elle
était
le
visage
de
la
France…”
Un peu plus tard, dans la nuit, Victor Hugo signe la réintégration du colonel Forestier, loyaliste et destitué par les complices du coup d’état, dans son grade d’origine. Plus tard encore quand il sera élu, avec 6 camarades, à la direction du comité d’insurrection il proposera de le rebaptiser “Comité de résistance”. Tandis qu’il tente avec 3 autres camarades de combat de sortir de la souricière du faubourg Saint-Antoine pour se rendre à ce dernier rendez- vous, il fait une ultime tentative :
“ Les
soldats
étaient
là.
Nous
avions
sous
les
yeux,
devant
nous,
à
deux
pas,
leurs
chevaux
pressant
les
 chevaux
de
notre
voiture,
ces
Français
devenus
des
mameloucks,
ces
citoyens
combattants
de
la
grande
 République
transformés
en
souteneurs
du
bas‐empire.
De
la
place
où
j’étais
je
les
touchais
presque.
Je
n’y
pus
 tenir.
Je
baissai
la
vitre
de
l’omnibus,
je
passai
la
tête
dehors,
et,
regardant
fixement
cette
ligne
épaisse
de
 soldats
qui
me
faisait
front,
je
criai
:
‐
A
bas
Louis
Bonaparte
!
Ceux
qui
servent
les
traîtres
sont
des
traîtres
!
 ”
C’est dire que, contrairement à l’opinion fort répandue selon laquelle il s’exile par souci de son impeccabilité115 , il fuit la France parce qu’une fois Louis-Napoléon inexpugnable, il est recherché par la police et promis effectivement au pelonton d’exécution. Encore que le futur empereur est trop habile pour en arriver là…
Il n’empêche que pendant les quelques jours où il cherche d’abord à susciter la résistance puis à trouver le moyen de fuir, Victor Hugo éprouve ce qu’il nommera justement “ la
suffocation
du
droit
devant
la
violence
116
” et qu’il n’aurait pas vu d’inconvénient à tomber sous les balles de la troupe comme le fit Baudin, son collègue de l’Assemblée, monté sur une barricade.
Souvenirs poignant de deux hommes héroïques dont l’histoire ne retiendra pas les noms :
“ ‐
Occupons‐nous
de
trouver
sur‐le‐champ
une
imprimerie,
dit
Schœlcher,
et
que
la
proclamation
soit
 affichée
tout
de
suite.
—
Avant
la
nuit,
les
jours
sont
courts,
ajouta
Joigneaux.
 —
Tout
de
suite,
tout
de
suite,
plusieurs
copies
!
cria‐t‐on.
 Baudin,
silencieux
et
rapide,
avait
déjà
fait
une
deuxième
copie
de
la
proclamation.
 Un
jeune
homme,
rédacteur
d’un
journal
républicain
des
départements,
sortit
de
la
foule,
et
déclara
que
si
on
 lui
remettait
immédiatement
une
copie,
la
proclamation
serait
avant
deux
heures
placardée
à
tous
les
coins
 de
mur
de
Paris.
Je
lui
demandai
:
—
Comment
vous
nommez‐vous
?
Il
me
répondit
:
—
Millière.
 Millière
;
c’est
de
cette
façon
que
ce
nom
fit
son
apparition
dans
les
jours
sombres
de
notre
histoire.
Je
vois
 encore
ce
jeune
homme
pâle,
cet
œil
à
la
fois
perçant
et
voilé,
ce
profil
doux
et
sinistre.
L’assassinat
et
le
 Panthéon
l’attendaient
;
trop
obscur
pour
entrer
dans
le
temple,
assez
méritant
pour
mourir
sur
le
seuil.
 Baudin
lui
montra
la
copie
qu’il
venait
de
faire.
Millière
s’approcha
:

—
Vous
ne
me
connaissez
pas,
dit‐il,
je
m’appelle
Millière,
mais
moi
je
vous
connais,
vous
êtes
Baudin.
 Baudin
lui
tendit
la
main.
J’ai
assisté
au
serrement
de
mains
de
ces
deux
spectres.”
Il faut fuir, sans doute ; mais il veut aller embrasser son épouse et sa fille une dernière fois ; un ouvrier qui le connaît l’avertit à temps que son appartement est ceinturé par la police. Il se replie sur la rue Saint-Anastase où demeure Juliette ; elle a caché 4 insurgés dans le grenier. Il se charge de les mettre en sécurité. Et la nécessité de combattre reprend le dessus. Il accepte de prendre la nuit suivante la tête de l’insurrection qui doit commencer au faubourg Saint-Marceau.
Proudhon, emprisonné pour 3 ans pour offense au Président et qui, par hasard jouit d’une permission de sortie, a demandé à rencontrer l’un des directeurs du comité. Hugo le retrouve place de la Bastille. premier moment de cette brève entrevue :
“ Je
trouvai
en
effet,
à
l’endroit
indiqué,
Proudhon
pensif,
les
deux
coudes
appuyés
sur
le
parapet.
Il
avait
ce
 chapeau
à
larges
bords
avec
lequel
je
l’avais
souvent
vu
se
promener
à
grands
pas,
seul,
dans
la
cour
de
la
 Conciergerie.
J’allai
à
lui.
—
Vous
voulez
me
parler
?
dis‐je.
—
Oui.
Et
il
me
serra
la
main.
 Le
coin
où
nous
étions
était
solitaire.
Nous
avions
à
gauche
la
place
de
la
Bastille
profonde
et
obscure
;
on
n’y
 voyait
rien
et
l’on
y
sentait
une
foule
;
des
régiments
y
étaient
en
bataille
;
ils
ne
bivouaquaient
pas,
ils
étaient
 prêts
à
marcher
;
on
entendait
la
rumeur
sourde
des
haleines
;
la
place
était
pleine
de
ce
fourmillement
 d’étincelles
pâles
que
font
les
bayonnettes
dans
la
nuit.
Au‐dessus
de
ce
gouffre
de
ténèbres
se
dressait
droite
 et
noire
la
colonne
de
Juillet.
Proudhon
reprit
:
 —
Voici.
Je
viens
vous
avertir,
en
ami.
Vous
vous
faites
des
illusions.
Le
peuple
est
mis
dedans.
Il
ne
bougera
 pas.
Bonaparte
l’emportera.
Cette
bêtise,
la
restitution
du
suffrage
universel,
attrape
les
niais.
Bonaparte
 passe
pour
socialiste.
Il
a
dit
:
Je
serai
l’empereur
de
la
canaille.
C’est
une
insolence,
mais
les
insolences
ont
 chance
de
réussir
quand
elles
ont
à
leur
service
ceci.
 Et
Proudhon
me
montrait
du
doigt
la
sinistre
lueur
des
bayonnettes”
Retour à la réunion quai de Jemmapes où il attend à la fois des nouvelles du faubourg Saint-Marceau et les affiches de l’Appel à la Résistance. Celles-ci n’arrivent pas ; les porteurs de la proclamation ont été arrêtés. La police risque de débarquer d’un instant à l’autre ; le comité déménage rue Popincourt.
Mais, peu à peu, comme le note Victor Hugo dans “ L’histoire d’un crime”, “ les
espérances
 s’éteignaient
successivement
”. Un bataillon s’est engagé dans la rue ; heureusement il existe un moyen de s’échapper. Alors il prend la parole :
“ Je
fis
le
tableau
en
quatre
mots
:
la
Constitution
jetée
au
ruisseau,
l’Assemblée
menée
à
coups
de
crosse
en
 prison,
le
conseil
d’État
dissipé,
la
Haute
Cour
chassée
par
un
argousin,
un
commencement
évident
de
 victoire
pour
Louis
Bonaparte,
Paris
pris
sous
l’armée
comme
sous
un
filet,
la
stupeur
partout,
toute
autorité
 terrassée,
tout
pacte
mis
à
néant
;
il
ne
restait
plus
debout
que
deux
choses,
le
coup
d’État
et
nous.”
Et puis, dans la foulée, il expose son plan : il faut rendre évident le crime que constitue le coup d’état. Que les derniers représentants du peuple se retrouvent le lendemain dans une salle du faubourg Saint-Anoine, ceints de leur écharpe tricolore, et qu’ils délibèrent, comme c’est leur fonction. Si la troupe les abat, alors le crime contre la nation éclatera aux yeux de peuple et, enfin sorti de son aveuglement, il s’élèvera contre Louis-Napoléon Bonaparte.
L’Assemblée se disperse. Un assistant offre l’hospitalité à Victor Hugo. Il fait bien d’accepter car lorsqu’il tente le lendemain matin d’aller embrasser son épouse et sa fille, il apprend qu’on est venu dans la nuit pour l’arrêter et qu’un commissaire et ses acolytes ont méticuleusement fouillé tout l’appartement et même volé un feuillet. Il embrasse l’épouse, n’a pas le courage de réveiller sa fille Adèle et part aussitôt. A point nommé :

quelque temps plus tard a lieu une deuxième tentative d’arrestation. Chemin faisant tout ça ne l’empêche pas d’arracher les affiches du nouveau gouvernement. Nouveau déménagement du comité, nouvelle tentative infructueuse de la police ; mais les membres devenus prudents, reviennent sur la décision prise la veille et renoncent à se rendre au faubourg Saint-Antoine. Pas Victor Hugo ; il part tout seul. S’il ne le formule pas encore, il sent dès ce moment l’emprise de cette certitude intime : “ S’il
n’en
reste
qu’un,
je
serai
celui‐là
117
”
Il emprunte un fiacre, lui fait traverser la place de la Bastille où sont stationnés trois régiments, et, comme la veille… :
“ je
ne
pus
me
contenir.
Je
m’arrachai
mon
écharpe,
je
la
pris
à
poignée,
et
passant
mon
bras
et
ma
 tête
par
la
vitre
du
fiacre
baissée,
et
agitant
l’écharpe,
je
criai
:
 ‐
Soldats,
regardez
cette
écharpe,
c’est
le
symbole
de
la
loi,
c’est
l’Assemblée
nationale
visible.
Où
est
cette
 écharpe
est
le
droit.
Eh
bien,
voici
ce
que
le
droit
vous
ordonne.
On
vous
trompe,
rentrez
dans
le
devoir.
C’est
 un
représentant
du
peuple
qui
vous
parle,
et
qui
représente
le
peuple
représente
l’armée.
Soldats,
avant
d’être
 des
soldats,
vous
avez
été
des
paysans,
vous
avez
été
des
ouvriers,
vous
avez
été
et
vous
êtes
des
citoyens.
 Citoyens,
écoutez‐moi
donc
quand
je
vous
parle.
La
loi
seule
a
le
droit
de
vous
commander.
Eh
bien,
 aujourd’hui
la
loi
est
violée.
Par
qui
?
Par
vous.
Louis
Bonaparte
vous
entraîne
à
un
crime.
Soldats,
vous
qui
 êtes
l’honneur,
écoutez‐moi,
car
je
suis
le
devoir.
Soldats,
Louis
Bonaparte
assassine
la
République.
Défendez‐ la.”
Mais quand il finit par arriver au lieu du rendez-vous, il apprend par un camarade que la barricade est prise et que le député Baudin y a été tué. Schoelcher et six autres représentants du peuple ont héroïquement tenté de dissuader la troupe qui les a épargnés ; mais elle a pris d’assaut la barricade après qu’un coup de fusil ait abattu l’un des soldats.
Comme Baudin était instituteur, il suscite cet éloge funèbre de Victor Hugo :
“ Il
sortait
de
cette
intelligente
et
forte
famille
des
maîtres
d’école,
toujours
persécutés,
qui
sont
 tombés
de
la
loi
Guizot
dans
la
loi
Falloux
et
de
la
loi
Falloux
dans
la
loi
Dupanloup.
Le
crime
du
maître
 d’école,
c’est
de
tenir
un
livre
ouvert
;
cela
suffit,
la
sacristie
le
condamne.
Il
y
a
maintenant
en
France
dans
 chaque
village
un
flambeau
allumé,
le
maître
d’école,
et
une
bouche
qui
souffle
dessus,
le
curé.
Les
maîtres
 d’école
de
France,
qui
savent
mourir
de
faim
pour
la
vérité
et
pour
la
science,
étaient
dignes
qu’un
des
leurs
 fût
tué
pour
la
liberté.”
Sans croire véritablement à l’insurrection, ces quelques députés font une dernière tentative. Des déclarations sont collées sur les murs ; la première :

“ LOUIS
NAPOLÉON
est
mis
hors
la
loi.
 


L’état
de
siège
est
aboli.
 


Le
suffrage
universel
est
rétabli.
 


VIVE
LA
RÉPUBLIQUE
!
AUX
ARMES
!

 


POUR
LA
MONTAGNE
RÉUNIE,
Le
délégué,
 


VICTOR
HUGO.”

La seconde :
“ HABITANTS
DE
PARIS
Les
gardes
nationales
et
le
peuple
des
départements
marchent
sur
Paris
pour

 aider
à
saisir
le
TRAÎTRE
Louis‐Napoléon
BONAPARTE.
vous

Pour
les
représentants
du
peuple
:
 


VICTOR
HUGO,
président.
 


SCHŒLCHER,
secrétaire.”

Contre toute attente, pour un motif ou l’autre, les ouvriers et les étudiants s’émeuvent. Nouvelle réunion des représentants du peuple encore d’attaque auxquels se joint Jules Hetzel, (qui publiera bientôt “ Les châtiments ”

de Victor Hugo mais sera surtout l’éditeur de Jules Verne et, avec Louis Hachette, le promoteur de la littérature pour l’enfance et la jeunesse). Hetzel peut accéder à une imprimerie et les résistants s’apprêtent à fourbir un nouveau plan. Seulement Émile de Girardin118 survient ; il est pour la grève générale. Hugo continue de croire qu’il faut appeler aux armes. Vive discussion dont Edgar Quinet et Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon 1°, font également partie. Au passage ce dernier tente vainement de faire renoncer Victor Hugo à l’appel aux armes :
“ Soit,
reprit‐il,
mais
écoutez.
Vous
courez,
vous
personnellement,
de
grands
dangers.
De
tous
les
 hommes
de
l’Assemblée,
vous
êtes
celui
que
le
président
hait
le
plus.
Vous
l’avez,
du
haut
de
la
tribune,
 surnommé
Napoléon‐le‐Petit
;
vous
comprenez,
c’est
inoubliable,
cela.
En
outre,
c’est
vous
qui
avez
dicté
 l’appel
aux
armes,
et
on
le
sait.
Si
vous
êtes
pris,
vous
êtes
perdu.
Vous
serez
fusillé
sur
place,
ou
tout
au
 moins
déporté.
Avez‐vous
un
lieu
sûr
où
coucher
cette
nuit
?
 Je
n’y
avais
pas
encore
songé.
–
Ma
foi
non,
lui
dis‐je.
 Il
reprit
:
‐
Eh
bien,
venez
chez
moi.
Il
n’y
a
peut‐être
qu’une
maison
dans
Paris
où
vous
soyez
en
sûreté,
c’est
 la
mienne.
On
ne
viendra
pas
vous
chercher
là.
Venez‐y
le
jour,
la
nuit,
à
quelque
heure
qu’il
vous
plaira
;
je
 vous
attendrai,
et
c’est
moi
qui
vous
ouvrirai.
Je
demeure
rue
d’Alger,
n°
5.”
Les événements en décidèrent autrement. Mais on saisit ici une autre dimension de la colossale hostilité entre les deux hommes : Louis-Napoléon aurait consenti à tout pour être débarrassé de Victor Hugo, raison pour laquelle, en dépit de la loi d’amnistie de 1859, ce dernier renonce à rentrer en France. Là encore ce n’est pas tant l’effet d’une dignité sourcilleuse que la claire conscience de ce qu’il y risquerait.
Finalement les représentants du peuple se mettent d’accord et rédigent le décret de déchéance du Président de la République ; Émile de Girardin se charge de l’impression. Dans la foulée Victor Hugo dicte une nouvelle proclamation au nom de la direction du Comité de Résistance :
“ Peuple
!
on
te
trompe.
 »
Louis
Bonaparte
dit
qu’il
te
rétablit
dans
tes
droits
et
qu’il
te
rend
le
suffrage
universel.
 »
Louis
Bonaparte
en
a
menti.
 »
Lis
ses
affiches.
Il
t’accorde,
quelle
dérision
infâme
!
le
droit
de
lui
conférer
à
lui,
à
lui
SEUL,
le
pouvoir
 constituant,
c’est‐à‐dire
la
suprême
puissance
qui
t’appartient.
Il
t’accorde
le
droit
de
le
nommer
dictateur
 POUR
DIX
ANS.
En
d’autres
termes,
il
t’accorde
le
droit
d’abdiquer
et
de
le
couronner ”
Ce qui prouve qu’il a vu clair dans le jeu de l’ennemi et que la proclamation de l’empire quelques mois plus tard n’a pas dû le surprendre. Il a sans doute pensé que le plébiscite qui l’a suivi relevait de la même habileté machiavélique que le rétablissement du suffrage universel dont était assorti le coup d’état.
Enfin un homme se présente avec des carbones – une nouveauté pour l’époque – et offre ses services à Victor Hugo, lequel rédige aussitôt une proclamation aux soldats. Comme ses collègues sont partis, il la signe de son seul nom. Elle est émaillée de formules lapidaires du style :
“ Soldats
!
l’armée
française
est
l’avant‐garde
de
l’humanité.
 »
Rentrez
en
vous‐mêmes,
réfléchissez
;
reconnaissez‐vous,
relevez‐vous
!
Songez
à
vos
généraux
arrêtés,
pris
 au
collet
par
des
argousins
et
jetés,
menottes
aux
mains,
dans
la
cellule
des
voleurs
!
Le
scélérat
qui
est
à
 l’Elysée
croit
que
l’armée
de
la
France
est
une
bande
du
bas‐empire
;
qu’on
la
paie
et
qu’on
l’enivre,
et
qu’elle
 obéit
!
Il
vous
fait
faire
une
besogne
infâme
;
il
vous
fait
égorger
en
plein
dix‐neuvième
siècle,
et
dans
Paris
 même,
la
liberté,
le
progrès,
la
civilisation.”
Il rentre enfin chez lui et y arrive un quart d’heure après que la police soit une nouvelle fois venue l’y chercher. Il embrasse sa fille et son épouse qui le soutient dans son combat et lui dit : “ Ce
que
tu
fais,
tu
le
fais
 pour
la
justice.
Va,
continue.” ; elle lui remet des lettres que des amis soucieux de sa sécurité sont venus déposer avec des adresses où il sera en sécurité. Pendant ce temps la dernière barricade tenue par les ouvriers, rue Aumaire, est tombée.
Nouvelle réunion, nouvelle tentative, nouvel échec – il s’agissait cette fois de convaincre l’archevêque de Paris, de descendre avec sa mitre dans la rue. Là encore les représentants échappent de peu au bataillon de police venu les arrêter.

Comme l’auteur de L’histoire d’un crime a reconstitué scrupuleusement les événements, il peut encore ajouter cette précision : “ C’était
le
moment
où
Morny
envoyait
cette
dépêche
à
Maupas
:
–
Si
vous
prenez
 Victor
Hugo,
faites‐en
ce
que
vous
voudrez.
Tels
étaient
les
euphémismes.
Plus
tard
le
coup
d’État,
dans
son
 décret
de
bannissement,
nous
appela
«
ces
individus
»,
ce
qui
a
fait
dire
à
Schœlcher
cette
fière
parole
:
«
Ces
 gens‐là
ne
savent
pas
même
exiler
poliment
».”
Ultime espoir : tenter, avec ce qui reste de l’Assemblée Nationale, de faire libérer les collègues jetés en prison, le tout par un décret de 4 articles, en bonne et due forme. Mais l’immeuble où se cachent les derniers députés encore libres, est exposé à la surveillance policière… Et puis ils sont littéralement épuisés : 3 jours, 17 lieux de réunion secrète, jamais un vrai repas ni un vrai sommeil. Un décret de plus pour appeler, le lendemain du plébicite déjà prévu par Louis-Napoléon, à l’élection d’une Assemblée “souveraine”.
De son côté le futur empereur prend ses dispositions : quiconque sera pris à construire une barricade ou à placarder un décret des ex-représentants, ou simplement à le lire, sera fusillé. C’est compter susciter la peur de ces hommes héroïques ; mauvais calcul : on ne s’expose qu’à leur mépris. Témoin cette appréciation après coup du principal auteur des décrets :
“ Louis
Bonaparte
s’était
enfermé
;
mais
s’enfermer,
c’est
déjà
se
révéler.
Qui
s’enferme,
médite
;
et,
 pour
de
tels
hommes,
méditer,
c’est
préméditer.
Quelle
pouvait
être
la
préméditation
de
Louis
Bonaparte
?
 Qu’avait‐il
dans
l’esprit
?
Question
que
tous
s’adressaient,
deux
hommes
exceptés
:
Morny,
conseiller
;
Saint‐ Arnaud,
exécuteur.
 Louis
Bonaparte
avait
la
prétention,
justifiée,
de
se
connaître
en
hommes.
Il
s’en
piquait,
et,
à
un
certain
 point
de
vue,
il
avait
raison.
D’autres
ont
la
divination
;
il
avait
le
flair.
C’est
bestial,
mais
sûr.”
Revenons au 4 décembre 1851 : troisième journée décisive. Les différents décrets ont fini par être imprimés et affichés. Et puis les journaux, dont les presses ont été occupées par les soldats à la solde du Président, n’ont pu paraître. Ici ou là le peuple commence sourdement à se rassembler et à virer de bord. Ce que médite “Louis Bonaparte” – comme le nomme Victor Hugo – c’est le moyen d’éliminer définitivement ses opposants.
Ceux-ci ont retrouvé l’espoir : “ ‐
Le
flot
monte
!
le
flot
monte
!
disait
Edgar
Quinet,
qui
était
venu
me
 serrer
la
main.” Et puis les étudiants sont mobilisés. Des régiments tournent casaque et des barricades commencent à s’élever à nouveau. Les insurgés protègent le Comité par un dispositif de 4 barricades. Une nouvelle fois Victor Hugo “n’y tient plus” et part tenter de voir ce qui s’y passe.
Et il retrouve en somme sa ville de prédilection : “ Il
était
évident
que
Paris
commençait
à
avoir
de
 l’humeur.
Paris
ne
se
fâche
pas
à
volonté.
Il
faut
que
ce
soit
sa
fantaisie.
Un
volcan,
cela
a
des
nerfs.
La
colère
 venait
lentement,
mais
venait.
On
voyait
à
l’horizon
les
premières
rougeurs
de
l’éruption.” Une vingtaine de barricades visitées ; au passage Victor Hugo croise un premier avatar de Gavroche :
“ Cette
barricade,
tête
de
défense
de
toute
la
rue
insurgée,
ne
pouvait
être
qu’un
obstacle
momentané.
 Nulle
part
les
pavés
n’y
dépassaient
la
hauteur
d’homme.
Sur
tout
un
grand
tiers
de
la
barricade,
ils
ne
 montaient
pas
au‐dessus
du
genou.
–
Cela
sera
toujours
bon
pour
s’y
faire
tuer,
disait
un
gamin
qui
y
roulait
 force
pavés.”
Et un autre, un peu plus loin :
“ Une
troisième
attaque
s’annonçait,
et
les
soldats
commençaient
à
s’avancer
le
long
des
maisons.
 —
Allons‐nous‐en,
dit
le
chef
de
la
barricade.
—
Je
reste,
dit
Pierre
Tissié.
—
Et
moi
aussi,
dit
l’enfant.
Et
l’enfant
ajouta
:
—
Je
n’ai
ni
père
ni
mère.
Autant
ça
qu’autre
chose.
 Le
chef
lâcha
son
dernier
coup
de
fusil,
et
se
retira
comme
les
autres
par
la
partie
basse
de
la
barricade.
Une
 décharge
fit
tomber
son
chapeau.
Il
se
baissa
et
le
ramassa.
Les
soldats
n’étaient
plus
qu’à
vingt‐cinq
pas.
Il
 cria
aux
deux
qui
restaient
:
–
Venez
!
—
Non,
dit
Pierre
Tissié.
—
Non,
dit
l’enfant.

Quelques
instants
après,
les
soldats
escaladaient
la
barricade,
déjà
à
demi
écroulée.
 Pierre
Tissié
et
l’enfant
furent
tués
à
coups
de
bayonnette.”
Chemin faisant Victor Hugo retrouve Georges Biscarrat, neveu de l’inoubliable pion de son enfance, mort 20 ans plus tôt. Plus tard :
“ Vite
!
vite
!
criait
Georges
Biscarrat.
La
barricade
de
mes
rêves
!
–
C’était
rue
Thévenot.
Le
barrage
 fut
fait,
haut
et
terrible.
Abrégeons.
A
onze
heures,
Georges
Biscarrat
avait
achevé
sa
barricade.
A
midi,
il
y
 fut
tué. ”
A noter : ceci n’est pas l’oeuvre d’un romancier mais la restitution exacte d’une parole parmi tant d’autres. En effet dès qu’il trouve un peu de temps et de tranquillité, Victor Hugo prend aussitôt des notes sur ce qu’il a vécu.
Dans les jours qui suivent, les courageux représentants de la gauche devenus membres du Comité de Résistance, multiplient les réunions et les initiatives, souvent en quête d’une imprimerie pour afficher le dernier décret de l’Assemblée qu’ils incarnent encore légitimement. On va d’un lieu de réunion clandestin à un autre ; et puis d’un jour à l’autre, il faut trouver un gite qui échappe à la police. Juliette est pour Victor cette présence bienveillante qui l’attend, le prévient, le prend par la main pour le conduire en lieu sûr, lui laisse de quoi manger.
Le 2 c’est elle qui l’accompagne au refuge d’Auguste, le marchand de vin qu’elle a caché avec ses compagnons et qui peut renseigner Victor sur l’état d’esprit du faubourg-Saint-Antoine. Le 3, quand il interpelle les soldats stationnés sur la place de la Bastille, c’est elle qui l’accompagnant dans le fiacre, l’étreint et lui chuchote qu’il va se faire fusiller, sans se soucier le moins du monde de ce que, dans ce cas, elle pourrait, elle aussi, être passée par les armes. D’ailleurs le lendemain elle échappe de justesse à la mort. Adèle Foucher-Hugo est alitée, malade ; elle n’a pas de nouvelles de son mari. Alors, en lisant à travers les lignes, on comprend qu’elle fait chercher Juliette pour que celle-ci tente de retrouver Victor, tâche dont celle-ci s’acquite aussitôt. Épouse aimante et amante héroïque par conséquent. Brève relation de la fin de cet épisode par l’homme aimé :
“ Madame
D.
s’était
héroïquement
aventurée
dans
ce
carnage.
Il
lui
était
arrivé
ceci
:
à
un
coin
de
rue,
 elle
s’était
arrêtée
devant
un
amoncellement
de
cadavres
et
avait
eu
le
courage
de
s’indigner
;
au
cri
d’horreur
 qu’elle
avait
poussé,
un
cavalier
était
accouru
derrière
elle,
le
pistolet
au
poing,
et,
sans
une
porte
 brusquement
ouverte
où
elle
se
jeta
et
qui
la
sauva,
elle
était
tuée.”
Et puis, 4 jours avant son départ pour Bruxelles, c’est elle encore qui l’attend en surveillant la porte du refuge temporaire de la rue de Richelieu ; dès qu’elle l’aperçoit, elle se porte vers lui, le dissuade d’entrer et le conduit une nouvelle fois en lieu sûr. Enfin Juliette obtient d’un ouvrier qu’elle connaît qu’il lui cède son passeport, moyennant quoi le sieur Hugo passera la frontière belge le 11 décembre 1851, sous le nom de Lanvin. Et ce n’est pas Badinguet qui pouvait y trouver à redire…
2°) Pendant l’exil : la réclusion créatrice
Bref séjour à l’hôtel puis dans une grande chambre. Juliette arrive le 13 avec la malle où sont tous ses manuscrits. Ils s’installent alors dans un deux pièces et Victor se met aussitôt au travail. Comme cet appartement est situé au dessus du bureau de tabac de madame Cébère, dite “ mère
des
proscrits ”, celle-ci va lui adresser tous les exilés parvenus à Bruxelles. C’est en les interrogeant qu’il va pouvoir reconstituer le coup d’état, à Paris et en province, dans toute son ampleur, en recoupant tous ces témoignages.
C’est donc là qu’il tente d’achèver “ Histoire d’un crime”. Mais désormais des lettres et récits lui parviennent de toute la France et il lui faut sans cesse reprendre et corriger son manuscrit. Il finit donc par renoncer temporairement à la publication.
Néanmoins les quelques mois qu’il passe à ce travail vont lui permettre à la fois d’élever sa vue sur les événements et d’accomplir des avancées décisives sur le plan philosophique. Suivons-le donc dans cette ascension de l’esprit en reprenant le cours des choses, non plus cette fois vécues heure par heure, mais aussi avec le recul de la réflexion. Quelques aperçus :

“ on
a
raconté
qu’au
moment
de
sortir
avec
son
régiment,
un
des
colonels,
on
pourrait
le
nommer,
 avait
hésité,
et
que
l’homme
de
l’Elysée,
tirant
alors
de
sa
poche
un
paquet
cacheté,
lui
avait
dit
:
‐
Colonel,
 j’en
conviens,
nous
entrons
dans
un
grand
hasard.
Voici
sous
ce
pli,
que
je
suis
chargé
de
vous
remettre,
cent
 mille
francs
en
billets
de
banque
pour
les
éventualités.
‐
Le
pli
fut
accepté,
et
le
régiment
partit.
 Le
soir
du
2
décembre,
ce
colonel
disait
à
une
femme
:
‐
J’ai
gagné
ce
matin
cent
mille
francs
et
mes
épaulettes
 de
général.
‐La
femme
le
chassa.
 Xavier
Durieu,
qui
nous
a
raconté
la
chose,
a
eu
plus
tard
la
curiosité
de
voir
cette
femme.
Elle
lui
a
confirmé
 le
fait.
Certes
!
elle
avait
chassé
ce
misérable
:
un
soldat,
traître
à
son
drapeau,
oser
venir
chez
elle
!
Elle
!
 recevoir
un
tel
homme
!
Non
!
elle
n’en
était
pas
là
!
‐
Et,
disait
Xavier
Durieu,
elle
a
ajouté
:
Moi,
je
ne
suis
 qu’une
fille
publique
!
”
Soeur de Fantine – au moment où il écrit fiévreusement ces lignes, le manuscit des “ Misères ”est encore dans la malle – et, par la même occasion, éclatante confirmation de sa vieille intuition : ce n’est pas la position de la personne dans l’échelle sociale qui détermine sa moralité, même si, comme il le déplore, il y a plus de probabilité que la misère morale soit engendrée par la misère matérielle que par le bien-être. Et c’est ce gâchis potentiel des plus hautes qualités au sein de la classe la plus pauvre qui commande impérativement de fournir à tous, par le moyen de l’éducation, les conditions de l’égalité.
Autre comportement vertueux : celui du commandant de la garde de l’Assemblée Nationale :
“ L’Assemblée
nationale
était
envahie.
 Au
bruit
des
pas,
le
commandant
Meunier
accourut.
‐
Commandant,
lui
cria
le
colonel
Espinasse,
je
viens
 relever
votre
bataillon.
Le
commandant
pâlit
;
il
murmura
à
voix
basse
:
je
vois
ce
que
c’est,
et
son
œil
resta
 un
moment
fixé
à
terre.
Puis
tout
à
coup
il
porta
rapidement
la
main
à
ses
épaules
et
arracha
ses
épaulettes
;
 il
tira
son
épée,
la
cassa
sur
son
genou,
jeta
les
deux
tronçons
sur
le
pavé,
et,
tout
tremblant
de
désespoir,
il
 cria
d’
une
voix
terrible
à
son
colonel
:

‐
Colonel,
vous
déshonorez
le
numéro
du
régiment
!
 ‐
C’est
bon
!
c’est
bon
!
dit
Espinasse.”

Ou encore l’un des questeurs de l’Assemblée qui multiplie les protestations et finit par obtenir d’inscrire sur son ordre d’écrouer la déclaration suivante :
“ Je
soussigné,
Jean‐Didier
Baze,
représentant
du
peuple
et
questeur
de
l’Assemblée
nationale,
enlevé
 violemment
de
mon
domicile
au
palais
de
l’Assemblée
nationale
et
conduit
dans
cette
prison
par
une
force
 armée
à
laquelle
il
m’a
été
impossible
de
résister,
déclare
protester
au
nom
de
l’Assemblée
nationale
et
en
 mon
nom
contre
l’attentat
à
la
représentation
nationale
commis
sur
mes
collègues
et
sur
moi.

Fait
à
Mazas,
le
2
décembre
1851,
à
huit
heures
du
matin.
”
Mais le plus étonnant peut-être, dans cette entreprise, c’est le soin scrupuleux avec lequel il reconstitue, heure par heure et parfois minute par minute, le coup d’État qui, à quelque temps de là, fera basculer la France dans le Second Empire. Il est, une fois de plus, “ Hugo le véridique ” et livre au passage, dans une courte incise, sa philosophie d’historien : “ Le
narrateur
n’a
qu’un
devoir,
raconter.
Il
dit
tout,
le
mal
comme
le
bien.”
Or s’il faut, une fois encore, encourager les historiens à tenir Victor Hugo comme une des sources les plus fiables sur le XIX° siècle, les philosophes peuvent aussi y trouver de quoi alimenter la réflexion. D’ailleurs il existe une convergence remarquable entre le récit méticuleux que fait Victor Hugo de ces journées décisives de 1851 et la philosophie de l’histoire qu’est en train d’élaborer Antoine-Augustin Cournot, qui ne la fait résulter ni du hasard, ni de la nécessité mais d’une convergence des deux. Et c’est bien cela que l’on resent dans la restitution des événements de “ L’histoire d’un crime ” : ceci qu’à un moment ou à un autre, selon qu’il est fait ceci ou cela, les choses pouvaient tourner autrement.
Ça n’exclut évidemment pas des amorces d’analyse. Ainsi écrit-t-il, à propos des députés de la droite qui, réunis à la mairie du X° arrondissement ont proclamé la déchéance du Prince-Président mais qui renoncent à en faire une proclamation publique :
“ Chose
bizarre
à
dire,
mais
qu’il
faut
constater,
avec
leurs
habitudes
de
myopie
politique,
la
 résistance
populaire
armée,
même
au
nom
de
la
loi,
leur
semblait
sédition.
Tout
ce
qu’ils
pouvaient
supporter
 d’apparence
révolutionnaire,
c’était
une
légion
de
garde
nationale
tambours
en
tête
;
ils
reculaient
devant
la

barricade
;
le
droit
en
blouse
n’était
plus
le
droit,
la
vérité
armée
d’une
pique
n’était
plus
la
vérité,
la
loi
 dépavant
une
rue
leur
faisait
l’effet
d’une
euménide119
.”
Comme, malgré tout, c’est Victor Hugo qui tient la plume, il ne peut se défendre de quelques traits d’humour ; par exemple à propos d’Oudinot, général incapable de renverser la situation : “ Dans
cette
sanglante
 aventure
de
décembre,
il
nous
manqua
un
habit
de
général
bien
porté.
Il
y
a
un
livre
à
faire
sur
le
rôle
de
la
 passementerie
dans
la
destinée
des
nations. ” Où encore quand la troupe a finalement arrêté les députés de droite, il ne résiste pas à l’envie de rapporter le bon mot de Falloux : “ Je
suis
si
satisfait
que
j’ai
bien
de
la
peine
 à
ne
sembler
que
résigné.”
Ceci, quant aux événements. Dès qu’il aborde la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, il sort littéralement de ses gonds. Un passage éloquent :
“ Louis
Bonaparte
n’avait
aucune
passion.
Celui
qui
écrit
ces
lignes,
causant
un
jour
de
Louis
 Bonaparte
avec
l’ancien
roi
de
Westphalie,
disait
:
‐
En
lui,
le
Hollandais
calme
le
Corse.
–
Si
Corse
il
y
a,
 répondit
Jérôme.
Louis
Bonaparte
n’a
jamais
été
qu’un
homme
qui
guette
le
hasard,
espion
tâchant
de
duper
Dieu.
Il
 avait
la
rêverie
livide
du
joueur,
qui
triche.
La
tricherie
admet
l’audace
et
exclut
la
colère.
Dans
sa
prison
de
 Ham,
il
ne
lisait
qu’un
livre,
le
Prince.
Il
n’avait
pas
de
famille,
pouvant
hésiter
entre
Bonaparte
et
Verhuell120
 
;
il
n’avait
pas
de
patrie,
pouvant
hésiter
entre
la
France
et
la
Hollande.

Ce
Napoléon
avait
pris
Sainte‐Hélène
en
bonne
part.
Il
admirait
l’Angleterre.
Des
ressentiments
!
à
 quoi
bon
?
Il
n’y
avait
pour
lui
sur
la
terre
que
des
intérêts.
Il
pardonnait
parce
qu’il
exploitait,
il
oubliait
tout
 parce
qu’il
calculait
tout.
Que
lui
importait
son
oncle
?
il
ne
le
servait
pas,
il
s’en
servait.
Il
mettait
sa
chétive
 pensée
dans
Austerlitz.
Il
empaillait
l’aigle.”

On vient en effet d’établir récemment – par l’étude de leur A.D.N. – que Napoléon III n’est pas le neveu de Napoléon I° ; mais, comme on voit, des soupçons pesaient déjà à l’époque sur sa véritable lignée paternelle. Du reste on peut aller plus loin ainsi que le permet un récit retranscrit par Victor Hugo dans “ L’histoire d’un crime ” :
“ Vers
la
fin
de
1807,
la
reine
Hortense,
qui
habitait
volontiers
Paris,
écrivait
au
roi
Louis
qu’elle
ne
 pouvait
être
plus
longtemps
sans
le
voir,
qu’elle
ne
pouvait
se
passer
de
lui,
et
qu’elle
allait
arriver
à
La
Haye.
 Le
roi
dit
:
«
Elle
est
grosse.
»
Il
fit
venir
son
ministre
Van
Maanen,
lui
montra
la
lettre
de
la
reine,
et
ajouta
:
 «
Elle
va
arriver.
C’est
bien.
Nos
deux
chambres
communiquent
par
une
porte
;
la
reine
la
trouvera
murée.
»
 Louis
prenait
son
manteau
royal
au
sérieux,
car
il
s’écria
:
«
Le
manteau
d’un
roi
ne
sera
pas
la
couverture
 d’une
catin.
» »
Le
ministre
Van
Maanen,
terrifié,
manda
la
chose
à
l’empereur.
L’empereur
se
mit
en
colère,
 non
contre
Hortense,
mais
contre
Louis.
Nonobstant
Louis
tint
bon
;
la
porte
ne
fut
pas
murée,
mais
sa
 majesté
le
fut,
et,
quand
la
reine
vint,
il
lui
tourna
le
dos.
Cela
n’empêcha
pas
Napoléon
III
de
naître.”
Et puis quelques esquisses reconstituées sur le vif, on ne sait trop comment :
– “ Troupiers
et
cantiniers
servaient.
Deux
ou
trois
chandelles
de
suif
brûlaient
et
fumaient
sur
chaque
 table.
Il
y
avait
peu
de
verres.
Droite
et
gauche
buvaient
au
même.
–
Egalité,
Fraternité,
disait
le
marquis
 Sauvaire‐Barthélemy,
de
la
droite.
Et
Victor
Hennequin
lui
répondait
:
–
Mais
pas
Liberté.”
– “ On
fit,
nous
l’avons
dit,
avancer
des
omnibus.
On
y
poussa
les
représentants
pêle‐mêle,
rudement,
 sans
déférence
pour
l’âge
ni
pour
le
nom.
Le
colonel
Feray,
à
cheval,
présidait
et
dirigeait.
Au
moment
 d’escalader
le
marchepied
de
l’avant‐dernière
voiture,
le
duc
de
Montebello
lui
cria
:
–
C’est
aujourd’hui
 l’anniversaire
de
la
bataille
d’Austerlitz,
et
le
gendre
du
maréchal
Bugeaud
fait
monter
dans
la
voiture
des
 forçats
le
fils
du
maréchal
Lannes.”
Quelques brèves indications, disséminées dans le texte, montre que l’auteur – qui se désigne habituellement par la périphrase “celui
qui
écrit
ces
lignes” – a soigneusement interrogé ses sources et, dans la mesure du possible, vérifié chacun des dires des témoins. Ici, indubitablement, c’est le travail d’un historien.

Cette exigence d’objectivité n’interdit cependant pas audit auteur, quand l’occasion s’en présente, de camper sur ses positions inexpugnables. Après avoir fait une description de la façon inqualifiable dont les députés de gauche furent traités à la prison Mazas, il ne manque pas de mentionner l’utilité de ce bref séjour :
“ Disons‐le,
à
un
certain
point
de
vue,
l’encellulement
momentané
des
faiseurs
de
lois
à
Mazas
ne
nous
 déplaît
pas.
Il
y
a
eu
peut‐être
un
peu
de
Providence
dans
le
coup
d’État.
La
Providence,
en
mettant
les
 législateurs
à
Mazas,
a
fait
un
acte
de
bonne
éducation.
Mangez
votre
cuisine
!
il
n’est
pas
mauvais
que
ceux
 qui
font
les
prisons
en
tâtent.”
Et puis, de quelque côté qu’on soit de la barricade, ni l’empathie de Victor Hugo, ni ses convictions profondes ne se démentent. Témoin ce jeune officier grièvement blessé :
“ Il
y
avait
en
ce
moment‐là
dans
l’armée
deux
frères
du
nom
de
Dumas,
Ossian
et
Scipion.
Scipion
 était
l’aîné.
Ils
étaient
parents
assez
proches
du
représentant
Madier
de
Montjau.
 Ces
deux
frères
étaient
d’une
famille
honorée
et
pauvre.
L’aîné
avait
passé
par
l’école
polytechnique,
le
second
 par
l’école
Saint‐Cyr.
 Scipion
Dumas
était
de
quatre
ans
plus
âgé
que
son
frère.
D’après
cette
magnifique
et
mystérieuse
loi
 d’ascension
que
la
Révolution
française
a
créée,
et
qui
a
pour
ainsi
dire
posé
une
échelle
au
milieu
de
la
 société
jusqu’alors
fatale
et
inaccessible,
la
famille
de
Scipion
Dumas
s’était
imposé
les
plus
rudes
privations
 pour
élargir
en
lui
l’intelligence
et
devant
lui
l’avenir.
Ses
parents,
touchant
héroïsme
des
familles
pauvres
 d’aujourd’hui,
s’étaient
refusé
le
pain
pour
lui
donner
la
science.
C’est
ainsi
qu’il
était
arrivé
à
l’école
 polytechnique.
Il
en
devint
bien
vite
un
des
premiers
élèves.”
Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui s’élèvent contre les concours spécifiques des Zones d’Éducation Prioritaires…
Reste à dire comment Louis-Napoléon l’emporta : précisément en tablant sur l’humanisme des insurgés. Ce n’est pas par hasard que Victor Hugo a été désigné comme l’ennemi aux troupes embrigadées par le putchiste. Faute de l’avoir pris ou abattu, on fait courir le bruit de sa mort :
– “ Au
tournant
de
la
rue
Saint‐Roch
et
de
la
rue
Saint‐Honoré,
nous
entendîmes
derrière
nous
des
voix
 qui
disaient
:
–
Victor
Hugo
est
tué.
–
Pas
encore,
dit
Jules
Favre,
en
continuant
de
sourire
et
en
me
serrant
le
 bras.
On
avait
dit
la
même
chose
la
veille
à
Esquiros
et
à
Madier
de
Montjau.
Et
ce
bruit,
agréable
aux
 hommes
de
la
réaction,
avait
pénétré
jusqu’à
mes
deux
fils
prisonniers
dans
la
Conciergerie. ”
La stratégie des barricades, vite montées et vite abandonnées – faute de munitions suffisantes – puis reconstruites plus loin, répand irrésistiblement l’insurrection au coeur de la capitale. Alors Louis-Napoléon Bonaparte donne l’ordre du massacre ; non pas celui des insurgés, si difficiles à saisir ; celui des habitants des quartiers populaires, hésitants et confiants spectateurs, qui, pas un instant, ne se doutent de ce qui les attend. (Polycopié n° 13)
Victor Hugo, toujours héroïque, veut savoir, veut comprendre. Mais comme on le voit à la suite du détail scrupuleux des noms et des circonstances de ces exécutions inimagineables, derrière cette suffocation de l’indignation, il y a la défaite. Il était près à chaque instant, depuis 3 jours, à mourir pour la patrie, la République, l’honneur des représentants du peuple… mais être en quoi que ce soit le motif du massacre des innocents, non ; c’est intolérable. Alors, il sort une fois de plus :
“ Je
marchais,
affreusement
pensif.
 Je
me
dirigeais
vers
le
boulevard
;
j’y
voyais
une
fournaise,
j’y
entendais
un
tonnerre.
 Je
vis
venir
à
moi
Jules
Simon,
qui,
dans
ces
jours
funestes,
risquait
vaillamment
une
vie
précieuse.
Il
 m’arrêta.
–
Où
allez‐vous
?
me
dit‐il.
Vous
allez
vous
faire
tuer.
Qu’est‐ce
que
vous
voulez
?
–
Cela,
lui
dis‐je.

Nous
nous
serrâmes
la
main.
Je
continuai
d’avancer.
 J’arrivai
sur
le
boulevard
;
il
était
indescriptible.
J’ai
vu
ce
crime,
cette
tuerie,
cette
tragédie.
J’ai
vu
cette
pluie
 de
la
mort
aveugle,
j’ai
vu
tomber
autour
de
moi
en
foule
les
massacrés
éperdus.
C’est
pour
cela
que
je
signe
 ce
livre
UN
TÉMOIN.

La
destinée
a
ses
intentions.
Elle
veille
mystérieusement
sur
l’historien
futur.
Elle
le
laisse
se
mêler
aux
 exterminations
et
aux
carnages
;
mais
elle
ne
permet
pas
qu’il
y
meure,
voulant
qu’il
les
raconte.”
Dans son désespoir qu’il retrouve sous sa plume quelques mois plus tard, il y a une fois de plus, une grande idée. Citation :
“ Le
fait
du
4
décembre
est
le
plus
colossal
coup
de
poignard
qu’un
brigand
lâché
dans
la
civilisation
 ait
jamais
donné,
nous
ne
disons
pas
à
un
peuple,
mais
au
genre
humain
tout
entier.
Le
coup
fut
monstrueux,
 et
terrassa
Paris.
Paris
terrassé,
c’est
la
conscience,
c’est
la
raison,
c’est
toute
la
liberté
humaine
terrassée.
 C’est
le
progrès
des
siècles
gisant
sur
le
pavé.
C’est
le
flambeau
de
justice,
de
vérité
et
de
vie,
retourné
et
 éteint.
Voilà
ce
que
fit
Louis
Bonaparte
le
jour
où
il
fit
cela.”
On aura entrevu ici le principe de la notion de crime contre l’humanité. Et puis, dès ce moment, il va de soi que sa détestation pour le futur Napoléon III est absolue et irrémédiable. Et alors même qu’on tente de réhabiliter la mémoire de “Napoléon le petit”, il se pourrait bien, tout compte fait, que seule la position intransigeante de Victor Hugo soit la seule légitime. Nous y reviendrons.
Ce qu’il faut lire encore dans ces lignes, c’est le moment de désespoir absolu qu’il traverse alors. Son errance dans les rues de Paris, d’une barricade à l’autre, il me semble que c’est l’effet de son désir d’être abattu et qu’il rêve à cela : que si la nouvelle, cette fois attestée, “ Ils
ont
tué
Victor
Hugo ” se répandait dans les rues, alors le peuple se lèverait partout et réduirait le coup d’état à néant.
Un jeune homme pourtant le convainc de le suivre et le conduit rue Tiquetonne. Là il trouve une grand- mère folle de douleur serrant sur son coeur son petit-fils de 7ans, abattu par la troupe ; elle qui avait déjà perdu sa fille et pris cet enfant en charge, elle hurle qu’on le lui rende. Nous la retrouverons.
C’est probablement de manière analogue qu’il apprendra le sort de la dernière poche de résistance, celle que défendaient les barricades du Faubourg-Saint-Martin et de la rue Saint-Denis.
“ Il
n’y
avait
plus
dans
tout
Paris
que
ce
point
résistant.
Ce
nœud
de
barricades,
ce
réseau
de
rues
 crénelé
comme
une
redoute,
c’était
là
la
dernière
citadelle
du
peuple
et
du
droit.
Les
généraux
l’investissaient
 lentement,
pas
à
pas,
et
de
toutes
parts.
On
concentrait
les
forces.
Eux,
ces
combattants
de
l’heure
fatale,
ne
 savaient
rien
de
ce
qui
se
faisait.
Seulement
ils
interrompaient
de
temps
en
temps
leurs
récits,
et
ils
 écoutaient.
De
la
droite,
de
la
gauche,
de
l’avant,
de
l’arrière,
de
tous
les
côtés
à
la
fois,
un
bruit
clair,
à
 chaque
instant
plus
sonore
et
plus
distinct,
rauque,
éclatant,
formidable,
leur
arrivait
à
travers
la
nuit.
 C’étaient
les
bataillons
qui
marchaient
et
chargeaient
au
clairon
dans
toutes
les
rues
voisines.
Ils
reprenaient
 leur
vaillante
causerie,
puis
au
bout
d’un
instant
ils
s’arrêtaient
encore
et
prêtaient
l’oreille
à
cette
espèce
de
 chant
sinistre
chanté
par
la
mort
qui
s’approchait.”
Soixante résistants et très peu de munitions. L’une des barricade tombe malgré le comportement héroïque de Denis Dussoubs :
“ Denis
gravit
lentement
les
pavés
de
la
barricade,
monta
jusqu’au
sommet,
et
s’y
dressa
debout,
sans
 armes,
tête
nue.
De
là
il
éleva
la
voix,
et
faisant
face
aux
soldats,
il
leur
cria
:
–
Citoyens
!
 Il
y
eut
à
ce
mot
une
sorte
de
tressaillement
électrique
qu’on
sentit
d’une
barricade
à
l’autre.
Tous
les
bruits
 cessèrent,
toutes
les
voix
se
turent,
il
se
fit
des
deux
côtés
un
silence
profond,
religieux,
solennel.
A
la
lueur
 lointaine
des
quelques
fenêtres
illuminées,
les
soldats
entrevoyaient
vaguement
un
homme
debout
au‐dessus
 d’un
amas
d’ombre,
comme
un
fantôme
qui
leur
parlait
dans
la
nuit.
Denis
continua
:
—
Citoyens
de
l’armée
!
écoutez‐moi.
Le
silence
redoubla.
Il
reprit
:
 —
Qu’est‐ce
que
vous
venez
faire
ici
?
Vous
et
nous,
nous
tous
qui
sommes
dans
cette
rue,
à
cette
heure,
le
 fusil
ou
le
sabre
en
main,
qu’est‐ce
que
nous
allons
faire
?
Nous
entre‐tuer
!
Nous
entre‐tuer,
citoyens
!

Pourquoi
?
Parce
qu’on
jette
entre
nous
un
malentendu
!
Parce
que
nous
obéissons,
vous,
à
votre
discipline,
et
 nous,
à
notre
droit
!
Vous
croyez
exécuter
votre
consigne
;
nous
savons,
nous,
que
nous
faisons
notre
devoir.
 Oui,
c’est
le
suffrage
universel,
c’est
le
droit
de
la
République,
c’est
notre
droit
que
nous
défendons,
et
notre
 droit,
soldats,
c’est
le
vôtre
!
L’armée
est
peuple,
comme
le
peuple
est
armée.”
Denis est abattu ; quelques mois plus tard, en Belgique, Victor Hugo retranscrira fidèlement le début de la lettre à Maria qu’on a trouvée sur lui. Et puis, c’est le tour d’une autre barricade :
“ En
voyant
que
leur
heure
était
venue,
les
soixante
combattants
de
la
barricade
du
Petit‐Carreau
 montèrent
sur
leur
monceau
de
pavés
et
jetèrent
d’une
seule
voix
au
milieu
de
la
nuit
ce
cri
éclatant

:
Vive
la
 République
!
Rien
ne
leur
répondit.
Ils
entendirent
seulement
le
bataillon
charger
les
armes.
 Il
se
fit
parmi
eux
une
sorte
de
branle‐bas
de
combat.
Ils
étaient
tous
écrasés
de
fatigue,
sur
pied
depuis
la
 veille,
portant
des
pavés
ou
combattant,
la
plupart
n’ayant
ni
mangé
ni
dormi.
 Charpentier
dit
à
Jeanty
Sarre
:
—
Nous
allons
être
tous
tués.
—
Parbleu
!
dit
Jeanty
Sarre.
 Jeanty
Sarre
fit
fermer
la
porte
du
marchand
de
vin,
afin
que
leur
barricade,
entièrement
plongée
dans
 l’obscurité,
leur
laissât
quelque
avantage
sur
la
barricade
occupée
par
les
soldats
et
éclairée.”
Et plus loin : “ Un
des
survivants
disait
à
celui
qui
écrit
ces
lignes
:
–
La
barricade
se
défendit
très
mal,
 mais
les
hommes
moururent
très
bien.”
Au passage témoignage du comportement abject du bataillon qui était allé à la charge : “ Pas
de
 prisonniers
!
Les
soldats
tuaient
ceux
qui
étaient
debout
et
achevaient
ceux
qui
étaient
tombés.
Plusieurs
 attendirent
la
mort
la
tête
haute.
Des
mourants
se
relevaient
et
criaient
:
–
Vive
la
République
!
Quelques
 soldats
broyaient
à
coups
de
talon
la
face
des
morts
pour
qu’on
ne
les
reconnût
pas.”
Pas identifié, pas entré dans les comptes, probablement. Alors Victor Hugo rectifie les erreurs des rapports de police sur le nombre des morts de la barricade et les noms de ceux qui y sont tombés. Qu’au moins le crime soit connu dans ses moindres détails.
Et puis il a confirmation du contenu d’un billet reçu la veille :
“ Mon
cher
Bocage,
 »Aujourd’hui,
à
6
heures,
25000
francs
ont
été
promis
à
celui
qui
arrêterait
ou
tuerait
Hugo.
 »
Vous
savez
où
il
est.
Que
sous
aucun
prétexte
il
ne
sorte.
»
A
vous,
»ALEX.
DUMAS. ”
Autre abjection : l’armée a fait 337 prisonniers, 2 /3 de résistants et 1/3 de passants. Après les avoir entassés dans la cave des Tuileries, on les réveille au milieu de la nuit pour les conduire à l’école militaire puis au Champ de Mars où on les fusille. Après quoi ils y sont enterrés debout, la tête hors du sol, pour que leurs familles puissent les reconnaître.
Les fusillades en masse se répètent. De là ce constat plein d’amertume de l’historien du “crime” : “ Le
 massacre
du
boulevard
eut
ce
prolongement
infâme,
les
exécutions
secrètes.
Le
coup
d’État,
après
avoir
été
 sauvage,
redevint
mystérieux.
Il
passa
du
meurtre
effronté
en
plein
jour
au
meurtre
masqué,
la
nuit.”
Et pourtant les Représentants du Peuple ne s’avouent pas vaincus. La liste des proscrit a été affichée ; le nom de Victor Hugo y apparaît avec 65 autres noms, dont ceux de Raspail et Schoelcher. Mais quand son collègue Charramaule propose que les députés, ceints de leur écharppe rouge, descendent sur la place de la Madeleine et ordonnent au bataillon qui s’y trouve d’obéir à la République qu’ils incarnent, Hugo lui emboîte aussitôt le pas. Les autres protestent : c’est un suicide !

Douloureux souvenir : “ Non,
disaient
de
très
nobles
contradicteurs
à
Charamaule
et
à
moi,
cet
 Aujourd’hui
que
vous
nous
proposez,
c’est
la
suppression
de
Demain
;
prenez
garde,
il
y
a
une
certaine
 quantité
de
désertion
dans
le
suicide…
 Le
mot
«
désertion
»
heurta
douloureusement
Charamaule.
–
Soit,
dit‐il.
Je
renonce.”
Et puis : “ On
se
sépara.
On
ne
se
revit
plus.
 J’étais
errant
dans
la
rue.
Où
coucher
?
telle
était
la
question.
Je
pensais
que
le
n°
19
de
la
rue
Richelieu
était
 probablement
espionné
comme
le
n°
15.
Mais
la
nuit
était
froide
;
je
me
décidai
à
rentrer,
à
tout
hasard,
dans
 cet
asile,
peut‐être
dangereux.
J’eus
raison
de
m’y
confier.
J’y
soupai
d’un
morceau
de
pain,
et
j’y
passai
une
 très
bonne
nuit.
Le
lendemain,
au
point
du
jour,
en
m’éveillant,
je
pensai
aux
devoirs
qui
m’attendaient,
je
 songeai
que
j’allais
sortir,
et
que
probablement
je
ne
rentrerais
plus
dans
cette
chambre,
et
je
pris
un
peu
du
 pain
qui
me
restait,
et
je
l’émiettai
sur
le
bord
de
la
fenêtre
pour
les
oiseaux.”
Le six décembre il erre encore probablement dans les rues de Paris, cherchant des nouvelles des compagnons de lutte ou des information sur les menées de l’usurpateur. et comme il se dispose à retourner dans le même asile…
“ Dans
l’après‐midi
du
7,
je
me
déterminai
à
rentrer
encore
une
fois
au
n°
19
de
la
rue
Richelieu.
Sous
 la
porte
cochère
quelqu’un
me
saisit
le
bras.
C’était
Mme
D.
Elle
m’attendait.
—
N’entrez
pas,
me
dit‐elle.
—
Je
suis
découvert
?
—
Oui.
—
Et
pris
?
—
Non.
Elle
ajouta
:
—
Venez.
 Nous
traversâmes
la
cour,
et
nous
sortîmes
par
une
porte
d’allée
sur
la
rue
Fontaine‐Molière
;
nous
 gagnâmes
la
place
du
Palais‐Royal.
Les
fiacres
y
stationnaient
comme
à
l’ordinaire.
Nous
montâmes
dans
le
 premier
venu.
—
Où
allons‐nous
?
demanda
le
cocher.
 Elle
me
regarda.
Je
répondis
:
—
Je
ne
sais
pas.
—
Je
le
sais,
moi,
dit‐elle.
 Les
femmes
savent
toujours
où
est
la
Providence.”
On aura reconnu, sous la désignation de “Madame D.” la fidèle Juliette. D’une certaine façon, c’est en faire sa seconde épouse puisque Drouet est son nom de scène et que c’est l’auteur dramatique qu’il est qui l’y fit monter. Relevons encore qu’Adèle Foucher-Hugo, dans les rares occasion où son époux peut revenir à son domicile, l’encourage à “ faire
son
devoir ”, autrement dit à tomber sous les balles de l’armée ou de la police si ça se trouve, alors que Juliette va mettre en oeuvre toutes les ressources possibles pour sauver son amant.
Le 26 décembre il est toujours à Paris, dans un petit galetas121 de l’hôtel de la Porte-Verte. Chacun des proscrits met en oeuvre tel ou tel subterfuge pour échapper à la police. Schoelcher se déguise eu curé. De Flotte se rase et se met des lunettes. Edgar Quinet se fait faire un passeport valaque ; épisode du voyage en train vers la Belgique :
“ Quinet
tenait
son
passeport
tout
déployé.
Le
gendarme
lui
dit
:
‐
Descendez
du
wagon,
qu’on
 compare
votre
signalement.
Il
descendit.
Mais
précisément
le
passeport
valaque
ne
contenait
aucun
 signalement.
Le
brigadier
fronça
le
sourcil
et
dit
aux
argousins
:
‐
Passeport
irrégulier
!
Allez
chercher
le
 commissaire
!
 Tout
semblait
perdu,
mais
Mme
Cantacuzène
se
mit
alors
à
adresser
à
Quinet
les
paroles
les
plus
valaques
du
 monde
avec
un
aplomb
et
une
volubilité
incroyables,
si
bien
que
le
gendarme,
convaincu
qu’il
avait
affaire
à
la
 Valachie
en
personne
et
voyant
le
convoi
prêt
à
partir,
rendit
son
passeport
à
Quinet
en
lui
disant
:
‐
Bah
!
 allez‐vous‐en
!
”

Homme remarquable que Paris honora, lui aussi, en donnant son nom à un boulevard et à une station de métro, Edgar Quinet, écrivain et homme politique fut toujours un fervent républicain et devint cejour-là un exilé intransigeant.
Certains épisodes prêtent à rire ; saga d’un résistant de province :
“
Il
fallait
sauver
Préveraud.
Il
était
petit
et
mince
;
on
l’habilla
en
femme.
Il
n’était
pas
assez
joli
pour
 qu’on
ne
lui
couvrît
point
le
visage
d’un
voile
épais.
On
lui
mit
dans
un
manchon
ses
vaillantes
et
rudes
mains
 de
combattant.
Ainsi
voilé,
et
un
peu
augmenté
de
quelques
rondeurs,
Préveraud
fut
une
femme
charmante.
Il
 devint
Mme
Terrier,
et
son
beau‐frère
l’emmena.
On
traversa
Paris
paisiblement,
et
sans
autre
aventure
 qu’une
imprudence
faite
par
Préveraud
qui,
voyant
le
timonier
d’une
grosse
charrette
abattu,
mit
de
côté
son
 manchon,
releva
son
voile
et
sa
jupe,
et,
si
Terrier
éperdu
ne
l’eût
arrêté,
eût
aidé
le
charretier
à
relever
son
 cheval.
Qu’un
sergent
de
ville
fût
là,
et
Préveraud
était
pris.
Terrier
se
hâta
de
jeter
Préveraud
dans
un
wagon,
et
à
la
nuit
tombante
ils
partirent
pour
Bruxelles.”
Plus loin : “
A

Amiens,
station
;
la
portière
s’ouvrit,
et
un
gendarme
vint
s’asseoir
à
côté
de
Préveraud.
 Le
gendarme
demanda
le
passeport,
Terrier
le
montra
;
la
petite
femme
dans
son
coin,
voilée
et
muette,
ne
 bougeait
pas,
et
le
gendarme
trouva
tout
en
règle.
Il
se
borna
à
dire
:
–
Nous
ferons
route
ensemble
;
je
suis
de
 service
jusqu’à
la
frontière.
Le
train,
après
les
minutes
voulues
d’arrêt,
repartit.
La
nuit
était
noire.
Terrier
s’était
endormi.
Tout
à
 coup
Préveraud
sentit
un
genou
presser
le
sien.
C’était
le
genou
de
la
police.
Une
botte
se
posa
mollement
sur
 son
pied,
c’était
la
botte
de
la
maréchaussée.
Une
idylle
venait
de
germer
dans
l’âme
du
gendarme.
Il
pressa
 d’abord
tendrement
le
genou
de
Préveraud,
puis,
enhardi
par
l’heure
obscure
et
par
le
mari
endormi,
il
risqua
 sa
main
jusqu’à
l’étoffe
de
la
robe,
cas
prévu
par
Molière
;
mais
la
belle
voilée
était
vertueuse.
Préveraud,
plein
 de
surprise
et
de
rage,
repoussa
la
main
du
gendarme
avec
douceur.
Le
danger
était
extrême.”

Dénouement, enfin : “ l’obstacle
excitait
le
gendarme.
Terrier
dormait.
Tout
à
coup
le
train
s’arrêta,
 une
voix
cria
:
Quiévrain
!
et
la
portière
s’ouvrit.
On
était
en
Belgique.
Le
gendarme,
forcé
de
s’arrêter
et
de
 rentrer
en
France,
se
leva
pour
descendre,
et
au
moment
où
il
quittait
le
marchepied
et
où
il
touchait
terre,
il
 entendit
derrière
lui
sortir
de
dessous
le
voile
de
dentelle
ces
paroles
expressives
:
Va‐t’en,
ou
je
te
casse
la
 gueule
!
”
En France les exactions122 se poursuivent au mépris de toute justice. Exemple :
“ Un
marchand
de
vin
des
Batignolles
nommé
Brisadoux
a
été
déporté
à
Cayenne
pour
cette
ligne
de
 son
dossier
:
Son
cabaret
est
fréquenté
par
les
socialistes”.
Un exemple, parmi tant d’autres, des jugements sortis des “commissions mixtes” de 1852, pseudo tribunaux expéditifs intaurés par Louis-Napoléons Bonaparte, à seule fin de se débarrasser de ses opposants au plus vite.
Il y eut un peu moins 27 000 comparutions, d’après les statistiques actuelles, et une majorité de prévenus furent déportés. Là encore Victor Hugo est fondé à écrire : “ le
coup
d’État
fit
ce
prodige
d’ajouter
du
malheur
à
la
 misère”.
Autre trait de cette dictature naissante : l’aval de l’Église. Victor Hugo dont on sent encore la plume trembler d’indignation, relate ceci :
“ Frédéric
Morin
était,
comme
Arnaud
(de
l’Ariège),
un
républicain
catholique.
Il
pensa
que
les
âmes
 des
victimes
du
4
décembre,
brusquement
jetées
par
la
mitraille
du
coup
d’État
dans
l’infini
et
dans
l’inconnu,
 pouvaient
avoir
besoin
d’un
secours
quelconque,
et
il
entreprit
cette
chose
laborieuse,
faire
dire
une
messe
 pour
le
repos
de
ces
âmes.
Mais
les
prêtres
entendent
garder
les
messes
pour
leurs
amis.
Le
groupe
des
 républicains
catholiques,
que
dirigeait
Frédéric
Morin,
s’adressa
successivement
à
tous
les
curés
de
Paris
;
 refus.
Il
s’adressa
à
l’archevêque
;
refus.
Des
messes
pour
l’assassin
tant
qu’on
voudra,
mais
pour
les
 assassinés,
jamais.
Prier
pour
des
morts
de
cette
espèce,
ce
serait
un
scandale.
Le
refus
s’obstina.
Comment
 se
tirer
de
là
?
Se
passer
de
la
messe
eût
paru
facile
à
d’autres,
mais
non
à
ces
croyants
opiniâtres.
Les
dignes
 catholiques‐démocrates
en
peine
finirent
par
déterrer
dans
une
toute
petite
paroisse
de
la
banlieue
un
pauvre
 vieux
vicaire
qui
consentit
à
chuchoter
tout
bas
cette
messe
à
l’oreille
du
bon
Dieu,
en
le
priant
de
n’en
rien
 dire.”

Le nouveau cabinet va même jusqu’à exfiltrer avec de faux passeports ceux des opposants qu’on ne peut décemment ni exécuter, ni déporter ; tels sont les généraux loyaux à la République. Bientôt le nouveau dictateur tient en main tous les rênes du pouvoir ; avec le plébiscite des 20 et 21 décembre, il aura bientôt la caution du peuple ; selon Badinguet, il n’en faut pas plus pour faire une démocratie.
Comment Victor Hugo pourrait-il, sans rien dire, laisser faire une telle abjection ? a) Deux philippiques123
Le fait qu’il renonce à la publication ne signifie évidemment pas qu’il renonce au combat. C’est cette révolte, cette indignation, alimentées de façon quasi quotidienne par les nouvelles qui lui parviennent de France, qui vont lui faire composer, dès Bruxelles,
“ Napoléon le petit ” et ensuite commencer “ Les Châtiments ”.
– Napoléon le petit
Les notes relatives au coup d’état lui serviront à composer un chapitre du livre qu’il met aussitôt en chantier. Mais l’événement déclencheur c’est sans doute le résultat du plébiscite : non seulement “ Louis Bonaparte ” obtient un mandat décennal mais aussi le droit de fourbir une nouvelle constitution, le tout avec une écrasante majorité124 .
Le coup d’état était déjà insupportable avec ses massacres perpétrés par une armée à la botte, parce qu’en les payant, on avait transformé les soldats de la République en mercenaires et parce qu’en les abreuvant d’alcool, on avait fait en sorte que leurs scrupules de conscience soient opportunément suspendus.
Le plébiscite ajoute à cela l’illusion de la démocratie – Victor Hugo sait et démontre que le vote a été truqué – et, par le même coup, l’effacement du crime. Il s’agit donc de faire justice, en commençant par instruire. Dans une lettre à Paul Meurice de janvier 1852, il donnait déjà les grandes lignes directrices de ce qui de viendra
“ Napoléon le petit ” :
– la structure : d’abord des faits ensuite des idées
– le propos : “ Je
traiterai
le
Bonaparte
comme
il
convient.
Je
me
charge
de
l’avenir
historique
de
ce
 drôle.
Je
le
conduirai
à
la
postérité
par
l’oreille.”
Là-dessus on peut dire qu’il a parfaitement réussi.
Pour ce qui est des “faits”, Victor Hugo expose incidemment quelle sorte d’historien il est : “ Certes,
pas
 plus
dans
ce
récit
du
2
décembre
que
dans
le
livre
qu’il
publie
en
ce
moment,
l’auteur
n’est
«
impartial
»,
 comme
on
a
l’habitude
de
dire
quand
on
veut
louer
un
historien.
L’impartialité,
étrange
vertu
que
Tacite
n’a
 pas.
Malheur
à
qui
resterait
impartial
devant
les
plaies
saignantes
de
la
liberté
!
En
présence
du
fait
de
 décembre
1851,
l’auteur
sent
toute
la
nature
humaine
se
soulever
en
lui,
il
ne
s’en
cache
point,
et
l’on
doit
s’en
 apercevoir
en
le
lisant.
Mais
chez
lui
la
passion
pour
la
vérité
égale
la
passion
pour
le
droit.
L’homme
indigné
 ne
ment
pas.
Cette
histoire
du
2
décembre
donc,
il
le
déclare
au
moment
d’en
citer
quelques
pages,
aura
été
écrite,
on
vient
de
voir
comment,
dans
les
conditions
de
la
réalité
la
plus
absolue.” Quelques aperçus :
Premier point : le chef de l’état est un menteur. C’est facile à démontrer : il suffit d’exhiber un extrait de sa déclaration de 1848 :
“ Le
27
novembre
1848,
il
disait
à
ses
concitoyens
dans
son
manifeste
:
 ‘‘Je
me
sens
obligé
de
vous
faire
connaître
mes
sentiments
et
mes
principes.
Il
ne
faut
pas
qu’il
y
ait
 d’équivoque
entre
vous
et
moi.
Je
ne
suis
pas
un
ambitieux…
Élevé
dans
les
pays
libres,
à
l’école
du
malheur,
je
 resterai
toujours
fidèle
aux
devoirs
que
m’imposeront
vos
suffrages
et
les
volontés
de
l’Assemblée.
 ‘‘Je
mettrai
mon
honneur
à
laisser,
au
bout
de
quatre
ans,
à
mon
successeur,
le
pouvoir
affermi,
la
liberté
 intacte,
un
progrès
réel
accompli.” ”

Chacun est donc juge désormais de la confiance qu’on peut lui accorder.
Autre fait, aisé à établir : l’effondrement de la presse par le rétablissement du timbre et du cautionnement pour les journaux. Citation : “ Cette
presse
libre,
honneur
de
l’esprit
français,
clarté
faite
de
tous
les
points
à
la
 fois
sur
toutes
les
questions,
éveil
perpétuel
de
la
nation,
où
est‐elle
?
qu’est‐ce
que
M.
Bonaparte
en
a
fait
?
 Elle
est
où
est
la
tribune.
A
Paris,
vingt
journaux
anéantis
;
dans
les
départements,
quatre‐vingts
;
cent
 journaux
supprimés
 ” Et l’homme de la rue, en effet, a vu disparaître, les uns derrière les autres, les journaux ruinés par ces taxes.
On sait encore que, dans la sphère universitaire, on s’est ému de la suspension du cours d’histoire de Michelet ; nul doute que le bruit s’en est répandu parmi les étudiants.
Mais ce livre est loin d’être la copie conforme des notes fiévreuses du 2 au 10 décembre 1851. La compilation méthodique des divers témoignages – dont le sien – n’en constitue qu’un livre sur 8, comportant un seul chapitre. Le reste est un formidable travail d’analyse des prodromes et des suites du coup d’état avec, à l’occasion, des apostrophes d’une incroyable audace à l’égard de Napoléon III. On comprend que Victor Hugo n’ait pas voulu bénéficier de la loi d’amnistie promulguée en 1859 par l’empereur ; il est clair que les zélés serviteurs de Napoléon III auraient alors organisé un savant assassinat déguisé en mort naturelle, même s’il est plausible qu’en 1851, ainsi qu’il est dit ici ou là, la police se soit débrouillée pour le laisser partir.
A partir du 5 août 1852, date de la publication du livre en Angleterre – les éditeurs belges ayant reculé devant l’ampleur du défi – Victor Hugo est, sans doute possible, devenu l’ennemi mortel de Louis-Napoléon Bonaparte, l’homme à abattre. Un aperçu de ce qui a dû, quelque temps plus tard, tenu pour inacceptable par le bientôt empereur :
“ Louis
Bonaparte
ne
s’est
pas
contenté
de
renverser
la
tribune.
Il
a
voulu
la
ridiculiser.
C’est
un
effort
 comme
un
autre.
C’est
bien
le
moins,
quand
on
ne
peut
pas
dire
deux
mots
de
suite,
quand
on
ne
harangue
 que
le
cahier
à
la
main,
quand
on
est
bègue
de
parole
et
d’intelligence,
qu’on
se
moque
un
peu
de
Mirabeau
!
 Le
général
Ratapoil
dit
au
général
Foy
:
Tais‐toi,
bavard
!
Qu’est‐ce
que
c’est
que
ça,
la
tribune
?
s’écrie
M.
 Bonaparte
Louis
;
c’est
du
«
parlementarisme
»
!
Que
dites‐vous
de
parlementarisme
?
Parlementarisme
me
 plaît.
Parlementarisme
est
une
perle.
Voilà
le
dictionnaire
enrichi.
Cet
académicien
de
coups
d’État
fait
des
 mots.
Au
fait,
on
n’est
pas
un
barbare
pour
ne
pas
semer
de
temps
en
temps
un
barbarisme.
Lui
aussi
est
un
 semeur
;
cela
germe
dans
la
cervelle
des
niais.
L’oncle
avait
«
les
idéologues
»
;
le
neveu
a
«
les
 parlementaristes
».
Parlementarisme,
messieurs,
parlementarisme,
mesdames.
Cela
répond
à
tout.
Vous
 hasardez
cette
timide
observatio
n
:
–
Il
est
peut‐être
fâcheux
qu’on
ait
ruiné
tant
de
familles,
déporté
tant
 d’hommes,
proscrit
tant
de
citoyens,
empli
tant
de
civières,
creusé
tant
de
fosses,
versé
tant
de
sang…
–
Ah
 çà
!
réplique
une
grosse
voix
qui
a
l’accent
hollandais,
vous
regrettez
donc
«
le
parlementarisme
»
?
Tirez‐ vous
de
là.
Parlementarisme
est
une
trouvaille.
Je
donne
ma
voix
à
M.
Louis
Bonaparte
pour
le
premier
 fauteuil
vacant
à
l’Institut.”
C’est dans ce livre, à n’en pas douter, que Victor Hugo atteint le sommet de son art de polémiste, portant à la perfection le style lapidaire qui est le sien.
Enfin, tandis qu’il ferraille contre cet usurpateur, voleur de la République et de l’âme de la patrie, rassemblant autour de lui une troupe servile, émerge peu à peu ce qui, en quelque sorte, va devenir sa philosophie de l’histoire. Un passage éclairant :
“ Oui,
la
Providence
est
dans
cet
événement.
Songez
encore
à
ceci
:
depuis
cinquante
ans
la
République
 et
l’empire
emplissaient
les
imaginations,
l’une
de
son
reflet
de
terreur,
l’autre
de
son
reflet
de
gloire.
De
la
 République
on
ne
voyait
que
1793,
c’est‐à‐dire
les
formidables
nécessités
révolutionnaires,
la
fournaise
;
de
 l’empire
on
ne
voyait
qu’Austerlitz.
De
là
un
préjugé
contre
la
République
et
un
prestige
pour
l’empire.
Or
 quel
est
l’avenir
de
la
France
?
est
ce
l’empire
?
Non
c’est
la
République.
 Il
fallait
renverser
cette
situation,
supprimer
le
prestige
pour
ce
qui
ne
peut
revivre
et
supprimer
le
préjugé
 contre
ce
qui
doit
être
;
la
Providence
l’
a
fait.
Elle
a
détruit
ces
deux
mirages.
Février
est
venu
et
a
ôté
à
la
 République
la
terreur
;
Louis
Bonaparte
est
venu
et
a
ôté
à
l’empire
le
prestige.
Désormais
1848,
la
fraternité,
 se
superpose
à
1793,
la
terreur
;
Napoléon‐le‐Petit
se
superpose
à
Napoléon‐le‐Grand.
Les
deux
grandes

choses,
dont
l’une
effrayait
et
dont
l’autre
éblouissait,
reculent
d’un
plan.
On
n’aperçoit
plus
93
qu’à
travers
 sa
justification,
et
Napoléon
qu’à
travers
sa
caricature
;
la
folle
peur
de
guillotine
se
dissipe,
la
vaine
 popularité
impériale
s’évanouit.
Grâce
à
1848,
la
République
n’épouvante
plus
;
grâce
à
Louis
Bonaparte,
 l’empire
ne
fascine
plus.
L’avenir
est
devenu
possible.”
Pour autant Victor Hugo n’en a pas fini avec “Louis Bonaparte”.
– Les Châtiments
Dans cette grande variété de formes poétiques, un fantôme, maladroitement, parvient à se faire voie : la grand-mère, folle de douleur, de la rue Tiquetonne. Voici, d’abord, de quelle façon elle surgit dans la sphère de l’immédiat et du prosaïque, telle que Victor Hugo parviendra à la restituer, beaucoup plus tard125 :
“ Nous
achevâmes
de
déshabiller
l’enfant.
Il
avait
une
toupie
dans
sa
poche.
Sa
tête
allait
et
venait
d’une
 épaule
à
l’autre,
je
la
soutins
et
je
le
baisai
au
front.
Versigny
et
Bancel
lui
ôtèrent
ses
bas.
La
grand‐mère
eut
 tout
à
coup
un
mouvement.
—
Ne
lui
faites
pas
de
mal,
dit‐elle.
 Elle
prit
les
deux
pieds
glacés
et
blancs
dans
ses
vieilles
mains,
tâchant
de
les
réchauffer.
 Quand
le
pauvre
petit
corps
fut
nu,
on
songea
à
l’ensevelir.
On
tira
de
l’armoire
un
drap.
 Alors
l’aïeule
éclata
en
pleurs
terribles.
Elle
cria
:
–
Je
veux
qu’on
me
le
rende.
 Elle
se
redressa
et
nous
regarda
et
elle
se
mit
à
dire
des
choses
farouches,
où
Bonaparte
était
mêlé,
et
Dieu,
et
 son
petit,
et
l’école
où
il
allait,
et
sa
fille
qu’elle
avait
perdue,
et,
nous
adressant
à
nous‐mêmes
des
reproches,
 livide,
hagarde,
ayant
comme
un
songe
dans
les
yeux,
et
plus
fantôme
que
l’enfant
mort.
 Puis
elle
reprit
sa
tête
dans
ses
mains,
posa
ses
bras
croisés
sur
son
enfant,
et
se
remit
à
sangloter.”
Le véridique ici, c’est cette souffrance insupportable qui porte la vieille femme au déni ; c’est aussi, à peine suggérée un peu plus bas, cette culpabilité des combattants. :
“ Que
faire,
hélas
?
Nous
sortîmes
accablés.”
Ils ont beau s’être battus pour la bonne cause, avoir héroïquement risqué leur vie, qu’est-ce qui justifie la mort de
cet enfant et la douleur sans nom de cette grand-mère ?
Voilà pourquoi il faut recourir à la forme versifiée, non pas, paradoxalement, pour exprimer l’émotion, mais, au contraire pour la maîtriser, lui donner des mots, la replacer dans son contexte et faire surgir enfin le véritable coupable de cette monstrueuse tuerie.

“ “Il
jouait
ce
matin,
là,
devant
la
fenêtre
!
 



Dire
qu’ils
m’ont
tué
ce
pauvre
petit
être
!
 



Il
passait
dans
la
rue,
ils
ont
tiré
dessus.
 



Monsieur,
il
était
bon
et
doux
comme
un
Jésus.
 



Moi
je
suis
vieille,
il
est
tout
simple
que
je
parte
;
 



Cela
n’aurait
rien
fait
à
monsieur
Bonaparte
 



De
me
tuer
au
lieu
de
tuer
mon
enfant
!
 »
 



Elle
s’interrompit,
les
sanglots
l’étouffant,
 



Puis
elle
dit,
et
tous
pleuraient
près
de
l’aïeule
:
 


 »Que
vais‐je
devenir
à
présent,
toute
seule
?
 



Expliquez‐moi
cela,
vous
autres,
aujourd’hui.
 



Hélas
!
je
n’avais
plus
de
sa
mère
que
lui.
 



Pourquoi
l’a‐t‐on
tué
?
Je
veux
qu’on
me
l’explique.
 



L’enfant
n’a
pas
crié
vive
la
République. »
 



Nous
nous
taisions,
debout
et
graves,
chapeau
bas,
 



Tremblant
devant
ce
deuil
qu’on
ne
console
pas.

Vous
ne
compreniez
point,
mère,
la
politique.
 



Monsieur
Napoléon,
c’est
son
nom
authentique,
 



Est
pauvre,
et
même
prince
;
il
aime
les
palais
;
 



Il
lui
convient
d’avoir
des
chevaux,
des
valets,
 



De
l’argent
pour
son
jeu,
sa
table,
son
alcôve,
 



Ses
chasses
;
par
la
même
occasion,
il
sauve
 



La
famille,
l’église
et
la
société
;
 



Il
veut
avoir
Saint‐Cloud,
plein
de
roses
l’été,

 



Où
viendront
l’adorer
les
préfets
et
les
maires,

 



C’est
pour
cela
qu’il
faut
que
les
vieilles
grand‐mères,

 



De
leurs
pauvres
doigts
gris
que
fait
trembler
le
temps,

 



Cousent
dans
le
linceul
des
enfants
de
sept
ans.

Jersey,
2
décembre
1852 ”
On relèvera que la culpabilité des combattants est à nouveau suggérée ; mais naturellement la finalité majeure de ce poème, c’est de jeter en pleine lumière l’ignominie du commanditaire et de l’organisateur du “ massacre du boulevard ”.
Cette composition est significativement datée du 2 décembre 1852. Cest à la fois la date anniversaire du coup d’état perpétré l’année précédente, et celle que Napoléon a choisie pour se faire proclamer empereur. C’est le senatus-consulte126 du 9 novembre rétablissant la dignité impériale du chef de l’état, qui avait été en quelque sorte légitimé par le plébiscite. Ce poème est donc une façon d’imprimer à jamais sur le front du nouveau monarque, la flétrissure de cet enfant abattu.
Enfin l’axe de construction du recueil, est précisément constitué par cette philosophie de l’histoire que nous évoquions plus haut. Le premier de ses poèmes est “Nox”, la nuit, et le dernier, Lux, la lumière. Une strophe de celui-ci :

“ Au
fond
des
cieux
un
point
scintille.
 Regardez,
il
grandit,
il
brille,
 Il
approche,
énorme
et
vermeil.
 Ô
République
universelle,
 Tu
n’es
encor
que
l’étincelle,
 Demain
tu
seras
le
soleil
!
”

Et plus loin, quelques éléments d’une “marche de l’esprit” déiste mais, selon les termes que l’on retrouvera dans son testament, défiante à l’égard de toutes les églises :

“ Ne
doutons
pas
!
croyons
!
La
fin,
c’est
le
mystère.
 Attendons.
Des
Nérons
comme
de
la
panthère
 Dieu
sait
briser
la
dent.
 Dieu
nous
essaie,
amis.
Ayons
foi,
soyons
calmes,
 Et
marchons.
Ô
désert
!
s’il
fait
croître
des
palmes,
 C’est
dans
ton
sable
ardent
!
Parce
qu’il
ne
fait
pas
son
œuvre
tout
de
suite,
 Qu’il
livre
Rome
au
prêtre
et
Jésus
au
jésuite,
 Et
les
bons
au
méchant,
 Nous
désespérerions
!
de
lui
!
du
juste
immense
!
 Non
!
non
!
lui
seul
connaît
le
nom
de
la
semence
 Qui
germe
dans
son
champ.”

Les mêmes intuitions serviront bientôt de terreau à “ La Légende des Siècles ”

Pour en finir avec Louis-Napoléon Bonaparte, relevons qu’on tente aujourd’hui de réhabiliter la mémoire de cet empereur par traîtrise, notamment en portant à son crédit la modernisation et l’industrialisation de la France. Il est vrai que, de ce côté-là, il s’est conformé au modèle anglais. Mais il semble que le redressement économique que l’on attribue à son action, soit plutôt l’effet d’une tendance générale de l’Europe à cette époque, induite par les innovations anglaises ; 1850, c’est en effet la date sur laquelle les historiens s’entendent pour fixer le début de la Révolution industrielle. Louis-Napoléon a probablement mis la main sur le pouvoir au bon moment.
On a compris que l’exil est consacré à la lutte et, par conséquent au travail. Reste qu’il faut tenter, vaille que vaille, d’organiser la vie ordinaire. Il partage un tamps la vie de Juliette mais dans des conditions précaires. A vrai dire, il n’est pas en Belgique en odeur de sainteté. Résumé très concis de ses tribulations dans “ Actes et paroles ” :
“ Il
alla
à
Bruxelles.
Là
il
écrivit
l’Histoire
d’un
crime
et
Napoléon
le
Petit.
Ceci
fit
faire
au
 gouvernement
belge
une
loi,
la
loi
Faider.
Cette
loi,
faite
exprès
pour
Victor
Hugo,
décrétait
des
pénalités
 contre
la
pensée
libre
et
déclarait
sacrés
et
inviolables
en
Belgique
tous
les
princes,
crimes
compris.
Elle
 s’appela
du
nom
de
son
inventeur,
un
nommé
Faider.
Ce
Faider
était,
à
ce
qu’il
paraît,
magistrat.
Victor
Hugo
 dut
chercher
un
autre
asile.
Le
1er
août,
il
s’embarqua
à
Anvers
pour
l’Angleterre.”
Après un lyrique discours d’adieu aux hôtes belges, les mettant en garde contre une possible agression de “Louis Bonaparte” mais rêvant encore des “états-unis d’Europe”, il transite en Angleterre et arrive à Jersey le 5 août 1852. Nouveau discours, cette fois à des exilés français. Et puis il s’installe à Marine-Terrace, grande maison isolée du bord de mer. En dehors des heures où il écrit, il compose aussi des discours pour ses compagnons de proscription. Eloge funèbre, souvent, anniversaire aussi, comme celui de la révolution polonaise, et puis bien sûr apostrophes diverses à “ Napoléon le petit ”, lequel excédé, finit par requérir une intervention du gouvernement anglais. Réplique de l’intéressé :
“ AVERTISSEMENT
 Je
préviens
M.
Bonaparte
que
je
me
rends
parfaitement
compte
des
ressorts
qu’il
fait
mouvoir
et
qui
sont
à
sa
 taille,
et
que
j’ai
lu
avec
intérêt
les
choses
dites
à
mon
sujet,
ces
jours
passés,
dans
le
parlement
anglais.
M.
 Bonaparte
m’a
chassé
de
France
pour
avoir
pris
les
armes
contre
son
crime,
comme
c’était
mon
droit
de
 citoyen
et
mon
devoir
de
représentant
du
peuple
;
il
m’a
chassé
de
Belgique
pour
Napoléon
le
Petit
;
il
me
 chassera
peut‐être
d’Angleterre
pour
les
protestations
que
j’y
ai
faites,
que
j’y
fais
et
que
je
continuerai
d’y
 faire.
Cela
regarde
l’Angleterre
plus
que
moi.
Un
triple
exil
n’est
rien.
Quant
à
moi,
l’Amérique
est
bonne,
et,
 si
elle
convient
à
M.
Bonaparte,
elle
me
convient
aussi.
J’avertis
seulement
M.
Bonaparte
qu’il
n’aura
pas
plus
 raison
de
moi,
qui
suis
l’atome,
qu’il
n’aura
raison
de
la
vérité
et
de
la
justice
qui
sont
Dieu
même.
Je
déclare
 au
Deux‐Décembre
en
sa
personne
que
l’expiation
viendra,
et
que,
de
France,
de
Belgique,
d’Angleterre,
 d’Amérique,
du
fond
de
la
tombe,
si
les
âmes
vivent,
comme
je
le
crois
et
l’affirme,
j’en
hâterai
l’heure.
M.
 Bonaparte
a
raison,
il
y
a
en
effet
entre
moi
et
lui
une
«
querelle
personnelle
»,
la
vieille
querelle
personnelle
 du
juge
sur
son
siège
et
de
l’accusé
sur
son
banc.
VICTOR
HUGO.
Jersey,
22
décembre
1854.”
L’année suivante le point de non retour est atteint. Sans doute avait-il déjà indisposé les autorités de Jersey en intervenant, conformément à ses convictions, pour que le condamné Tapner échappe à la pendaison. Par ailleurs l’entente est bonne entre la France et l’Angleterre, engagées conjointement dans la guerre de Crimée. Celle-ci achevée, Napoléon III débarque en Angleterre pour consacrer l’alliance avec la France. Anticipant son débarquement Victor Hugo a fait afficher sur tous les murs de Dover – ou Douvres – un pamphlet d’autant plus efficace qu’il est du coup, public. Un premier extrait :
“ Qu’est‐ce
que
vous
apporteriez
à
cette
terre
?
Cette
terre
est
la
terre
de
Thomas
Morus,
de
Hampden,
 de
Bradshaw,
de
Shakespeare,
de
Milton,
de
Newton,
de
Watt,
de
Byron,
et
elle
n’a
pas
besoin
d’un
 échantillon
de
la
boue
du
boulevard
Montmartre.
Vous
venez
chercher
une
jarretière
?
En
effet,
c’est
jusque‐ là
que
vous
avez
du
sang.
 Je
vous
dis
de
ne
pas
venir.
Vous
ne
seriez
pas
à
votre
place
ici.
Regardez.
Vous
voyez
bien
que
ce
peuple
est
 libre.
Vous
voyez
bien
que
ces
gens‐là
vont
et
viennent,
lisent,
écrivent,
interrogent,
pensent,
crient,
se

taisent,
respirent,
comme
bon
leur
semble.
Cela
ne
ressemble
à
rien
de
ce
que
vous
connaissez.
Vous
aurez
 beau
regarder
les
collets
d’habit,
vous
n’y
trouverez
pas
le
pli
que
donne
le
poing
du
gendarme.
Non,
 vraiment,
vous
ne
seriez
pas
chez
vous.
Vous
seriez
dans
un
air
irrespirable
pour
vous.
Vous
voyez
bien
qu’il
 n’y
a
pas
de
janissaires
ici,
pas
plus
de
janissaires
prêtres
que
de
janissaires
soldats
;
vous
voyez
bien
qu’il
n’y
 pas
d’espions
;
vous
voyez
bien
qu’il
n’y
a
pas
de
jésuites
;
vous
voyez
bien
que
les
juges
rendent
la
justice
!
 La
tribune
parle,
les
journaux
parlent,
la
conscience
publique
parle
;
il
y
a
du
soleil
en
ce
pays.”
Un second : “ Et
qu’importe
l’histoire
?
qu’importe
la
postérité
?
Qu’il
y
ait
aujourd’hui
un
deux‐ décembre
faisant
pendant
à
Austerlitz,
un
Sébastopol
faisant
équilibre
à
Marengo,
qu’il
y
ait
un
Napoléon
le
 grand
et
un
autre
Napoléon
s’agitant
sous
le
microscope,
que
notre
oncle
soit
notre
oncle
ou
ne
le
soit
pas,
 qu’il
ait
vécu
ou
soit
mort,
que
l’Angleterre
lui
ait
mis
Wellington
sur
la
tête
et
Hudson‐Lowe
sur
la
poitrine,
 qu’est‐ce
que
cela
fait
?
Nous
n’en
sommes
plus
là.
C’est
du
passé
ou
du
libelle.
Si
nous
sommes
petit,
cela
ne
 regarde
personne.”
Il ne fait pas de doute que Napoléon III s’est senti profondément offensé et qu’il a demandé aux autorités anglaises de faire en sorte qu’on en finisse avec Victor Hugo. Relevons au passage qu’il y a quelque légitimité à ce que son fils Charles, dans une de ses lettres, désigne celui-ci comme “chef de la résistance”.
La couronne ne demande sans doute pas mieux que de satisfaire à la demande de l’Empereur. Néanmoins, dans le pays de l’Habeas corpus, il importe de préserver les formes ; on attendra donc la bonne opportunité.
Elle se présente l’année suivante : Victor Hugo, a pris la défense de trois proscrits qui, pour avoir publié une lettre à la reine Victoria, ont été expulsés de Jersey. Il subit à son tour le même sort.
Cependant il ne part pas pour l’Amérique. Il existe à Guernesey une loi bénéfique, interdisant d’expulser les personnes détenant une propriété dans l’île. C’est ainsi qu’il se porte acquéreur d’une belle maison qui domine la ville de Saint-Pierre-Port et qu’il baptisera Hauteville House. Et c’est vraiment le lieu où, en quelque manière, il jette l’ancre… mais pas l’encre ; c’est là qu’il produira l’essentiel de son oeuvre.
b) La réclusion créatrice
Pendant les 15 années passées à Guernesey Victor Hugo se partagera entre l’écriture et l’aménagement de la maison, la littérature et l’action politique, l’accueil chaleureux de ses hôtes et les promenades vivifiantes sur la côte. Pas un instant d’oisiveté. Il s’amènage, dans le belvédère qui surplombe la maison, un lieu de travail étroit mais inondé de lumière, avec un petit lit pour retrouver des forces ou achever sa nuit quand il l’a consacrée en grande partie à écrire.
Il achève “ Les contemplations ”, il commence “ La légendes des siècles ”, il reprend “ Les misères ”. Il écrira encore “ Les travailleurs de la mer ” et “ L’homme qui rit ”. Pour autant il n’oublie pas son combat contre “ Louis Bonaparte ”. Un moment significatif rapporté dans “Actes et paroles ” :
“ Au
bout
de
huit
ans,
le
criminel
jugea
à
propos
d’absoudre
les
innocents
;
l’assassin
offrit
leur
grâce
aux
 assassinés,
et
le
bourreau
sentit
le
besoin
de
pardonner
aux
victimes.
Il
décréta
la
rentrée
des
proscrits
en
 France.
À
«
l’amnistie
»
Victor
Hugo
répliqua
:

DÉCLARATION
 Personne
n’attendra
de
moi
que
j’accorde,
en
ce
qui
me
concerne,
un
moment
d’attention
à
la
chose

Dans
la
situation
où
est
la
France,
protestation
absolue,
inflexible,
éternelle,
voilà
pour
moi
le
devoir.

appelée
amnistie.

Fidèle
à
l’engagement
que
j’ai
pris
vis‐à‐vis
de
ma
conscience,
je
partagerai
jusqu’au
bout
l’exil
de
la
 liberté.
Quand
la
liberté
rentrera,
je
rentrerai.

VICTOR
HUGO.

Hauteville‐House,
18
août
1859. ”
Qu’on se le dise !
En attendant arrêtons-nous brièvement sur trois des oeuvres de cet intermède fécond. Précision préalable : c’est sans doute à Hauteville House qu’il a trouvé les conditions les plus favorables à l’écriture. A bonne distance des admirateurs et des requérants, point trop engagé dans les combats politiques, côtoyant chaque jour avec régularité

dans des relations apaisées son épouse et sa maîtresse, juste ce qu’il faut de nature et d’humanité pour se reposer de l’une dans l’autre ; bref le lieu idéal pour la création. Il y reviendra, après l’exil, en 1872, pour y écrire “ Quatrevingt treize “. Du reste à ce propos il écrit éloquemment à Émile de Girardin : “ C’est
vrai,
je
suis
 devenu
l’ours
que
vous
dites.
Cette
dure
solitude
est
la
condition
même
de
mon
travail.
Je
n’ai
plus
 que
peu
d’instants
devant
moi. ”
Lieu idéal pour le repos aussi d’ailleurs : Victor Hugo y fera un autre séjour durant l’été 1878, en convalescence, après une attaque cérébrale.
1 – le roman national : “ Les Misérables”
Deux événements clefs commandent la création de ce roman qui se fera en deux temps :
=> En 1846, Victor Hugo fait, pour ainsi dire, la rencontre du prototype du jeune Jean Valjean : “ Hier,
22
 février,
j’allais
à
la
Chambre
des
pairs.
Il
faisait
beau
et
très
froid,
malgré
le
soleil
et
midi.
Je
vis
venir
rue
de
 Tournon
un
homme
que
deux
soldats
emmenaient.
Cet
homme
était
blond,
pâle,
maigre,
hagard
;
trente
ans
 à
peu
près,
un
pantalon
de
grosse
toile,
les
pieds
nus
et
écorchés
dans
des
sabots
avec
des
linges
sanglants
 roulés
autour
des
chevilles
pour
tenir
lieu
de
bas
;
une
blouse
courte,
souillée
de
boue
derrière
le
dos,
ce
qui
 indiquait
qu’il
couchait
habituellement
sur
le
pavé
;
la
tête
nue
et
hérissée.
Il
avait
sous
le
bras
un
pain.
Le
 peuple
disait
autour
de
lui
qu’il
avait
volé
ce
pain
et
que
c’était
à
cause
de
cela
qu’on
l’emmenait.
En
passant
 devant
la
caserne
de
gendarmerie,
un
des
soldats
y
entra,
et
l’homme
resta
à
la
porte
gardé
par
l’autre
soldat.
Une
voiture
était
arrêtée
devant
la
porte
de
la
caserne.
C’était
une
berline
armoriée
portant
aux
lanternes
une
 couronne
ducale,
attelée
de
deux
chevaux
gris,
deux
laquais
en
guêtres
derrière.
Les
glaces
étaient
levées,
 mais
on
distinguait
l’intérieur
tapissé
de
damas
bouton
d’or.
Le
regard
de
l’homme
fixé
sur
cette
voiture
attira
 le
mien.
Il
y
avait
dans
la
voiture
une
femme
en
chapeau
rose,
en
robe
de
velours
noir,
fraîche,
blanche,
belle,
 éblouissante,
qui
riait
et
jouait
avec
un
charmant
petit
enfant
de
seize
mois
enfoui
sous
les
rubans,
les
 dentelles
et
les
fourrures.
Cette
femme
ne
voyait
pas
l’homme
terrible
qui
la
regardait.
Je
demeurai
pensif.
 Cet
homme
n’était
plus
pour
moi
un
homme,
c’était
le
spectre
de
la
misère,
c’était
l’apparition
brusque,
 difforme,
lugubre,
en
plein
jour,
en
plein
soleil,
d’une
révolution
encore
plongée
dans
les
ténèbres,
mais
qui
 vient.
Autrefois
le
pauvre
coudoyait
le
riche,
ce
spectre
rencontrait
cette
gloire
;
mais
on
ne
se
regardait
pas.
 On
passait.
Cela
pouvait
durer
ainsi
longtemps.
Du
moment
où
cet
homme
s’aperçoit
que
cette
femme
existe,
 tandis
que
cette
femme
ne
s’aperçoit
pas
que
cet
homme
est
là,
la
catastrophe
est
inévitable. ”
Et j’ai la conviction qu’il commence aussitôt, sur les ailes de l’imagination et de la sensibilité, à composer “ Les Misères ”. On imagine en effet très bien cette parole intérieure qui, dans la nature qui est la sienne, porte Victor Hugo à l’écriture : “ Cet
homme
a
volé
un
pain
;
c’est
qu’il
avait
faim
sans
doute.
Que
va‐t‐il
lui
arriver
?
 Il
sera
condamné.
Cependant
n’est‐il
pas
légitime
de
vouloir
apaiser
sa
faim
?
Il
s’évadera
donc…
Mais
sans
 ressource
aucune,
il
sera
repris.
Que
lui
arrivera‐t‐il
ensuite
?
et
c…”
=> En 1849 Adolphe Blanqui, frère aîné d’Armand le révolutionnaire et député, a publié “ Enquête sur les classes ouvrières de 1848 ” ; il y décrit en particulier sur les conditions de vie déplorables des ouvriers du textile à Lille, qui s’entassent dans des caves avec femmes et enfants. Comme ses collègues sont sceptiques, il organise un voyage à Lille à leur intention ; Victor Hugo en fait partie ; un médecin les accompagne. Le spectacle qu’ils découvrent, taudis après taudis, défie l’imagination ; un aperçu :
“ Cette
cave
était
si
basse
qu’il
n’y
avait
qu’un
seul
endroit
où
l’on
pût
s’y
tenir
debout,
le
milieu
de
la
 voûte.
Des
cordes
sur
lesquelles
étaient
étalés
de
vieux
linges
mouillés
interceptaient
l’air
dans
tous
les
sens.
 Au
fond
il
y
avait
deux
lits,
c’est‐à‐dire
deux
coffres
en
bois
vermoulu
contenant
des
paillasses
dont
la
toile,
 jamais
lavée,
avait
fini
par
prendre
la
couleur
de
la
terre.
Pas
de
draps,
pas
de
couvertures.
Je
m’ap‐prochai
 d’un
de
ces
lits,
et
j’y
distinguai
dans
l’obscurité
un
être
vivant.
C’était
une
petite
fille
d’environ
six
ans
qui
 gisait
là,
malade
de
la
rougeole,
toute
tremblante
de
fièvre,
presque
nue,
à
peine
couverte
d’un
vieux
haillon
 de
laine
;
par
les
trous
de
la
paillasse
sur
laquelle
elle
était
couchée,
la
paille
sortait.
Un
médecin
qui
nous

accompagnait
me
fit
toucher
cette
paille.
Elle
était
pourrie.
La
vieille
femme,
qui
était
la
grand’mère,
nous
dit
 qu’elle
demeurait
là
avec
sa
fille
qui
est
veuve
et
deux
autres
enfants
qui
reviennent
à
la
nuit
;
qu’elle
et
sa
fille
 étaient
dentellières
;
qu’elles
payaient
dix‐huit
sous
de
loyer
par
semaine,
qu’elles
recevaient
de
la
ville
tous
 les
cinq
jours
un
pain,
et
qu’à
elles
deux
elles
gagnaient
dix
sous
par
jour ”
Un peu plus loin une mère qui a déjà perdu un premier enfant, dont le deuxième est malade et qui elle- même, en train de devenir aveugle, ne pourra bientôt pls travailler. Et des scènes analogues se répètent d’un galetas à l’autre. Alors le député qu’il est, suffoquant d’indignation, compose un discours à l’intention de ses confrères.
“ Moi
aussi,
je
viens
faire
ma
dénonciation
à
cette
tribune.
Messieurs,
je
vous
dénonce
la
misère
!
Je
 vous
dénonce
la
misère,
qui
est
le
fléau
d’une
classe
et
le
péril
de
toutes
!
Je
vous
dénonce
la
misère
qui
n’est
 pas
seulement
la
souffrance
de
l’individu,
qui
est
la
ruine
de
la
société,
la
misère
qui
a
fait
les
jacqueries,
qui
a
 fait
Buzancais,
qui
a
fait
juin
1848
!
Je
vous
dénonce
la
misère,
cette
longue
agonie
du
pauvre
qui
se
termine
 par
la
mort
du
riche
!
Législateurs,
la
misère
est
la
plus
implacable
ennemie
des
lois
!
Poursuivez‐la,
frappez‐ la,
détruisez‐la
!
Car,
je
ne
me
lasserai
jamais
de
le
redire,
on
peut
la
dé‐truire
!
la
misère
n’est
pas
éternelle
!
 Non
!
je
le
répète
en
dépit
des
murmures,
non,
elle
n’est
pas
éternelle
!
il
est
dans
sa
loi
de
décroître
et
de
 disparaître.
La
misère,
comme
l’ignorance,
est
une
nuit,
et
à
toute
nuit
doit
succéder
le
jour. ”
Il le sait de la façon la plus absolue : là est le terreau des révolutions. Cependant la lutte des classes comme moteur de l’histoire – concept que Marx emprunte à Guizot127 – n’est pas nécessairement sanglante ni irrémédiable. La raison et l’humanité peuvent et doivent l’emporter. Voilà pourquoi il adjure ses collègues députés de prendre les mesures qui mettront un terme à de telles abjections :
“ 
Ah
!
songez‐y,
quand
les
temps
sont
proches,
quand
l’heure
est
venue,
quand
la
mesure
est
comble,
 savez‐vous
ce
qu’il
y
a
de
plus
éloquent,
ce
qu’il
y
a
de
plus
irrésistible,
ce
qu’il
y
a
de
plus
terrible
pour
 commencer
les
révolutions,
ce
n’est
pas
M.
Thiers
signant
la
protestation
des
journalistes
de
1830,
ce
n’est
 pas
M.
Odilon
Barrot
agitant
les
banquets
de
1847,
ce
n’est
pas
Chateaubriand,
ce
n’est
pas
Lamartine,
ce
 n’est
pas
même
Mirabeau,
ce
n’est
pas
même
Danton,
c’est
un
enfant
qui
crie
à
sa
mère
:
j’ai
faim
! ”
Mais comme deux ans plus tard, c’est l’exil, à défaut de pouvoir obtenir des mesures résolues de la Chambre, il reprend le roman laissé en chantier. Faire que cette femme dans sa berline regarde cet homme aux pieds sanglants, faire que tous les députés qui sortent de cette chambre ou d’une autre, considèrent cet homme et mettent en oeuvre ce qu’il faut pour abolir la misère, faire enfin que tout le peuple des lecteurs comprenne qu’il est possible d’affronter ces questions cruciales de façon pacifiée, ce sont les tâches qu’il se donne .
Et pour ce grand roman comme pour ceux qui précèdent, l’essentiel de son art narratif tient en trois exigences :
-o- être véridique. Victor Hugo n’invente rien. Chacun de ses personnages est nourri des personnes qu’à tel moment ou tel autre, sous une forme ou une autre, il a croisées dans la vie.
= Gavroche est une figure composite. Il tient d’abord du gamin de Paris combattant, tel que Delacroix l’a peint dans son célèbre tableau ‘La liberté guidant le peuple” célébrant l’héroïsme des révolutionnaires de 1830 et tel que Victor Hugo l’a retrouvé, sur les barricades en 1851. Prêt à mourir dans les deux cas ; en fois de quoi la chanson de Gavroche s’est inscrite en lettres de feu dans la mémoire collective, consacrant Voltaire et Rousseau comme les premiers éclaireurs du peuple.
= Fantine aussi est de cette lignée féconde de Paris. C’est d’abord la grisette insouciante que la nécessité conduit à la prostitution. Mais le personnage de Victor Hugo c’est aussi cette pauvre fille qui grelotte dans le froid, victime d’abord du soldat abject qui plaque de la neige sur ses épaules nues puis, après qu’ils en soient venus aux mains, des policiers qui font retomber le tort sur elle et la condamnent à plusieurs mois de prison. Heureusement Victor Hugo les a suivis jusqu’au poste et, après quelques hésitations, finit par déposer, se nomme et obtient que la jeune femme soit libérée.
= C’est Adèle Foucher-Hugo qui a fourni à son époux la matière dont il fera Javert. Dans “ Histoire d’un crime ” il raconte comment un homme silencieux qui a pénétré chez lui est finalement démasqué par cette sagace épouse :
“ Madame
Victor
Hugo
aperçut
cet
homme
qui
écoutait
en
silence.

—
C’est
vous,
monsieur,
qui
désirez
parler
à
M.
Victor
Hugo
?
 —
Oui,
madame.
—
Il
est
sorti.
—
J’aurai
l’honneur
de
l’attendre,
madame.
 —
Il
ne
rentrera
pas.
—
Il
faut
pourtant
que
je
lui
parle.
 —
Monsieur,
si
c’est
quelque
chose
qu’il
soit
utile
de
lui
dire,
vous
pouvez
me
le
confier
à
moi
en
toute
 sécurité,
je
le
lui
rapporterai
fidèlement.
—
Madame,
c’est
à
lui‐même
qu’il
faut
que
je
parle.
 —
Mais
de
quoi
s’agit‐il
donc
?
Est‐ce
des
affaires
politiques
?
L’homme.
ne
répondit
pas.
—
A
ce
propos,
reprit
ma
femme,
que
se
passe‐t‐il
?
—
Je
crois,
madame,
que
tout
est
terminé.
—
Dans
quel
sens
?
—
Dans
le
sens
du
président.
Ma
femme
regarda
cet
homme
fixement
et
lui
dit
:
—
Monsieur,
vous
venez
pour
arrêter
mon
mari.
 —
C’est
vrai,
madame,
répondit
l’homme
en
entr’ouvrant
son
paletot,
qui
laissa
voir
une
ceinture
de
 commissaire
de
police.
 Il
ajouta
après
un
silence
:
–
Je
suis
commissaire
de
police
et
je
suis
porteur
d’un
mandat
pour
arrêter
M.
 Victor
Hugo.
Je
dois
faire
perquisition
et
fouiller
la
maison.
 —
Votre
nom,
Monsieur
?
lui
dit
Madame
Victor
Hugo.
—
Je
m’appelle
Yver.
—
Vous
connaissez
la
Constitution
?
—
Oui,
madame..
—
Vous
savez
que
les
représentants
du
peuple
sont
inviolables
?
—
Oui
madame.
 —
C’est
bien,
monsieur,
dit‐elle
froidement.
Vous
savez
que
vous
commettez
un
crime.
Les
jours
comme
 celui‐ci
ont
un
lendemain.
Allez,
faites.
 Le
sieur
Yver
essaya
quelques
paroles
d’explication
ou
pour
mieux
dire
de
justification
;
il
bégaya
le
mot
 conscience,
il
balbutia
le
mot
honneur.
Madame
Victor
Hugo,
calme
jusque‐là,
ne
put
s’empêcher
de
 l’interrompre
avec
quelque
rudesse.
 —
Faites
votre
métier,
monsieur,
et
ne
raisonnez
pas
;
vous
savez
que
tout
fonctionnaire
qui
porte
la
main
 sur
un
représentant
du
peuple
commet
une
forfaiture.
Vous
savez
que
devant
les
représentants
le
président
 n’est
qu’un
fonctionnaire
comme
les
autres,
le
premier
chargé
d’exécuter
leurs
ordres.
Vous
osez
venir
arrêter
 un
représentant
chez
lui
comme
un
malfaiteur
!
Il
y
a
en
effet
ici
un
malfaiteur
qu’il
faudrait
arrêter,
c’est
 vous.”
On aura reconnu dans ce passage les deux traits caractéristique de celui qui deviendra le personnage de Javert : un sens inflexible du devoir prescrit et, simultanément, une soumission sans limite à toute forme d’autorité.
= Le cas d’ Enjolras est, lui aussi, particulier. Ce personnage qui constitue dans Les Misérables le prototype du révolutionnaire, il est probable que Victor Hugo en a côtoyé le prototype sur les barricades. Enjolras deviendra le nom de plume de Louise Michel, comme si celui qu’elle nommera bientôt son frère, avait accompli cette performance, par la magie de l’écriture romanesque, de donner à la future communarde, le destin dont elle rêvait : mourir sur la barricade.
Ceci dit, quant à l’évolution de ses idées, ce personnage tient aussi de Victor Hugo : « Enjolras
avait
en
lui
 la
plénitude
de
la
révolution
;
il
était
incomplet
pourtant,
autant
que
l’absolu
peut
l’être
;
il
tenait
trop
de
 Saint‐Just,
et
pas
assez
d’Anacharsis
Cloots
;
cependant
son
esprit
finit
par
subir
une
certaine
aimantation
 des
idées
de
Combeferre
;
depuis
quelque
temps,
il
sortait
peu
à
peu
de
la
forme
étroite
du
dogme
et
se
laissait
 aller
aux
élargissement
du
progrès,
et
il
en
était
venu
à
accepter,
comme
évolution
définitive
et
magnifique,
la
 transformation
de
la
grande
république
française
en
immense
république
humaine.
Quant
aux
moyens
 immédiats,
une
situation
violente
étant
donnée,
il
les
voulait
violents
;
en
cela,
il
ne
variait
pas
;
et
il
était
 resté
de
cette
école
épique
et
redoutable
que
résume
ce
mot
:
Quatre‐vingt‐treize.
»
Et puis son programme politique, ou, plus exactement l’avenir qu’il rêve pour l’humanité, est typiquement hugolien : « (…)
les
penseurs
en
pleine
liberté,
les
croyants
en
pleine
égalité,
pour
religion
le
ciel.
Dieu
prêtre
direct,
la

conscience
humaine
devenue
l’autel,
plus
de
haines,
la
fraternité
de
l’atelier
et
de
l’école,
pour
pénalité
et
pour
 récompense
la
notoriété,
à
tous
le
travail,
pour
tous
le
droit,
sur
tous
la
paix,
plus
de
sang
versé,
plus
de
 guerres,
les
mères
heureuses
! »
= Origine comparable pour Marius qui puise ses convictions dans celles de l’auteur, ainsi qu’en atteste ce fragment du fonds Victor Hugo : “ Je
vois
qu’il
faut
parler
à
la
première
personne
et
dire
Je.
Dans
ma
haine
du
 moi,
j’avais
fait
sous
le
nom
de
Marius
des
quasi‐mémoires
expliquant
ce
que
j’ai
appelé
quelque
part
les
 révolutions
intérieures
d’une
conscience
honnête.
Ceci
n’a
été
compris
qu’à
moitié.
Il
est
tout
simple
qu’une
 demi‐explication
ne
rencontre
qu’une
demi‐compréhension.
Or
il
faut
faire
la
lumière.
Je
prends
donc
le
parti
 désagréable,
mais
nécessaire,
de
me
mettre
en
scène
et
de
parler
moi‐même
de
moi‐même.
Je
commence.”
Ce personnage tient encore de l’auteur l’expérience d’un amour absolu. Dans les quelques notations relatives à la passion réciproque de Marius et de Cosette, on retrouve sans peine l’expérience exhaltante et douloureuse que le jeune Victor et la jeune Adèle vécurent pendant 3 ans avant que leurs familles ne consentent au mariage. Et puis son père est un officier de Napoléon, décoré et bientôt proscrit par la Restauration, comme fut Léopold…
= Et puis naturellement il y a le tandem axial de tout le roman, qu’on peut à cet égard tenir pour expérimental : Jean Valjean / Bienvenu Myriel. JeanValjean, c’est d’abord Claude Gueux, dont il faut se souvenir qu’il avait d’abord volé un sac d’avoine pour nourrir sa compagne et leur fille. Mais il y eu aussi, effectivement, un jeune homme condamné au bagne pour avoir volé un pain afin de nourrir sa soeur et ses sept neveux affamés.
Le bon évêque a aussi un prototype : Bienvenu de Miollis qui fut évêque de Digne de 1805 à 1838. Or ce saint homme a justement laissé le souvenir d’une authentique charité chrétienne. Voici ce qu’en dit Jean-Marie Charvet :
“ Dans
son
diocèse
qui,
jusqu’en
1823,
comprenait
nombre
de
paroisses
des
Hautes‐Alpes,
et
même
en
 dehors,
dans
les
départements
du
Var
et
de
Vaucluse,
Il
fut
aimé,
et
considéré
comme
un
saint,
pour
sa
 simplicité,
l’extrême
frugalité
de
ses
mœurs,
sa
charité,
le
plus
souvent
pratiquée
en
secret,
qui
le
fit
appeler
le
 père
des
pauvres.
Il
ne
roulait
pas
carrosse,
mais
faisait
la
tournée
de
ses
paroisses,
souvent
déshéritées,
dans
 une
carriole,
ou
monté
sur
un
cheval
fort
commun
et
très
simplement
harnaché.

Il
avait
une
particulière
 sollicitude
pour
les
pauvres,
ceux
qui
n’avaient
ni
ressources,
ni
instruction,
les
misérables,
auxquels
il
 prêchait
l’Evangile
avec
des
mots
simples.
Pendant
19
ans,
il
occupa
à
Digne
partie
d’une
modeste
maison,
au
 lieu
de
loger
au
palais
épiscopal.
Il
passa
les
cinq
dernières
années
de
sa
vie
à
Aix
chez
sa
sœur,
Anne‐
Madeleine
de
Ribbe,
6
rue
Mazarine.

” Abordons maintenant la seconde exigence
-o- Raconter selon le grand art, du griot au feuilletonniste.
De ce qui précède procède naturellement l’essentiel de l’art du romancier. C’est le théâtre intérieur qui prescrit tout naturellement à celui-ci tout ce qui a lieu entre les personnages. Ces deux-là par exemple. Ce qui se passe si Claude Gueux, au lieu de retomber sur Delacelle, fait la rencontre de Bienvenu de Miollis, c’est que son destin s’inverse ; c’est qu’au lieu de retourner en prison puis d’aller de là à la guillotine, il devient un homme honnête et secourable à son tour.
Alors effectivement il faut parler de l’art du griot, ou barde africain et d’autant plus que Victor Hugo évoque lui-même cette figure dans Bug-Jargal. On peut saisir en partie l’essence de cette tradition millénaire en imaginant la façon dont les deux grands chants homériques ont irrigué pendant des siècles le monde grec.
Le griot fait surgir un monde par le chant et le récit mais il est aussi magicien et messager. “Les Misérables”, c’est d’abord le récit du destin d’un homme, Jean Valjean, une sorte d’Odyssée sociale qui se signifie par les occurrences successives de ces objets symboliques que sont les chandeliers d’argent. Détaillons-les afin qu’apparaisse la structure sous-jacente de ce récit foisonnant :
– 1° moment : Bienvenu Myriel, alors que les policiers ont reconduit dans la maison de ville où il réside le forçat qu’ils ont aussitôt jugé voleur, non seulement prétend qu’il lui a donné l’argenterie que jean Valjean

transportait mais ajoute encore un pieux mensonge et lui remettant les chandeliers qu’il prétend également lui avoir donnés. Jean Valjean vendra l’argenterie mais conservera les chandeliers.
– 2° moment : quand M. Madeleine s’est publiquement dénoncé comme étant Jean Valjean afin d’éviter à Champmathieu la condamnation au bagne, il se laisse arrêter et conduire en prison. Mais sa force lui ayant permis de s’évader en arrachant un barreau, il retourne en sa demeure, constitue rapidement un sac de voyage et y place les chandeliers. Le même geste se répétera à Paris quand il y est à nouveau traqué par Javert.
– 3° moment : quelques heures avant de mourir, il fait à Marius qui a enfin compris qui il est, cette confidence :
“ J’écrivais
tout
à
l’heure
à
Cosette.
Elle
trouvera
ma
lettre.
C’est
à
elle
que
je
lègue
les
deux
 chandeliers
qui
sont
sur
la
cheminée.
Ils
sont
en
argent
;
mais
pour
moi
ils
sont
en
or,
ils
sont
en
diamant
;
ils
 changent
les
chandelles
qu’on
y
met
en
cierges.
Je
ne
sais
pas
si
celui
qui
me
les
a
donnés
est
content
de
moi
 là‐haut.”
Et puis quand la mort survient, c’est encore la lumière des chandeliers qui éclaire son visage.
Autrement dit ces objets sont le symbole de la rédemption, le gage de l’étrange marché passé entre l’évêque
et le forçat au début du récit : contre ces chandeliers et la liberté, celui-là achète à celui-ci son âme à la condition qu’il la voue au bien. C’est ce que fera Jean Valjean, envers et contre tout, contre la justice imparfaite des hommes incarnée par Javert, et parfois contre lui-même et son âme divisée, comme elles le sont toutes.
Ajoutons à cela l’art inégalable du conteur. Mais si Victor Hugo atteint ici la perfection, il le doit, cette fois, moins à son talent de feuilletoniste qu’à la dextérité avec laquelle il manie la focalisation interne. Il parvient ainsi à susciter une telle empathie entre le lecteur et le personnage, que le premier est littéralement embarqué dans les méandres du destin du second. Et quand ce lecteur a mordu à l’hameçon, il traverse une succession de surprises, de revers, de coups de théâtre qui font qu’il va toujours au bout de cet admirable roman.
-o- enseigner, éduquer et porter à la réflexion.
C’est la troisième exigence et nous savons désormais à quel point elle est essentielle pour Victor Hugo. Elle emprunte d’abord, comme antérieurement, la voie de la digression.
Par exemple l’épisode de Thénardier dépouillant Pontmercy – qu’il croit tué par l’ennemi – est l’occasion de revenir sur la cruciale bataille de Waterloo. A cette occasion comme en d’autres Victor Hugo sort carrément de son récit. Il commence par une description méthodique des lieux qui se fonde sur la visite qu’il y fait en 1861 ; il enchaîne sur une mise en rapport précise de tous les comptes rendus qu’il a compilés et de ce qu’il a sous les yeux. De là, sa réflexion s’élance vers les cîmes, entraînant celle du lecteur : et si les Français avaient gagné la bataille de Waterloo ? Pourquoi cette pluie abondante dans la nuit du 17 au 18 juin 1815 qui leur a interdit de disposer et d’user de leur artillerie comme il convenait ?
Cependant, pour l’essentiel, c’est la trajectoire de chacun des personnages qui invite chaque lecteur à remettre ses a priori en cause. Le message essentiel de ce long roman, c’est qu’il n’y a rien d’inéluctable dans le destin individuel, quelle que soit la part attribuée par la fortune à chacun, pourvu que tous soient secourables.
Et c’est en quoi il s’agit bien du “roman national”. “ Avant
tout
la
liberté ”, comme l’a dit Lahorie. C’est pour elle qu’Enjolras, Marius et Gavroche se retrouvent à la barricade du cloître Saint-Merry. Ensuite le pivot de la Révolution : l’égalité essentielle de chaque être humain, quelle que soit son origine. Jean Valjean, le paysan bagnard, est aussi bien Monsieur Madeleine, maire de sa commune et entrepreneur talentueux, respecté et aimé de tous. Enfin, l’obligation morale de venir en aide à autrui quand on le peut ; autrement dit, la fraternité. C’est elle qu’assume Marius, sur la barricade, quand il charge Gavroche de porter son message à Fantine afin que le gamin échappe à la mort promise aux insurgés par la troupe qui va incessamment donner l’assaut. Ou Jean Valjean quand il emploie sa force colossale à dégager le père Fauchelevent tombé sous la charrette qui est en train de lui briser les jambes. Ou l’impeccable soeur Simplice qui consent à mentir pour la première fois de sa vie afin que Jean Valjean échappe à Javert, qu’il puisse aller chercher Cosette à Montfermeil et qu’ainsi la malheureuse Fantine ait le bonheur de revoir sa fillette bien-aimée avant de mourir. Par contre le mensonge que Bienvenu Myriel fait aux policiers afin que Jean Valjean échappe au bagne est d’une autre nature ; il est le don de charité chrétienne par lequel la vie du forçat va changer de trajectoire.
Concernant la réception de ce roman nous n’entrerons pas dans le détail du contrat d’édition ni des chiffres des ventes initiales. Une lettre de l’épouse, en date du 11 mai 1862, atteste qu’il rencontre un indiscutable succès :

“ Le
livre
est
dans
toutes
les
mains
;
les
personnages
devenus
types
sont
déjà
cités
à
toute
 occasion
et
à
tout
propos.
Les
images
de
ces
personnages
sont
à
toutes
les
vitrines
des
marchands
 d’estampe. ”
Ceci dit, a-t-il bien atteint ses destinataires ? Lettre d’Adèle, encore, aux amis de Guernesey, à propos de sa blanchisseuse :
“ 
Elle
court
après
les
Misérables
qu’elle
voudrait
connaître,
qu’on
lit
à

l’entour
d’elle.
Elle
s’adresse
 aux
cabinets
de
lecture,
on
lui
dit
qu’ils
sont
retenus
par
une
ving‐

 taine
de
personnes
inscrites
avant
elle.
La
blanchisseuse
blanchit
un
étudiant
qui
a
John
Brown

suspendu
 dans
sa
chambre,
avec
un
écrit
au
bas

de
M.
Victor
Hugo.
Elle
a
appris
l’écrit
par
cœur.
Vous
voyez
que
ma
blanchisseuse
est
littéraire
et
politique. ”
Et elle rapporte, quelque temps plus tard : “ Dans
les
ateliers,
nous
a‐t‐on
raconté,
les
ouvriers
se
 cotisent
pour
vingt
sous
;
les
douze
francs
dans
le
sac,
on
achète
les
Misérables
qu’on
tire
au
sort,
et
 le
gagnant
en
devient
le
possesseur
quand
chacun
les
a
lus.”
Alors oui, par ce roman, Victor Hugo devint incontestablement l’instituteur du peuple. Cette tâche n’est cependant pas exclusive ni séparée du reste de ses recherches et de sa création littéraire.
2 – “ La légende des siècles ”, une épopée inégalable
Cette oeuvre, unique en son genre, paraît s’être cristallisée autour d’une nuée composite de poèmes, contrairement à ce qu’affirme l’auteur dans la préface de la première série. Nous retiendrions en particulier comme points de départ :
– “Le cimetière d’Eylau” qui retranscrit cet épisode mémorable de la bataille du même nom dont son oncle, qui y commandait un bataillon français, lui fit le récit.
– “Après la bataille” ; cette fois c’est Léopold, son père, qui consent à ce qu’on donne à boire au soldat blessé qui vient de tenter de l’abattre (“Le coup passa si près que la chapeau tomba”).
– “La conscience” ; nous savons à quel point la moralité est pour Victor Hugo une composante essentielle dans une vie qui vaut d’être vécue. Ce poème qui est aussi une plongée dans un passé immémorial, a probablement donné au recueil cette extraordinaire dimension, depuis un temps d’avant l’homme jusqu’au jugement dernier, et dont demeure encore, dans la mémoire collective, un vers inoubliable : “ L’oeil
était
dans
la
tombe
et
regardait
 Caïn
”.
Là dessus l’inspiration, dont on sait qu’elle est pour Hugo d’essence surnaturelle, opère comme une sorte de prescription. Le moment initial, c’est celui d’une vision donnée explicitement comme source du recueil, du moins pour la deuxième série. En voici les premiers vers :
“ La
vision
d’où
est
sorti
ce
livre

J’eus
un
rêve
:
le
mur
des
siècles
m’apparut.

c’était
de
la
chair
vive
avec
du
granit
brut,
 une
immobilité
faite
d’inquiétude,
 un
édifice
ayant
un
bruit
de
multitude,
 des
trous
noirs
étoilés
par
de
farouches
yeux,
 des
évolutions
de
groupes
monstrueux,”
Puis, plus loin, le moment de l’interrogation essentielle :
“ Quel
titan
avait
peint
cette
chose
inouïe
?
 Sur
la
paroi
sans
fond
de
l’ombre
épanouie

Qui
donc
avait
sculpte
ce
rêve
où
j’étouffais
?
 Quel
bras
avait
construit
avec
tous
les
forfaits,
 Tous
les
deuils,
tous
les
pleurs,
toutes
les
épouvantes,
 Ce
vaste
enchaînement
de
ténèbres
vivantes
?
”
Enfin, à quelques strophes de là, celui de la presciption :
“ Seulement
l’avenir
continuait
d’éclore
 Sur
ces
vestiges
noirs
qu’un
pâle
orient
dore,
 Et
se
levait
avec
un
air
d’astre,
au
milieu
 D’un
nuage
où,
sans
voir
de
foudre,
on
sentait
Dieu.
De
l’empreinte
profonde
et
grave
qu’a
laissée
 Ce
chaos
de
la
vie
à
ma
sombre
pensée,
 De
cette
vision
du
mouvant
genre
humain,
 Ce
livre,
où
près
d’hier
on
entrevoit
demain,
 Est
sorti,
reflétant
de
poème
en
poème
 Toute
cette
clarté
vertigineuse
et
blême
; ”
Et dans le dernier vers, les mots clefs : “ C’est
l’
épopée
humaine”.
Voilà donc, non pas l’ambition puisque ce recueil n’émane pas d’un projet, mais la tâche colossale à laquelle il s’attèle, en tentant de composer cette vaste fresque de l’humanité : ses croyances, ses événements fondateurs, ses souffrances, son avenir. Et comme il brasse ici tout ce qu’il est possible de connaître de cette humanité, il rencontre également, comme des frères en écriture, ceux qui l’ont précédé dans de comparables élans visionnaires : Jean de Pathmos, comme il dit, ou Dante. Là encore, c’est sur le mode de l’inspiration – et donc de façon fusionnelle – que ces rencontres ont lieu. Par exemple le début du poème intitulé “ La vision de Dante ” :
“ Dante
m’est
apparu.
Voici
ce
qu’il
m’a
dit
:

I
Je
dormais
sous
la
pierre
où
l’homme
refroidit.
 Je
sentais
pénétrer,
abattu
comme
l’arbre,
 L’oubli
dans
ma
pensée
et
dans
mes
os
le
marbre.
 Tout
en
dormant
je
crus
entendre
à
mon
côté
 Une
voix
qui
parlait
dans
une
obscurité,
 Et
qui
disait
des
mots
étranges
et
funèbres.
 Je
m’écriai
:
Qui
donc
est
là
dans
les
ténèbres
?
 Et
j’ajoutai,
frottant
mes
yeux
noirs
et
pesants
:
 Combien
ai‐je
dormi
?
La
voix
dit
:
Cinq
cents
ans
;
 Tu
viens
de
t’éveiller
pour
finir
ton
poëme
 Dans
l’an
cinquante‐trois
du
siècle
dix‐neuvième.”
Autrement dit – nous avons vu que Victor Hugo croit en la métempsychose – il devient ici, le temps d’écrire ce poème – une réincarnation de Dante, grâce à quoi il complète, en quelque sorte, “ La divine comédie ” en esquissant le jugement dernier. D’ailleurs prosaïquement il fait un peu comme le sieur Allighieri quand il en profite pour régler ses comptes avec le pape Pie IX, lequel avait à la fois dénoncé les révolutions, instauré le dogme de l’infaillibilité papale et promulgué le Syllabus, par lequel il condamnait en particulier la laïcité et le rationalisme.
C’est dans cette oeuvre monumentale enfin que Victor Hugo donne à son écriture poétique sa dimension singulière. Nous avons vu à quel point il portait la générosité et l’ouverture d’esprit quant aux créations de ses confrères écrivains. C’est aussi par le refus de toute espèce de dogmatisme quant à l’écriture qu’il édifie son propre style. Il est incontestablement passionné par le théâtre ; c’est l’exil qui, sur la base de ce penchant premier, va lui ouvrir la voie de la théâtralisation de l’écriture romanesque.
Eh bien on peut dire que, par une translation analogue, sa vocation enseignante va porter son art de la versification sur le versan homérique de la poésie.

Comme on le sait, l’Illiade et l’Odyssée sont avant tout des récits ; les 15 337 vers du premier et les 12 109 vers du second relèvent de la mnémotechnie. Il s’est d’abord agi pour les aèdes qui voyageaient de ville en ville et gagnaient leur vie en les disant, d’en retenir les plus infimes détails.
D’une façon analogue la versification de “ La légende des siècles ” est d’abord une manière de dire, ce que tout l’art poétique de Victor Hugo a toujours tendu à devenir.
La seconde vertu de cette forme, par l’invariabilité qui est en elle, c’est de rendre possible une certaine sacralisation, si l’on veut bien admettre que le sacré est, de façon minimale, ce que les hommes soustraient au temps et à l’ordinaire de l’agir quotidien.
De cette saga de l’humanité, quelques vers seulement demeurent, mais solidement ancrés dans la mémoire collective. Voici les dernières strophes de “Booz endormi”, Booz, comme on l’a peut-être oublié, tant le vers paraît racinien, “ vêtu
de
probité
candide
et
de
lin
blanc ” :

“ Tout
reposait
dans
Ur
et
dans
Jérimadeth
;
 Les
astres
émaillaient
le
ciel
profond
et
sombre
;
 Le
croissant
fin
et
clair
parmi
ces
fleurs
de
l’ombre
 Brillait
à
l’occident,
et
Ruth
se
demandait,
Immobile,
ouvrant
l’œil
à
moitié
sous
ses
voiles,
 Quel
dieu,
quel
moissonneur
de
l’éternel
été,
 Avait,
en
s’en
allant,
négligemment
jeté
 Cette
faucille
d’or
dans
le
champ
des
étoiles.”

Enfin dans ces tableaux qui s’enchaînent les uns aux autres, tout se mêle : l’histoire et la légende, l’Orient et l’Occident, la mythologie et le récit biblique. En voici un aperçu, extrait du poème “Les trois cents” :

“ On
enjamba
l’Indus
comme
on
saute
un
fossé.
 Artabane
ordonnait
tout
ce
qu’un
chef
décide
;
 Pour
le
reste
on
prenait
les
conseils
d’Hermécyde,
 Homme
considéré
des
peuples
du
Levant.
L’armée
partit
ainsi
de
Lydie,
observant
 Le
même
ordre
jusqu’au
Caÿce,
et,
de
ce
fleuve,
 Gagna
la
vieille
Thèbe
après
la
Thèbe
neuve,
 Et
traversa
le
sable
immense
où
la
guida
 Par‐dessus
l’horizon
le
haut
du
mont
Ida.
 Puis
on
vit
l’Ararat,
cîme
où
s’arrêta
l’Arche.
 Les
gens
de
pied
faisaient
dans
cette
rude
marche
 Dix
stades
chaque
jour
et
les
cavaliers
vingt.
Quand
l’armée
eut
passé
le
fleuve
Halys,
on
vint
 En
Phrygie,
et
l’on
vit
les
sources
du
Méandre
;
 C’est
là
qu’Apollon
prit
la
peine
de
suspendre
 Dans
Célène,
à
trois
clous,
au
poteau
du
marché,
 La
peau
de
Marsyas,
le
satyre
écorché.”

Victor Hugo n’omet cependant pas de prendre le parti du peuple et dénonce à plusieurs reprises la monarchie et la papauté qui se nourrissent de sa misère. De là un passage à Montfaucon d’où surgissent les fantômes de ceux qui tentèrent de s’opposer au pouvoir spirituel ou temporel :
“ Si
la
mort
connaissait
les
trépassés,
si
l’homme
 Valait
que
le
tombeau
sût
comment
il
se
nomme,
 Si
l’on
comptait
les
grains
du
hideux
chapelet,
 On
dirait
:
—
Celui‐ci,
c’est
Tryphon,
qui
voulait
 Fêter
le
jour
de
Pâques
autrement
qu’Irénée
;

Ceux‐là
sont
des
routiers,
engeance
forcenée,
 Gueux
qui
contre
le
sceptre
ont
croisé
le
bâton
;
 Cet
autre,
c’est
Glanus,
traducteur
de
Platon
;
 Celui‐ci,
que
des
lois
frappa
la
prévoyance,
 Osa
propager
l’art
du
sorcier
de
Mayence,
 Et
jeter
à
la
foule
un
Virgile
imprimé
;
 C’est
Pierre
Albin
;
l’oubli
sur
lui
s’est
refermé
;”
Dernier point : s’agissant de Pie IX, Victor Hugo lui règle son compte dans une pièce satyrique composée à la hâte en 1870 – reprise en 1878 – et sobrement intitulée “ Le pape ”. Le souverain pontife y fait un cauchemard épouvantable : au milieu de tous les rois du monde, il abandonne l’une après l’autre ses prérogatives temporelles et ne proclame plus que la charité chrétienne. Et puis survient la prosopopée de l’infaillibilité qui tient sur les dogmes l’infaillible discours des faits et de la raison.Voici son entrée en matière :
“ Ah
!
je
suis
l’Infaillible
!

Ah
!
c’est
moi
qui
vois
clair
!
 























 Dieu
ne
sait
pas
ce
que
savait
Kepler,

Et
Dieu
?

Ce
que
trouva
Newton,
ce
qu’a
vu
Galilée
;
 Il
est
dépaysé
sous
la
voûte
étoilée;
 Il
a
tous
les
défauts
possibles
;
dur,
cassant,
 Jaloux,
inexorable,
irascible;
il
consent
 A
l’arrestation
du
soleil
par
un
homme
;
 Il
damne
l’univers
pour
le
vol
d’une
pomme
;
 Il
foudroie
au
hasard,
il
châtie
à
côté;
 Il
tue
en
bloc
;
il
met
le
diable
en
liberté
;
 Molière
le
ferait
sermonner
par
Alceste
;
 Il
extermine
un
bouge,
il
épargne
l’inceste,
 Détruit
Sodome,
et
donne
à
Loth
un
exeat
;
 Il
double
d’un
enfer
son
paradis
béat
;
 Il
ne
sait
ce
qu’il
fait,
tant
il
est
susceptible,
 Et
tâche
de
brûler
notre
âme
incombustible
 Dans
un
monstrueux
lac
de
bitume
et
de
poix.”
Pendant l’exil Victor Hugo écrit encore deux autres romans :“ Les travailleurs de la mer ” et “ L’homme ” ; trois avec “ Quatre-vingt treize ”, si l’on prend en considération l’exil choisi de 1872-1873.
3 – Deux autres romans

qui rit
Quelques mots des deux premiers :
=> Livre admirable que “ Les travailleurs de la mer ” où l’auteur porte à leurs points culminants à la fois
sa vocation enseignante et son inspiration poétique. Comme toujours, il a tout étudié et quand il commence à l’écrire, il n’ignore plus rien du métier des marins et des machines qu’ils commandent. Morceau de bravoure : Giliatt, le héros, pour conquérir la jeune fille qu’il aime, entreprend de récupérer le moteur du steamer La Durande, navire qui s’est échoué entre les rochers Douvres au large de Guernesey :
“ En
quinze
ou
vingt
minutes,
la
panse
fut
ajustée
sous
la
Durande.
Elle
y
fut
presque
embossée.
 Gilliatt,
au
moyen
de
ses
deux
ancres,
affourcha
la
panse.
La
plus
grosse
des
deux
se
trouva
placée
de
façon
à
 travailler
du
plus
fort
vent
à
craindre,
qui
était
le
vent
d’ouest.
Puis,
à
l’aide
d’un
levier
et
du
cabestan,
Gilliatt
 descendit
dans
la
panse
les
deux
caisses
contenant
les
roues
démontées,
dont
les
élingues
étaient
toutes
 prêtes.
Ces
deux
caisses
firent
lest.

Débarrassé
des
deux
caisses,
Gilliatt
rattacha
au
crochet
de
la
chaîne
du
cabestan
l’élingue
du
palanguin
 régulateur,
destiné
à
enrayer
les
palans.
 Pour
ce
que
méditait
Gilliatt,
les
défauts
de
la
panse
devenaient
des
qualités
;
elle
n’était
pas
pontée,
le
 chargement
aurait
plus
de
profondeur,
et
pourrait
poser
sur
la
cale
;
elle
était
mâtée
à
l’avant,
trop
à
l’avant
 peut‐être,
le
chargement
aurait
plus
d’aisance,
et,
le
mât
se
trouvant
ainsi
en
dehors
de
l’épave,
rien
ne
 gênerait
la
sortie
;
elle
n’était
qu’un
sabot,
rien
n’est
stable
et
solide
en
mer
comme
un
sabot.”
Une lettre de lecteurs parvenue à Hauteville House est la plus enthousiaste de toutes celles qu’il ait jamais reçues ; et elle vient justement des gens de mer qui ont dû avoir le sentiment de n’avoir jamais été aussi bien compris par un écrivain.
Sa réponse est à la hauteur et s’achève par ces mots “ Je
vous
aime ”. Et c’est vrai ; c’est vrai parce que, d’une certaine façon, il partage leur sort, depuis 15 ans solitaire sur son navire au coeur de l’exil, ne sachant pas s’il parviendra jamais à rentrer au port.
Mais la technique n’interdit pas la poésie qui sait si bien s’emparer de l’essence des choses. L’attention du même Giliatt, son travail préparatoire achevé, est attiré par le calme inquiétant qui s’est insidieusement établi au large. Il complète alors sa besogne en anticipant sur la tempête qui vient. Digression :
“ Les
vents
courent,
volent,
s’abattent,
finissent,
recommencent,
planent,
sifflent,
mugissent,
rient
;
 frénétiques,
lascifs,
effrénés,
prenant
leurs
aises
sur
la
vague
irascible.
Ces
hurleurs
ont
une
harmonie.
Ils
 font
tout
le
ciel
sonore.
Ils
soufflent
dans
la
nuée
comme
dans
un
cuivre,
ils
embouchent
l’espace
;
et
ils
 chantent
dans
l’infini,
avec
toutes
les
voix
amalgamées
des
clairons,
des
buccins,
des
olifants,
des
bugles
et
 des
trompettes,
une
sorte
de
fanfare
prométhéenne.
Qui
les
entend
écoute
Pan.
Ce
qu’il
y
a
d’effroyable,
c’est
 qu’ils
jouent.
Ils
ont
une
colossale
joie
composée
d’ombre.
Ils
font
dans
les
solitudes
la
battue
des
navires.
 Sans
trêve,
jour
et
nuit,
en
toute
saison,
au
tropique
comme
au
pôle,
en
sonnant
dans
leur
trompe
éperdue,
ils
 mènent,
à
travers
les
enchevêtrements
de
la
nuée
et
de
la
vague,
la
grande
chasse
noire
des
naufrages.
Ils
sont
 des
maîtres
de
meutes.
Ils
s’amusent.
Ils
font
aboyer
après
les
roches
les
flots,
ces
chiens.
Ils
combinent
les
 nuages,
et
les
désagrègent.
Ils
pétrissent,
comme
avec
des
millions
de
mains,
la
souplesse
de
l’eau
immense.
 L’eau
est
souple
parce
qu’elle
est
incompressible.
Elle
glisse
sous
l’effort.
Chargée
d’un
côté,
elle
échappe
de
 l’autre.
C’est
ainsi
que
l’eau
se
fait
l’onde.
La
vague
est
sa
liberté.”
Dernier point : dans une lettre à Paul Meurice Victor Hugo indique en deux demi phrases que ce livre n’est pas un combat et qu’il l’a écrit pour l’avenir. C’est donc, dans son oeuvre romanesque, une exception qui mérite qu’on s’y arrête. Peut-être parce qu’en dépit de son triste dénouement – Giliatt, rejeté par celle qu’il aime, se suicide – ce roman laisse entrevoir l’emprise possible de la technique humaine sur les éléments de la nature. Ceci ajouté à l’épisode du combat de Giliatt avec la pieuve suggère que c’est dans ce roman que Jules Verne, hugolâtre, a puisé l’inspiration du célèbre épisode de “ Vingt milles lieues sous les mers “. D’ailleurs Victor Hugo est cité deux fois dans le roman…
=> Râtage à peu prêt complet que “ L’homme qui rit”. Victor Hugo, quand il en commence la rédaction vers 1863, a dans l’idée de réaliser une trilogie historico-socio-politique. Voici ce qu’il en dit dans l’introduction : “ Le
vrai
titre
de
ce
livre
serait
l’Aristocratie.
Un
autre
livre,
qui
suivra,
pourra
être
intitulé
la
Monarchie.
Et
 ces
deux
livres,
s’il
est
donné
à
l’auteur
d’achever
ce
travail,
en
précèderont
et
en
amèneront
un
autre
qui
sera
 intitulé
:
Quatrevingt‐treize.
”. S’il abandonne le projet, c’est probablement parce que la sauce ne prend pas. Il a pourtant mis en oeuvre des recettes éprouvées : un héros défiguré, comme Quasimodo, un enfant volé par les bohémiens comme Esmeralda, deux jeunes personnes issues du peuple qui se révèlent aristocrate comme Jane, un amoureux qui se suicide en se jetant dans la mer comme Giliatt…
Mais ce qui lui manque, cette fois-ci, pour la première fois peut-être dans toute sa carrière d’écrivain, c’est le carburant. Aucun fait, aucune expérience, aucun combat n’a mis sa plume en marche. Voilà pourquoi, à mon avis, il renonce dès ce premier volume, à la trilogie.
D’ailleurs il est bien conscient des défauts de ce roman puisqu’il écrit dans “ Choses vues ” : “ « J’ai
voulu
 abuser
du
roman.
J’ai
voulu
en
faire
une
épopée.
J’ai
voulu
forcer
le
lecteur
à
penser
à
chaque
ligne.
De
là
une
 sorte
de
colère
du
public
contre
moi
” Mais c’est sans doute moins sa recette du romanesque qui est en cause que l’absence, dans ce récit, d’une conviction enfiévrée qui donne habituellement de l’envol à sa plume et par la magie

de laquelle ses lecteurs le suivent habituellement dans toutes les péripéties de l’aventure et dans tous les détours de sa pensée, un peu comme les papillons de la queue d’un cerf-volant.
En conséquence il va de soi que le but de cette entreprise ambitieuse de la trilogie est à rechercher dans ce qui devait en constituer le 3° tome. Et l’on pressent qu’il s’agit d’établir, y compris dans ses excès, la légitimité de la Révolution.
Une dernière remarque néanmoins s’agissant de “ L’homme qui rit ” : ce Gwynplaine d’abord enfant abandonné, qui se révèle sur le tard être l’héritier légitime de Lord Clancharlie, c’est l’ultime avatar dans l’oeuvre de Victor Hugo du thème de l’enfant d’origine aristocratique élevé dans la roture. Dans cette récurrence entre sans doute sa volonté d’asseoir encore une fois l’affirmation de l’essentielle égalité de tous les êtres humains ; mais il ne fait pas de doute que ce qui la nourrit c’est la certitude intime d’être lui-même, en quelque manière, dans ce cas.
c) Une famille dispersée
Mais tandis qu’il peine à concevoir le dénouement du 1° tome, les soucis domestiques prennent le dessus sur les travaux littéraires. Son épouse est parti à Paris en compagnie de son fils aîné afin de faire éditer “ Victor Hugo raconté par un témoins de sa vie ” ; elle en profite pour rencontrer un musicien qui, de façon assez diplomatique, lui fait des compliments à propos des compositions musicales de sa fille Adèle. Celle-ci qui est restée à Guernesey en compagnie de son père, lui demande l’autorisation de rejoindre sa mère à Paris, ce que celui- ci lui accorde volontiers. Seulement quand la mère finit par rentrer, il s’avère que la fille est partie pour l’Angleterre puis pour Malte, à la poursuite d’Albert Pinson, ce lieutenant anglais dont, comme on le sait128 , elle est follement amoureuse.
Du coup Madame Victor Hugo, que seul le souci de la santé de sa fille Adèle retenait à Gernesey, demeure à Bruxelles avec ses fils et tente d’y faire venir son mari dans le souci de rassembler la famille. A cette fin elle lui adresse une lettre à la fois diplomate et spirituelle :
“ Je
te
tends
la
main
cette
fois
encore,
cher
grand
ami,
ce
qui
pour
moi
ressemble
assez
à
une
 pénitence.
Le
pensum
des
comptes
terminé,
je
laisse
parler
mon
cœur
qui
est
triste
loin
de
toi.
Vraiment
tu
 devrais
nous
venir
promptement.
Je
ne
vois
pas
ce
qui
te
retient
maintenant
à
Guernesey.
Il
me
semble
que
tu
 peux
facilement
terminer
ton
volume
de
théâtre
près
de
nous.
Si
tu
tardes
trop
je
prends
le
bateau,
j’entre
à
 Hauteville
et
je
te
dis
:
«
Me
voilà
!
»
Je
gênerai
ta
vie,
mais
ce
sera
ta
faute
puisque
tu
te
refuses
à
charmer
la
 mienne.
Tes
fils,
il
faut
bien
les
compter
aussi
pour
quelque
chose.
Ils
ont
besoin
de
toi,
vois‐tu.
Le
père
absent,
 c’est
l’âme
absente,
et
puis
tu
auras
une
jolie
maison,
avec
un
mobilier
de
ton
goût.
Un
corps
de
logis
pour
 toi,
avec
une
grande
pièce
où
tu
pourras
faire
tes
mille
pas,
penser,
rêver,
et
nous
sentir
à
tes
côtés.
Tu
seras
 enfin
avec
nous
et
chez
toi.

Si
bien
chez
toi
que
tu
auras
ta
sortie
particulière.
Si
j’étais
jeune
et
jalouse,
je
 verrouillerais
la
porte
qui
te
laissera
des
libertés
dangereuses. ”

On lit aisément, entre les lignes, la lettre d’Adèle : si tu tardes à venir, je débarquerai à Hauteville house sans prévenir, m’annonçant seulement à la porte de la maison, de façon que Juliette et toi ayez le temps de vous rhabiller. Ou encore : à Bruxelles tu auras tes appartements à toi, avec une porte réservée que tu pourras emprunter, quand tu voudras, pour aller la rejoindre.
C’est aussi que, l’expérience aidant, Adèle comprend de mieux en mieux quel génie est son époux et devient en conséquence de plus en plus tolérante.
En 1866 elle perd son frère puis tombe malade. Elle lit cependant avec enthousiasme “ Les travailleurs de la mer ”. Sa lettre à son époux, très élogieuse, s’achève ainsi :
“ Il
est
triste
pour
moi
d’être
à
la
fin
de
ma
vie
au

moment
où
j’apprécie
dans
leur
portée,
les
grandes

 œuvres,
et
de
mourir
quand

l’intelligence
me
vient.

Console‐moi.”
Et puis elle voit de plus en plus mal et doit parfois renoncer à lire. Finalement Victor consent à venir passer l’été à Bruxelles mais il retourne ensuite à Guernesey se remettre au travail… et, sans doute, reprendre avec Juliette

une vie amoureuse stimulante. L’année suivante on reprend Hernani au théâtre à Paris et Adèle s’y précipite. Grand enthousiasme populaire dont elle fait part à son époux ou bien à ses fils avec charge de transmettre à l’auteur.
Elle lui adresse encore le mot d’un étudiant rencontré chez Meurice : “ M.
Victor
Hugo
est
notre
religion.” et puis, lors de l’une des représentations de la pièce, ce cri qui s’élève du parterre où est la jeunesse : “ Vive
le
 proscrit
! ”
Retour de Victor Hugo à Bruxelles à l’occasion du baptême de son premier petit-fils, Georges, né le 19 juillet 1867 ; l’enfant ne survivra pas à sa première année.
En octobre, comme tous les ans, Adèle se rend à Villequier sur la tombe de Léopoldine et Charles. A Paris on a interdit la reprise de Ruy Blas prévue à l’Odéon. Sans doute le pouvoir craint-il que quelque chose comme la bataille d’Hernani ne débouche en barricades sur les faubourgs.
En 1868 Victor Hugo est venu passer une partie de l’été à Bruxelles. Naissance d’un deuxième petit-fils auquel Charles donne le prénom du premier, mort en avril. C’est ce Gorges-là et sa soeur Jeanne qui feront de Victor Hugo un grand-père comblé. Mais Adèle n’a pas vraiment le temps de devenir grand-mère : elle meurt à la fin du mois d’août des suites d’une attaque.
Au moins a-t-elle eu, pendant les quelques semaines précédentes, tout son monde autour d’elle ainsi qu’elle en rêvait depuis longtemps. Son biographe, Gustave Simon129, termine sa reconstitution en la désignant comme “ la
fée
bienfaisante
du
plus
grand
poète
du
XIX°
siècle ”. Et c’est vrai, en particulier parce qu’elle avait compris à quel point Victor avait besoin de Juliette. Et puis elle a réalisé, au fil des ans, qu’elle avait épousé un génie et que, hors les conventions sociales ordinaires, le mieux qu’elle avait à faire, c’était de lui permettre de s’épanouir le plus complètement possible ; et c’est ce qu’elle a fait.
Sans Juliette Drouet, avons-nous dit, nous n’aurions pas Victor Hugo. Certes ; mais sans Adèle Foucher non plus.
3° Depuis l’exil
Le 19 juillet 1870, à la suite des habiles manœuvres de Bismarck, la France déclare la guerre à la Prusse. L’armée française est dans un total état d’impréparation ; quant à Louis-Napoléon qui se porte à la tête des troupes, il est un piètre stratège. En dépit du comportement héroïque des soldats et des officiers, les défaites se succèdent irrémédiablement.
a) S’engager à nouveau
Alors peu importe désormais « Napoléon le petit » à l’exilé de Guernesey ; la patrie est en danger. Le 19 août il écrit à Paul Meurice qu’il veut rentrer tout de suite « comme
garde
national
de
Paris » Plus loin il précise : « j’irai
au
rempart
mon
fusil
sur
l’épaule
». La légation française à Bruxelles traîne à lui accorder son passeport ainsi qu’à ses deux fils. On le préviendra cependant, en les lui remettant, que son fils Charles est sous le coup de condamnations qui pourraient le faire arrêter.
Le 20 , toujours à Meurice : « Je
trouve
parfait
de
rentrer
comme
garde
national
venant
défendre
avec
mes
 deux
fils
la
ville
sacrée. » Le 21 : « Quant
à
moi,
mourir
sur
le
rempart
de
Paris,
après
avoir
vécu
sur
l’écueil
 de
Guernesey,
serait
mon
ambition. »
1° septembre, au même : « Je
ne
veux
aller
à
Paris
que
pour
un
seul
cas
et
pour
une
seule
oeuvre
:
Paris
 appelant
la
Révolution
au
secours.
Défendre
Paris.
c’est
défendre
le
monde…
Il
ne
peut
sortir
de
cette
guerre…
 que
les
Etats‐Unis
d’Europe.
Je
ne
les
verrai
pas.
Jamais
les
Moises
ne
virent
les
Canaans. » Mais les amis républicains finissent par le convaincre d’attendre leur signal pour rentrer ; il est possible aussi qu’il ait craint qu’un Javert surgisse de l’ombre pour arrêter Charles.
Enfin, le 2 septembre 1870, c’est la défaite de Sedan. Napoléon III capitule
La nouvelle parvient à Paris le 3 septembre 1870.
Le 4 septembre, proclamation du rétablissement de la République française, fin du second empire, début de
la troisième république. Un gouvernement de la défense nationale est mis en place.
Le jour même Victor Hugo reçoit un télégramme de Paris : il peut rentrer.
Le 5 enfin, avec la liberté comme il l’avait promis mais un peu plus tard qu’il ne l’aurait voulu, il rentre en
France. Accueil triomphal des Parisiens. Cependant la guerre continue.

Le 17 septembre 1870, c’est le combat de Montmesly ici, à Créteil, sur la colline dite aujourd’hui quartier du Mont-Mesly. La future préfecture du Val-de-marne n’était alors qu’un village parmi d’autres… Ce jour-là les Français tentent pour la première fois de desserrer l’étau de l’encerclement de Paris mis en place par les Prussiens.
Une semaine plus tard V.H. demande un laissez-passer pour aller au feu ; extrait de sa lettre :  » Un
vieillard
 n’est
rien,
mais
l’exemple
est
quelque
chose.
Je
désire
aller
au
danger
et
je
veux
y
aller
sans
armes. « . Il ne s’agit plus désormais pour lui de se battre mais de tomber sous les balles de l’ennemi afin de jeter sur lui le discrédit ; que l’indignation universelle qui résultera de sa mort encourage les Français au combat et pousse les Prussiens à comprendre l’illégitimité de cette guerre.
Le 7 octobre Gambetta, ministre de l’intérieur et de la guerre, s’envole de Paris en ballon pour tenter de réorganiser la défense nationale. Dans les mois qui suivent, la plupart des efforts des Français pour contenir les Prussiens s’avèrent vains ; quelques percées mais de considérables revers. Pendant ce temps, demeuré à Paris, Victor Hugo fait des dons pour les victimes de guerre ou consent à ce qu’on lise ses œuvres et que l’argent récolté serve à acheter des canons. Il écrit avec une certaine fierté :  » On
a
renoncé
à
me
demander
l’autorisation
de
dire
 mes
oeuvres
sur
les
théâtres.
On
les
dit
partout
sans
me
demander
la
permission.
On
a
raison.
Ce
que
j’écris
 n’est
pas
à
moi.
Je
suis
une
chose
publique.  » Le 1° décembre, il intervient en faveur de Louise Michel qui a été arrêtée et jetée en prison ; elle est libérée.
Le 21 janvier 1871 Gambetta se décide à demander l’armistice qui entrera en vigueur une semaine plus tard. Dès le lendemain les Parisiens se soulèvent afin d’empêcher la capitulation. L’armistice est signé avec l’Allemagne le 26 ; il entre en vigueur le 28. Victor Hugo commence alors probablement à composer « L’année terrible », recueil poétique inspiré des événements de la guerre franco-prusienne et de la Commune, allant d’Août 1870 à juillet 1871, et qui sera publié l’année suivante. Sous sa plume ressurgissent d’abord tous les combats héroïques et décisifs du passé, comme autant d’étapes de la lignée dans laquelle s’inscrit le Paris de ces années-là, qui se bat à la fois contre l’envahisseur et pour la République ; un extrait :
« Quand
Garibaldi,
rude
au
vil
prêtre
hypocrite,
 Montre
un
héros
d’Homère
aux
monts
de
Théocrite,
 Et
fait
subitement
flamboyer
à
côté
 De
l’Etna
ton
cratère,
ô
sainte
Liberté
!
 Quand
la
Convention
impassible
tient
tête
 A
trente
rois,
mêlés
dans
la
même
tempête,
 Quand,
liguée
et
terrible
et
rapportant
la
nuit,
 Toute
l’Europe
accourt,
gronde
et
s’évanouit,
 Comme
aux
pieds
de
la
digue
une
vague
écumeuse,
 Devant
les
grenadiers
pensifs
de
Sambre‐et‐Meuse,
 C’est
le
peuple
;
salut,
ô
peuple
souverain
!
»
Et puis, une fois de plus, à travers ses vers, il tente de réconcilier ces Français qui s’éparpillent à nouveau en pour et contre, s’en prenant les uns au autres, et qui devraient plutôt commencer par se pénétrer de leur grandeur nationale.
Comment empêcher que se reproduisent les abominations des massacres ? Ici il ne peut qu’exhiber les principes qui le guident depuis toujours ; dans le roman à venir,
« Quatrevingt treize », il tentera de faire comprendre que chacun participe, d’une manière ou d’une autre, au progrès de l’humanité mais que seuls les généreux sont, dans la marche de l’histoire, un rempart contre la barbarie. Dans le passage qui suit, on trouvera un écho lointain du « massacre
du
boulevard » et le fondement de la décision qui lui vaudra bientôt d’être agressé à Bruxelles :
« Le
croirait‐on
?
j’écoute
en
moi
la
conscience
!
 Quand
j’entends
crier
:
mort
!
frappez
!
sabrez
!
je
vais
 Jusqu’à
trouver
qu’un
meurtre
au
hasard
est
mauvais
;
 Je
m’étonne
qu’on
puisse,
à
l’époque
où
nous
sommes,
 Dans
Paris,
aller
prendre
une
dizaine
d’hommes,
 Dire
:
Ils
sont
à
peu
près
du
quartier
qui
brûla,

Mitrailler
à
la
hâte
en
masse
tout
cela,
 Et
les
jeter
vivants
ou
morts
dans
la
chaux
vive
;
 Je
recule
devant
une
fosse
plaintive
;
 Ils
sont
là,
je
le
sais,
l’un
sur
l’autre
engloutis,
 Le
mâle
et
la
femelle,
hélas
!
et
les
petits
!
 Coupables,
ignorants,
innocents,
pêle‐mêle
;
 Autour
du
noir
charnier
mon
âme
bat
de
l’aile.
 Si
des
râles
d’enfants
m’appellent
dans
ce
trou,
 Je
voudrais
de
la
mort
tirer
le
froid
verrou
;
 J’ai
par
des
voix
sortant
de
terre
l’âme
émue
;
 Je
n’aime
pas
sentir
sous
mes
pieds
qu’on
remue,
 Et
je
ne
me
suis
pas
encore
habitué
 A
marcher
sur
les
cris
d’un
homme
mal
tué
;
 C’est
pourquoi,
moi
vaincu,
moi
proscrit
imbécile,
 J’offre
aux
vaincus
l’abri,
j’offre
aux
proscrits
l’asile,
 Je
l’offre
à
tous.
A
tous
!
Je
suis
étrange
au
point
 De
voir
tomber
les
gens
sans
leur
montrer
le
poing
;
 Je
suis
de
ce
parti
dangereux
qui
fait
grâce
;
 Et
demain
j’ouvrirai
ma
porte,
car
tout
passe,
 A
ceux
qui
sont
vainqueurs
quand
ils
seront
vaincus
;
»
Le 8 février 1871, Victor Hugo est élu à l’Assemblée Constituante député de la Seine, département qui a également porté ses voix sur Louis Blanc et Gambetta. Cependant cette élection, organisée dans la précipitation afin de ratifier l’armistice, envoie à la chambre une majorité de monarchistes et des bonapartistes. La nouvelle assemblée s’installe à Bordeaux. Victor Hugo, après avoir classé ses papiers, y part le 13.
La capitale de la Gironde lui réserve un accueil triomphal (Planche). Mais son mandat sera de courte durée. Le 8 mars, alors qu’il s’apprête à monter à la tribune pour plaider la cause des Parisiens, on apprend que l’élection de Garibaldi, député d’Alger, est annulée. Il tente vainement de faire valoir que Giuseppe Garibaldi est le seul qui se soit porté au secours de la France ; comme on ne lui en laisse pas placer une, il donne sa démission dans la foulée. Et rien ne le fera revenir sur sa décision. Le lendemain il a dû se dire qu’il avait bien fait quand il apprend que le journal de Jules Vallès, « Le cri du peuple », est interdit. Et plus encore le surlendemain : l’Assemblée transfère son siège à Versailles et elle supprime la solde des gardes nationaux.
Trois jours plus tard son fils Charles meurt d’une apoplexie foudroyante, autrement dit d’un accident vasculaire cérébral. Victor Hugo prend en charge sa belle-fille et ses deux petits-enfants, Georges et Jeanne. Ils rentrent à Paris avec le cercueil.
Le 18 mars, c’est l’insurrection des Parisiens qui aboutira à la Commune. La veille Thiers, chef du gouvernement, a envoyé des troupes à Paris pour mettre la main sur les canons de la Garde Nationale. A partir du 21 mai, les troupes déléguées par Versailles prennent Paris d’assaut avec la complicité des Allemands. « La semaine sanglante » s’achève par des fusillades systématiques ; environ 20 000 morts dont un dixième seulement fut abattu pendant les combats.
Victor Hugo est parti pour Bruxelles régler la succession de Charles ; il loge dans l’appartement qu’ a conservé la famille, place des Barricades. Quand d’abord il apprend ce qui se passe à Paris, ensuite que le gouvernement belge refuse d’ouvrir la frontière aux proscrits, il fait publier une lettre dans le journal “ L’indépendance belge ” invitant tous les proscrits communards qui parviendraient à fuir en Belgique, à trouver refuge chez lui.
Dès la nuit qui suit cette publication, il est agressé dans son appartement à coup de pierres qui brisent les vitres et auraient pu blesser ses petits-enfants. C’est l’occasion de préciser ses vues sur la différence essentielle entre le peuple et la foule, sur la moralité fondamentale du premier et sur l’amoralisme des possédants (Polycopié n° 14 ).
Ensuite de quoi, le sieur Hugo, au motif qu’il s’est opposé publiquement à une mesure gouvernementale, est expulsé de Belgique et trouve refuge au Luxembourg avec ses petits-enfants. Il est probable que s’il ne rentre pas

en France, c’est pour ne pas exposer Georges et Jeanne dont il est désormais le tuteur légal. Mais quand il apprend qu’Henri Rochefort, ami, député et journaliste intransigeant130, vient d’être à nouveau condamné – cette fois à la déportation – il fait immédiatement ses valises pour Paris. Néanmoins ses efforts seront vains.
Il ne renonce cependant pas à intervenir dans les affaires publiques ; mais ce sera désormais exclusivement par le biais de ses interventions au Sénat où il est élu, de justesse, en 1876. Son premier souci est d’obtenir l’amnistie des communards. Sa première tentative est un échec ; il ne parviendra à ses fins qu’en 1880.
Mais en 1877, quand la chambre est menacée de dissolution et qu’à nouveau surgit la menace d’un coup d’état, c’est à sa plume qu’il se fiera. Et du reste l’autre de ses interventions remarquables à la haute chambre est un discours prononcé 1878, à l’occasion du centenaire de la mort de Voltaire. Un petit extrait qui permet de saisir à quel point Hugo était voltairien :
“ Voltaire
a
vaincu,
Voltaire
a
fait
la
guerre
rayonnante,
la
guerre
d’un
seul
contre
tous,
c’est‐à‐dire
la
 grande
guerre.
La
guerre
de
la
pensée
contre
la
matière,
la
guerre
de
la
raison
contre
le
préjugé,
la
guerre
du
 juste
contre
l’injuste,
la
guerre
pour
l’opprimé
contre
l’oppresseur,
la
guerre
de
la
bonté,
la
guerre
de
la
 douceur.
(Bravos)
 Il
a
vaincu
le
vieux
code
et
le
vieux
dogme.
Il
a
vaincu
le
seigneur
féodal,
le
juge
gothique,
 le
prêtre
romain.
Il
a
élevé
la
populace
à
la
dignité
de
peuple.
Il
a
enseigné,
pacifié
et
civilisé.
Il
a
combattu
 pour
Siryen
et
Montbailly
comme
pour
Calas
et
La
Barre
;
il
a
accepté
toutes
les
menaces,
tous
les
outrages,
 toutes
les
persécutions,
la
calomnie,
l’exil.
Il
a
été
infatigable
et
inébranlable.
Il
a
vaincu
la
violence
par
le
 sourire,
le
despotisme
par
le
sarcasme,
l’infaillibilité
par
l’ironie,
l’opiniâtreté
par
la
persévérance,
l’ignorance
 par
la
vérité… »

Autant dire, en termes freudiens, un idéal du moi… Et un peu plus loin : « 
Et
quelle
était
son
arme
?
celle
qui
a
la
légèreté
du
vent
et
la
puissance
de
la
foudre.
Une
plume. ”
Revenons en, par conséquent, à la littérature.
b) Écrire encore
Dans cette oeuvre foisonnante et multiple, il faut faire des choix. Mentionnons malgré tout au passage ceux des écrits de Victor Hugo qui ne s’inscrivent pas directement dans l’axe majeur de son action, celui de la “polythéïa”, comme auraient dit les Grecs, c’est-à-dire de tout ce qui touche à la vie de la nation, à la constitution de l’État, à son régime politique, à l’exercice du pouvoir.
François-Victor, son benjamin atteint d’une maladie des reins, disparaît fin 1873. L’année suivante il compose avec “ Mes fils ” la fin de “ Choses vues ” ; c’est un chapitre de souvenirs particulièrement émouvant parce qu’il y réussit ce tour de force de tout y dire à partir de désignations communes : “un homme”, “le père” “l’aîné, et c…
Illustration :
“ Eux
aussi,
comme
a
fait
leur
père,
ils
prennent
leur
jeunesse
avec
probité,
et,
voyant
leur
père
 travailler,
ils
travaillent.
A
quoi?
A
leur
siècle.
Ils
travaillent
à
l’éclaircissement
des
problèmes,
à
 l’adoucissement
des
âmes,
à
l’illumination
des
consciences,
à
la
vérité,
à
la
liberté.
Leurs
premiers
travaux
 sont
récompensés;
ils
sont
décorés
de
bonne
heure,
l’un
de
six
mois
de
prison,
pour
avoir
combattu
 l’échafaud,
l’autre
de
neuf
mois,
pour
avoir
défendu
le
droit
d’asile.
Disons‐le
en
passant,
le
droit
d’asile
est
 mal
vu.
Dans
un
pays
voisin,
il
est
d’usage
que
le
ministre
de
l’intérieur
ait
un
fils
qui
organise
des
bandes
 chargées
des
assauts
nocturnes
aux
partisans
du
droit
d’asile;
si
le
fils
ne
réussit
pas
comme
bandit,
le
père
 réussit
comme
ministre;
et
celui
qu’on
n’a
pu
assassiner,
on
l’expulse.
De
cette
façon,
la
société
est
sauvée.
En
 France,
en
1851,
pour
mettre
à
la
raison
ceux
qui
défendent
les
vaincus
et
les
proscrits,
on
n’avait
recours
ni
à
 la
lapidation,
ni
à
l’expulsion,
on
se
contentait
de
la
prison.
Les
mœurs
des
gouvernements
diffèrent.”
On aura reconnu sans mal l’épisode de l’agression des riches Bruxellois en 1871.
Les amis, Vacquerie et Meurice par exemple, sont nommés. Mais L’essentiel ici, c’est de faire l’éloge de Charles et de François-Victor et, en particulier, de prendre la mesure de la vie de sacrifice qui fut aussi la leur. Citation : “ Il
est
probable
qu’ils
souffrent,
mais
ils
ne
se
le
disent
pas
”. C’est aussi que, comme leur père, ainsi

d’ailleurs qu’il le dit également, ils furent avant tout des hommes de devoir. Enfin reste l’espoir de les revoir un jour sous l’égide de la bonté divine.
Deuils mais aussi bonheurs nouveaux que procurent Jeanne et Georges. C’est en 1877 qu’est publié “ L’art d’être grand-père ”.
Pas moins de 4 poèmes intitulés “ Jeanne
endormie ”qu’il faut compléter avec “Jeanne
lapidée”, ce dernier revenant sur l’agression bruxelloise de 1871 ; et, à chaque fois c’est quelque chose de l’ordre de la grâce divine qui passe de l’innocence confiante de la petite fille à l’âme tourmentée du grand-père. Par exemple :

“ Elle
dort
;
ses
beaux
yeux
se
rouvriront
demain
;
 Et
mon
doigt
qu’elle
tient
dans
l’ombre
emplit
sa
main
;
 Moi,
je
lis,
ayant
soin
que
rien
ne
la
réveille,
 Des
journaux
pieux
;
tous
m’insultent
;
l’un
conseille
 De
mettre
à
Charenton
quiconque
lit
mes
vers
;
 L’autre
voue
au
bûcher
mes
ouvrages
pervers ;”

George, quant à lui recevra, après coup la consolation de la punition d’avoir à copier mille vers latins pour avoir fait des dessins sur son livre. Et quelle consolation ! La visite de Juvénal en personne, et qui donne son approbation à l’artiste.
Il y a encore “ L’épopée
du
lion ”, composition narrative en quatre poèmes dont on conçoit d’abord qu’il résulte d’un conte inventé à l’intention des deux enfants et ensuite, par son étonant dénouement, qu’il fut écrit poétiquement pour que ceux-ci se souviennent toujours qu’ils se devaient secours l’un à l’autre et que, à proportion du respect de ce devoir, ils pourraient toujours compter l’un sur l’autre. Cette partie et celle qui suit attestent de ce que ce recueil ne se réduit pas à la douce évocation des souvenirs ; il a aussi une valeur testamentaire.
Et puis, achevant le recueil, ces 5 autres poèmes dédiés aux petits, à lire “quand
ils
seront
grands”, pour éclairer un peu ce que furent les vies de leurs parents et grands-parents, faire surgir les grandes figures de l’humanité, esquisser un sens possible de l’existence humaine. Cette composition s’achève sur le dialogue du poète et de l’ombre. Mais alors l’interrogation lanscinante reparaît :

“ Je
prétends
regarder
face
à
face
le
gouffre.
 Je
sais
que
l’ombre
doit
rendre
compte
aux
esprits.
 Je
désire
savoir
pourquoi
l’on
nous
a
pris
 Nos
villes,
notre
armée,
et
notre
force
utile
;
 Et
pourquoi
l’on
filoute
et
pourquoi
l’on
mutile
 L’immense
peuple
aimant
d’où
sortent
les
clartés
;
 Je
veux
savoir
le
fond
de
nos
calamités,
 Voir
le
dedans
du
sort
misérable,
et
connaître
 Ces
recoins
où
trop
peu
de
lumière
pénètre
;
 Pourquoi
l’assassinat
du
Midi
par
le
Nord,
 Pourquoi
Paris
vivant
vaincu
par
Berlin
mort,”
Et, plus loin :
“ Non,
ce
n’est
pas
errer
et
rêver
que
de
croire
 Que
l’homme
ne
naît
point
avec
une
âme
noire,
 Que
le
bon
est
latent
dans
le
pire,
et
qu’au
fond
 Peu
de
fautes
vraiment
sont
de
ceux
qui
les
font.”

C’est précisément cette recherche relative à ce qu’on pourrait désigner comme “le travail du négatif” qui fait l’objet du roman qu’il vient d’achever.
1 – “ Quatre-vingt treize ” – Historia ou l’enquête.

Pour comprendre le projet qui sous-tend ce roman – le dernier qu’il écrira – il faut faire un bref retour en arrière. Dans “ Les Misérables ” la digression à propos de la bataille de Waterloo est l’occasion d’une interrogation lanscinante suivie à chaque fois d’une imparable réponse. L’examen méticuleux de ses sources, la reconstitution scrupuleuse qu’il fait de la bataille, les derniers témoins qu’il interroge, tout cela le conduit à penser que, depuis les premières lueurs de l’aube jusqu’au sauve-qui-peut de la nuit tombée, tout ce qui, à un moment ou à un autre, aurait pu jouer en faveur des Français, s’est retourné contre eux. Et malgré leur infatigable courage, malgré le génie tactique de l’Empereur, ils perdent la bataille cruciale.
Alors, dans ce qu’il qualifie de “ prodigieuse
habileté
du
hasard ”, Victor Hugo perçoit la volonté divine : “ Waterloo,
c’est
le
gond
du
dix‐neuvième
siècle.
La
disparition
du
grand
homme
était
nécessaire
à
 l’avénement
du
grand
siècle.
Quelqu’un
à
qui
on
ne
réplique
pas,
s’en
est
chargé.
La
panique
des
héros
 s’explique.
Dans
la
bataille
de
Waterloo,
il
y
a
plus
que
du
nuage,
il
y
a
du
météore.
Dieu
a
passé. ”
Et il esquisse, en quelques traits dispersés, ce en quoi pourrait consister cette volonté : en finir avec l’absolutisme du pouvoir exécutif, à la fois en mettant un terme au pouvoir impérial en France et en contraignant les souverains européens, sous le risque d’une révolution comparable, à composer avec le peuple. De là cette assertion surprenante : “ Pour
nous
Waterloo
n’est
que
la
date
stupéfaite
de
la
liberté.”
Stupéfaction de ce que, dans ce grand mouvement de l’histoire, la restauration, c’est-à-dire, formellement, le retour de la monarchie séculaire au pouvoir, coïncide, par la vertu de la charte, avec un accroissement des libertés.
Les Français héroïques, cette fois-ci comme les autres, auraient dû l’emporter ; mais ce n’était pas la condition d’une promotion de la liberté. La Révolution de 1789 demeure cependant le premier moment de cette conquête essentielle au perfectionnement de l’être humain. Voilà pourquoi, en dépit de la défaite, il faut affirmer la grandeur de la France. Et celui qui la figure le mieux, ce n’est pas un de ces glorieux généraux qui se sont battus de façon exemplaire ; c’est selon l’expression de Hugo, un “ officier
obscur
nommé
Cambronne ” que l’histoire retiendra pour son “mot”. De là cette affirmation :
“ L’homme
qui
a
gagné
la
bataille
de
Waterloo,
ce
n’est
pas
Napoléon
en
déroute,
ce
n’est
pas
 Wellington
pliant
à
quatre
heures,
désespéré
à
cinq,
ce
n’est
pas
Blücher
qui
ne
s’est
point
battu
;
l’homme
 qui
a
gagné
la
bataille
de
Waterloo,
c’est
Cambronne.”
C’est cette vision à la fois hégélienne et poétique de l’histoire qui, à mon sens, va conduire Victor Hugo à s’interroger sur la nature de l’étape que fut la Terreur. Il y a donc bien “enquête” – et c’est le sens du mot grec “historia” – mais pas dans le sens habituel du terme.
Cependant, pas plus que les précédents, ce roman “ à propos ” ne se réduit à une démonstration. Le contrepoint du face à face qui structure le récit entre Cimourdain, le révolutionnaire intransigeant, avatar de Robespierre, et Gauvain, le révolutionnaire humaniste accessible à la pitié, c’est l’imprenable bastion des femmes. La première figure de cette irréductibilité, c’est la cantinière de l’armée révolutionnaire. Surnom : “ la
Houzarde ” ; qualité majeure : le dévouement ; mais celui-ci ne s’arrête pas aux hommes de sa troupe “ Moi,
je
verse
à
boire
à
 tout
le
monde.
Ma
foi
oui.
Aux
blancs
comme
aux
bleus.
quoique
je
sois
bleue.”. C’est donc tout naturellement qu’elle décide de faire adopter par son régiment cette pauvre paysanne égarée, Michelle Fléchard, avec ses trois enfants. Et c’est le hurlement de celle-ci, quand elle comprend que ses trois petits sont enfermés dans la Tourgue en train de brûler, qui va décider Lantenac, l’inflexible général royaliste, à risquer sa vie pour leur porter secours.
Il y a indubitablement un féminisme de Victor Hugo. Pour lui existe entre hommes et femmes ce qu’il nomme “ l’égalité
de
l’âme
humaine ” qui doit ouvrir à celles-ci les mêmes droits civiques que ceux dont jouissent ceux-là. Et il l’a déclaré hautement : “ Une
moitié
de
l’espèce
humaine
est
hors
de
l’égalité,
il
faut
l’y
 faire
rentrer
:
donner
pour
contrepoids
au
droit
de
l’homme
le
droit
de
la
femme. ”131
Mais il y a plus : dans “ La légende des siècles ” quand il parcourt par l’esprit le paradis terrestre, avec le lyrisme prophétique des écrivains bibliques, il change la donne : c’est désormais autour d’Éve que gravite le reste de la création :

Cependant
la
tendresse
inexprimable
et
douce
 De
l’astre,
du
vallon,
du
lac,
du
brin
de
mousse,
 Tressaillait
plus
profonde
à
chaque
instant
autour
 D’Ève,
que
saluait
du
haut
des
cieux
le
jour
;
 Le
regard
qui
sortait
des
choses
et
des
êtres,
 Des
flots
bénis,
des
bois
sacrés,
des
arbres
prêtres,
 Se
fixait,
plus
pensif
de
moment
en
moment,
 Sur
cette
femme
au
front
vénérable
et
charmant
;
 Un
long
rayon
d’amour
lui
venait
des
abîmes,
 De
l’ombre,
de
l’azur,
des
profondeurs,
des
cimes,
 De
la
fleur,
de
l’oiseau
chantant,
du
roc
muet.
 Et,
pâle,
Ève
sentit
que
son
flanc
remuait.

Et, comme on voit, c’est la puissance d’enfanter qui est le motif de cette “révision”. Puissance d’enfanter qui est aussi, comme on l’entend dans ces quatre vers, puissance de créer, puissance d’unir la matière des abîmes et l’esprit des cimes, puissance d’insuffler l’esprit à la matière. Comme Victor Hugo ne recule jamais devant aucune audace de la pensée, il a probablement conçu, en composant ces vers, la tension inhérente à la théodicée chrétienne entre cette grandeur de la femme et le mépris où toute la chrétienté va la maintenir pendant des siècles. En tout cas, dans ce dernier roman, c’est cette puissance – et les dispositions naturelles qu’elle induit – qui rend les femmes par nature accessibles à la sympathie et à la pitié. Voilà pourquoi c’est par leur truchement et celui des enfants que les hommes peuvent échapper à la barbarie.
Evidemment, une fois de plus, Victor Hugo rebat ici les cartes des conventions sociales. Ainsi Lantenac, qui ignore que la Housarde a recueilli des “ blancs ”, en fait des otages, les ayant pour des “ bleus ”. Et puis Gauvain le révolutionnaire, n’est autre que le neveu du marquis de Lantenac et Cimourdain, ancien prêtre, est l’ancien précepteur que cet oncle avait choisi pour son neveu.
Relevons encore dans ce roman les indices de la mobilisation, par l’auteur, d’éléments personnels. Comme nous l’avions noté, le héros principal, Gauvain, porte le nom de famille de Juliette Drouet ; l’histoire se déroule en Vendée, pays d’origine de Sophie Trébuchet, la mère, et pays où Léopold, le père, part faire la guerre dans l’armée républicaine. Mais Léopold, lui, contrairement à Gauvain – et c’est tout à sa gloire – a refusé de laisser fusiller les femmes. Et puis il y a la Tourgue, cet édifice disymétrique flanqué d’une haute tour dont nous voyons la ruine. C’est la tour de Vygla, de Han d’Islande, ce sont les donjons des Burgraves, et enfin les tours ombreuses de la plupart des compositions graphiques de Victor Hugo. À l’origine de cette récurrence il y a probablement, avant même celle qu’il a découverte en 1821 dans le parc du château de Rohan, une tour aperçue dans l’enfance pendant l’un de ces voyages que firent les enfants Hugo entre mère et père.
La digression majeure du roman, au coeur de l’épisode parisien, relève plus spécifiquement, sur le plan du contenu, de la recherche propre de Victor Hugo, et, sur le plan de la composition littéraire, de ce que j’ai nommé plus haut “ le théâtre intérieur ”.
Il s’agit d’une improbable rencontre entre Marat, Danton et Robespierre.
Dans la dynamique du récit, ils viennent d’apprendre l’offensive vendéenne pilotée par l’Angleterre. La première question soulevée entre eux, c’est celle de savoir où est l’ennemi ou, plus exactement, qui il est. Danton dit “ Dehors
” ; Robespierre dit “ Dedans ” ; Marat dit “ Partout
”. Et Robespierre détermine aussitôt quelle sera la nature de la contre-offensive par cette sentence : “ Le
roi
de
France
est
pire.
Il
faut
quinze
jours
pour
chasser
 l’étranger,
et
dix‐huit
cents
ans
pour
éliminer
la
monarchie.”
Et puis, après que Danton ait dressé un tableau terrifiant de la situation de l’armée française aux frontières, Marat déclare justement, ainsi que leur échange précédent vient d’en donner la preuve : “ (…) vous
vous
trompez
 tous
les
deux.
le
danger
n’est
ni
à
Londres
comme
le
croit
Robespierre,
ni
à
Berlin,
comme
le
croit
Danton
;
il
 est
à
Paris.
Il
est
dans
l’absence
d’unité ” Enfin il se transforme en devin, achevant sa tirade par cette sentence : “ Robespierre
fera
guillotiner
Danton.” La conclusion de cet échange, c’est qu’il faut un dictateur. Danton n’en veut pas. Les deux autres en tombent un instant d’accord, s’accordant chacun la prérogative : ce sera Marat ou Robespierre.

Et puis par un coup de théâtre dont Victor Hugo a le secret, Cimourdain, le personnage de fiction, se mêle à cet échange houleux. C’est l’occasion d’un recensement de toutes les factions qui gravitent autour du pouvoir révolutionnaire en cette année 93.
Mais c’est surtout celle de donner raison à Robespierre quant à “l’ennemi prioritaire”, à savoir la Vendée, et d’y déléguer Cimourdain au nom du Comité de salut public, avec la tâche de surveiller le général de l’armée républicaine, jeune et porté à l’indulgence. On aura naturellement reconnu Gauvain.
Cependant, malgré cette reprise ponctuelle du fil du récit, ces chapitres sont suivis, au début du livre troisième, par une extraordinaire apologie de la Convention. Il y a donc dans ce roman une double légitimité :
– celle de l’impitoyable guerre contre les ennemis de la démocratie renaissante. Voir l’incipit de ce troisième livre :
“ Nous
approchons
de
la
grande
cime.
Voici
la
Convention.
 Le
regard
devient
fixe
en
présence
de
ce
sommet.
 Jamais
rien
de
plus
haut
n’est
apparu
sur
l’horizon
des
hommes.
 Il
y
a
l’Himalaya
et
il
y
a
la
Convention.
 La
Convention
est
peut‐être
le
point
culminant
de
l’histoire.”

– celle d’une l’humanité secourable, accessible à la pitié, seul rempart contre la barbarie que porte inévitablement en elle toute forme de guerre.
Et l’on aura compris qu’à ce stade du récit, Victor Hugo a désormais posé les deux jalons essentiels au dénouement de son roman.
Mentionnons enfin que celui-ci est parsemé de morceaux de bravoure dont le plus étonnant est cet épisode de la dérive de la caronade132 sur le pont du navire La Claymore au début du récit. En voici le premier acte :
“ Un
canon
qui
casse
son
amarre
devient
brusquement
on
ne
sait
quelle
bête
surnaturelle.
C’est
une
 machine
qui
se
transforme
en
un
monstre.
Cette
masse
court
sur
ses
roues,
a
des
mouvements
de
bille
de
 billard,
penche
avec
le
roulis,
plonge
avec
le
tangage,
va,
vient,
s’arrête,
paraît
méditer,
reprend
sa
course,
 traverse
comme
une
flèche
le
navire
d’un
bout
à
l’autre,
pirouette,
se
dérobe,
s’évade,
se
cabre,
heurte,
 ébrèche,
tue,
extermine.
C’est
un
bélier
qui
bat
à
sa
fantaisie
une
muraille.
Ajoutez
ceci
:
le
bélier
est
de
fer,
la
 muraille
est
de
bois.
C’est
l’entrée
en
liberté
de
la
matière
;
on
dirait
que
cet
esclave
éternel
se
venge
;
il
semble
 que
la
méchanceté
qui
est
dans
ce
que
nous
appelons
les
objets
inertes
sorte
et
éclate
tout
à
coup
;
cela
a
l’air
 de
perdre
patience
et
de
prendre
une
étrange
revanche
obscure
;
rien
de
plus
inexorable
que
la
colère
de
 l’inanimé.
Ce
bloc
forcené
a
les
sauts
de
la
panthère,
la
lourdeur
de
l’éléphant,
l’agilité
de
la
souris,
 l’opiniâtreté
de
la
cognée,
l’inattendu
de
la
houle,
les
coups
de

coude
de
l’éclair,
la
surdité
du
sépulcre.
Il
pèse
dix
mille,
et
il
ricoche
comme
une
balle
d’enfant.
Ce
sont
des
 tournoiements
brusquement
coupés
d’angles
droits.
Et
que
faire
?
Comment
en
venir
à
bout
?
Une
tempête
 cesse,
un
cyclone
passe,
un
vent
tombe,
un
mât
brisé
se
remplace,
une
voie
d’eau
se
bouche,
un
incendie
 s’éteint
;
mais
que
devenir
avec
cette
énorme
brute
de
bronze
?
De
quelle
façon
s’y
prendre
?
Vous
pouvez
 raisonner
un
dogue,
étonner
un
taureau,
fasciner
un
boa,
effrayer
un
tigre,
attendrir
un
lion
;
aucune
 ressource
avec
ce
monstre,
un
canon
lâché.
Vous
ne
pouvez
pas
le
tuer,
il
est
mort
;
et
en
même
temps,
il
vit.
 Il
vit
d’une
vie
sinistre
qui
lui
vient
de
l’infini.
Il
a
sous
lui
son
plancher
qui
le
balance.
Il
est
remué
par
le
 navire,
qui
est
remué
par
la
mer,
qui
est
remuée
par
le
vent.
Cet
exterminateur
est
un
jouet.
Le
navire,
les
 flots,
les
souffles,
tout
cela
le
tient
;
de
là
sa
vie
affreuse.
Que
faire
à
cet
engrenage
?
Comment
entraver
ce
 mécanisme
monstrueux
du
naufrage
?
Comment
prévoir
ces
allées
et
venues,
ces
retours,
ces
arrêts,
ces
 chocs
?
Chacun
de
ces
coups
au
bordage
peut
défoncer
le
navire.
Comment
deviner
ces
affreux
méandres
?
 On
a
affaire
à
un
projectile
qui
se
ravise,
qui
a
l’air
d’avoir
des
idées,
et
qui
change
à
chaque
instant
de
 direction.
Comment
arrêter
ce
qu’il
faut
éviter
?
L’horrible
canon
se
démène,
avance,
recule,
frappe
à
droite,
 frappe
à
gauche,
fuit,
passe,
déconcerte
l’attente,
broie
l’obstacle,
écrase
les
hommes
comme
des
mouches.
 Toute
la
terreur
de
la
situation
est
dans
la
mobilité
du
plancher.
Comment
combattre
un
plan
incliné
qui
a
 des
caprices
?
Le
navire
a,
pour
ainsi
dire,
dans
le
ventre
la
foudre
prisonnière
qui
cherche
à
s’échapper
;
 quelque
chose
comme
un
tonnerre
roulant
sur
un
tremblement
de
terre.”

Au fond l’une des vertus de l’animisme hugolien, c’est de rendre possible la description absolue qui épuise le sujet. Mais il ne s’agit jamais de tirer à la ligne. Quand les matelots vont tenter d’intervenir pour mettre un terme à ce risque mortel, le lecteur saura immédiatement à quel point ils s’exposent. Et puis la fin de cet épisode est aussi la plus sûre façon d’achever de dresser le portrait de Lantenac.
Victor Hugo romancier c’est un artisan plein de dextérité qui a si bien travaillé la trame de son récit qu’il ne s’agit plus ensuite que d’y laisser courir le fil. Revenons brièvement à Victor Hugo historien, non sans avoir mentionné préalablement que ce clivage n’a rien d’absolu ; “ Quatrevingt treize ” comporte ainsi un recensement systématique de toutes les figures historiques de la Révolution française. Et celle-ci constitue d’un bout à l’autre du roman, le centre de gravité des interrogations de l’auteur. Deux illustrations :
– Comment justifier cette guerre de la République contre la Vendée qui est aussi, comme il le dit à propos de l’incendie d’une masure, celle de “ la
dévastation
s’abattant
sur
la
misère ”, effet qu’il qualifie de contresens ?
– De quoi est faite la pâte humaine pour que les jours du plus grand danger soient aussi ceux de la plus grande fête ? Le début du chapitre intitulé “ Les
rues
de Paris
en
ce
temps‐là ” nous restitue magiquement ce que ce fut de vivre cette révolution :
“ On
vivait
en
public
;
on
mangeait
sur
des
tables
dressées
devant
les
portes
;
les
femmes
assises
sur
 les
perrons
des
églises
faisaient
de
la
charpie
en
chantant
la
Marseillaise
;
le
parc
Monceaux
et
le
 Luxembourg
étaient
des
champs
de
manœuvre
;
il
y
avait
dans
tous
les
carrefours
des
armureries
en
plein
 travail,
on
fabriquait
des
fusils
sous
les
yeux
des
passants
qui
battaient
des
mains
;
on
n’entendait
que
ce
mot
 dans
toutes
les
bouches
:
Patience.
Nous
sommes
en
révolution.
On
souriait
héroïquement.
On
allait
au
 spectacle
comme
à
Athènes
pendant
la
guerre
du
Péloponèse
;
on
voyait
affichés
au
coin
des
rues
:
Le
Siège
de
 Thionville.
–
La
Mère
de
famille
sauvée
des
flammes.
–
Le
Club
des
Sans‐Soucis.
–
L’Aînée
des
papesses
 Jeanne.
–
Les
Philosophes
soldats.
–
L’Art
d’aimer
au
village.
–
Les
Allemands
étaient
aux
portes
;
le
bruit
 courait
que
le
roi
de
Prusse
avait
fait
retenir
des
loges
à
l’Opéra.
Tout
était
effrayant
et
personne
n’était
 effrayé.
La
ténébreuse
loi
des
suspects,
qui
est
le
crime
de
Merlin
de
Douai,
faisait
la
guillotine
visible
au‐ dessus
de
toutes
les
têtes.
Un
procureur,
nommé
Séran,
dénoncé,
attendait
qu’on
vînt
l’arrêter,
en
robe
de
 chambre
et
en
pantoufles,
et
en
jouant
de
la
flûte
à
sa
fenêtre.
Personne
ne
semblait
avoir
le
temps.
Tout
le
 monde
se
hâtait.
Pas
un
chapeau
qui
n’eût
une
cocarde.
Les
femmes
disaient
:
Nous
sommes
jolies
sous
 le
bonnet
rouge.
Paris
semblait
plein
d’un
déménagement.
Les
marchands
de
bric‐à‐brac
étaient
 encombrés
de
couronnes,
de
mitres,
de
sceptres
en
bois
doré
et
de
fleurs
de
lys,
défroques
des
maisons
 royales.
C’était
la
démolition
de
la
monarchie
qui
passait.
On
voyait
chez
les
fripiers
des
chapes
et
des
 rochets
à
vendre
au
décroche‐moi‐ça.
Aux
Porcherons
et
chez
Ramponneau,
des
hommes
affublés
de
surplis
 et
d’étoles,
montés
sur
des
ânes
caparaçonnés
de
chasubles,
se
faisaient
verser
le
vin
du
cabaret
dans
les
 ciboires
des
cathédrales.
Rue
Saint‐Jacques,
des
paveurs,
pieds
nus,
arrêtaient
la
brouette
d’un
colporteur
qui
 offrait
des
chaussures
à
vendre,
se
cotisaient,
et
achetaient
quinze
paires
de
souliers
qu’ils
envoyaient
à
la
 Convention
pour
nos
soldats.”
Précieuse restitution, on en conviendra. Tragi-comédie politique aussi ; voyons-en, dans l’oeuvre de Victor Hugo, le dernier acte
2 – Histoire d’un crime
En 1877, alors qu’il est revenu à Paris depuis six ans, les circonstances le conduisent à reprendre le manuscrit d’ “ Histoire d’un crime ”. Mac Mahon, monarchiste, a été élu Président de la République en 1873. En mai 1877 il congédie Jules Simon, Président du Conseil depuis novembre 1876, légitimement issu de la majorité républicaine de l’Assemblée Nationale.
Victor Hugo, craignant un nouveau coup d’état, tente vainement de décider le Sénat à refuser la dissolution de l’Assemblée Nationale. Il y déclare en particulier :
“ Je
ne
demande
pas
mieux
que
de
croire
à
la
loyauté,
mais
je
me
souviens
qu’on
y
a
déjà
cru.
(C’est
 vrai
!
à
gauche.)
Ce
n’est
pas
ma
faute
si
je
me
souviens.
Je
vois
des
ressemblances
qui
m’inquiètent,
non
pour
 moi
qui
n’ai
rien
à
perdre
dans
la
vie
et
qui
ai
tout
à
gagner
dans
la
mort,
mais
pour
mon
pays.
Messieurs,
 vous
écouterez
l’homme
en
cheveux
blancs
qui
a
vu
ce
que
vous
allez
revoir
peut‐être, ”

Voilà donc pourquoi il se décide à publier “ Histoire d’un crime ” : mettre en garde ses compatriotes contre ce qui pourrait survenir à nouveau.
À titre de conclusion il y ajoute, aux notes prises en 1851 et 1852 ainsi qu’aux témoignages recueillis ultérieurement, une reconstitution de la bataille de Sedan – plus exactement du désastre de Sedan – où Mac Mahon fut engagé, blessé et fait prisonnier. L’armée française qui s’est installée dans une cuvette entourée de collines et à laquelle on a donné congé, est littéralement exterminée par l’armée allemande et doit capituler.
Leçon de l’histoire :
“ L’obus
qui
a
frappé
Mac‐Mahon
l’a
retiré
de
la
catastrophe
;
la
faute
de
Ducrot,
l’ordre
inopportun
de
 retraite
donné
au
général
Lebrun,
s’explique
par
l’horreur
confuse
de
la
situation,
et
est
plutôt
une
erreur
 qu’une
faute
;
Wimpffen,
désespéré,
avait
besoin
pour
sa
trouée
de
vingt
mille
soldats
et
n’en
a
pu
réunir
que
 deux
mille
;
l’histoire
dégage
ces
trois
hommes
;
il
n’y
a
eu,
dans
ce
désastre
de
Sedan,
qu’un
seul
et
fatal
 général,
l’empereur.
Ce
qui
s’est
noué
le
2
décembre
1851
s’est
dénoué
le
2
septembre
1870
;
le
carnage
du
 boulevard
Montmartre
et
la
capitulation
de
Sedan
sont,
nous
y
insistons,
les
deux
parties
d’un
syllogisme
;
la
 logique
et
la
justice
ont
la
même
balance
;
il
était
dans
cette
destinée
funeste
de
commencer
par
un
drapeau
 noir,
le
massacre,
et
de
finir
par
un
drapeau
blanc,
le
déshonneur. ”
Quel était le propos de l’auteur ? Se faire prophète en son pays et dissuader l’aspirant dictateur d’y poursuivre ses vues. Victor Hugo multiplie les parallélismes entre le 2 décembre et le 2 septembre ; par exemple le nombre de morts à Sedan est exactement celui des troupes qui perpétrèrent, 20 ans plus tôt le massacre du boulevard Montmartre.
Illustration : “ Jamais
chute
ne
fut
plus
lugubre.
 Nulle
expiation
n’est
comparable
à
celle‐là.
Ce
drame
inouï
a
cinq
actes,
tellement
farouches,
qu’Eschyle
lui‐ même
n’eût
pas
osé
les
rêver.
Le
Guet‐Apens,
la
Lutte,
Le
Massacre,
la
Victoire,
la
Chute.
Quel
nœud
et
quel
 dénoûment
!
Un
poète
qui
l’eût
prédit
eût
semblé
un
traître
;
Dieu
seul
pouvait
se
permettre
Sedan.
 Tout
proportionner,
c’est
sa
loi.
A
pire
que
Brumaire,
il
fallait
pire
que
Waterloo.”
Et puis cette conclusion s’achève par une apothéose de la Nation, quelque chose du même ordre que “le majorat de Quasimodo” – pour reprendre l’expression de Michelet – autrement dit, des mots qui interdisent au maréchal de porter la main sur la patrie sacrée.
“ La
France
fait
le
jour.
De
là
son
immense
popularité
humaine.
La
civilisation
lui
doit
l’aurore.
 L’esprit
humain
pour
voir
clair
se
tourne
du
côté
de
la
France.
Cinq
mois
de
ténèbres,
voilà
ce
qu’en
1870
 l’Allemagne
a
réussi
à
donner
aux
nations
;
la
France
leur
a
donné
quatre
siècles
de
lumière.
 Aujourd’hui
le
monde
civilisé
sent
plus
que
jamais
le
besoin
qu’il
a
de
la
France.
La
France
a
fait
sa
preuve
par
 son
péril.
L’apathie
ingrate
des
gouvernements
n’a
fait
qu’accroître
l’anxiété
des
nations.
A
la
vue
de
Paris
 menacé,
il
y
eut
parmi
les
peuples
une
terreur
de
décapitation.
Va‐t‐on
laisser
faire
l’Allemagne
?
Mais
la
 France
s’est
sauvée
toute
seule.
Elle
n’a
eu
qu’à
se
lever.
Patuit
dea133
.”
Ce sont ces circonstances qui expliquent le bref avertissement qui sert de préface à
“ Histoire d’un crime” : “ Ce
livre
est
plus
qu’actuel,
il
est
urgent./Je
le
publie.”
Quand il écrit ces lignes, Victor Hugo a soixante-seize ans mais il n’a pas oublié l’avertissement du général amical, paternel et héroïque de son enfance : “ Enfant,
souviens‐toi
de
ceci
:
avant
tout,
la
liberté.”
D’autres oeuvres suivent dont nous n’avons pas le temps d’aborder l’étude. Disons simplement qu’elles sont essentiellement poétiques et gravitent autour de la question religieuse. Victor Hugo est demeuré, dans son âge mûr, plus voltairien que jamais. Voici, dans le recueil intitulé “ Religions et religion ” le court poème intitulé “ Chef-d’oeuvre ” :
“ Vous
prêtez
au
bon
Dieu
ce
raisonnement‐ci
:
‐
J’ai,
jadis,
dans
un
lieu
charmant
et
bien
choisi
 Mis
la
première
femme
avec
le
premier
homme
;

 

Ils
ont
mangé,
malgré
ma
défense,
une
pomme
;
 C’est
pourquoi
je
punis
les
hommes
à
jamais.
 Je
les
fais
malheureux
sur
terre,
et
leur
promets
 En
enfer,
où
Satan
dans
la
braise
se
vautre,
 Un
châtiment
sans
fin
pour
la
faute
d’un
autre.
 Leur
âme
y
tombe
en
flamme
et
leur
corps
en
charbon.
 Rien
de
plus
juste.
Mais,
comme
je
suis
très
bon,
 Cela
m’afflige.
Hélas
!
comment
faire
?
Une
idée
!
 Je
vais
leur
envoyer
mon
fils
dans
la
Judée
;
 Ils
le
tueront.
Alors,
‐
c’est
pourquoi
j’y
consens,
‐
 Ayant
commis
un
crime,
ils
seront
innocents.
 Leur
voyant
ainsi
faire
une
faute
complète,
 Je
leur
pardonnerai
celle
qu’ils
n’ont
pas
faite
;
 Ils
étaient
vertueux,
je
les
rends
criminels
;
 Donc
je
puis
leur
rouvrir
mes
vieux
bras
paternels,
 Et
de
cette
façon
cette
race
est
sauvée,
 Leur
innocence
étant
par
un
forfait
lavée.
‐”

Vingt vers pour faire comparaître les religions chrétiennnes au tribunal de la raison et le proscrire du domaine de l’intelligence. Ça ne signifie pas pour autant que la figure de Jésus perde toute valeur ; elle reste exemplaire de l’amour porté aux êtres humains. Seulement il est inutile de psalmodier des dogmes et de perdre son temps dans des pratiques rituelles ; celui-ci sera mieux employé à se mettre librement en quête du sens.
Sur le plan pratique, par conséquent, chacun doit pouvoir disposer de la liberté de conscience, ce qui implique la séparation irrévocable de l’Église et de l’État. Ces principes – qui sont ceux de ce qu’on ne désigne pas encore sous le nom de laïcité – aboutiront, 20 ans après la mort de Victor Hugo, à la loi dite de 1905. Ce combat, qu’il a initié à l’Assemblée en 1850 au moment de la discussion relative à la loi Falloux, il le poursuivra jusqu’au bout ; c’est dans cette perspective qu’il faut situer ses dernières oeuvres.
En guise de conclusion : le détour d’une vie …
Quand enfin les convulsions politiques sont apaisées, quand il retrouve dans la sérénité la ville aimée, quand il consent à s’accorder quelque loisir… il fait probablement des promenades. Et l’envie le prend de retrouver les différents lieux qu’il a habités dans son enfance. Cruelle déception : tous les logements de sa jeunesse ont été pulvérisés les unes après les autres, sous les coups de boutoir d’Hausmann. Certes il sait depuis longtemps que le jardin des Feuillantines a été sacrifié au prolongement de la rue d’Ulm… C’était même ce qui avait conduit Madame Hugo a déménager rue du Cherche-Midi ; sa mère ne pouvait se passer d’un jardin… et on la comprend. Mais c’est la même chose pour d’autres lieux habités et d’autres quartiers qu’il a aimés. Voici ce qu’en dira, deux décennies plus tard, un journaliste du Figaro, à l’occasion du centenaire de sa naissance :
“Mais
dans
tous
ces
coins
de
la
grande
ville,
les
souvenirs
qui
se
rattachent
à
Victor
Hugo
sont
vagues
 ou
presque
effacés.
Le
temps
a
fait
son
œuvre,
la
pioche
des
démolisseurs
aussi.
La
maison
de
la
place
des
 Vosges
devant
laquelle
les
Parisiens
défileront
dans
quelques
jours
a
subi
une
étrange
métamorphose.
Le
 logis
où
le
génie
accomplit,
dans
le
silence,
d’immortels
chefs‐d’œuvre,
est
encore
aujourd’hui
une
école
où
 braille
la
marmaille.
Quant
à
l’enclos
des
Feuillantines
que
chanta
le
poète
en
des
vers
inoubliables,
il
y
a
 longtemps
que
la
voirie,
avide
d’élargissement
et
d’espace,
l’a
saccagé.
Une
rue
calme,
banale,
universitaire,
la
 rue
d’Ulm,
a
remplacé
le
jardin
disparu.
De
ce
qui
fut
l’abri
des
jeunes
années,
il
ne
reste
plus
qu’un
vieux
 dessin,
à
Carnavalet,
qui
réduit
à
une
mince
réalité
ce
qu’avait
rêvé
l’imagination
du
poète.”
Si le 12 impasse des Feuillantines où logea l’enfant est bien devenu le 2 de la rue des Feuillantines et si les quelques arbres qu’on voit encore autour du nouveau bâtiment de l’École Normale Supérieure sont bien les descendants de ceux du parc que contempla le jeune Victor – et dont les ramages agités par le vent dissuadèrent Sophie de le confier au prêtre qui voulait l’enfermer dans un collège – alors on peut supposer que de là il apercevait

aussi par intermittence, le mur de la façade sud du Panthéon. Et c’est bien le cas, ainsi qu’en atteste la résurgence du souvenir d’enfance, placé en préambule d’ “Actes et paroles” :
“le
ciel
bleu
devenait
lentement
rouge
;
la
fête
impériale
se
réverbérait
jusqu’au
zénith
;
des
deux
dômes
qui
 dominaient
le
jardin
des
Feuillantines,
l’un,
tout
près,
le
Val‐de‐Grâce,
masse
noire,
dressait
une
flamme
à
 son
sommet
et
semblait
une
tiare
qui
s’achève
en
escarboucle
;
l’autre,
lointain,
le
Panthéon
gigantesque
et
 spectral,
avait
autour
de
sa
rondeur
un
cercle
d’étoiles,
comme
si,
pour
fêter
un
génie,
il
se
faisait
une
 couronne
des
âmes
de
tous
les
grands
hommes
auxquels
il
est
dédié.”
Regard ensoleillé et insouciant de l’enfant… et, un peu plus de soixante dix ans plus tard, regard aveugle du mort glorieux, que tout un peuple conduit, à quelques pas de là, façade ouest et en grandes pompes, dans sa dernière demeure.
Revenons à ce cortège en effet. Nous savons désormais qui était ce grand homme et comment d’une façon ou d’une autre, par un geste ou un autre, tel écrit, telle action d’éclat, tels vers pieusement récités, il a pu devenir l’ami, l’inspirateur, le défenseur, non seulement de tout un peuple mais aussi de tous les humains auxquels la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 avait conféré une égale dignité.
Victor Hugo fut en somme l’incarnation des principes humanistes dont la Révolution française s’était réclamée. Et parce qu’il les défendit toujours à la fois avec une grande rigueur et une grande mansuétude, il fut aussi l’inlassable artisan de la réconciliation nationale. Voilà pourquoi il fut et il demeure l’homme nation.
Il faut ajouter que la plupart des grands noms de la littérature française appartiennent au XIX° siècle et que la quasi totalité d’entre eux gravitent alentour de l’étoile Hugo, planètes ou comètes, à plus ou moins grande distance et plus ou moins longtemps. Il n’est pas jusqu’à Stendhal qui n’approchât un temps cette étoile. Dans une de ses lettres Sainte-Beuve, à propos de l’auteur de La Chartreuse de Parme. livre un tableau saisissant des rapports impossibles entre les deux hommes :
“ Je
ne
l’ai
pas
rencontré
très
souvent,
mais
j’ai
eu
l’heur
insigne
de
passer
chez
Mérimée
une
soirée
 entière
avec
lui
(vers
1829
ou
1830),
et
avec
Victor
Hugo
qu’il
rencontrait
pour
la
première
fois.
Il
n’y
avait
 d’étranger
en
sus,
s’il
m’en
souvient,
que
Horace
de
Viel‐Castel,
un
viveur
spirituel.
Quelle
singulière
soirée
!
 Hugo
et
Stendhal,
chacun
comme
deux
chats
sauvages,
de
deux
gouttières
opposées,
sur
la
défensive,
les
 poils
hérissés
et
ne
se
faisant
patte
de
velours
qu’avec
des
précautions
infinies
;
Hugo,
je
l’avouerai,
plus
 franc,
plus
large,
ne
craignant
rien,
sachant
qu’il
avait
affaire
dans
Stendhal
à
un
ennemi
des
vers,
de
l’idéal
et
 du
lyrique.
Stendhal
plus
pointu,
plus
gêné,
et
(vous
le
dirai‐je
?)
moins
grande
nature
en
cela.
Mérimée
qui
 avait
ménagé
le
rendez‐vous,
ne
le
rendait
pas
plus
facile
et
n’aidait
pas
à
rompre
la
glace
;
elle
ne
fut
jamais
 brisée
ce
soir‐là
et
je
ne
sais
même
pas
s’ils
se
revirent.”
On comprend sans doute que la proscription qui, dans l’esprit de Stendhal, frappe la poésie, ne puisse convenir à Hugo. Même chose pour cette juste intuition stendhalienne du roman comme forme littéraire majeure dans le siècle à venir ; il faut le dire et le redire : Victor Hugo fut d’abord un homme de théâtre, son dire poétique est avant tout une parole et, la plupart du temps, il n’en vient au roman que par défaut. Cependant des positions analogues chez Flaubert ou Balzac n’ont jamais constitué un obstacle à la sympathie et à l’estime que Victor Hugo vouait à l’un aussi bien qu’à l’autre.
La vérité, c’est qu’il devait beaucoup à cet écrivain-là ou, plus exactement à ses plagiats. “ Racine et Shakespeare ”, paru en 1823 sous le nom de Stendhal, a sans doute largement inspiré son “ Cromwell ” et légitimé la fameuse préface. Cet essai de Stendhal, qui plaide en faveur du romantisme auprès des Italiens – ses compatriotes de coeur – est sans doute une synthèse maladroite de tout ce qu’il a lu et traduit sur la question en anglais et en allemand ; mais ce fut le truchement indispensable entre ce qui avait été ressenti ici ou là en Europe, dans le monde des lettres, et la magistrale envolée qu’en fit Victor Hugo. Pour gagner la bataille du romantisme – qui est, il ne faut pas se lasser de le répéter, celle de la liberté en littérature – il fallait un général mais il fallait aussi des guetteurs. Pour le reste l’antipathie de Hugo – qui est la droiture même – s’explique probablement par ce qu’il a appris des malhonnêtetés de l’autre.
Les rapports avec Mérimée connaîtront une pente analogue. Celui-ci a fait très tôt la connaissance d’Eugénie de Montijo et trouve tout naturellement sa place à la cour sous le seconde empire ; crime redhibitoire,

cela va de soi, pour l’exilé qu’est devenu Victor Hugo à la même époque. Même chose pour Sainte-Beuve devenu courtisan ; mais il est vrai que les rapports entre les deux hommes s’étaient tendus depuis belle lurette… En 1843 Sainte-Beuve avait fait éditer un recueil de poèmes intitulé “Le livre d’amour” dans lequel il suggèrait habilement non seulement qu’il avait été l’amant d’Adèle Foucher-Hugo mais encore qu’il était le père de la petite Adèle, benjamine de la famille. Vengeance ignoble du laideron qui en 1831 s’était probablement fait chasser de conserve par les époux Hugo, selon toute vraisemblance après un geste déplacé dirigé sur Madame ; et pauvre consolation du créateur de l’avatar “Joseph Delorme”, qui rêvait d’être un séducteur sans en avoir le physique.
Revenons une dernière fois à ce cortège…
…du 1° juin 1885. C’est en ce jour précis où la dépouille de Victor Hugo circule de l’Arc de triomphe au Panthéon que chacun de ces deux monuments reçoit son affectation définitive comme hauts lieux de cette République française dont le pays accoucha si douloureusement. Jusque là, d’un empire à une république puis d’une république à une restauration, chacun des clans qui s’écharpent pour mettre la main sur le pouvoir, en a fait son objet en lui affectant une destination propre. Le Panthéon est d’abord une église et puis il devient le temple de la Révolution et puis il est à nouveau une église royale… L’Arc de triomphe est érigé comme consécration des gloires de l’Empire avant d’en devenir le monument funéraire ; Louis XVIII l’utilise en 1823 à l’occasion du retour d’Espagne du duc d’Angoulème.
Mais de ce premier jour de juin 1885 où la dépouille du grand poète circule de l’un à l’autre monument, dans un Paris silencieux, uni et recueilli, ces deux monuments phares de la nation et de sa capitale vont, par une sorte de consécration, recevoir leur affectation définitive. L’Arc de Triomphe sera désormais voué à tous ceux qui se sont battus pour la défense de la patrie ; le Panthéon, devenu définitivement une sorte de temple grec, sera irréversiblement consacré comme mausolée des grands hommes – et femmes depuis peu – qui ont guidé la France dans tel domaine ou tel autre.
Toute sa vie Victor Hugo avait voulu panser les blessures de son pays déchiré par les guerres civiles, le guider vers un lieu idéal où celui-ci trouverait à la fois les conditions d’une survie pacifiée et le moyen d’élever haut dans le monde, le flambeau de la liberté. Par sa mort, Victor Hugo achève magistralement son œuvre.
Je reviens à cette jeune femme debout ce jour-là, sur la place de l’étoile… et enceinte. Comme me l’a raconté Suzanne – sa benjamine qui naîtra quelques années plus tard et deviendra, plus tard encore, mon arrière- grand-mère – il s’agit pour elle et son époux de célébrer le grand homme. Demain ils rouvriront leur boulangerie de la rue de Sèvre et Suzanne – qui deviendra l’une des premières femmes de ce pays à obtenir le brevet – y fera la vendeuse. C’est là, sans doute, qu’Émile, qui fait des études pour devenir huissier, en tombe amoureux. Des années plus tard, dans la bibliothèque d’Émile, devenu mon arrière-grand-père et mort deux ans avant ma naissance, j’ai retrouvé un livre improbable : « Napoléon le Petit ». Là pour le coup, il fallait être un fervent admirateur de Victor Hugo…
Et j’imagine que cette passion partagée a été l’un des éléments qui les ont portés l’un vers l’autre et celui, peut-être, qui a décidé Suzanne à donner une suite favorable à la demande en mariage d’Émile. Autrement dit sans Victor Hugo, je n’existerais pas. Pour autant je ne constitue pas une exception. Si l’on porte à nouveau sa pensée sur ce million de Parisiens et ce million de visiteurs de province ou de l’étranger, qui accompagnent ce jour-là le grand homme en sa dernière demeure, il faut concevoir que ces quatre syllabes « Victor Hugo » ont été pour chacun comme un mot de passe. Ainsi peut-on imaginer que des milliers d’enfants sont nés de cette sympathie partagée, lesquels ont donné naissance à des dizaines de milliers de petits-enfants ; puis ceux-ci ont enfanté à leur tour des centaines de milliers d’arrière-petits-enfants…
J’ajoute, à la mémoire d’Émile, qu’il fut un huissier hugolien : il se débrouillait pour prévenir à l’avance les plus démunis de ceux qu’il avait à saisir afin qu’ils puissent mettre à l’abri le peu qu’il leur restait.
Cette communion des âmes en ce 1° juin 1885, c’est le bien le signe que Victor Hugo est l’homme qui incarna le plus complètement la nation France.
Ce qui a lieu ce jour-là dans Paris présente tous les caractères du traumatisme ; à ceci près qu’il est non seulement collectif mais potentiellement universel. Celui qui s’est éteint une semaine plus tôt, en plongeant tout Paris dans la sidération, c’est le guide spirituel de tout un peuple, pour tout un siècle. Et ce peuple de France, qui pendant ce siècle, est passé par toutes les horreurs des guerres civiles et étrangères, ce jour-là, pour son poète vénéré, réinvente le sacré.

Bien sûr, Robespierre avait essayé, lui aussi, en tentant d’instaurer son « culte de l’Être suprême » ; mais une religion, même minimale, ça ne se décrète pas.
Pourtant parce que les Français ne veulent pas perdre cette grande figure, ils transforment dans l’unanimité de leur cortège, le Panthéon en temple. C’est vraiment y déposant le 46° de leurs grands hommes qu’ils en font une enceinte sacrée, c’est-à-dire soustraite au temps et en particulier aux aléas du pouvoir. Enfin c’est par cette même intuition essentielle du sacré comme mise hors du temps, de l’immortalité comme refus de l’oubli que, le jour où on y dépose les cendres de Jean Moulin, Malraux l’interpelle, dans une supplique mémorable : « Entre
ici,
Jean
 Moulin,
avec
ton
terrible
cortège… »
Eh bien, Victor Hugo est, lui aussi, entré au Panthéon avec son cortège d’ombres. Cette fois-là ce sont celles de ceux qui l’ont aimé, admiré ou qu’il tenait en grande estime et amitié ou qu’il avait inspiré.
Alfred de Vigny qui fut de cinq ans son aîné… Ils ont fait connaissance quand Le conservateur littéraire a publié un essai et un poème de M. Vigny. Quelques mois plus tard ils vont tous les deux, sous la férule de Charles Nodier, bibliothéquaire à l’Arsenal, participer à l’aventure commune du Cénacle, véritable pouponnière du romantisme. Voici quelques uns des autres fidèles de la bibliothèque de l’Arsenal : Honoré de Balzac, Eugène Delacroix, Alexandre Dumas, Alfred de Musset, Prosper Mérimée….
Le temps passe ; Victor Hugo ira visiter Balzac sur son lit de mort et composera son éloge funèbre. Rien de convenu ; il tenait simplement l’auteur de la Comédie humaine pour un génie.
On connaît en outre l’admiration profonde et réciproque qui l’unissait à Chateaubriand, père sublime – dans l’ordre littéraire – d’un enfant qui ne l’était pas moins. On sait comment Théophile Gautier, avec son gilet rouge et ses longs cheveux, est son lieutenant dans la bataille d’Hernani ; on se souvient du véritable pélerinage qu’entreprend Edmond Rostand au Pays basque espagnol, simplement pour entendre prononcer le nom d’Ernani. Et puis ces femmes si diverses qui lui écrivent des lettres pleines d’admiration : George Sand, Louise Michel… Relevons au passage qu’il ne faut pas être n’importe qui pour éveiller, à 20 ans d’intervalle, la sympathie de la communarde et celle de la duchesse d’Orléans. Il y a encore l’enthousiasme du jeune Zola qui lui adresse un poème.
Et bien sûr les poètes proprement dits : Mallarmé qu’il surnomme affectueusement son “petit faune”, Verlaine… Il faut encore se souvenir que c’est Flaubert qui lui sert de boîte aux lettres clandestine pendant l’exil. Avec Eugène Sue il a partagé la fonction parlementaire, le souci des “misérables” et l’exil ; dans une lettre de 1857 à Victor Schoelcher : “ Je
vous
envoie
un
mot
pour
notre
excellent
ami
Eugène
Sue.
Je
bats
des
mains
à
sa
 guerre
au
catholicisme. ”
Plus étonnant : Jules Verne qui confie en 1894, dans une interview : “ J’étais
au
plus
haut
point
sous
 l’influence
de
Victor
Hugo,
très
passionné
par
la
lecture
et
la
relecture
de
ses
œuvres.
À
l’époque,
je
pouvais
 réciter
par
cœur
des
pages
entières
de
Notre‐Dame
de
Paris,
mais
c’étaient
ses
pièces
de
théâtre
qui
m’ont
le
 plus
influencé,
et
c’est
sous
cette
influence
qu’à
l’âge
de
dix‐sept
ans,
j’ai
écrit
un
certain
nombre
de
tragédies
 et
de
comédies,
sans
compter
les
romans. ”
La sympathie précoce qui le porte vers Alexandre Dumas, c’est l’autre versant de cette prise de conscience de la nécessité impérieuse, pour Victor Hugo, de faire que la littérature devienne populaire, à entendre naturellement comme formatrice
du
peuple. Jules Verne et Alexandre Dumas y ont magnifiquement réussi.
Situation unique dans la littérature française et probablement mondiale. Certes “ce siècle” mouvementé est pour beaucoup dans cette effervescence créatrice ; mais cette bonté, cette sollicitude de jardinier, capable de faire éclore tant de talents divers, d’encourager chacun à suivre sa voie, cette largesse d’esprit qui refuse de faire école, qui mise sur l’irréductible singularité de la personne et sur son pouvoir créateur, tout cela, c’est le fait de Victor Hugo et c’est en cela justement qu’il demeure le coeur de la littérature française, en particulier au siècle de sa plus grande fécondité.
L’autre dimension de cette position centrale, par conséquent, c’est ceux des écrivains qu’il place spontanément en amont de son oeuvre. Il se revendique, comme on l’a vu, de Molière et de Corneille pour le

théâtre, mais aussi de Voltaire sur le plan des idées et de l’exigence de liberté. Et il puise en outre les préceptes de ses compositions théâtrales et poétiques dans Shakespeare et dans la Bible. Enfin il est philosophe dans l’âme.
Il fallait un esprit d’une incroyable audace pour réédifier, après tant de convulsions révolutionnaires, non seulement le temple de la littérature mais encore les prémices de la réconciliation de la Nation avec elle-même, à travers son passé, et entre chacune de ses composantes.
Laissons les derniers mots de cet hommage à Leconte de Lisle : “ À
Victor
Hugo

Dors,
Maître,
dans
la
paix
de
ta
gloire
!
Repose,
 Cerveau
prodigieux,
d’où,
pendant
soixante
ans,
 Jaillit
l’éruption
des
concerts
éclatants
!
 Va
!
La
mort
vénérable
est
ton
apothéose
:
 Ton
Esprit
immortel
chante
à
travers
les
temps.
 Pour
planer
à
jamais
dans
la
Vie
infinie,
 Il
brise
comme
un
Dieu
les
tombeaux
clos
et
sourds,
 Il
emplit
l’avenir
des
Voix
de
ton
génie,
 Et
la
terre
entendra
ce
torrent
d’harmonie
 Rouler
de
siècle
en
siècle
en
grandissant
toujours
!
”

Les Français ne l’avaient pas oublié pendant les 20 années de son exil ; ils ne l’oublieront pas un siècle et plus après sa mort et le nom de Victor Hugo continuera d’éveiller à travers le monde le courage de tous ceux qui ont soif de liberté.
Voilà pourquoi le pays de la Révolution place si haut la littérature.
Victor Hugo fut un combattant et un travailleur acharné de cette lutte pour la liberté, pour l’égalité et pour la fraternité. Et c’est parce qu’il n’a pas laissé passer un seul jour de sa vie d’écrivain et d’homme politique sans satisfaire à cette exigence, que, ainsi que le rapporta son fils Charles, “ il
s’éveillait
content
et
se
couchait
 satisfait”.
Écivain “à propos”, s’adressant sans cesse à ses contemporains, il lui arriva pourtant d’avoir brièvement l’intuition d’une possible survie post mortem dans la communauté humaine. Laissons-le, une fois encore raconter :
“ Les
matelots
et
les
mousses
allaient
et
venaient
dans
la
mâture.
Rien
de
plus
surprenant
que
ce
 mouvement
de
l’homme
entre
le
ciel
et
la
mer.
C’est
quelque
chose
comme
l’essor
visible
de
l’esprit
humain.
 Le
matelot
est
formidable
et
le
mousse
est
charmant.
Il
reste
l’enfant
et
devient
l’oiseau.
Le
mousse
est
le
 gamin
de
la
tempête.
Il
monte
au
grand
mât
et
grimpe
dans
l’infini.
On
entend
son
rire
et
son
chant
qui
font
 le
tour
du
monde,
et
l’on
rêve.
«
Beau
navire,
n’est‐ce
pas
?
»
me
dit
le
capitaine.
Puis,
braquant
de
nouveau
sa
 lunette,
il
reprit
:
«
Comment
s’appelle‐t‐il
?
»
Je
ne
sais
pourquoi
je
m’intéressais
à
ce
superbe
trois‐mâts
qui
 allait
si
vite
et
si
loin.
J’attendais
son
nom.
«
Eh
bien,
dis‐je
au
capitaine,
il
s’appelle
?…
»
«
La
Esmeralda
»,
dit
 le
capitaine.
Je
restai
surpris,
ému
et
pensif.
Le
navire
s’éloignait
;
il
allait
disparaître.
Alors,
je
me
penchai
sur
 le
parapet
du
pont,
j’étendis
la
main
vers
cette
vision
en
fuite
dans
la
brume,
et
je
lui
criai
:
«
Bon
voyage,
ma
 fille
!
»”
Mon cher Victor, elle est arrivée à bon port ; depuis que nos aïeux t’ont conduit au Panthéon, ton roman a connu 24 adaptations diverses : films, dessins animés, comédies musicales, ballets, opéras, bandes dessinées. Sans parler du reste de ton oeuvre.
Dernier point : le classement mondial des 50 meilleurs écrivains, d’après le vote universel. Victor Hugo arrive à la 12° place. Le 1° est Shakespeare, ce qui, il n’en disconviendrait pas, est une preuve de discernement. Et puis Dostoïevski, Tolstoï, Homère (là aussi, il approuverait) ; ensuite Poe, Dickens, Tolkien, Orwell (et l’on sent la domination du lectorat anglo-saxon). Après quoi Dante (il applaudirait aussi), Marc Twain et enfin Cervantès, qu’il n’aurait pas désavoué non plus.

Autrement dit il demeure l’écrivain français le plus apprécié au monde. Homme nation, c’est donc bien dans ses pages que ce monde apprend ce que c’est que ce pays et comment, au fond, il a enfanté “ les Droits de l’Homme ”. Là non plus, Victor Hugo n’y est pas pour rien. Puisse-t-il continuer à voguer aussi sûrement vers l’avenir.
FIN
Table des matières
Prélude……………………………………………………………………………………………….p. 2 Introduction………………………………………………………………………………………..p. 3 I L’enfant du siècle……………………………………………………………………………….p. 5
1° Sophie, Léopold, leurs enfants, leurs amours……………………………………………..p. 6 a) De qui Victor est-il le fils ?………………………………………………………….. p. 7

b) Une femme de caractère………………………………………………………………. p. 9 c) Un renard envieux……………………………………………………………………..p. 12
2° Débuts dans la littérature……………………………………………………………………..p. 18 a) Comme la feuille au vent……………………………………………………………..p. 19 b) Les bienveillants………………………………………………………………………..p. 21
II Naissance d’un écrivain……………………………………………………………………..p. 28 1°) Adèle ou rien…………………………………………………………………………..p. 32
2°) Han d’Islande, prélude……………………………………………………………….p. 36
III Premières oeuvres
1°) Victor fait ses classes…………………………………………………………………p. 42 2°) Le plus bel âge ? ……………………………………………………………………..p. 44 3°) Odes et ballades……………………………………………………………………… p. 47
IV Une révolution dans le théâtre……………………………………………………………p. 60
1°) Cromwell, une préface mais pas seulement………………………………………p. 62 2°) Hernani, avant la bataille……………………………………………………………p. 75 3°) Des soirées inoubliables …………………………………………………………….p. 83
V Un écrivain engagé……………………………………………………………………………p. 90
1°) Un philhellène…………………………………………………………………………p. 92
2°) Contre la peine de mort : le combat de toute une vie………………………..p. 101
a) Le dernier jour d’un condamné……………………………………………p. 101
b) Claude Gueux…………………………………………………………………p. 107 3°) Ecrire pour enseigner : Notre-Dame de Paris………………………………….p. 112
a) Un système narratif d’une extrême liberté……………………………….p. 113 b) Une humanité diverse, composite et dynamique………………………..p. 118
1 – Victor Hugo historien et théoricien de l’histoire………………p. 118 2 – Victor Hugo psychanalyste…………………………………………p. 124 3 – Victor Hugo ambassadeur plénipotentiaire……………………..p. 130
VI Victor Hugo, la politique, la vie………………………………………………………..p. 136
A – Aimer………………………………………………………………………………….p. 136
B – Agir…………………………………………………………………………………….p. 145 1° Avant l’exil………………………………………………………………….. p. 145
a) Au théâtre………………………………………………………………p. 145 b) A la chambre…………………………………………………………. p. 164 c) Sur les barricades……………………………………………………..p. 186
2° Pendant l’exil………………………………………………………………….p. 198 a) Deux philippiques ……………………………………………………p. 209 b) La réclusion créatrice………………………………………………..p. 216
1- Le roman national : “Les Misérables”…………………….p. 217 2- “La Légende des siècles”, une épopée inégalable………p. 225 3 – Deux autres romans………………………………………….p. 229
c) Une famille dispersée………………………………………………..p. 230
3° Depuis l’exil : ………………………………………………………………..p. 232 a) S’engager à nouveau ………………………………………………..p. 232 b) Ecrire encore………………………………………………………….p. 236

1- Historia ou l’enquête : “Quatrevingt treize”…………….p. 239
2 – “Histoire d’un crime”……………………………………….p. 244
En guise de conclusion : le détour d’une vie …………………………………………..p. 246