Stendhal

 

Stendhal, toute la gamme

 

 

 

« Je n’estime que d’être réimprimé en 1900.»

Stendhal, Souvenirs d’égotisme

 

« Si je pousse la porte d’un livre de Beyle, j’entre en Stendhalie »

Julien Gracq, En lisant, en écrivant

Prélude

De même, si l’on pousse la porte d’un livre de Louis Poirier – pseudonyme Julien Gracq – entre-t-on au pays des Syrtes, d’une manière ou d’une autre…
Ceci dit, il s’en faut de beaucoup que tous les livres écrits par Henri Beyle – nom de plume définitif : Stendhal – relèvent de cette alchimie créatrice caractéristique dudit Julien Gracq mais aussi de Marguerite Yourcenar.

Seulement il y a bien un style, à la fois feuille de route et invite discrètement adressée au lecteur, qui marque chacun de ses livres, des romans aux biographies en passant par les guides touristiques à sa façon.
En prime, un esprit d’une exceptionnelle pénétration.

Voilà pourquoi il y a en effet, sur le versant romanesque de cette oeuvre, quelques chose du Farghestan esquissé par Julien Gracq.                                                                                                      Que nous révèle sa pénétrante vision de la « Stendhalie » ?

Intégrale de cette invite :

« Si je pousse la porte d’un livre de Beyle, j’entre en Stendhalie, comme je rejoindrais une maison de vacances : le souci tombe des épaules, la nécessité se met en congé, le poids du monde s’allège ; tout est différent : la saveur de l’air, les lignes du paysage, l’appétit, la légèreté de vivre, le salut même, l’abord des gens. (…) Stendhal fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge fait pour les dimanches de la vie, où l’air est plus sec, plus vivifiant. »

C’est donc muni de ce viatique que nous aborderons l’étude de Stendhal, sa vie, comme son oeuvre, l’une entretenant avec l’autre, comme on le verra, d’étroits rapports.

 

Introduction

Être lu en 1900, Stendhal y est parvenu, et bien plus encore. Pour un siècle de plus, il faudrait que l’esprit de lucre qu’il a remarquablement mis en lumière cède le pas à l’humanisme, ce qui n’est pas gagné.

En tout cas s’il est lu en 2021, c’est peut-être parce qu’il était au fond trop moderne pour son époque – qui l’a largement méconnu – et qu’il s’est trouvé ensuite quelques passeurs enthousiastes qui se sont préoccupés de sa postérité.

Deux romans font l’essentiel de sa notoriété :
Le Rouge et le Noir
La Chartreuse de Parme
Et celle-ci est considérable. Il est tenu à l’étranger pour l’un des plus grands auteurs de la littérature française et il existe un nombre considérable de clubs et d’associations qui se vouent à perpétuer sa mémoire.

A-t-il, pour atteindre cette notoriété, voué sa vie à l’écriture ?
Nullement.
Si l’on récapitule ses activités professionnelles, on trouvera successivement le sieur Beyle secrétaire au ministère de la guerre, militaire, diplomate et journaliste.

Quant à l’écriture, le romanesque n’en occupe que la moindre part, notre homme consacrant sa plume, autant sinon plus, à la biographie des grands personnages – à commencer par Napoléon -, à la réflexion philosophique, à l’analyse des oeuvres d’art – musicales et picturales – au journal de voyage ou au journal intime, aux chroniques diverses, à l’autobiographie.

Deux paradoxes pour achever cette esquisse :

1°- Il est le plus italien de tous les écrivains français. Non seulement il parle parfaitement le toscan – dialecte qui s’est imposé à toute la péninsule – mais il est aussi capable d’entendre les patois locaux.
Et puis il a stipulé par testament qu’on devrait graver sur sa tombe l’épitaphe suivante : « Sono milanese » ; « Je suis milanais » ; ce qu’on a fait.

 

2°- Il est le point de rencontre le plus élevé entre Émile Zola et Marcel Proust qui lui vouaient, l’un et l’autre, une égale admiration. On conviendra qu’il fallait le faire.

Voyons quelle alchimie a engendré ce prodige.

A Les années d’apprentissage

I Enfance en Dauphiné

Stendhal paraît intimement persuadé non seulement qu’il existe un « génie des peuples » mais encore – du moins en ce qui concerne la France – que celui-ci vaut également pour les provinces.
Ceci dit, il sera au comble du contentement à Paris, du moins jusqu’à ce qu’il découvre Milan. On ne peut que l’approuver – dans l’un et l’autre cas – Milan étant, à plusieurs égards, Paris en mieux.
Notre homme naît à Grenoble le 23 janvier 1783, dans une famille aisée mais pleine de contrastes, 6 ans avant la Révolution, donc… laquelle commencera en fait sous les fenêtres de son grand-père, un peu plus d’une année avant le 14 juillet parisien.

Quelques mots sur cette famille avant d’entrer dans le cours des événements.

Autant on est aimable, ouvert d’esprit, cultivé chez les Gagnon – côté maternel – autant chez les Beyle – côté paternel – on est sombre et confiné en contrition, ne trouvant de soulagement que dans l’accomplissement des devoirs chrétiens ; « bigotement ultras » écrira-t-il dans les pages brouillonnes mais pleines de verve de sa « Vie de Henri Brulard ».

Un mot sur cet écrit autobiographique, laissé en chantier, mais qui, du coup, nous livre l’intimité de Stendhal d’une manière incomparable.

= > On y entend d’abord ses scrupules à enchaîner des « je » et des « moi » à longueur de pages ; ce qui atteste que ce pseudonyme d’Henri Brulard – qui reprend ses initiales – n’est là que pour la forme.

=> Et puis, brutalement, il livre tel ou tel moment clef de cette enfance d’abord, brut de décoffrage.

Comment Chérubin, le père (avec un prénom pareil, il faut s’attendre à tout)
a-t-il obtenu la main de la douce Henriette Gagnon ?
A cette question, pas de réponse directe sous la plume de H.B.
Bref portrait du personnage : « C’était un homme extrêmement peu aimable, réfléchissant toujours à des acquisitions et à des ventes de domaines, excessivement fin, accoutumé à vendre aux paysans et à acheter d’eux, archi-Dauphinois.»

Quelques hypothèses sur le rapprochement de ces deux familles :

=> C’est qu’il y a aussi, côté Gagnon, une âme pieuse : la terrible tante Séraphie, « jésuite femelle ». De même qu’on trouve, côté Beyle, un esprit plus ouvert :
un cousin de Chérubin qui sera, à quelques années de là, élu député du Tiers État.

=> Et puis ce qui sans doute commande ce mariage, ce sont les accointances sociales.
Chérubin est un juriste éminent, à la fois avocat et procureur au parlement du Dauphiné. Un frère d’Henriette est également juriste ; c’est peut-être par son intermédiaire que les deux familles ont commencé à se fréquenter.
Quant au bon grand-père, le docteur Gagnon, il s’est acquis une certaine notoriété au Collège des Médecins de Grenoble.

Par contre ce qui plaide pour l’hypothèse du mariage arrangé, c’est le fait que la douce Henriette ne paraît pas avoir eu d’inclination pour son époux. Un épisode survenu tardivement l’apprend au jeune garçon :

« En me parlant de ma mère, un jour, il échappa à ma tante de dire qu’elle n’avait point eu d’inclination pour mon père. Ce mot fut pour moi d’une portée immense. J’étais encore, au fond de l’âme, jaloux de mon père.
J’allai raconter ce mot à Marion, qui me combla d’aise en me disant qu’à l’époque du mariage de ma mère, vers 1780, elle avait dit un jour à mon père qui lui faisait la cour: «Laissez-moi, vilain laid.» »

Marie Thomasset, dite Marion, est la bonne des Gagnon. Quant à cette mère profondément aimée, elle va jouer dans cette vie qui commence, un rôle décisif.

1° Une mère délicieuse

On aura relevé, dans la citation précédente, cette jalousie à l’égard du père et ce soulagement d’apprendre que celui-ci n’était pas aimé de son épouse.
Henriette a commencé sa carrière maternelle par une fausse couche.
Alors ce petit garçon qui survit, baptisé Marie Henri – des prénoms donnés d’abord à l’enfant mort – elle s’y attache profondément. Et comme il n’a pas été mis en nourrice, le sevrage ne met pas fin au véritable amour qu’il éprouve pour sa mère.

Souvenir de ce bonheur inégalable : « Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers  (…) »
On conviendra que, question complexe d’Oedipe, il est difficile de faire mieux… ou pire. Du reste Stendhal le concède sans ambiguïté : « j’étais amoureux de ma mère. »
Et puis, portant le nom de son aîné, il est plus ou moins consciemment, comptable de deux vies.

Premières années heureuses jusqu’au terrible événement qui fera voler ce bonheur en éclats : le 23 novembre 1790 Henriette – qui entre temps a mis au monde
deux petites filles, Pauline et Zénaïde – meurt en couche, succombant vraisemblablement à la fièvre puerpérale.

Et cette fois, c’est un véritable traumatisme. D’abord l’incrédulité : comme le petit garçon ne peut pas croire qu’un être si essentiel ait pu être aboli, il commence par la chercher partout, sa maman.

Et puis c’est la révolte.
Quand l’abbé Rey vient consoler son père, le petit bonhomme s’est caché dans l’alcôve de la chambre de celui-ci. Alors il entend le premier dire au second : « Mon ami, ceci vient de Dieu.  »
Dès cet instant, c’en est fini avec Dieu, qu’il existe ou pas. Plus tard, il le dénommera « God ».

Enfin la culpabilité. Ce trait-là, il n’est pas en mesure de le porter au jour. Une indication seulement : « Ma tante Séraphie osa me reprocher de ne pas pleurer assez. Qu’on juge de ma douleur et de ce que je sentis ! Mais il me semblait que je la reverrais le lendemain : je ne comprenais pas la mort. »

On peut y voir à la fois le signe d’un deuil qui ne peut pas se faire – ce que confirmera la suite des confidences – et, en creusant un peu, le possible indice d’une culpabilité refoulée. Ce qui lui a été signifié – de façon ou d’autre – dans les brèves scènes où son père mettait fin aux embrassades, c’est qu’il est interdit d’aimer sa mère. En d’autres termes, l’interdit de l’inceste.

La mort de cette mère chérie attesterait d’une double punition, Henriette étant privée de la vie et Henri, de sa mère adorée. C’est cela qui explique peut-être qu’il ne se répande pas en larmes comme le reste de la famille ; il est dévoré par la culpabilité.

Par contre cet amour absolu restera opérant tout le reste de la vie d’Henri Beyle. Deux indications :
= « Ainsi, il y a quarante-cinq ans que j’ai perdu ce que j’aimais le plus au monde.»
= Caractère de prototype de la relation amoureuse qui se trouve confirmé par une confidence précédente : « En l’aimant à six ans peut-être (1789), j’avais absolument le même caractère que, en 1828, en aimant à la fureur Alberthe de Rubempré. Ma manière d’aller à la chasse du bonheur n’avait au fond nullement changé, »

Pour le formuler plus explicitement, il se mettra toute sa vie en quête de ce bonheur perdu et il faudra forcément que les femmes qu’il courtise aient le plus possible de cette mère généreuse d’elle-même et pleine de gaité.

Une parenthèse à propos du lexique de l’amour et de ses ambiguïtés.
Lorsque que l’on dit qu’on aime untel ou unetelle, ce qu’on signifie, au fond, c’est qu’on aspire à en être aimé.
A l’origine de ce jeu de miroir indéfini du sentiment amoureux, il y a justement l’amour maternel, qu’il ait été ou non éprouvé dans l’enfance.

Et l’aspiration à trouver ou à retrouver cet amour-là, c’est celle de devenir l’objet de l’attention et des soins de qui on voudrait être aimé.

L’italien, justement, rend admirablement cette structure sous-jacente tout en redoublant l’ambiguïté de la relation. Déclarer son amour dans cette langue se fait dans les termes suivants : « Te voglio bene » ; littéralement « Je te veux du bien ».
Mais, là encore, ce qu’il faut entendre, derrière cette déclaration altruiste, c’est « Je voudrais que tu me fasses du bien. ».

A cette configuration originelle il faut ajouter ce que cet amour de la mère pour son petit garçon pouvait avoir de fusionnel.

= C’est le premier enfant qui survit et qui lui permet de surmonter le chagrin de la perte du précédent nourrisson.

= C’est un garçon ; d’où l’abolition du complexe de castration, processus qui se trouve renforcé par la proximité des prénoms : Henri / Henriette.

= Il lui ressemble autant qu’il se peut : petit et grassouillet, comme elle, de quoi abolir ce Chérubin Beyle, grand et ascétique, qu’il a fallu qu’elle épouse.

Du côté de ce petit garçon, ce premier épisode de la vie peut être ramassé en quelques mots : presque 8 années de bonheur absolu et puis une perte irréparable. Ce qu’il en dira plus tard :  « Avec ma mère finit toute la joie de mon enfance… Là commence ma vie morale.»

Quelques mots sur les deux soeurs d’Henri.
= Pauline est née 3 ans après lui. L’entente est immédiate entre les deux enfants et engendrera une confiante amitié qui durera jusqu’à la mort d’Henri. Les lettres adressées à Pauline témoignent à la fois de la confiance qu’il place en elle et du souci qu’il a de son bonheur. Âme-soeur, par conséquent. Ajoutons que le bonheur sera pour Stendhal un constant sujet de réflexion ; mais hors des sentiers battus.

= Rien de tel avec Zénaïde, la seconde soeur, née en 1788. On ne sait trop pour quel motif, Chérubin s’attache à sa benjamine, au point de l’endormir chaque soir sur ses genoux. Il n’avait pas montré une telle sollicitude pour ses aînés.
Du coup la tante Séraphie lui emboîte le pas et la petite fille prendra le parti des « bien pensants » de la famille. En plus – on ne sait trop pourquoi – c’est son frère aîné que l’on institue son parrain.
Pauline et Henri surnomment bientôt Zénaïde « la rapporteuse » ; c’est tout dire.

2° Un sale gosse

La suite, c’est proprement la descente aux enfers. Rappelons que c’est sa tante maternelle qui le fustige pour n’avoir pas pleuré suffisamment de la mort de sa mère. Elle est très pieuse, comme son beau-frère, et tout laisse à penser que cette Séraphie Gagnon – de 3 ans plus jeune que sa soeur Henriette – aurait trouvé plus logique que Chérubin demandât sa main à elle plutôt que celle de son aînée.

Mais Chérubin, sans doute, était amoureux. Et son chagrin va durer 10 longues années pendant lesquelles la chambre d’Henriette va rester close – fermée à clef – avec interdiction à quiconque de tenter d’y pénétrer.

Donc deuil de l’époux qui ne se fait pas et qui retarde d’autant celui du fils.

Cette sombre ambiance de la maison est encore aggravée par le fait que la condition sociale des Beyle et des Gagnon impose qu’on embauche, pour l’instruction du jeune Henri, un répétiteur compétent.

C’est l’abbé Raillane, jésuite doublé d’un janséniste, qui remplira l’essentiel de cet office. Chérubin a choisi ce précepteur par vanité parce qu’il officiait déjà dans une famille aristocratique. L’écrivain à venir saura s’en souvenir.
Entre ce maître et le petit Henri la mésentente est immédiate et totale.

Non seulement cet enfant est fâché avec Dieu mais encore il est laid et il a un sale caractère.

Quand il avait 3 ans, alors qu’on le sommait d’embrasser une cousine de son père, il l’a cruellement mordue à la joue. C’est évidemment le genre d’événement dont le souvenir demeure dans une famille et qu’on ne manque pas de rappeler à l’occasion.
Mais événement qui en dit déjà beaucoup sur un fondement essentiel de la personnalité de Stendhal. Un vrai baiser vient du coeur, comme il le sait depuis qu’il est au monde ; pourquoi devrait-il en donner un à cette cousine qu’il n’aime pas ?

Autre fait porté au compte de sa méchanceté : il tente de faire un jardin sur un balcon en plantant des morceaux de jonc ; il fait par mégarde tomber dans la rue le couteau de cuisine dont il se servait pour couper les tiges.

Le couteau étant tombé aux pieds d’une femme qu’il aurait pu blesser, on l’accuse d’avoir tenté de la tuer. C’est encore l’ignoble tante Séraphie qui prononce le verdict : « caractère atroce », id est d’une affreuse cruauté suscitant l’horreur.

Une fois le bon ange maternel disparu à jamais, ne reste plus que cette horrible tante dont Stendhal dira 40 ans plus tard : « Cette tante Séraphie a été mon mauvais génie pendant toute mon enfance. »

De ces inflexibles éducateurs – Chérubin, Séraphie et celui qu’il surnomme « la tyrannie Raillane » – il écrit ceci : « Ils ont emprisonné mon enfance dans toute l’énergie du mot emprisonner. »
Précisons néanmoins que le ministère de l’abbé n’aura duré qu’un peu moins de deux ans.
Enfin les sentiments qu’ils lui inspirèrent : « Je haïssais l’abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de l’abbé, je haïssais encore plus la religion au nom de laquelle ils me tyrannisaient.»

Autre trait qui disqualifie irrémédiablement ladite religion :

« Un jour, mon grand-père dit à l’abbé Raillane
= Mais, monsieur, pourquoi enseigner à cet enfant le système céleste de Ptolémée, que vous savez être faux ?
= Mais il explique tout, et, d’ailleurs, est approuvé par l’Eglise.
Mon grand-père ne put digérer cette réponse et souvent la répétait, mais en riant il ne s’indignait jamais contre ce qui dépendait des autres, or mon éducation dépendait de mon père. »

Stendhal en déduit, dans son autobiographie en chantier, que c’est cet épisode qui acheva de faire de lui « un impie forcené », comme il dit.
Sans doute ; mais c’est aussi ce qui fonde l’autorité du grand-père vénéré aux yeux du jeune garçon et qui établit dans son esprit la vérité comme valeur fondatrice.

Seulement il n’y a pas que l’esprit ; il y a aussi le coeur. Heureusement l’enfant prend des cours de dessin, probablement à l’extérieur, ce qui lui permet d’échapper un peu à ces terribles figures.
Comme les croquis qu’il a laissés ne le montre pas particulièrement doué, il faut croire qu’il y a vu immédiatement un moyen de tenir à distance Raillane, Séraphie, et Chérubin, ne serait-ce qu’une heure ou deux par semaine.

Et puis c’est sans doute à cette occasion qu’il découvre des reproductions de tableaux et qu’il commence à s’intéresser à la peinture ; pas celle des églises, évidemment.
Plutôt, sans doute, par inconsciente nostalgie, aux corps féminins de l’Antiquité et de la Renaissance, « Belle, sans ornements, dans le simple appareil, d’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. »

 

3° Une fenêtre sur le monde

Ce n’est donc pas le sinistre Raillane qui pourra réconcilier le jeune Henri avec Dieu. Et d’autant moins que ce professeur particulier le prive, de facto, du plaisir qu’il aurait pu trouver à fréquenter des enfants de son âge.

Sans parler du reste :

=> Sa laideur : « il était petit, maigre, très pincé, le teint vert, l’œil faux avec les sourcils abominables. » (cf. lithographie)

=> Son insensibilité : « il est difficile d’avoir une âme plus sèche, plus ennemie de tout ce qui est honnête, plus parfaitement dégagée de tout sentiment d’humanité  »

Heureusement il y a le bon docteur Gagnon. On ne sait exactement comment les choses s’arrangent entre Chérubin Beyle, veuf éploré, et son beau-père, Henri Gagnon.
Mais le fait est que les 3 enfants Beyle vivent pour l’essentiel dans le magnifique appartement du grand-père, vaste et lumineux, donnant sur la place Grenette, lieu de l’ancien Hôtel de Ville ; leur père est demeuré dans le logement étroit et sombre, où la chambre de la mère disparue paraît fermée à jamais et où l’abbé donne ses cours particuliers.
Clivage hautement symbolique : ici l’ombre, la froideur, la cruauté ; là-bas la lumière, la vérité, la bonté.

Et c’est dans ce théâtre urbain – où les fenêtres de l’appartement du grand-père sont au fond comme des loges – que va se donner, dans l’enfance de Stendhal, le premier acte de la tragédie révolutionnaire.

Mais d’abord le premier coup de marteau de cette saga digne du théâtre grec – et qui commencera quelques années plus tard.

L’année de la naissance d’Henri, un collègue de Chérubin Beyle, Antoine Barnave, prononce, lors de la fermeture de la session du parlement, une phrase mémorable.

Après avoir disserté, sur ce qu’il nomme, dans la lignée de Montesquieu, « la division des pouvoirs », il dit ceci : « une nouvelle distribution de la richesse entraîne une nouvelle distribution du pouvoir ». En d’autres termes la bourgeoisie revendique auprès de la caste aristocratique, la sortie de sa minorité. Le même Barnave plaidera plus tard pour le suffrage censitaire.

Et nous verrons dans quelques pages mémorables du futur Stendhal comment cette aristocratie entendait maintenir ses privilèges face à la bourgeoisie montante.

C’est cette audace parlementaire, ici ou là, qui prélude à l’événement qui mettra le feu aux poudres.
En mai 1788 Chrétien-François de Lamoignon de Bâville, garde des Sceaux, engage une réforme qui supprime le droit de remontrance aux parlements et autres instances souveraines. Mais l’édit qui stipule cette réforme doit être préalablement enregistré par… les parlements.

Révolte générale des parlementaires ; mais c’est à Grenoble qu’elle engendre une insurrection. Les parlementaires sont d’abord contraints de signer l’enregistrement de l’édit ; après quoi la police les évacue de force avec ordre de leur faire quitter la ville dans les plus brefs délais. Beaucoup rentrent à leur domicile préparer leur départ. Mais quelques uns se réunissent bientôt afin de rédiger un arrêt condamnant comme illégale la dissolution du Parlement du Dauphiné.

Il s’ensuit une condamnation des rebelles à l’exil. Seulement entre temps Antoine Barnave a rédigé ce qu’on nommerait aujourd’hui un tract intitulé « L’Esprit des édits enregistrés militairement le 10 mai. » et le fait distribuer dans les rues de la ville. Le 7 juin ce sont des lettres de cachets qui ont été adressées aux parlementaires réfractaires.

Le peuple de Grenoble, alerté, ne l’entend pas de cette oreille.
Ce même jour – qui deviendra pour l’histoire « la Journée des Tuiles » – les logements de ces parlementaires sont symboliquement bloqués par les manifestants, afin qu’il soit avéré qu’ils ne peuvent en sortir.
Et puis ce sont les portes de la ville.
Enfin les femmes vont assaillir les églises et y faire sonner le tocsin pendant des heures afin d’appeler à la rescousse les paysans des alentours.

Deux régiments sont chargés du maintien de l’ordre ; un ouvrier est mortellement blessé d’un coup de baïonnette dans le dos. Alors les Grenoblois descendus dans la rue s’enflamment. On arrache les tuiles des murs et les pavés des rues et on les jette sur les soldats.

Ordre est donné de tirer ; 3 morts. Mais la condamnation à l’exil est suspendue. Les parlementaires sont portés en triomphe.

Depuis les fenêtres du vaste appartement de son grand-père, le petit Henri – qui a 5 ans et demi – n’a rien perdu de l’événement ; il y a ce qui se passe dans les rues latérales et sur la place Grenette ; il y a aussi ce qui se dit entre les membres de la famille.

C’est plus tard, naturellement, que Stendhal sera à même d’en mesurer la portée. Dans sa « Vie de Henri Brulard » il écrira avec pertinence : « Ce jour-là, je vis couler le premier sang répandu par la Révolution française. ». Sans doute.

Mais ce qui importe dans cette autobiographie, c’est, en reprenant une expression de Mallarmé, « le concret rappel » des jours clef de l’enfance et de la jeunesse.
Quand il entreprend de récapituler ces souvenirs lointains, Stendhal crayonne un plan des lieux où il dispose des lettres puis reconstitue les paroles et les déplacements des personnages de son passé, un peu comme dans un théâtre, justement.
Nous retrouverons ce tropisme dans son art de conteur.

Quelques passage emblématiques relatifs à la Journée des tuiles :

Le principe qui commande cette récapitulation :
=> « Je ne veux dire à l’avenir, en Russie et ailleurs, que ce que j’ai vu.»

Ce qui est sous-jacent dans ce rappel du passé :

=> « Mes parents ayant quitté le dîner avant la fin et moi étant seul à la fenêtre de la salle-à- manger, ou plutôt à la fenêtre d’une chambre donnant sur la Grande-rue, je vis une vieille femme qui, tenant à la main ses vieux souliers, criait de toutes ses forces : «Je me révorte! Je me révorte!»
Elle allait de la place Grenette à la Grande-rue. Je la vis en R. Le ridicule de cette révolte me frappa beaucoup. Une vieille femme contre un régiment me frappa beaucoup. »

Henri dira ce qu’il a vu, certes, mais en retrouvant le regard que l’enfant qu’il était alors portait sur ce spectacle.

Et cet enfant est tout empreint de la rage de saisir ce qui se passe ce jour-là, parce que, comme tout enfant, il aspire à comprendre dans quel monde il a débarqué.

=> « Mes parents me grondaient et m’éloignaient de la fenêtre de la chambre de mon grand- père pour que je ne visse pas ce spectacle d’horreur, mais j’y revenais toujours. »

Ce spectacle d’horreur, c’est l’agonie de l’ouvrier qui a été blessé d’un coup de baïonnette dans le dos. Le petit garçon voit d’abord son sang couler abondamment, puis deux de ses compagnons le ramasser et le traîner dans les étages d’une maison voisine, exhalant marche après marche ce qui lui reste du souffle de vie.

« Je revis ce malheureux à tous les étages de l’escalier de la maison Périer, escalier éclairé par de grandes fenêtres donnant sur la place.  »

Un chemin de croix, en somme.

Spectacle décisif ; Henri n’a qu’un peu plus de 5 ans mais, quelque nuance qu’il y apporte ensuite, son parti est pris :

=> « le fait est que mes parents, pensant bien et fort contrariés de tout ce qui s’écartait de l’ordre (…), ne voulaient pas que je fusse frappé de ces preuves de la colère ou de la force du peuple. Moi, déjà à cet âge, j’étais de l’opinion contraire (…) »

C’est la première pierre de la conviction politique qui en fera, à quelques années de là, un fervent bonapartiste. Dans « La Chartreuse de Parme », par le biais de son avatar Fabrice del Dongo, il restituera cette tension entre le républicanisme du jeune homme et le monarchisme de sa famille.

 

4° Pourquoi le jeune Beyle est bon en maths

Autre trait de cette scrupuleuse restitution de la sensibilité enfantine :

=> « (…) tout le monde, parlait chez mon grand-père de la prochaine arrivée de M. le maréchal de Vaux. « Il vient faire ici une entrée de ballet », dit mon grand-père ; ce mot que je ne compris pas me donna beaucoup à penser. Que pouvait-il y avoir de commun, me disais-je, entre un vieux maréchal et un balai ? »

La répétition de ces disjonctions entre ce qui paraît à l’enfant et le discours des adultes, l’incite à édifier sa rationalité propre. On lui a doctement enseigné qu’un mot désigne une chose et, par ailleurs, appris à parler correctement.
Monsieur le vicomte chevauchant un balais comme une sorcière ?
Double improbabilité ; il y a là, sans doute, matière à réflexion.

Il saisira probablement le sens de ce mot quand il entendra dire que tel ou tel des proches, revenant de Paris, a assisté à un magnifique ballet à l’Opéra.

Plus tard, en apprenant l’orthographe française, si compliquée, le jeune Beyle comprendra qu’on peut prononcer de la même façon deux mots différents de sens, sans parler des homophonies de séquences et des incertitudes de cette prononciation.

Petite parenthèse à ce propos : il y a bien soixante ans qu’était parue une anthologie des fautes d’orthographe les plus savoureuses dont je ne retrouve plus le titre. La plus célèbre d’entre elles était due à un gamin qui avait écrit « fier comme un petit banc » au lieu de « fier comme Artaban », personnage romanesque.

On suppose que le maître d’école l’avait préalablement enseigné à ses élèves.
Mais le petit avait probablement une otite ce jour-là.

Du coup l’expression « fier comme un petit banc » a fait depuis son entrée en littérature – sous la plume de Frédéric Dard, pseudonyme : San-Antonio – avant de prendre place dans le dictionnaire.
Et elle est en passe de supplanter « fier comme Artaban », d’autant que le roman dont cette expression est issue – « Cléopatre » du sieur de La Clalpérède, 1656 – est désormais introuvable.

Le plus savoureux – si ce monde survit ou si, du moins, il en reste quelque chose – c’est d’imaginer, à deux siècles d’ici, un universitaire scrupuleux tenter de restituer le contexte culturel faisant apparaître les motifs qu’avait un petit banc d’être plus fier qu’un grand.

Bref, tout enfant étaie son développement sur sa rationalité native et la confiance qu’il place d’abord dans les adultes tutélaires. L’orthographe française – qui ne peut entrer en grande part dans l’esprit juvénile qu’à coup d’arguments d’autorité – est la pierre d’achoppement de l’instruction.

De là sous la plume d’un commentateur à venir, la mention de « l’orthographe capricieuse » de Stendhal. Ce n’est pas qu’elle soit capricieuse ; c’est que le rationaliste qu’est Henri Beyle, au fil de la plume, ne voit pas pourquoi il faudrait orthographier ce mot de telle façon plutôt que de telle autre.

Comme la mémoire n’est bonne que dans les jeunes esprits demeurant dans une confiance absolue dans le dire des éducateurs, les enfants qui n’ont rien connu de tel font à la fois de bons rationalistes et de mauvais copistes.

Du reste un manuscrit de Voltaire, retrouvé à Saint-Pétersbourg et intitulé « Le sottisier », paraît attester que ce grand homme était, lui aussi, dysorthographique.

« (…) l’orthographe, divinité des sots » écrira Stendhal à sa soeur Pauline en 1804.

Et comme il a raison !
N’oublions pas qu’en son enfance, il est enfermé avec son précepteur.
Fréquenter des garçons de son âge lui en aurait sans doute beaucoup plus appris – sur cette question et d’autres – qu’on ne le croit généralement.

On peut trouver les prodromes de cette heureuse disposition à la rationalité dans quelques moments clefs de son enfance :

=> D’abord cette totale disjonction entre ses sentiments à propos de la mort de sa mère et le discours que les adultes de son entourage tiennent sur cet événement.

=> Ensuite la vive antipathie que suscite en lui son pieux précepteur : « Cet homme, par adresse, ou par instinct de prêtre, était ennemi juré de la logique et de tout raisonnement droit.»

Un traumatisme précoce – quel qu’il soit – sur lequel les adultes tutélaires sont incapables de produire un discours adéquat, porte tout jeune esprit à ne se fier qu’à lui-même et, par conséquent, à développer très tôt les rudiments de la logique.

Voilà pourquoi il trouve dans la rigueur des mathématiques – et particulièrement dans la clarté infaillible de la géométrie – sa patrie d’élection. Du reste dans sa « Vie de Henri Brulard » il évoque « ma passion pour les mathématiques » en ces termes :

« De plus j’aimais, et j’aime encore, les mathématiques pour elles-mêmes, comme n’admettant pas l’hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d’aversion. »

C’est aussi ce qu’on pourrait ajouter au « syndrome de Descartes », notion encore floue mais qui mériterait d’être développée. Descartes avait, lui aussi, perdu sa mère en bas âge. Sa nourrice louchait, ce qui lui donna plus tard une tendre inclination pour les femmes « louches », ainsi qu’on disait alors.

Et puis, pour étayer cette intelligence en cours d’édification, il y a un interlocuteur privilégié : son cousin Romain.

Romain Colomb, exactement, ami de toute une vie puisque Stendhal ira jusqu’à en faire son exécuteur testamentaire.
Et il a eu sur la personne de notre écrivain, une vue imprenable : d’abord ils se sont connus dès leur enfance ; ensuite, quoiqu’avec une année d’écart, ils ont été dans la même école ; enfin, faisant partie de la même famille, ils ont, l’un par l’autre, un point de vue alternatif sur les mêmes événements, privés ou publics.

Longueur exceptionnelle de cette relation amicale puisque, bien qu’interrompue par le cours des événements, elle va durer 46 ans. Ce n’est pas une amitié à la Montaigne et La Boétie. Mais, s’agissant de Stendhal, c’est une amitié unique : la seule peut-être où ne soit jamais entré quoi que ce soit qui relève du paraître.

Dans la notice qu’il composera pour servir d’introduction à l’édition posthume de « La Chartreuse de Parme » Romain Colomb pointe justement cette difficulté, présentant d’emblée son cousin comme, citation, « l’homme le moins aisé à connaître que j’aie encore rencontré. » Ce n’est pas qu’Henri dissimule quoi que ce soit à Romain ; c’est qu’il est un taiseux

Il faudra souvent nous remémorer cet avertissement. Mine de rien, Stendhal en dit souvent plus qu’il n’y paraît. Nous le verrons parfois – dans l’énoncé a priori le plus limpide du monde – se plaire à brouiller les cartes.
Homme difficile à connaître, par conséquent, mais qui mérite assurément de l’être.

Qu’est-ce que Romain nous apprend encore de cette enfance ?
= d’abord que le sinistre abbé Raillane recourait à l’occasion au châtiment corporel ; = ensuite que le jeune Henri était particulièrement étourdi ;
= enfin que la légende d’une origine italienne de la lignée maternelle avait cours dans la maison.

Point capital, fondé ou pas, que confirme « La vie de Henri Brulard » : l’enfant apprend que sa mère adorée lisait Dante dans le texte. Et quand enfin il parvient à mettre la main sur la clef de la bibliothèque du domaine de Claix, interdite par son père, il y découvre, avec l’émotion que l’on imagine, les livres de sa mère, dont plusieurs en italien.

Alors, certes, les circonstances historiques seront pour une bonne part dans les périples de Stendhal en Italie. Mais il ne faut pas douter de ce qu’il ait secrètement aspiré à y retrouver l’ombre de cette mère bien aimée.

Enfin le cousin confirme cette sollicitude de l’aimable grand-père à l’égard du petit garçon. Citation : « M. Gagnon, médecin, qui passait, à juste titre, pour l’homme le plus lettré de la ville, et qui en était certainement un des habitants les meilleurs et les plus distingués. Cet homme aimable, indulgent et d’un caractère un peu faible, adorait son petit-fils Henri, enfant de la fille chérie qui lui fut enlevée à l’âge de trente-trois ans, en 1791. »

La soeur du docteur, Elisabeth – donc la grand-tante d’Henri – partageait ces sentiments. Et puis, quoique partisan de l’ordre – comme on l’a vu – Gagnon était aussi un ami de Barnave.
Ajoutons encore que le cabinet du docteur était ouvert aux pauvres et qu’il ne les faisait pas payer.

De fait ces deux-là sont devenus en quelque sorte les parents adoptifs des trois enfants d’Henriette. Ils logent chez le grand-père et ne voient leur père qu’au moment du déjeuner. Chérubin, comme on l’a dit, loge dans son appartement – aussi sombre que son humeur – quand il n’est pas dans son domaine de Claix – à 8 kilomètres de Grenoble – où il se rend de plus en plus souvent.

Dans cette vaste demeure un charmant jeune homme occupe le deuxième étage : « (…) mon oncle, le frère de ma mère, jeune homme on ne peut pas mieux fait et on ne peut pas plus agréable et vêtu avec la dernière élégance. C’était l’homme à bonnes fortunes de la ville, (…) »
Plus loin : « il riait avec moi, et me permettait de le voir dépouiller ses beaux habits et prendre sa robe de chambre, le soir, à neuf heures, avant souper. C’était un moment délicieux pour moi,»

C’est ce bon oncle, Romain Gagnon, qui l’emmène pour la première fois au théâtre ; on y donne « Le Cid ».

En somme, tout ce qu’il faut pour devenir un « idéal du moi ». Seulement, pour connaître autant de bonnes fortunes que cet oncle, il faudrait avoir meilleure tournure ; et le jeune Henri n’est pas parti pour ça.

Plus tard les peintres secourables se focaliseront sur le visage de Stendhal, laissant dans l’ombre le reste de son corps. Il est fort mal fait : cylindrique, sur de courtes jambes avec des bras comme plantés dans le torse, sans épaules.

Bref il ne sera jamais cet irrésistible séducteur. De là, sans doute, ses avatars romanesques, Julien Sorel et Fabrice del Dongo, qui, au contraire, ont tout pour plaire.
Pourtant Henri Beyle ne manquera pas de maîtresses ; il faudra donc les attirer à lui autrement que par la beauté et l’élégance.

5° Jeune mais déjà « républicain enragé »

Embellie dans la vie du jeune garçon : il va bientôt échapper à son terrible précepteur. C’est qu’à Paris la Révolution suit son cours :

=> 1790 : l’Assemblée nationale adopte la Constitution civile du clergé.
=> 1792 : année charnière. Le roi et sa famille sont arrêtés à Varennes.
Louis XVI, devenu « roi constitutionnel », oeuvre secrètement à la coalition monarchiste anti-française. Les congrégations sont dissoutes ; les couvents deviennent biens nationaux ; les religieux sont tenus de prêter serment d’allégeance à la République.
=> 1792, suite : après la victoire de Valmy (20 septembre ), la Convention décrète l’abolition de la royauté (21).

A Grenoble, le 18 août, Chérubin Beyle – inscrit sur la liste des « notoirement suspects » – id est soupçonné d’intelligence avec les royalistes – a été arrêté et incarcéré dans l’ancien couvent des Visitandines, transformé en prison.
Il n’y passera qu’une quarantaine de jours.

Mais cet épisode donne lieu à un nouveau conflit avec son fils. Laissons d’abord la parole à Henri Brulard, 1° version :

« J’étais républicain forcené, rien de plus simple : mes parents étaient ultra et dévots au dernier degré ; on appelait cela en 1793 être aristocrate.
Comme marquant par ses propos pleins d’imagination et de force, mon père fut mis en prison pendant vingt-deux mois par le représentant du peuple Amar. On juge de l’horreur que mon républicanisme inspirait dans la famille. »

« La vie d’Henri Brulard », rappelons le, est un roman en chantier.
Sur ce point, deux distorsions romanesques :
= Chérubin Beyle a bien figuré pendant 22 mois sur la liste des suspects mais il n’a été emprisonné qu’un peu plus d’un mois, ainsi que Stendhal l’indique dans un autre passage.
= Par contre les suites effectives de cet emprisonnement sont plus tragiques qu’il n’est relaté ici. Chérubin Beyle est persuadé que l’apparition de son nom sur cette liste est due à la jalousie d’Amar qui était aussi son collègue.

On s’apprête à dîner en famille et la conversation revient sur ce sujet. Henri prend la parole : «Mais, dis-je, à mon père, Amar t’a placé sur la liste comme notoirement suspect de ne pas aimer la République, il me semble qu’il est certain que tu ne l’aimes pas.»
A ce mot, toute la famille rugit de colère, on fut sur le point de m’envoyer en prison dans ma chambre ; et pendant le souper, pour lequel bientôt on vint avertir, personne ne m’adressa la parole.
Je réfléchissais profondément. « Rien n’est plus vrai que ce que j’ai dit, mon père se fait gloire d’exécrer le nouvel ordre des choses (terme à la mode alors parmi les aristocrates); quel droit ont-ils de se fâcher ? » »

On comprendra que ces lignes-là sont « brutes de décoffrage » et que cet épisode a confirmé au reste de la famille à quel point Henri était un sale gosse.
Le 26 janvier 93, comme on entend des fenêtres le courrier qui arrive de Paris, Chérubin se précipite aux nouvelles.
Il revient, défait, quelque temps plus tard. Récit :

« Qu’était-ce que la vie d’un traître qui par une lettre secrète pouvait faire égorger un de ces beaux régiments que je voyais passer sur la place Grenette ? Je jugeais la cause entre ma famille et moi, lorsque mon père rentra. Je le vois encore, en redingote de molleton blanc qu’il n’avait pas ôtée pour aller à deux pas de la porte.
« C’en est fait, dit-il avec un gros soupir, ils l’ont assassiné. »
Je fus saisi d’un des plus vifs mouvements de joie que j’aie éprouvés en ma vie. »

C’est Louis XVI qui a été exécuté quelques jours plus tôt, le 21 janvier, exactement. Mais le gamin qui vient d’avoir dix ans se garde bien, cette fois, d’exprimer son enthousiasme. Seulement, comme on s’en doute, cette satisfaction réprimée n’est pas passée inaperçue.

L’abbé Raillane fait évidemment partie des réfractaires ; il disparaît du paysage. Chérubin Beyle semble l’avoir hébergé quelque mois à Grenoble, pendant lesquels il continue à instruire le jeune Henri ; après quoi il a pu le cacher dans son domaine de Chaix. Il y a, dans cette miraculeuse disparition de la « tyrannie Raillane », de quoi exalter les sympathies révolutionnaires de son élève.

Autre événement, plus triste mais également révélateur : la mort de Lambert, valet de son grand-père, dont le petit garçon avait fait son confident. Dans le contexte politique de l’époque, on imagine sans peine une accointance républicaine entre Lambert et et son jeune maître.
Le 23 juin 1793 Lambert fait une chute, perdant instantanément connaissance. Non seulement il ne reprendra pas connaissance mais encore son agonie durera 3 jours.

Quelques passages clefs de « La vie de Henri Brulard » à cet égard :
=> « Je n’avais pour amis que Marion, la cuisinière, et Lambert, le valet de chambre de mon grand-père, et sans cesse, m’entendant rire à la cuisine avec eux, Séraphie me rappelait. »
Autrement dit l’ignoble tante Séraphie s’efforce en toute occasion d’établir, dans l’esprit de son neveu, les clivages sociaux qui vont permettre à sa famille de « garder son rang », comme on disait alors.

Seulement le petit garçon ne l’entend pas de cette oreille. La pente naturelle de son coeur le porte vers ces gens-là, probablement parce qu’il retrouve en eux la chaleur et le naturel de sa tendre mère, morte 3 ans plus tôt.
Et puis, s’il est sensible à la sollicitude de son bon grand-père, c’est plutôt avec Lambert qu’il fait l’expérience de cette familiarité, de cette proximité, de ce partage qui sont aussi des composantes de la figure paternelle, lesquels font totalement défaut à Chérubin.
Si l’on reprend le clivage psychanalytique, on dira que Lambert incarne « la bonne image du père » et Chérubin, la mauvaise. Ce n’est donc pas par hasard que le futur romancier donnera le nom de « Robert » au père adultérin de Fabrice Del Dongo.

Et Stendhal revenant sur son enfance, retrouve la dimension politique de ce clivage : « (…) j’aimais beaucoup la cuisine, occupée par mes amis Lambert et Marion et la servante de mon père, qui avaient le grand avantage de n’être pas mes supérieurs, là seulement je trouvais la douce égalité et la liberté. »

Lambert, pour améliorer ses revenus, élevait des vers à soie qu’il nourrissait avec des feuilles de murier. Ce qu’il advint ce jour-là :
« En ramassant (cueillant) lui-même les feuilles de ce mûrier, il tomba, on nous le rapporta sur une échelle. Mon grand-père le soigna comme un fils. Mais il y avait commotion au cerveau, la lumière ne faisait plus d’impression sur ses pupilles, il mourut au bout de trois jours. Il poussait dans le délire, qui ne le quitta jamais, des cris lamentables qui me perçaient le cœur.
Je connus la douleur pour la première fois de ma vie. Je pensai à la mort.
L’arrachement produit par la perte de ma mère avait été de la folie où il entrait, à ce qui me semble, beaucoup d’amour. La douleur de la mort de Lambert fut de la douleur comme je l’ai éprouvée tout le reste de ma vie, une douleur réfléchie, sèche, sans larmes, sans consolation. »

La vie reprend son cours.
Le docteur Gagnon participera, en 1795, au financement et à la fondation de l’École centrale de Grenoble, autrement dit du lycée, lequel, à cette époque – et jusqu’à une date récente – commençait avec la classe de 6°. Précisons qu’il avait déjà été, en 1772, le fondateur de la bibliothèque municipale.

Mais pendant quelques mois de l’année 1794, il faut trouver une solution pour l’instruction du petit-fils. On ignore ce qu’elle fut ; peut-être un prêtre assermenté ou alors des cours collectifs organisés par les familles qui avaient de quoi payer des répétiteurs.

Dans tous les cas Henri a définitivement échappé à la férule du terrible abbé.

Cette liberté une fois retrouvée, le jeune garçon a le bonheur de découvrir la camaraderie. C’est son cousin, Romain Colomb, qui partage avec lui ses amis.
Quelques années se passent à l’école centrale. Les garçons ont maintenant une quinzaine d’années ; à cet âge on fait des blagues, on se lance des défis.

Henri engage trois de ses camarades – dont Romain – à aller tirer de nuit sur l’Arbre de la Fraternité, dressé sur la place Grenette.
Un panneau qu’on y a accroché – représentant une couronne, un sceptre et des chaines – lui déplait souverainement.
Durable impression de l’événement dans l’âme de l’adulte qui prétend néanmoins ne pas se souvenir du motif de ce projet. Il crève pourtant les yeux : les garçons sont pour la Révolution et contre le roi. C’est évidemment aussi le cas de l’auteur de cette composition ; seulement ces adolescents ne prennent pas la peine de la déchiffrer, omettant de mettre en relation la couronne et les chaînes.

L’entreprise est risquée : le corps de garde est tout près et fait régulièrement la ronde. Risqué et difficile : il faut se procurer un pistolet.

Enfin, tout est prêt ; on y va. Au moment crucial, Henri se dégonfle. C’est un camarade qui tire, sans grand résultat… sauf celui d’alerter les soldats. S’ensuit une course poursuite, laquelle – en dépit de toutes les batailles du Consulat et de l’Empire auxquelles il prendra part – a laissé à Stendhal le plus vif des souvenirs :

« Le coup partit et fit un bruit effroyable, le silence était profond et le pistolet chargé à crever. Au même instant, les soldats du poste C furent sur nous. Je pense que nous n’étions pas les seuls à haïr l’inscription et qu’on pensait qu’elle pourrait être attaquée.
Les soldats nous touchaient presque, nous nous sauvâmes dans la porte G de la maison de mon grand-père, mais on nous vit fort bien ; tout le monde était aux fenêtres, beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient. »

Plus loin :  « Moi et un autre, Colomb peut-être, nous nous trouvâmes le plus vivement poursuivis. « Ils sont entrés dans cette maison », entendions-nous crier tout près de nous.
Nous ne continuâmes pas moins de monter jusqu’au passage au-dessous du second étage, nous sonnâmes vivement au premier sur la place Grenette, à l’ancien appartement de mon grand-père, loué actuellement à Mlles Caudey, vieilles marchandes de mode fort dévotes. Heureusement elles ouvrirent, nous les trouvâmes fort effrayées du coup de pistolet et occupées à lire la Bible. En deux mots nous leur disons on nous poursuit, dites que nous avons passé ici la soirée.»

Les vieilles dames suivent scrupuleusement cette consigne. Les soldats entrent dans l’appartement. Les grands-mères et le jeune homme sont en train de lire la Bible. Insoupçonnables, donc. Les soldats repartent.

Ici il faut introduire un petit correctif : là où Stendhal écrit « nous », il faut parfois lire « je ». Romain Gagnon, qui a scrupuleusement relu, annoté et édité les oeuvres de son cousin, introduit, note après note, des rectifications à ce récit. En particulier, quoi qu’il ait fait partie de cette expédition, il n’est pas entré, lui, dans l’appartement des dévotes.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces corrections. Par contre, ce qu’il faut en retenir c’est que, si Stendhal prend effectivement le parti de ne consigner que ce qu’il a vu, il le façonne intuitivement pour le rendre plus tangible au lecteur, notamment en y faisant entrer le plus possible de son ressenti.

Disons que dans cette écriture qui, du coup, relève aussi de l’histoire – et certains historiens le citeront à l’occasion – il est plutôt Michelet que Guizot.
Cette tension permanente objectivité / subjectivité sera évidemment partie prenante dans l’oeuvre du romancier.

Ceci ouvre une nouvelle perspective sur ce texte précieux et difficile qu’est « La vie de Henri Brulard » : le fait qu’un même épisode y apparaisse à plusieurs reprises – ce qui ne semble pas avoir alerté les spécialistes – doit conduire à le considérer non pas comme une autobiographie se développant sereinement selon le cours du temps, mais comme « a work in progress », une oeuvre en chantier, le travail d’élaboration n’excluant pas des étapes de réécriture.

Dans ces cas de redites, on aurait donc, ici ou là, transposition romanesque ou rappel du vécu, sans trop savoir à quel type d’énoncé on a affaire.
C’est ce qui explique la série interminable des notes rectificatives de Romain Colomb : il est persuadé que son cousin relate ce qui a eu lieu et que, sa mémoire lui faisant souvent défaut, il se trompe.
En fait quand le dévoué cousin a retrouvé ces liasses de feuillets, il les a ordonnés comme il a pu, tantôt selon la logique du récit, tantôt selon la chronologie. Et, évidemment, il a tout conservé.

J’ai la conviction que Stendhal a d’abord jeté sur le papier la matière brute de son vécu puis qu’il a, ici ou là, commencé à opérer la transposition romanesque.
Faire que dans cette vie, que traverse de part en part les vicissitudes de l’histoire, chaque lecteur retrouve, le plus aisément possible, tout ou partie de sa propre vie, tel a sans doute été son but.

Deux indications avant de clore cette parenthèse. Il y a entre l’avatar et son prototype, un peu plus que la similitude des initiales : « Henri Beyle » / « Henri Brulard ». Dans son enfance Stendhal était réputé avoir une forte ressemblance avec le père Brulard, un oncle de son père, moine cordelier. En d’autres termes il existe entre le prototype et son avatar l’équivalent de liens familiaux.
Enfin le choix d’orthographier « Henry » avec un Y – même s’il n’est pas respecté dans ces éditions posthumes (elles le furent toutes, l’oeuvre étant inachevée) – pourrait résulter de l’insertion du Y du nom de famille du prototype dans le prénom de l’avatar.

Reprenons place, comme nous pourrons, dans le cours de cette vie, en retenant qu’avec Stendhal, il faut souvent lire entre les lignes.

A l’École centrale Henri Beyle noue des relations d’amitié avec François Bigillion et fait la connaissance de son frère Rémy. Ces deux-là ont une soeur, prénommée Victorine. C’est le premier amour du jeune Henri, amour purement platonique mais partagé. Quand il se retrouve en compagnie de la jeune fille, en un lieu ou un autre, ils se regardent tendrement, se parlent, se sourient.
C’est ce que Stendhal désignera dans son autobiographie comme « une amitié tendre ».

Dans les romans à venir, ses avatars passeront généralement à l’acte, sans être d’abord, le moins du monde, amoureux. Mais on y trouvera aussi de ces relations purement sentimentales, lesquelles, au fond, ne sont pas moins impérieuses que le pur désir érotique, dès lors qu’y entre, en effet, un peu plus que de l’amitié.

L’étape suivante dans l’éducation sentimentale du jeune homme porte le même prénom que la précédente : Victorine, nom de famille Mounier. Elle est, cette fois, la soeur d’un compagnon d’arme.

Voyons donc la suite.

 

II Jeunesse d’Henri Beyle

Dans cette bibliothèque interdite Henri va mettre la main sur le livre qui va provoquer son premier émoi littéraire : « La nouvelle Héloïse ».
Il porte aussitôt Rousseau aux nues.
Nous découvrirons plus loin son ambivalence à l’égard de Voltaire.

Précisons que non seulement son cher grand-père le vénérait mais qu’en plus l’auteur de Candide lui avait fait l’insigne honneur de le recevoir à Ferney.

Cette dévotion n’impressionne pas le petit-fils. Quoi qu’il n’en dise rien, on peut supposer qu’il lui en voulait d’avoir persifflé son cher Rousseau.

A cette époque de sa jeunesse, c’est une véritable adoration. Dans une lettre à sa soeur Pauline du 18 Ventôse an VIII on trouvera le summum en matière d’éloge : « l’homme qui eut jamais la plus belle âme et le plus grand génie  »

Deux choses à retenir de cet épisode :

=> Lire certains livres est interdit ; donc, ce père étant ce qu’il est, non seulement le sale gosse va se débrouiller pour mettre la main sur ces livres, mais en plus, il va en écrire, des livres, au moins aussi osés que « La nouvelle Héloïse ».

=> Possible que le schéma narratif de ce roman par lettres – la jeune et noble Julie est amoureuse de son précepteur – ait incité Stendhal, parmi tous les rapports de La Chronique judiciaire qu’il lira fidèlement – à opter pour l’affaire Berthet comme patron du « Rouge et le Noir ».
Antoine Berthet était en effet devenu l’amant de l’épouse de son employeur qui l’avait engagé comme précepteur. Nous y reviendrons.

Partir à Paris, échapper aux sinistres Chérubin et Séraphie ? Henri est aux anges. Voilà pourquoi il a opté pour le concours de l’École polytechnique. Il est bon en mathématiques, c’est entendu ; mais ce qui le passionne, c’est le théâtre.
Nous avions vu la même aspiration chez le jeune Voltaire et le jeune Victor Hugo. Tous ces jeunes gens rêvent de devenir Molière, de fédérer autour de leur oeuvre les prouesses des comédiens et l’enthousiasme du public.

Il faut le dire clairement : le roman est, pour eux comme pour d’autres, un pis-aller. De fait le jeune Beyle a dans ses fontes des pages et des pages gravitant autour d’une pièce en gestation qu’il a intitulée « Letellier » – nom du personnage principal – et sur le chantier de laquelle il reviendra pendant des années ; en vain.
De fait, contrairement à ses prestigieux collègues écrivains, il semble bien que le futur Stendhal ait, pour le roman, un tropisme naturel.

« Letellier » est une sorte d’hybride entre un bourgeois gentilhomme et un précieux ridicule. C’est dire à quel point Molière, plus de deux siècles après sa mort, continue à régner sur le théâtre français et tous les jeunes talents qui aspirent à s’y faire une place.

Cependant, de façon assez significative, c’est ce qu’on pourrait nommer – en singeant Gérard Genette – « le péritexte » qui domine dans ces feuillets.
Henri Beyle décrit son personnage, livre ses sentiments, ses façons d’être… plus souvent qu’il ne lui donne la parole.

Précieux terreau, injustement négligé : c’est là que prend racine l’art narratif de Stendhal. On y voit paraître en effet ses deux axes principaux :

=> Plutôt que de laisser ses personnages déclamer incessamment afin de livrer leurs sentiments, projets, états d’âme, il préfère, dans ces pages préparatoires, se saisir de leur intériorité. Voilà pourquoi quand il passera de l’écriture dramatique à l’écriture romanesque, il naviguera avec une aisance incomparable de la focalisation externe (point de vue sur le personnage) à la focalisation interne (point de vue du personnage) et vice versa.

=> Il n’a pas plus le souci des alentours que n’en a l’homme de théâtre du décor, une fois que celui-ci en a arrêté en quelques mots les principaux éléments. Du reste Balzac lui en fera le reproche ; et Stendhal, devenu sur le tard un docile élève, s’efforcera d’allonger la sauce de La Chartreuse.

Les éditeurs ont heureusement fait le choix de rétablir la version d’origine.

Pour en revenir au jeune homme qui débarque dans la capitale, on l’a un peu trop vite rendu coupable de légèreté et de négligence.
Comme il est à peu près certain qu’il ne compte pas vivre de sa plume et que la maigre pension que son père lui allouera suffira à peine à combler ses besoins, il compte bien obtenir une place à Polytechnique.

Du reste il a passé à Grenoble la première partie du concours et vient à Paris pour la seconde. Il y arrive le 9 novembre 1799. Seulement il tombe malade : le typhus, probablement. Une épidémie avait frappé l’armée d’Italie dont les blessés et les malades avaient en partie trouvé refuge à l’hôpital militaire de Grenoble.

Le médecin fait une erreur de diagnostic et son état s’aggrave. Henri écrit à son grand-père, lequel dépêche aussitôt auprès de lui son cousin germain résidant à Paris : Noël Daru.
Aussi secourable que le docteur Gagnon, c’est celui-ci qui va prendre désormais le jeune homme sous son aile. Un traitement plus approprié finit par le remettre sur pieds, mais, pour Polytechnique, c’est fichu, du moins pour cette année.
Henri déménage chez les Daru.

Préparer à nouveau le concours ? On en discute dans cette seconde famille.
Mais au fond Henri a déjà obtenu ce qu’il voulait : échapper à Grenoble. Là-dessus il est on ne peut plus clair dans sa « Vie de Henri Brulard » : « Ma cascade fut l’amour des mathématiques (…) d’abord, comme moyen de quitter Grenoble  »

Finalement c’est Pierre, fils de Noël Daru, qui en fait son secrétaire au Ministère de la Guerre où il occupe lui-même le poste de Secrétaire général.

Quelques mois plus tard, en Mai 1800, Pierre Daru est nommé Inspecteur aux revues dans l’armée d’Italie ; Henri l’accompagne, avec le grade de sous-lieutenant au 6° dragons.

Mais avant d’enchaîner la suite des événements, jetons un regard rétrospectif sur ces premières années et la façon dont celles qui vont suivre les colorent.
Quand la famille se rendait à la maison de campagne de Saint-Vincent, on rendait parfois visite aux Barnave qui avaient la leur à Saint-Robert. Et puis Henri Gagnon connaissait aussi les Montmaur qui avaient leur villégiature pas loin non plus, au Chevallon.

En grandissant Henri Beyle apprendra d’abord qu’Antoine Barnave – dont nous avons vu le rôle décisif lors de la Journée des tuiles – deviendra quelque temps plus tard, à Paris, l’une des personnalités éminentes de l’Assemblée constituante avant de périr sur l’échafaud en novembre 93. Il avait 32 ans.

Qu’est-ce donc qu’une vie ? Comment faut-il la conduire ? Intensément, au risque de l’écourter, comme il en avait fait l’expérience lors de l’épisode de l’Arbre de la Fraternité ? Ou bien la préserver en se tenant à l’écart des fanatiques de l’un et l’autre bord, tout en venant en aide, à l’occasion, aux uns ou aux autres, ainsi que fait son grand-père, le bon docteur Gagnon ?

Plus tard il découvrira qui est ce Choderlos de Laclos dont on murmurait, dans la famille, qu’il avait séjourné à la garnison de Grenoble et que Madame de Montmaur lui avait servi de modèle pour la Merteuil des « Liaisons dangereuses ».
Cette charmante vieille boiteuse qui lui donnait, à chaque visite, une noix confite, un personnage de roman ?
A moins que la littérature n’ait ce pouvoir de faire revivre le passé et, par là, de le préserver…

Nous verrons bientôt de quelle façon ces différents éléments prendront place dans l’esprit du futur écrivain. Mais pour le moment celui-ci entre seulement dans sa 17° année.

 

1° – Des débuts mouvementés

Dans le précieux manuscrit de son roman autobiographique laissé en chantier, « La vie d’Henri Brulard », il ramasse en quelques phrases la jeunesse de son double :

« Ainsi, voici les grandes divisions de mon conte : né en 1783, dragon en 1800, étudiant de 1803 à 1806. En 1806, adjoint aux commissaires des Guerres, intendant à Brunswick. En 1809, relevant les blessés à Essling ou à Wagram, remplissant des missions le long du Danube, sur ses rives couvertes de neige, à Linz et Passau, (…) »

Le jeune Henri, qui a bientôt 18 ans, n’est pas mécontent de quitter Grenoble, cité pour laquelle il a, au fond, le plus profond mépris. Par contre il va regretter profondément la société de son grand-père, de sa soeur, de son cousin et de son oncle Romain Gagnon.

Celui-ci, qui a épousé une charmante personne, vit désormais aux Échelles, à quelques lieues de là. Mais il fait le voyage pour donner à son neveu deux louis d’or – que celui-ci refuse – et quelques précieux conseils avant son départ.

Essentiel du viatique :                                                                                                                                    « Mon ami, me dit-il, tu te crois une bonne tête, tu es rempli d’un orgueil insupportable à cause de tes succès dans les écoles de mathématiques, mais tout cela n’est rien.
On n’avance dans le monde que par les femmes.
Or tu es laid, mais on ne te reprochera jamais ta laideur parce que tu as de la physionomie. Tes maîtresses te quitteront ; or, rappelle- toi ceci : dans le moment où l’on est quitté rien de plus facile que d’accrocher un ridicule.
Après quoi un homme n’est plus bon à donner aux chiens aux yeux des autres femmes du pays.
Dans les vingt-quatre heures où l’on t’aura quitté, fais une déclaration à une femme ; faute de mieux, fais une déclaration à une femme de chambre.
Sur quoi il m’embrassa et je montai dans le courrier de Lyon.  »

Quelques années plus tard Henri Beyle se repentira de n’avoir pas suivi le dernier de ces conseils. Par contre il tablera habilement sur son charme et les agréments de sa conversation pour retenir l’attention des femmes. Sans compter les fausses identités, les lunettes de couleur et autres travestissements, probablement voués à intriguer ces dames.

Ceci dit, il emploiera de nombreux pseudonymes dans ses écrits et en distribuera généreusement à ses amis – dans ses lettres et dans ses conversations – en invoquant des motifs diplomatiques.

A 20 ans, choc littéraire, possiblement à l’origine de sa vocation d’écrivain : il ouvre finalement « Les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos.
Ce nom que l’on chuchotait dans l’appartement du grand-père, il va enfin savoir ce qu’il s’y cachait

Plus tard il mentionnera sobrement dans son journal « Je crois que dans ce temps j’avais lu Les liaisons dangereuses et j’y cherchais des émotions. »

Henri Beyle le taiseux ne dit pas son enthousiasme. Mais « chercher des émotions », c’est forcément relire. Et puis pourquoi se met-il en quête de l’auteur dès qu’il est embarqué dans la campagne d’Italie ?

Il s’efforce de le rencontrer dès qu’il le peut. Citation : « Le célèbre Laclos que je connus, vieux général d’artillerie, dans la loge de l’état-major à Milan et auquel je fis la cour à cause des Liaisons dangereuses, apprenant de moi que j’étais de Grenoble, s’attendrit.  »

Pourquoi cet attendrissement ? Justement parce que Choderlos de Laclos a été en poste à Grenoble de 1769 à 1775 ; de là les échanges familiaux en catiminie sur le supposé prototype de la marquise de Merteuil.
Et pendant qu’ils parlent de cette ville où ils ont tous les deux vécu, s’opère quelque chose de l’ordre du passage du relai.

Le jeune Beyle aspire à se « dérousseauiser », comme il le dit. Quoi de mieux que ce roman sulfureux – par lettres, comme « La nouvelle Héloïse » – mais où les personnages principaux, Merteuil et Valmont, sont proprement diaboliques ?

Le choc tient sans doute à la vérité des sentiments des personnages.
Il y a, dans le roman de Laclos, quelques figures vertueuses ; mais elles ne résistent pas à l’appel du désir et se laissent embarquer dans le double jeu.
On retrouvera plus tard, mais de façon plus délicate, cette dualité dans les personnages que façonnera Stendhal.

Mais avant de romancer, il faut aller son chemin.
Le 10 juin 1800, Henri Beyle, sous-lieutenant, arrive à Milan avec sa garnison.

Et c’est, sans aucun doute possible, un coup de foudre pour cette capitale de la Lombardie. C’est vrai qu’elle a du charme ; quelque chose comme une cité hybride entre Paris, avec ses rues aux façades classiques mais sans austérité, et Athènes antique, avec ses édifices en colonnades et ses hauts murs intérieurs qui conservent magiquement la fraîcheur, comme sans doute autrefois les temples grecs.
En somme, la ville idéale.

A 12 ans de là, pendant la campagne de Russie, quand il parviendra à Smolensk, à 300 lieues de Moscou, ville incendiée déjà par ses habitants, il se souviendra de Milan avec une poignante nostalgie :
« Cette soif de voir que j’avais autrefois s’est tout à fait éteinte ; depuis que j’ai vu Milan et l’Italie, tout ce que je vois me rebute par la grossièreté. »

C’est donc bien en Italie qu’il a trouvé son graal : cette grâce, ce raffinement, cette générosité… qu’il perçoit sans doute comme une émanation de l’esprit de sa mère.

Voyons comment les hasards de la vie vont éveiller, ici et là, de telle façon ou telle autre, ce qui constituera la matière de ses écrits.

 

2° – Homme de lettres, de caserne, de chancellerie

a – Éros

Cette polyvalence commence par une intrication un peu leste entre les deux premières attributions. L’épisode du bordel – qu’il poétise sous le titre paradoxal de « L’honneur français » – constitue la source de ses premiers vers, du moins diffusé publiquement. Ce poème pornographique est véridique ; du reste il s’y nomme lui-même comme « Beyle », ce qui, sous sa plume, est une rareté.
Poème évidemment destiné à ses camarades de chambrée.

Côté poésie – hormis des bouts rimés qu’il aurait pu adresser à des dames séduisantes – il en restera là jusqu’à ce qu’il mette en chantier sa pièce « Letellier » qu’il va tenter de composer en vers, selon les critères de l’époque.
Elle fait partie de ces multiples projets que Stendhal ne parviendra pas à faire aboutir.

Par contre cette vie de garnison dont il fait quelque temps l’expérience va avoir une autre conséquence : c’est sans doute à l’occasion de l’une de ces escapades au bordel qu’il attrape la syphilis.

Petite parenthèse sur la question. D’abord la liste des écrivains français atteints de cette infection : Baudelaire, comme on l’a vu, mais aussi le cher Flaubert puis Maupassant, Rimbaud ; plus tard Feydeau.
Sans parler des autres pays et des autres artistes. Mozart, par exemple, en était également atteint. Bref le tréponème pâle fait des ravages.

On en viendrait presque à se dire que ce terrible bacille pourrait bien avoir eu un impact sur la créativité.

Il y a déjà plusieurs mois, m’interrogeant sur la nature du curieux vertige qui donnera plus tard « le syndrome de Stendhal » je m’étais dit qu’il pourrait bien s’agir d’une hypoxie temporaire de l’encéphale.

Notre homme visite la basilique « Santa Croce » à Florence. Il se fait ouvrir une chapelle pour y contempler les fresques de Volterano. Il s’assoit sur un prie-dieu, la tête renversée en arrière sur le pupitre.
Fin du récit : « En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.»

Là dessus une brillante universitaire italienne – qui n’avait rien de mieux à se mettre sous la dent – rapproche ce fait mineur de quelques autres et fourbit son fameux « syndrome de Stendhal » ; sans contenu aucun, mais utile à l’activité touristique.

Fin mot de l’histoire et de la parenthèse : à mon sens Stendhal a été victime d’un A.I.T., c’est-à-dire d’un accident ischémique transitoire provoqué par un agrégat de tréponèmes.
Ce qui m’incline à le croire c’est à la fois la persistance du vertige et sa connotation dépressive.

On relèvera que notre auteur – qui n’est peut-être pas toujours véridique mais ne manque jamais d’une scrupuleuse exactitude – non seulement n’établit pas de rapport entre sa contemplation et son vertige, mais encore prend soin de préciser les détail de son installation qui pourraient en constituer la cause. Il suppose donc une circulation du sang ralentie dans le cerveau du fait de l’inclinaison prolongée du coup en arrière.

La syphilis va avoir une autre conséquence : Henri Beyle repart à Paris dès 1801 en congé de maladie. Il fait étape à Grenoble.
Sans doute est-il content de revoir les siens, en particulier sa soeur et son grand-père. Mais après Milan, la ville lui fait horreur.

Etape décisive pourtant ; c’est à cette occasion qu’il tombe amoureux de la soeur d’Édouard Mounier, ancien camarade de l’école centrale.
Elle se nomme donc Victorine et ne paraît pas éprouver pour ce garçon le moindre intérêt. D’autre part Henri se force à fréquenter son frère afin d’avoir quelque occasion d’entrevoir Victorine et d’échanger quelques mots avec elle.

Mais c’est un exercice de haute voltige puisqu’il n’a au fond aucune sympathie pour Mounier. Une fois revenu à Paris il lui adressera pourtant de longues lettres en espérant que celui-ci les fera lire à sa soeur.
C’est de cette façon que le jeune Beyle devient éloquent.
Bref épisode sans suite ; quand il se décidera à écrire à la soeur pour lui faire sa déclaration, elle ne prendra pas même la peine de lui répondre.

Il n’est pas impensable que, pour se guérir plus tard du souvenir de cet amour douloureux et sans réponse, il ait imaginer une Madame de Rênal finalement plus complaisante.

Dans sa « Vie de Henri.Brulard. » on trouve encore l’indication suivante « Victorine Mounier, qui fut cause de mon abandon de l’état militaire et de ma fuite à Paris en 1803.  »
Et ici, aucun doute : cet énoncé relève d’une étape intermédiaire entre les événements bruts et le projet d’un remaniement romanesque.

=> Dans la réalité il est en congé pour maladie et, en tant qu’employé par le ministère des guerres, il est probablement tenu de demeurer à Paris.

=> Dans la nébuleuse romanesque, un chagrin d’amour pousserait son avatar à quitter Grenoble pour Paris dans l’espoir d’oublier Victorine. Or c’est de Paris qu’Henri adresse ses lettres à Edouard, frère de Victorine.

On a conservé plusieurs de ces lettres dans lesquelles il décrit sa vie exaltante dans la capitale. Il cite la soeur dans chacune et de telle façon qu’il faut nécessairement que le frère les lui fasse lire.

Ex : lettre du 8 juillet 1802
« Je trouve vos assemblées du vendredi superbes ; je vois d’ici Mlle Victorine faisant les honneurs de la maison, et vous, signor prefettino, distribuant des
calembours à droite et à gauche ; je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas être
un des aides de camp du général que vous recevez si bien. »
Où l’on voit, en particulier que « la fuite à Paris » est antérieure à 1803…

Cet épisode permet de formaliser trois types d’énoncés dans « La vie de Henri Brulard ». :

=> Le souvenir brut dont la fonction initiale est double : étayer la mémoire et raviver l’affect lié    à l’événement.
=> Le schéma du projet littéraire.
=> Le développement romanesque proprement dit, forcément partiel.

Il faut donc impérativement, quand on se réfère à cette source une déclaration de
Stendhal, déterminer à quelle catégorie appartient l’énoncé.

b – Dionysos

Ceci dit, le jeune Henri Beyle est bien décidé à quitter l’armée dès que possible.
C’est que rien ne garantit qu’il retrouvera les conditions de sa carrière en Italie.

Pendant ses loisirs d’exilé, comme il a très rapidement maîtrisé la langue, il a commencé à traduire Goldoni. Qui est Goldoni ? Un auteur dramatique du XVIII° siècle qui, après quelques tragédies, opte pour la comédie

On pourrait presque dire le Molière italien ; francophile par dessus le marché. Du reste il finit par se réfugier en France et c’est en français qu’il écrira ses dernières pièces.
Et quand le sieur Beyle s’accorde des pauses dans ses travaux de traduction, il lit Shakespeare. Excellente école également. Enfin il va au théâtre autant que possible.
Bref, il est clair qu’il est décidé à devenir auteur dramatique. Du reste on peut encore imaginer qu’il revient régulièrement à son projet de pièce sobrement intitulée « Letellier ».

Intermède politique : en juin 1803 le général Moreau sous les ordres duquel il est passé, est compromis dans un complot contre le premier consul. Du coup Stendhal rentre à Grenoble et court se réfugier au domaine paternel à Claix, son « Letellier » sous le bras.
Ce n’est pas qu’il ait quelque part au complot ; c’est simplement qu’il ne veut pas subir une longue instruction qui lui fera perdre son temps.

Quelques mois plus tard, les choses s’étant apaisées, Henri Beyle revient à Paris, bien décidé à reprendre sa carrière d’écrivain, d’autant plus que son père a sensiblement augmenté sa pension, laquelle reste néanmoins modeste : 200 francs-or par mois soit 480 € environ.

Comme ils se sont côtoyés à Claix pendant plusieurs mois, il est probable que Chérubin a compris non seulement qu’Henri était un adulte mais encore qu’il était conscient des difficultés de la carrière envisagée et qu’il ferait tout pour y réussir.
Et puis ce garçon maîtrisait désormais parfaitement l’italien, comme sa regrettée mère…

S’il paraît évident que Stendhal n’avait vraiment rien à voir avec la conspiration Moreau – étant dans sa jeunesse aussi bonapartiste que le sera Julien Sorel dans son premier grand roman – « Le Rouge et le Noir » – par contre il va devenir farouchement « anti-Napoléon » à partir du sacre, du moins pour un temps.

Le 2 décembre 1804 la cérémonie religieuse du couronnement a lieu à Notre-Dame de Paris. Le pape Pie VII dirige la messe.
Napoléon, après en avoir obtenu le Concordat, a fait croire au souverain pontife qu’il modifierait les articles relatifs aux droits du culte protestant ; ce qu’il ne fera naturellement pas.

Quelques jours plus tard Stendhal gribouille fiévreusement dans son journal :
« alliance si évidente de tous les charlatans. La religion venant sacrer la tyrannie et tout cela au nom du bonheur des hommes. »
« Le sabre et le goupillon », selon l’expression attribuée à Clémenceau.

Autrement dit, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, du moins temporairement.
Étonnante ambivalence de Stendhal à l’égard de Napoléon. Il va exemplairement servir le chef de l’armée française, de 1800 à 1814.

Néanmoins c’est en 1835 qu’il recevra la légion d’honneur, avec le grade de chevalier et à titre « d’homme de lettres ».
C’est que Louis-Philippe, devenu en 1830 roi des Français, oeuvre de toutes les façons possibles à la réconciliation nationale.

Et Henri Beyle reçoit cette décoration sans barguigner, peut-être parce que – tout en n’étant pas légitimiste et bien qu’ayant célébré les Glorieuses de juillet 1830 – il trouve finalement acceptable le nouveau régime, particulièrement dans son entreprise de conciliation et de réconciliation nationales.

Mais nous n’en sommes pas encore là.

c – Arès

1805, c’est donc l’année de la rupture avec « le petit caporal » ; non seulement Napoléon n’avait pas le droit de se faire dictateur, mais qu’en plus il ait embauché pour ce faire les charlatans de la religion, ça dépasse le tolérable.
Donc plus de « soleil d’Austerlitz » pour Henri Beyle.
Ceci dit, éclipse seulement temporaire.

L’année suivante, c’est sans doute le patriotisme qui reprend le dessus :
Henri Beyle part pour l’Allemagne en octobre comme adjoint provisoire aux commissaires des guerres.
Napoléon aurait dû se dispenser du sacre mais il demeure indispensable comme chef des armées.

En fait il n’est adjoint qu’à un seul commissaire, comme on le verra plus loin.
Ces commissaires sont en charge des réquisitions ; ils sont dépositaires de l’autorité – légitime ou d’occupation – mais ils ont besoin d’être secondés par des auxiliaires qui ont à la fois une bonne connaissance des troupes et des lieux.

Le voilà donc témoin systématique du spectacle de la guerre.
Il y a là de quoi alimenter une profonde méditation sur le sort des hommes et le peu de poids d’une vie dans la machine à broyer de l’histoire.
Quel est donc le sens de tout cela ? Où ces hommes, pour la plupart de modeste condition, trouvent-ils le courage de faire à la Nation le sacrifice de leur vie ?

Sans doute dans cette aspiration à maintenir, envers et contre toute l’Europe monarchiste, les droits conquis de haute lutte par la Révolution.

Voilà pourquoi Napoléon empereur est cependant un moindre mal.

En 1808, le sous-lieutenant Beyle ayant fait ses preuves, il est nommé commissaire aux guerres. Campagne d’Allemagne puis campagne d’Autriche.

d – Hermès

Stendhal s’établit à Vienne où il fréquente, entre autres personnalités, Maret de Bassano et Vivant Denon.

Le premier est très proche de l’Empereur et a pu, à l’occasion, laissé échapper quelque confidence intéressante. Il fera partie de la chaîne d’informateurs qui décidera Napoléon à se lancer plus tard dans l’aventure des Cent-jours.

Le second est un personnage absolument fascinant. Il aura vécu tous les grands moments de la transmutation historique française, depuis le rayonnement du « siècle de Louis XV » jusqu’à la « terreur blanche » qui resurgit sous Charles X.

Quand il naît en janvier 1747, le roi Louis XV a devant lui 27 ans de règne.
Voltaire s’essaye encore au théâtre à Paris et le projet de l’Encyclopédie sort à peine des cartons.
Il mourra en 1825, ayant traversé successivement la Révolution, la Terreur, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration – d’abord conciliatrice puis réactionnaire – le tout sans dommage puisqu’il a suffisamment d’intelligence pour pouvoir, à la fois, se mettre à l’abri et se rendre utile.
Et puis l’essentiel de son activité est diplomatique.

C’est que Dominique Vivant, baron Denon, a plus d’une qualité. Il est beau, il est élégant, il a de l’esprit et puis il dessine admirablement.

Enfin, pas pour tout le monde. Les esquisses du patriarche de Ferney qu’il croque au passage ont littéralement révulsé Voltaire. Celui-ci fulmine dans toutes ses lettres à propos des ces gravures qui circulent, faisant de lui « un singe estropié ».

Et pourtant… quelle vérité dans ces esquisses ! Les traits des personnages mais aussi les situations nous mettent véritablement en présence de Voltaire et de ses proches dans les dernières années de sa vie.

« Au passage » parce que Vivant Denon se rend alors en Suisse où il assurera aussi, occasionnellement, une mission d’agent secret. Il aurait été dommage de ne pas faire un crochet par Ferney.

C’est que Dominique dans sa jeunesse, a sans doute lu avec une intense jubilation cette épisode de Candide où le jeune homme a entrepris de montrer discrètement à Cunégonde sa « raison suffisante ».
Et il se lancera bientôt dans la création d’une série de dessins pornographiques en comparaison desquels les photographies de Playboy sont des images pieuses.

A celles-ci il ajoutera bientôt un roman libertin intitulé « Point de lendemain ».
Surprise : on y découvre deux des principales marottes de Balzac :
Le théâtre comme lieu voué principalement à la contemplation des spectacles variés qui se donnent dans les loges.
Le jeu indéfini du passage des bras d’un amant ou d’une maîtresse à ceux d’un autre ou d’une autre, le tout en manoeuvrant habilement l’époux ou l’épouse.
Ce sont évidemment ces relations temporaires – qui servent tel but ou tel autre – qui n’ont point de lendemain.

Comme cette parenté entre Vivant Denon et Balzac saute aux yeux et que le roman du premier fut publié anonymement en 1777, les critiques estiment que Balzac a élaboré sur cette charpente sa « Physiologie du mariage ».
En réalité c’est plus qu’ un plagiat : c’est de la copie. Mais comme il donne ce récit comme étant rapporté par un certain Dorat, que l’oeuvre d’origine ne portait que ce nom et pas celui de l’auteur véritable, il n’a pris aucun risque.

Le drame de Balzac, le motif pour lequel il « pisse de la copie » de toutes les façons possibles, c’est que l’écriture est sa seule source de revenus.
Comme nous le verrons, ce n’est pas le cas de Stendhal.

Pour en finir sur ce point, c’est dans plusieurs des récits de « La comédie humaine » que nous avons recensé ces deux caractéristiques que sont le spectacle des loges au théâtre et la faible « liabilité » du contrat de mariage..
En d’autres termes Balzac aurait sans doute été beaucoup moins inspiré s’il n’avait pas mis la main sur ce court roman – ou cette longue nouvelle – de Vivant Denon.

Pour en revenir à cette rencontre – sans doute décisive pour Stendhal – précisons encore que ce personnage fascinant fut sans doute à l’origine de « l’égyptomanie », profondément ancrée en France.

Accompagnant Bonaparte lors de l’expédition d’Égypte, non seulement il multiplie les croquis mais il relate scrupuleusement les étapes de ce périple, dans son « Voyage dans la Basse et la Haute Égypte: pendant les campagnes du général Bonaparte ». Du coup c’est lui qui rapporte la fameuse sentence « Soldats, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent. »
Quelque chose de révolutionnaire a lieu, à ce moment-là, non dans les actes mais dans les esprits, que l’on peut formuler de la façon suivante : non décidément, le monde n’a pas commencé avec Abraham.

Avec « Salammbô » qui paraîtra beaucoup plus tard (1862), Flaubert s’inscrit, lui aussi, dans ce décentrement du monde. Mais l’Atlas de cette époque, celui qui va porter Dieu sur ses épaules en lui permettant de s’étendre sous tous les cieux et à tous les siècles, c’est…
C’est qui ?
C’est Victor Hugo.

Sur l’Égypte Vivant Denon ne s’en tient pas là ; dans la foulée, c’est lui qui organise, dans l’ancien palais royal, le musée du Louvre. Comme on s’en doute il apporte tous ses soins à l’agencement de la galerie consacrée à l’Égypte antique.

Finalement l’islamisme a quand même du bon : tant qu’il règnera sur les rives du Nil, nous n’aurons pas à restituer l’obélisque de la place de la Concorde ni cette magnifique galerie du Louvres…

Revenons à Dominique Vivant, baron Denon ( Philippe Sollers est persuadé que « Vivant » est son prénom, ce qui lui permet d’en tirer une belle métaphore du personnage ; ne le détrompons pas…)

Quand, après Waterloo, il s’agira de restituer aux ennemis des diverses coalitions européennes les oeuvres d’art chapardées au passage, c’est le premier égyptomane qui sera nommé responsable de l’inventaire.
Il embauchera alors un assistant : Henri Beyle.

Aucun doute sur les effets de cette fréquentation dans la formation intellectuelle mais aussi artistique de Beyle, sans parler du reste. Henri Beyle, à l’époque de cette rencontre, n’a jamais que 26 ans.
C’est Vivant Denon qui l’entraîne aux funérailles de Haydn à la Schottenkirche de Vienne. On y donne, en ces circonstances, le « Requiem » de Mozart.

C’est probablement en cette occasion qu’il se découvre pour la musique une véritable ferveur ; il est vrai qu’il est difficile de résister à Mozart.
Ce qui est certain c’est que cette oeuvre est sans nul doute l’unique plaidoyer en faveur de l’existence de Dieu qu’un athée convaincu – comme était Stendhal – consente à entendre jusqu’au bout, non seulement parce qu’elle est magnifique mais encore parce qu’on ne peut pas exclure qu’elle ait le pouvoir de faire renaître Dieu de ses cendres.

 

III En campagne et ailleurs

Mais foin des rêves paradisiaques : à 3 semaines de là, c’est la bataille de Wagram.             Victoire française, sans doute, mais à un prix exorbitant.

Stendhal y assiste comme commissaire à la guerre. Il s’agit bien sûr d’évaluer les pertes – et elles furent considérables lors de cette bataille – afin de suppléer aux carences en hommes, en chevaux, en matériel et en ressources, alimentaires pour commencer.

Après l’intermède musical viennois, le paquetage est vite fait et l’arrivée sur le théâtre des opérations ne prend pas plus d’une heure à cheval, le village de Wagram étant situé à 10 kms au nord de Vienne.

1° Par temps de guerre…

Vivant Denon est donc désigné comme « réquisitionnaire en chef » ; cette qualification est relative au repérage et au choix des oeuvres d’art à emporter à Paris.
En conséquence de quoi il demeure à Vienne pendant la bataille, dressant un inventaire des oeuvres d’art à saisir dans la capitale autrichienne.
Vivant Denon et Beyle se retrouveront

A quelque temps de là Henri Beyle qui aurait dû suivre son commissaire sur le théâtre des opérations, est pris d’une forte fièvre qui va durer plusieurs jours.
Il ne faut donc pas se méprendre sur cette indication dans sa « Vie de Henri Brulard » : « (..) le prince F. Borghèse, celui-là même que je vis à Wagram, colonel du régiment de cuirassiers, le jour où M. de A., mon ami, eut la jambe emportée. »

Sévit à ce moment-là une épidémie de typhus qui fait des ravages dans l’armée française ; il se peut que Beyle ait été alité dans un camp provisoire, voire un hôpital de campagne, que ce M. de A. – introuvable par ailleurs – se soit trouvé son voisin d’alitement et qu’ils aient ensuite sympathisé.

Les lettres qu’il adresse alors à sa soeur Pauline indiquent que cette fièvre persiste. On finit donc sans doute par le rapatrier.

L’année qui suit, entre 1809 et 1810, va se passer à Paris, en vaines démarches.
Les cousins Daru lui ont obtenu un poste d’auditeur au Conseil d’État.
Le problème c’est que pour y accéder, il faut justifier d’un certain revenu.

Mais Chérubin Beyle – une fois encore, fort peu paternel – se fait tirer l’oreille pour fournir l’attestation requise. Sans doute craint-il que ce fils aîné ne mette, par quelque manoeuvre habile, la main sur une partie de ses biens ; de toute façon il n’a pas envie de débourser pour lui plus qu’il ne l’a fait jusque là.

Et puis il finit par céder, probablement parce que Pierre Daru a su adroitement plaider la cause d’Henri auprès du gendre du cousin de son père.
Et l’ homme jeune qu’est Henri Beyle – il a alors 27 ans – réalise sans doute à cet égard tout ce qu’il doit à sa famille d’élection.

Sans parler de l’influence probable que Pierre Daru exerça sur la vocation littéraire du jeune Henri. Cet oncle est poète à ses heures, traducteur d’Horace, historien à l’occasion et il est même devenu récemment membre de l’Académie française.

En attendant que cette vocation voie le jour, Henri a enfin une situation. Seulement nous sommes en 1810 et la France n’en a pas fini avec les coalitions européennes.

Le 1° août Henri Beyle est enfin nommé auditeur au conseil d’État. Il noue une relation avec une chanteuse prénommée Angéline qu’il entretient.

Le 1° septembre il rejoint l’armée d’Allemagne.
De là il adresse à Félix Faure et à un autre ami son testament. Il les fait donc par là ses exécuteurs. Ce n’est ni le premier, ni le dernier, Stendhal étant un véritable obsédé du testament.
Pourquoi ? On ne sait. Le plus probable est qu’un accident de parcours lui a fait réaliser à quel point il était exposé et vulnérable, même s’il ne fait pas partie des troupes d’assaut.

Dans cette longue lettre – ce qui est plutôt inhabituel de sa part – nous apprenons qu’il aurait peut-être un enfant. Mais il n’en est pas sûr lui-même ; citation :

« M. F …. sait si j’ai un enfant. Si je n’en ai point à l’époque de mon décès, ou que M. F. soit lui-même décédé, je vous prie, mes chers amis, de placer les fonds provenant des sommes ci-dessus indiquées d’une manière sûre et telle que le revenu en soit durable à jamais, si faire se peut. »

Dans le cas contraire les fonds dégagés par les amis devront servir à financer un prix littéraire annuel récompensant un ouvrage d’une soixantaine de pages, traitant, d’une année sur l’autre, l’un des thèmes suivants :

« Qu’est-ce que l’ambition, l’amour, la vengeance, la haine, le rire, les larmes, le sourire, l ‘amitié, la terreur, l’hilarité ?
Quel est le plus grand comique ? »

En outre les exemples devront être tirés de la nature et de l’histoire.
Enfin les prix seront, respectivement, pour le premier, une médaille d’or, pour le second, une édition complète de Shakespeare.

En d’autres termes, Shakespeare ou l’essentiel en littérature. Dans une lettre plus tardive à sa chère Pauline, on trouve cette notation : « Je suis charmé que tu aies acheté Shakespeare ; c’est encore le peintre le plus vrai que je connaisse. »

Etonnante préoccupation pour ce jeune homme qui n’a pas 30 ans.
Mais révélatrice ; il n’a encore rien écrit et les thèmes qu’il choisit sont justement ceux qu’il mettra en oeuvre comme romancier.

S’il fallait 3 mots pour définir « Le Rouge et le Noir », est-ce que ce ne serait pas précisément les trois premiers de sa liste, « l’ambition, l’amour, la vengeance » ?

2° … vivre malgré tout

L’année suivante, il profite d’un congé de deux mois pour filer en Italie. Deuxième voyage dans ce pays qu’il va, cette fois parcourir. Milan la bien-aimée pour commencer, et puis Ancône, Bologne, Naples.

Il faudrait dire « Milan où demeure la bien-aimée ». En réalité il ne s’agit pas, du moins initialement, d’un périple touristique mais d’un envol amoureux.
Elle se nomme Angela Pietragrua et il s’en est épris lors de son premier voyage, en 1800. Il avait alors 17 ans.
Mais 10 ans plus tard, sa passion est toujours aussi vive.

Page que l’on trouve dans son Journal à la date du 8 septembre 1811 :
« Mon cœur est plein. J’ai éprouvé hier soir et aujourd’hui des sentiments pleins de délices. Je suis sur le point de pleurer. J’arrivai hier vers les cinq heures ; les détails de la douane et de l’auberge nous prirent une heure, le dîner autant, et il était sept heures lorsque je me retrouvai enfin sur le Cours de cette Porte Orientale où, tout jeu de mots à part, s’est passée l’aurore de ma vie.»
« jeu de mots » parce que le soleil se lève à l’Est ou à l’orient.

Seulement la belle Angela lui bat froid ; du coup il fuit Milan dès que possible.
Il faut préciser qu’en amour non plus il n’a pas la fibre romantique, du moins pas de façon persistante. Dans une lettre à sa chère soeur Pauline du 14 juillet 1812, il écrira, dans son sabir inimitable :

« Il y avait depuis six weeks un vide in my heart. A passion who lived in it, since two years est morte tout-à-coup vers le 13 du mois passé, by the sight of the mediocrity of the object .
Ce qui est médiocre dans tous les genres me donne un dégoût invincible. J’étais un peu malheureux de ne plus aimer. Cette secousse va me remettre en selle.
Si je puis, à mon retour, I will see again my dear Italy. It is my true country. Non pas que j’y aime excessivement tel ou tel objet ; mais ce pays est d’accord avec mon caractère. »

Donc, pour se distraire du souvenir d’abord douloureux de Milan, il visite tous les lieux qui méritent de l’être. De là il conçoit assez vite l’opportunité de composer un ouvrage sur la peinture italienne, ouvrage qui fait défaut en langue française, et qu’il n’aura aucun mal à écrire, ordonnant en une habile synthèse ce qu’il traduit des traités italiens sur le sujet et ce qu’il éprouve sur place, dans la contemplation des oeuvres.
Travaillant d’arrache-pied, il envisage donc de publier prochainement une « Histoire de la peinture en Italie ».
Malheureusement le cours des choses va en décider autrement.

L’officier Beyle est parvenu à faire prolonger son congé d’un mois mais il lui faut bientôt rejoindre son poste.
L’année d’après, c’est la campagne de Russie. Le voilà responsable des approvisionnements de réserve pour les villes de Smolensk, Mohilev et Vitebsk.

Le 19 août il écrit une longue lettre à l’ami Félix Faure dans laquelle il conte par le menu l’incendie de la ville de Smolensk et les tribulations de son escadron dans la fournaise, chacun luttant pendant de longues heures pour préserver la maison où cet escadron a établi ses quartiers.
Comme quoi la politique de la terre brûlée, contrairement à ce qu’on croit, commence bien avant Moscou. Du reste le récit se conclut en ces termes :
« L’armée a encore poussé les Russes de quatre lieues cette nuit ; nous voilà à quatre-vingt-six lieues de Moscou. »

Dernier point : c’est une lettre cryptée que notre malin bonhomme feint d’adresser à une dame. Il recourt à ce procédé quand il n’est pas en mesure de bénéficier de l’enveloppe diplomatique des Daru, oncle ou cousin.

Ce n’est pas, comme on le conclut un peu vite, que Beyle ait le goût du secret ; c’est qu’il a, plus simplement, le goût d’écrire et d’écrire librement. Du reste, dans l’une de ces lettres, il fait part à son destinataire de la difficulté de l’entreprise : il faut sans cesse fabriquer de l’encre pour remplir ne serait-ce qu’une page.
Enfin, comme il n’est pas certain qu’il survive à cette expédition militaire, c’est aussi par le biais du courrier qu’il fait parvenir à Félix, d’un jour à l’autre, quelques pages de son journal.
Cela signifie que, dans ce contexte, l’écriture est aussi, si modeste soit-elle, la seule forme de survie qu’il envisage. Précisons que, fort imprudemment, il a emporté avec lui ses notes et ses papiers.

Un mois plus tard, c’est l’incendie de Moscou. Comme les réserves sur lesquelles comptaient les Français ont été anéanties, Napoléon ordonne la retraite.

On sombre alors dans le désastre. Le froid et le manque de nourriture vont engendrer des horreurs. Les chevaux s’abattent les uns après les autres ; il aurait fallu faire fondre de la glace pour leur donner à boire. Les soldats affamés mordent dans les carcasses, des chevaux d’abord et puis…
Certains ont les mains gelées. La tentation est grande, souvent, de s’affaler et de se laisser aller à la mort.

En plus l’Empereur a eu la mauvaise idée de planter là ses troupes pour atteindre Paris au plus vite et préparer la riposte ; le moral des soldats est au plus bas.
Les cosaques harcèlent et pillent. C’est ainsi que Beyle se fait voler 11 des 12 chapitres de son « Histoire de la peinture en Italie » ; des feuillets qui ont probablement servi à allumer les feux de camp des « kazakis », comme on dit en russe. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant.
Son courage à lui n’est pas spectaculaire mais il est aimable et constant.

Et puis il y a ses amours.
Dans le manuscrit de sa Vie de Henry Brulard, Stendhal a laissé un modeste schéma avec, par ordre chronologique, l’initiale du prénom de chacune des femmes qu’il a aimées. On en compte sept.
Cela ne fait nullement du sieur Henri Beyle un séducteur, comparativement aux 142 femmes séduites par Giacomo Casanova. En dépit de ce record, ce dernier n’est pas une exception.
Confidence faite au deuxième chapitre de cette autobiographie romancée :

« Peut-être aucun homme de la Cour de l’Empereur n’a eu moins de femmes que moi, que l’on croyait l’amant de la femme du premier ministre. »

C’est que l’époque est à la bagatelle ; non que les circonstances portent aux jeux de l’amour mais, tout au contraire, parce que nul n’est sûr du lendemain, que les notions de péché, de sacrilège, d’enfer et de jugement dernier ont été balayées par la Révolution et que, par conséquent, dès qu’on en a le loisir, il faut profiter de la vie.

Enfin rappelons que, depuis l’Antiquité, on était capable de bricoler aussi bien des préservatifs que des stérilets.

Ceci dit, Henri Beyle est tout sauf un Don Juan. Sans doute n’en a-t-il ni l’allure ni le prestige ; mais surtout quand il s’approche d’une femme, ce n’est pas en conquistador.

Déclaration incise de quelques mots dans cette « Vie de Henry Brulard » à propos de ses conquêtes féminines : « Avec toutes celles-là et avec plusieurs autres, j’ai toujours été un enfant. »
Bref, à la recherche de l’amour perdu de sa prime enfance, cette mère dont il n’admet toujours pas qu’elle soit morte. Ainsi que l’a dit fort justement Freud, « L’inconscient ignore le temps. »

Et comme ces dames ne sont pas invariablement en quête du mâle alpha, on comprend qu’elles puissent se laisser séduire par cet homme qui n’a ni beauté, ni prestige mais qui, à l’occasion, sait si bien les attendrir ou, plus simplement, se mettre à leur portée. Sans omettre le grand intérêt de sa conversation.

3° Les années terribles

Du 26 au 29 novembre 1812, c’est la bataille de la Bérézina.
Quelques lignes de la biographie sensible – sobrement intitulée « H.B. » composée par Prosper Mérimée, d’après les confidences de son ami Henri :

« Un matin, aux environs de la Bérézina, il se présenta à M D., rasé et habillé avec quelque soin: « Vous avez fait votre barbe ! lui dit M. D. , »vous êtes un homme de coeur. « 
 M. B , auditeur au Conseil d’État, m’a dit qu’il devait la vie à B , qui, prévoyant l’encombrement des ponts, l’avait obligé à passer la Bérézina, le soir qui précéda la déroute. Il fallut employer presque la force pour obtenir qu’il fît quelques centaines de pas. M. B faisait l’éloge du sang-froid de B et du bon sens qui ne l’abandonnait pas dans un moment où les plus résolus perdaient la tête. »

Bref, un romain de l’Antiquité, disciple de Sénèque.

Nouvelle épreuve pour ce stoïcien :
la retraite se poursuivant, son bataillon parvient à Sagan, en Silésie, province du Sud de la Pologne.
Avec d’autres il tombe gravement malade de ce qu’on nomme alors « fièvre nerveuse » ou « fièvre cérébrale », épidémie répandue par les prisonniers russes qui ont précédé l’armée française sur le même itinéraire.

Symptômes : forte fièvre, terribles maux de tête, épisodes délirants, hébétude.
On sait aujourd’hui qu’il s’agissait du typhus. L’officier Beyle est malade pendant 15 jours mais il ne mentionne pas de séquelles. Selon toute vraisemblance, c’est sa troisième infection par cette bactérie, très répandue à l’époque puisque transmise par les poux et les puces.
Quant aux suites de ladite infection, il est aguerri ; lors de l’épisode précédent la fièvre avait duré plusieurs mois.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, à peine remis, Stendhal apprend la mort de son cher grand-père, le bon docteur Gagnon, soleil de son enfance.
Pas le temps de s’apitoyer ; c’est bientôt la campagne de France.

Janvier 1814 : Henri Beyle devient l’un des 23 commissaires extraordinaires nommés dans chacune des provinces afin de procéder aux réquisitions qui permettront de poursuivre l’effort de guerre.
Ils sont assistés par des auditeurs familiers des lieux. Ce dispositif a pour finalité d’éviter les deux écueils qui pourraient rendre cette création inopérante :
– Une méconnaissance des lieux et de leurs ressources qui appauvrirait ces réquisitions.
– Une trop grande familiarité avec les personnalités locales qui interdirait en partie de procéder aux dites réquisitions.
Il est, en outre, chargé de participer à l’organisation de la défense en Dauphiné.

Quelques mois plus tard, c’est l’abdication de Napoléon.
Comme beaucoup d’autres officiers de l’Empire, Beyle se retrouve sur le carreau, sans situation et donc sans ressources, à l’exception de la modeste pension que son père a probablement recommencé à lui verser.

Que faire ? Vendre ses chevaux puis retourner en Italie, où la vie est moins chère. Et puis à Milan on a encore de la gratitude pour les Français qui ont délivré les Lombards du joug autrichien.

Comment vivre ? En écrivant ou, plus précisément, en publiant.
Les premiers ouvrages qu’il met en chantier, une fois établi à Milan, sont, comme son « Histoire de la peinture en Italie », des compilations intelligentes de traductions.
Adolphe Paupe, dans son « Histoire des oeuvres de Stendhal » a établi que sa « Vies de Haydn, Mozart et Métastase » résultait d’un judicieux assemblage entre des livres existants.

A titre d’illustration, citation : « Les quatre premiers chapitres de la Vie de Mozart sont extraits de la notice biographique de Schlichtegroll, et les trois derniers des Anecdotes sur Mozart mises en français par Cramer. »

Pour autant on ne parle pas de plagiat dans la mesure où, comme dans le projet qui avait commandé à la mise en oeuvre de « L’histoire de la peinture en Italie », tout est commandé, dans ces présentations, à la fois par l’intelligence et la sensibilité de l’auteur.

Le livre est publié en 1814. Henri Beyle, infatigable travailleur, reprend illico son « Histoire de la peinture en Italie » puisqu’il a, sous la main, les livres qui l’avaient précédemment inspiré. Ce deuxième livre sera publié en 1817.

Entre temps il a mis deux autres projets en chantier :
= « Rome Naples et Florence »
= « Vie de Napoléon ».
Cette fois on entre véritablement dans l’oeuvre proprement dite.

 

B Le chemin de Stendhal

C’est cette formulation géniale qui m’a d’abord attirée irrésistiblement vers le livre de Jean Prévost, le résistant avec lequel nous avons commencé l’année, dont il avait choisi de faire son titre.
On sait que pour notre auteur un roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin.
Fort bien.
Mais quel chemin ? Par qui ou par quoi est-il défini ?

Pas de réponse explicite dans le livre. Du coup ce titre prometteur devient la métaphore du parcours de Stendhal, de sa propre vie, et par là, donne la réponse : c’est en allant le chemin de sa vie que l’on peut capter ce qui deviendra la matière romanesque.

Ce sont les hasards de l’existence, les pérégrinations plus ou moins contraintes par les événements, les élans personnels qui ont déterminé ce parcours singulier.
Mais, dans la mesure où cette sentence prétend valoir pour toute oeuvre romanesque, il faut aller y voir de plus près.

Commençons par localiser cette citation.
Elle apparaît à deux reprises dans « Le Rouge et le Noir »

=> D’abord en exergue du chapitre XIII, on trouve la citation, elle-même :
« Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. »
C’est signé « Saint-Réal. », point « . »

Auteur doublement problématique :
= On ne trouve pas un tel énoncé dans les oeuvres de César Vichard de Saint-Réal. De fait il est dit que Stendhal – qui appréciait beaucoup cet auteur – « lui attribue » cette formule.
= Il fait suivre le nom de l’auteur d’un point, comme si celui-ci était une abréviation.

De facto Saint-Réal, essentiellement traducteur, historiographe et essayiste, n’a écrit qu’un seul roman, et encore : un dialogue romancé, qui fut sa dernière oeuvre, destiné à exposer ses convictions ; du Voltaire avant l’heure, en somme.

Du reste Voltaire le tenait en haute estime et il n’est pas impossible qu’il ait recueilli dans ce récit – titre « Césarion », où l’on voit un avatar de l’auteur livrer son expérience à un jeune homme – les prémices de ce qui allait devenir « Candide ».

Revenons à Stendhal.
Je crois que ce point est là pour signifier discrètement « Saint-Réaliste ».
Voilà pourquoi il faut nous rabattre sur la seconde occurrence de cette affirmation.

=> Celle-ci prend place au chapitre XIX, dans le cours de la narration, dans le courant d’une digression de l’auteur, qui fait suite à l’épisode de Mathilde à l’Opéra, où celle-ci, paradoxalement, va tomber amoureuse de Julien qui n’est pas dans sa loge.

Après avoir déclaré que ce personnage de Mathilde est « tout à fait d’imagination », l’auteur apostrophe le lecteur :

« Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

L’azur des cieux est ici la métaphore des aspirations amoureuses d’une candide jeune-fille, comme est dans le roman Mathilde de la Môle.

Le bourbier, c’est justement cet état des choses qui fait qu’Antoine Berthet, prototype de Julien Sorel, après avoir tiré sur son ancienne maîtresse, sera conduit à l’échafaud.

Parce que le roman n’est jamais que le reflet de l’état des choses, ce n’est donc pas au romancier qu’il faut demander des comptes ; il ne fait que montrer.

Ce parti-pris du réalisme par Stendhal s’inscrit donc d’emblée comme tension entre les aspirations de ses personnages et les contraintes sociales au sein desquelles ils sont immergés.
Du coup on comprend qu’il ait conçu ses grands romans, sur le plan narratif, comme cet incessant aller et retour entre intériorité et extériorité, passant généralement sans transition aucune, de la focalisation interne – subjectivité du personnage – à la focalisation externe – ce qu’il donne à voir aux autres.

On peut en outre tenir cette manière de faire comme une « naturalisation » de son aspiration de jeunesse à devenir auteur dramatique. Tout compte fait, là où il aurait fallu un aménagement de la scène permettant une aparté au théâtre, le roman offre bien plus de souplesse et d’opportunités.

I Le lever de rideau

Ceci dit, au moment où il passe de la compilation / traduction à l’écrit personnel, ce n’est pas un roman qu’il a l’intention d’écrire.

1° Rome, Naples et Florence

Cet écrit-là, en dépit de la parenté formelle des titres, n’a rien à voir avec « Vies de Haydn, Mozart et Métastase ». Ce n’est pas non plus un guide touristique. On pourrait aller jusqu’à dire que c’est une ethnographie en immersion.

Petite mise au point préalable : pour un bon tiers on n’y parle que de Milan ; on va ensuite à Bologne ; enfin Rome qui ouvrait le titre n’a droit qu’à quelques paragraphes à la fin de la brochure.

Ce qui intéresse Erigo Beyle, ce sont d’abord les Italiens ; et au coeur de ce peuple élu, il trouve les Milanais. L’architecture et les oeuvres d’art le captivent moins comme oeuvres singulières que comme expression d’une sensibilité à la fois commune à un peuple et originale.

Du coup ce périple adopte très vite la forme du journal intime, relation au jour le jour dans laquelle l’auteur nous fait part de ses émotions, en particulier au théâtre et à l’opéra, de ses rencontres, de ses découvertes.

Et comme, progressivement, il accroit son expérience de la manière d’être des Italiens, il en fixe la mémoire en la comparant à celle des Français, généralement des Parisiens.

C’est de cette expérience décisive qu’émergera sans doute ce voeu relatif à la formule du cénotaphe.
En attendant d’être mort et enterré, il formule cette expérience décisive dans les termes les plus nets : « Dans ce siècle menteur et comédien (this age of cant, dit lord Byron), cet excès de franchise et de bonhomie entre gens des plus riches et des plus nobles de Milan, me frappe si fort qu’il me donne l’idée de me fixer en ce pays. Le bonheur est contagieux. »

Et le bonheur, en effet, n’est pas une si grande affaire, du moins pour les esprits subtils.
Plusieurs fois de suite, suivant les conseils d’une charmante dame qui lui a précisé où il fallait se placer, le « francese » se rend sur la Plazza del Duomo, côté Palazzio Reggia, et contemple le bel édifice.
Citation : « Je suis allé tous ces soirs, vers les une heure du matin, revoir le Dôme de Milan. Éclairée par une belle lune, cette église offre un aspect d’une beauté ravissante et unique au monde. »

Enfin il y a les plaisirs quotidiens, les spectacles, les rencontres, les conversations. Et là-dessus, écrasante supériorité des Italiens sur les Français.
Quelques perspectives trans-européennes :

=> « Je lis avec plaisir l’histoire de Milan, écrite avec toute la bonhomie du pays, mais avec toute la méfiance d’un Italien, par Verri, l’ami de Beccaria. Je n’y trouve jamais ce vague et cette affectation qui me font si souvent quitter les livres français du dix-neuvième siècle. »

=> « L’Allemand, au lieu de rapporter tout à soi, se rapporte tout aux autres. En lisant une histoire d’Assyrie, il est Assyrien ; il est Espagnol ou Mexicain en lisant les aventures de Cortès. Quand il se met à réfléchir, tout le monde a raison à ses yeux ; c’est pour cela qu’il rêve vingt ans de suite et souvent ne conclue pas.
Le Français est plus expéditif, il juge un peuple et toute la masse de ses habitudes physiques et morales en une minute.
Cela est-il conforme à l’usage ?
– Non ; donc cela est exécrable, et il passe à autre chose.
L’Italien étudie longtemps et comprend parfaitement les manières singulières d’un peuple étranger, et les habitudes qu’il a contractées en allant à la chasse du bonheur.»

Deux remarques :
= La chasse au bonheur – et nous aurons l’occasion d’y revenir – c’est l’activité la plus essentielle de l’existence.

= Comme il y a, malgré tout, un génie propre à chaque peuple, notre futur diplomate – qui aurait mérité de siéger au conseil de l’Europe – esquisse ce que serait l’orchestre idéal :
« L’orchestre de Milan, admirable dans les choses douces, manque de brio dans les morceaux de force. Les instruments attaquent timidement la note.
L’orchestre de Favart a le défaut contraire. Il cherche toujours à embarrasser le chanteur, et à faire le plus de bruit possible.
Dans un orchestre parfait, les violons seraient français, les instruments à vent allemands, et le reste italien, y compris le chef d’orchestre. »

Par « L’orchestre de Favart » il faut entendre « l’orchestre de la salle Favart », autrement dit de l’Opéra comique. Surnom hérité de la grande notoriété de Charles-Simon Favart (1712 – 1792), auteur dramatique auquel on doit une trentaine de comédies, livrets d’opéras comiques, pour la plupart.

Un autre trait de Stendhal apparaît dans cet opus – le premier qu’il ait signé de cet heureux pseudonyme – : un léger filet d’humour.

Par exemple :
« Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate : ce jardin est plein de jets d’eau destinés à mouiller les spectateurs. En posant le pied sur la première marche d’un certain escalier, six jets d’eau me sont partis entre les jambes. »

Ceci dit, la remise en perspective de cet enthousiasme permet de le relativiser.
L’Italie, certes ; mais pas n’importe laquelle. A quelques années de là, quand il sera nommé consul à Civitavecchia, il sombrera dans un ennui profond et ne rêvera que de retrouver la ville de ses rêves.

Milan ? Non ; Paris. Au point qu’il aspire à s’y loger même en un grenier où il pourrait continuer à écrire. Il est vrai que son regard sur la ville de sa jeunesse a changé. Dans une lettre de 1833, ayant appris qu’il avait un congé, il écrit : « Je vais à Lutèce pour voir les rues, les étalages des bouquinistes et tous les théâtres renouvelés avec leurs pièces et leurs acteurs depuis trente mois… »

« Nouveau venu qui cherche Rome en Rome… » écrivait du Bellay 3 siècles plus tôt. Et quelques décennies plus tard, c’est Baudelaire qui dans « Le cygne » fourbira ces vers mémorables :

«  Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) ;».

Julien Gracq, enfin, fera de ces quelques mots – « la forme d’une ville » – le titre d’un livre consacré à faire revivre Nantes, ville disparue de son enfance.

L’écriture est le premier moyen de maintenir « sous les feux du soleil » – comme disaient les Grecs d’autrefois – ce qui autrement sombrerait dans l’oubli. Mais il y a aussi, plus humblement, les promenades pèlerinages dans les lieux préservés.

Ce livre imparfait connaîtra trois éditions du vivant de Stendhal, avec révisions, plus une édition posthume ; les mots indéchiffrables des passages manuscrits non encore publiés sont signalés par des parenthèses.

D’autres ouvrages à venir, notamment « Mémoires d’un touriste », feront apparaître ces deux caractéristiques de la prose réaliste de Stendhal :

= il ne peut généralement pas s’en tenir à ce qu’il avait défini préalablement comme cadre de son projet. Par exemple, dans ce livre-ci, ayant prévu de parler d’abord de la France, qu’il parcours d’Ouest et Est, il dérive à maintes reprises sur l’Italie, avant même d’y parvenir.

Exemple : « Mes regards cherchaient avec avidité ces aspects tellement vantés des bords de la Loire ; je ne voyais que de petits peupliers et des saules, pas un arbre de soixante pieds de haut, pas un de ces beaux chênes de la vallée de l’Arno, pas une colline singulière. »
L’inverse advient également mais plus rarement.
Ceci dit, l’éditeur refusa la seconde partie du manuscrit dans lequel il n’est pas un paysage urbain de France qui n’appelle, en sa défaveur, une comparaison avec l’Italie ; une seule exception : le quai de la Garonne à Bordeaux.

= il est sensible, justement, à ce qui affleure du passé, à ce qui rattache ce qui se laisse voir aujourd’hui aux événements d’autrefois.

Illustration : « À l’occident, les Alpes remplissent tout le Dauphiné jusqu’au mont Ventoux près d’Avignon ; à l’ouest, au contraire, elles s’abaissent subitement avant Turin. Là commence cette immense plaine, la plus belle du monde civilisé, que les Gaulois conquirent jadis et semèrent de villes, Milan, Crémone, etc. Cette plaine s’étend de Turin à Venise et de Brescia à Bologne. »

Dernier point : ce qui me paraît beaucoup plus intéressant, dans « Rome, Naples et Florence », c’est qu’y affleure, ici ou là, ce qui constituera la matière de « La Chartreuse de Parme ».

Deux illustrations :
1° => Ce passage où l’on pressent ce qui, dans le roman, deviendra le rapport complexe entre la Sanseverina et le prince Ernest IV Ranucci :

« Le roi est vraiment un galant homme. Hier, dimanche, madame Catalani, qui est fort dévote, s’est rendue à la chapelle de la cour, où elle s’est emparée sans façon de la fort petite tribune destinée aux filles de Sa Majesté. Un chambellan, terrifié de sa hardiesse, et qui est venu l’avertir de sa méprise, a été repoussé avec perte. Honorée de l’amitié de plusieurs souverains, elle croyait, disait- elle, avoir droit à cette place, etc. Le roi Maximilien a pris la chose en homme qui a été vingt ans colonel au service de France. Dans beaucoup d’autres cours de ce pays, terrible pour l’étiquette, cette folie pouvait fort bien conduire madame Catalani au violon. »

« Au violon », c’est-à-dire en prison, les cordes du violon renvoyant métaphoriquement aux barreaux de la prison, laquelle est ici implicitement la caisse de résonance de l’instrument.

2° => Ce parallèle, dans la haute société, entre la femme italienne et la femme française : « Une Italienne ne compare jamais son amant à un modèle. Dès qu’ils sont amis intimes, il lui conte les caprices les plus bizarres pour ses affaires, sa santé, sa toilette ; elle n’a garde de le trouver singulier, original, ridicule. Comment arriverait-elle à cette idée ? Elle ne le garde et ne l’a pris que parce qu’elle l’aime ; et l’idée de le comparer à un modèle lui semblerait aussi bizarre que celle de regarder si le voisin rit pour savoir si elle s’amuse. »

Ça n’implique pas que les héroïnes de « La Chartreuse de Parme » soient de folles amoureuses ; simplement il y a, dans leur relation à leur époux ou amant, avant tout une dimension d’élection. Du reste, aucune ne se soucie du paraître.

Et puis notre bonhomme – encore une fois, fort voltairien dans l’âme – en profite pour égratigner au passage l’artisanat rémunérateur des miracles.
Par exemple : « Les premiers personnages du Paradis n’agissent jamais en Italie ; l’inquisition se fâcherait : mais tous les quatre ou cinq ans, dans quelque village écarté, quelque Madone tourne les yeux ou fait un signe de tête ; ce qui produit le miracle d’enrichir le cabaretier voisin. Toutefois les prêtres de Notre-Dame de Lorette persécutent ces Madones de campagne. »

Ce périple en Italie est d’ailleurs de moins en moins touristique et de plus en plus destiné à observer les moeurs locales et à recueillir les histoires qu’on y conte ici ou là, pour les rapporter ensuite avec exactitude.

Ethnologue décidément, Stendhal s’applique à décrypter les différences entre ces villes qui ont conservé leur caractère de principauté. De là des parallèles avec les moeurs françaises ou, à l’occasion, allemandes.

Il faut répéter que non seulement Stendhal maîtrise parfaitement l’italien mais encore qu’il est sensible aux nuances des dialectes locaux. Du coup, rien ne lui échappe.

A titre de transition vers le livre suivant, la confidence d’un cardinal : « À Milan, quand l’empereur Napoléon créa un ministre de la marine et un directeur de la police, on ne put jamais trouver à ces fonctionnaires des noms italiens : ministro della marina veut dire ministre du rivage, et direttor di polizia directeur de propreté.  »

2° Vie de Napoléon

Selon ce que l’auteur annonce lui-même, d’entrée de jeu, ce livre n’est rien d’autre qu’une compilation adroite et éclairée sur tout ce qui a été déjà écrit sur le sujet. Compilation en outre révisable à mesure que paraîtront les mémoires des proches de l’empereur.

On se demandera donc naturellement quel est finalement l’objet de ce livre.
Il a varié au cours du temps. Le premier jet est une réaction aux « Considérations sur les principaux événements de la Révolution française » de Germaine de Staël.
Du reste sa première phrase est la suivante : « J’écris l’histoire de Napoléon pour répondre à un libelle.»
En d’autres termes, il se fait avocat.

Il est vrai que les mentions de Mme de Staël sont simplistes et réductrices. Napoléon aurait d’emblée établi le despotisme en France et, s’il l’a pu, c’est que les Français, exaltés par les combats révolutionnaires, redemandaient encore de l’action.
En fait Germaine est née demoiselle Necker et elle entend surtout défendre son père, lequel fut ministre de Louis XVI avant de s’engager temporairement aux côtés des révolutionnaires.

Et puis cette compilation est commencée à Milan, en 1815, à l’époque où il s’agit de trouver de quoi vivre. Et pas de doute possible : une « Vie de Napoléon » à cette époque, c’est porteur.

Si Stendhal abandonne assez vite ce premier jet, il demeure à l’époque fervent bonapartiste. En témoignent les deux dédicaces successives de son « Histoire de la peinture en Italie » à l’Empereur.

La première, manuscrite, est celle du volume qu’il lui adresse à l’île d’Elbe ; elle est enthousiaste sans exclure la nuance : « Au plus grand des souverains existants, à l’homme juste qui eût été libéral par son coeur, quand même la politique ne lui eût pas dit que c’est aujourd’hui le seul moyen de régner ».

La seconde est imprimée et adressée à Sainte-Hélène. Autant dire – puisqu’il s’agit toujours de « L’histoire de la peinture en Italie » – que l’essentiel de cet envoi tient, pour l’auteur, dans le texte de la dédicace.

Celle-ci revient d’abord sur les aléas du palais du Louvre. Napoléon avait décidé de vouer entièrement l’édifice à la fonction muséale, d’en nettoyer les abords et d’y installer les nouvelles oeuvres, d’Égypte et d’Italie pour commencer, le Louvre devenant alors « le musée Napoléon ».
Mais lors de la première Restauration il faut restituer la plupart des oeuvres saisies lors des campagnes napoléoniennes. Et l’on sait que Vivant Denon et Stendhal dirigèrent ce travail.
( Petite parenthèse : après bien des aléas, le Louvre demeure le plus grand musée et le plus visité au monde.)

Si Stendhal s’adresse, citation « au grand homme qui avait donné à la patrie ce beau musée qui n’a pu exister dès qu’il n’a plus été soutenu par sa main puissante », il ne mâche pourtant pas ses mots dans les lignes suivantes, dénonçant au passage le « détestable système d’éducation » qu’on doit au dit grand homme – et ici il faut sans doute entendre l’instauration des lycées dont le jeune Stendhal a fait l’expérience à Paris – système qui, selon lui, a produit tant « d’âmes faibles ».

Jugement pénétrant sur l’action politique complexe de Napoléon : « Vous avez étouffé les partis pendant quatorze ans, vous avez forcé le Chouan et le Jacobin à être Français, et ce nom, Sire, vous l’avez porté si haut, que tôt ou tard ils s’embrasseront au pied de vos trophées. Ce bienfait, le plus grand que la nation pût recevoir, assure à la France une immanquable liberté. »
Et, pour finir, ce qui aurait pu faire hausser les épaules à Napoléon : pour sauver la situation de la patrie, il aurait dû se faire dictateur après Waterloo.

En fait, comme nous l’apprend le « Mémorial de Sainte-Hélène » du fidèle Las Cases, les Anglais exerçaient sur le courrier destiné à Napoléon une censure féroce. Il rapporte d’autre part qu’il y avait si peu de livres français à Longwood house que l’Empereur, après les avoir lus et relus, se disposait à apprendre l’anglais. Tout laisse donc à penser que le livre de l’officier Beyle ne lui a jamais été remis.

Ceci paraît confirmé par la fin de cette dédicace qui n’aurait pas manqué de susciter une réaction de l’exilé. Citation : « Je suis avec le plus profond respect,
Sire, de Votre Majesté Impériale et Royale, le très humble et très obéissant serviteur et s. par mes vœux. »
Et c’est signé « Le soldat que vous prîtes à la boutonnière à Goerlitz »

Ce geste familier ne vaut pas consécration et il aurait fort bien pu être suivi par une bonne claque, l’intendance déficiente ayant failli la veille coûter cher à l’armée française après la bataille de Reichenbach, en 1813.

Circonstance de l’événement : la colonne de ravitaillement qui devait, par nécessité, n’être ni trop proche, ni trop éloignée du théâtre des opérations, avait pris la suite des bataillons. Elle était encadrée par des conscrits, les soldats aguerris étant à l’avant. Ce jour-là un cri désastreux surgit de l’arrière : « Les cosaques ! »
Qui sont les Cosaques ? Des groupes de mercenaires nomades, remontant à la nuit des temps, que telle armée ou telle autre embauche, les laissant libres de compléter leurs ressources en se payant sur l’ennemi.

Du coup les conscrits paniqués remontent vers l’avant. Seul un officier et un conscrit demeurent, le premier ayant essayé de contenir les soldats pris de terreur.
Le seul bleu qui demeure, croyant apercevoir l’attaquant, tire et abat le cheval de l’officier. Comme finalement il n’y avait pas l’ombre d’un cosaque, Pierre Daru charge son neveu Henri de rédiger le rapport.
Rapport laconique au demeurant, puisque l’officier, craignant d’être impliqué dans le délit de fuite, est introuvable. Voilà pourquoi Napoléon convoque l’auteur du rapport. Il n’en apprendra pas davantage mais nul doute qu’il n’ait perçu, lors de cet entretien, la droiture et la bonne foi de l’officier Beyle.

Des années plus tard la mention de cette rencontre dans la dédicace, c’est une façon de raviver la mémoire du glorieux général et d’attester d’un lien antérieur entre l’auteur du livre et son dédicataire.

Quand il reprend son manuscrit en 1818, Stendhal se fait aussi historien. Il annonce la couleur incidemment par une épigraphe latine du XVI° siècle que l’on peut traduire ainsi : « Ni Lucina, ni une haute naissance ne t’ont porté au pouvoir mais seulement ton courage à la guerre et l’épée par laquelle tu as conservé ta liberté. »
Il s’agit bien de replacer l’épopée impériale dans le courant de la Révolution ; mais évidemment il y a là, également, à l’ époque – qui est celle de la première Restauration – un engagement militant.

Voilà pourquoi le philosophe qu’il est aussi reprend la main assez vite.
Citation : « Un des malheurs de l’Europe, c’est que Napoléon ait été élevé dans un collège royal, c’est-à-dire en un lieu où une éducation sophistiquée et communément donnée par des prêtres est toujours à cinquante ans en arrière du siècle. Élevé dans un établissement étranger au gouvernement, il eût peut-être étudié Hume et Montesquieu ; il eût peut-être compris la force que l’opinion donne au gouvernement. »

Lisons entre les lignes, cette fois. Nous avions relevé plus haut l’ambivalence de Stendhal à l’égard de Napoléon : incomparable chef de guerre mais odieux tyran au moment du sacre.
« Un des malheurs de l’Europe… » ; explication : si Napoléon avait pu s’appuyer sur ces peuples européens qui aspiraient, eux aussi, à la liberté conquise par les Français, les coalitions que les princes de ces nations mettaient en oeuvre pour conserver leur trône, ne se seraient pas répétées et on aurait épargné au continent 20 ans de guerre.

Abordant – avec précision et concision à la fois – la jeunesse de Bonaparte, Beyle nous donne au passage un autre aperçu sur « Le dîner de Baucaire », oeuvre dramatique du jeune général (que nous avions entrevue au passage lors de notre étude de l’un ou l’autre des auteurs précédents et qui prouvait à quel point le théâtre était tenu pour le vecteur idéal de la communication).

J’en avais déduit un peu vite que ce jeune militaire avait des ambitions d’écrivain. En fait, cette pièce – ainsi que nous l’apprend Stendhal – était d’abord un libelle destiné à dénoncer l’incompétence des généraux d’Avignon, qu’ils fussent républicains ou royalistes.

Au moment où Stendhal commence à rédiger cette biographie, il est en train de revenir sur le sacre détestable de l’Empereur. Après tout, cette grandiose cérémonie, monnayée avec le pape, aurait bien pu avoir pour fonction, en rassurant les monarchies européennes, de mettre fin aux guerres à répétition.

Il s’applique donc à orchestrer tout ce qui éclaire a posteriori ce destin exceptionnel. Par exemple cette appréciation de ses professeurs à l’école militaire :
« Corse de caractère et de nation, ce jeune homme ira loin, s’il est favorisé par les circonstances. ». Ou encore cette audace dudit jeune homme qui force le barrage à Paris pour monter dans l’un des premiers ballons volants ; sans succès.

Dans la même veine, quelques traits inédits du parcours de Napoléon :
Comme le jeune général ne manque pas de critiquer ses collègues, on se dispose à l’envoyer en Vendée. Comme il n’est pas question pour lui d’entrer dans la guerre civile ; il démissionne.
C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Talma et de Joséphine de Beauharnais. Le premier lui obtient des billets gratuits pour la Comédie française et il épouse la seconde.

Barras – qui l’avait recruté pour défendre la Convention – le nomme général de l’armée d’Italie. Ici Stendhal prend la mesure des tensions politiques de l’époque en quelques traits.
Ce qu’enseigne l’histoire a posteriori : « La nouvelle république française ne pouvait vivre qu’en s’environnant de républiques. » Bref, il aurait fallu être beaucoup plus intraitable avec le Vatican et les principautés italiennes.

Après quoi notre historien expose la naissance des ambitions politiques du jeune général. Et puis portrait moral du futur empereur avec cette indication, en particulier : « Naturellement emporté, décisif, impétueux, violent, il avait l’étonnant pouvoir de se rendre charmant, et, par des déférences bien ménagées et un enjouement flatteur, de faire la conquête des gens qu’il voulait gagner. »

Au passage : « La balle qui me tuera portera mon nom, était une de ses phrases habituelles. J’avoue que je ne la comprends pas.»
Ça n’est pourtant pas très compliqué : je vais devenir célèbre par mon courage et ma compétence et, comme je mourrai probablement sur un champ de bataille, on dira de la balle qui m’a abattu : « Voyez, c’est la balle qui a tué Bonaparte ».

Moi, par contre, j’ai du mal à saisir le sens d’une autre sentence de Napoléon, employée, paraît-il, pour encourager ses hommes à s’engager dans la bataille : « Soldats, j’ai le cul rond comme une pomme ! »

Le Directoire qui a fort bien perçu ses ambitions politiques, se débarrasse de lui en l’engageant dans la campagne d’Égypte, dont Stendhal montre avec raison qu’elle n’a aucun fondement politique.
Petite notation au passage : « (…) il put arriver devant Alexandrie après la prise de Malte, sans rencontrer Nelson. »
Nul doute que notre scrupuleux historien ne se dise alors, en le gardant pour lui, que si Bonaparte avait pu tomber sur Nelson lors d’une escale et lui régler son compte, le sort de la France et de l’Europe en eût été changé.

Quant à la campagne d’Égypte, Beyle se fait d’un bout à l’autre l’avocat de Bonaparte. Massacre de prisonniers ? Ils avaient manqué à leur parole et il y avait tout juste assez de pain pour les soldats français. Dont acte.

Comme en France les désastres se succèdent, Bonaparte plante là l’armée d’Égypte. Stendhal est catégorique sur ce retour : « Il vint à Paris pour sauver la France et s’assurer une place dans le nouveau gouvernement. »
Fouché a reçu du Directoire l’ordre de l’arrêter mais il refuse de le faire.

Stendhal, anticipant quelque peu – ici le romancier prend le pas sur – imagine que Napoléon a, dès cette époque le projet de devenir empereur et bâtit là-dessus l’apostrophe intérieure adressée à chaque citoyen : « Par moi, tu es encore Français ; par moi, tu n’es pas soumis à un juge prussien, ou à un gouverneur piémontais ; par moi, tu n’es pas esclave de quelque maître irrité et qui a sa peur à venger. Souffre donc que je sois ton empereur. »

Ceci dit, il montre, toujours avec son inégalable sens de la formule, que le Consulat est déjà fort compromis. Citation : « Sieyès et Barras étaient les deux premiers hommes du gouvernement. Barras vendait la République à un Bourbon, sans s’inquiéter des suites, et demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. Sieyès voulait faire une monarchie constitutionnelle ; le premier article de sa constitution eût nommé roi un duc d’Orléans, et il demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. »

Ensuite, récit détaillé du coup d’état qui ne manque pas de piquant. Stendhal utilise admirablement ses sources et ne surcharge pas son exposé de détails inutiles.

Et puis, une fois encore, le raisonnement qu’on pourrait nommer « du nez de Cléopatre » : Bonaparte n’a pas la fibre politique ; citation : « Il n’est pas donné à un seul être humain d’avoir à la fois tous les talents, et il était trop sublime comme général pour être bon comme politique et législateur. »

De là un jugement sans appel : « La constitution qu’il donna à la France était calculée, si tant est qu’elle fût calculée, pour ramener insensiblement ce beau pays à la monarchie absolue, et non pour achever de le façonner à la liberté.»

Ceci n’interdit pas à Stendhal de souligner le caractère judicieux des premières mesures prises par Napoléon, contraignant même le cabinet anglais – « cette oligarchie vénéneuse », pour reprendre son expression – à faire la paix et à reconnaître la République.

Même jugement précis et partagé sur le rapport de l’État à l’autorité papale, en quelques lignes limpides, d’abord à propos du Concordat, lequel restaurait en grande partie les prérogatives de l’église catholique abolies par la Révolution :
« Ce fut une grande faute et qui reculera d’un siècle l’affranchissement de la France ; il aurait dû se contenter de faire cesser toute persécution. Les particuliers doivent payer leur prêtre, comme leur boulanger. »

Rappelons incidemment que c’est encore l’État qui aujourd’hui finance 100 % des dépenses de fonctionnement des établissements privés d’enseignement sous contrat, à 90% catholiques.

Et puis une bonne idée que, du coup, Napoléon n’a pas pu pousser très loin : le mariage des prêtres.
Ceci dit, le catholicisme n’est plus religion d’État, mais simplement religion majoritaire ; et l’autorité publique doit donner son aval pour la nomination des évêques.

Autre mérite : simplification des lois avec le code Napoléon.

Côté ratage, la nouvelle constitution n’est qu’une feuille de vigne qui autorise toutes les dérives de la dictature.
Et puis son ingénuité à l’égard du tsar Alexandre (Polycopié n°1)

A parcourir ce tableau du bilan de l’Empire, on se dit que Stendhal aurait fait un excellent homme politique, d’autant qu’il pointe au passage les mauvais conseillers qui ont cautionné ces dérives.
A défaut, un excellent historien.

Ceci dit, ses propos sont souvent contradictoires. Ainsi aurait-il fallu, selon lui, que Napoléon fût libéral en 1798 et dictatorial en 1815. Du coup on se demande ce qu’il a pensé des « Cents jours ».

Pas moyen de le savoir, sauf dans la relation partielle qu’il en restituera plus tard dans « Mémoires d’un touriste ». Il est parti en pèlerinage à Laffrey en quête de l’endroit précis où Napoléon, débarqué à Golfe Juan le 1° mars 1814, puis remontant la route des Alpes avec les premiers volontaires, est confronté le 7 aux bataillons dépêchés par Louis XVIII, à partir de Grenoble, pour l’arrêter.

Véritable pèlerinage, en effet, puisque Stendhal se rend sur les lieux de cette confrontation, repère avec précision la place de chacun des protagonistes, et embauche 4 paysans, témoins de ce moment crucial, pour en restituer tous les aspects.

Le moment décisif, précédé par des atermoiements de part et d’autre, est rapporté avec une grande sobriété, mais sans omettre aucun détail :
« Napoléon s’avança vers le bataillon et prononça les phrases que l’on trouve au bulletin. « Il ouvrit sa redingote, disent les paysans, et eut bien le courage de dire en découvrant sa poitrine : – Si quelqu’un de vous veut tuer son empereur, qu’il tire. »
S’ensuit un bref échange entre les officiers du bataillon royal, scrupuleusement rapporté par Stendhal qui poursuit sa relation :

« Voici, ce me semble, le moment décisif :

Le chef de bataillon, ému par les paroles de l’empereur qui avait continué à parler et lui rappelait les batailles d’Égypte, ne s’opposa plus à ce qu’il s’approchât, et l’empereur, lui rappelant des circonstances personnelles à lui, chef de bataillon, l’embrassa. À ce moment, les soldats du bataillon de Grenoble, qui suivaient d’un œil avide tous les mouvements de l’empereur, enchantés d’être délivrés de la discipline, se mirent à crier : Vive l’empereur ! Les paysans répétèrent ce cri, et tout fut fini. Les larmes étaient dans tous les yeux. En un instant l’enthousiasme n’eut plus de bornes. Les soldats embrassaient les paysans et s’embrassaient entre eux.»

Hommes de troupe et paysans perçoivent donc indiscutablement le retour de l’Empereur en 1814 comme le rétablissement des valeurs de la Révolution.

Mais l’essentiel est sans doute dans la déclaration qui ouvre ce scrupuleux compte rendu. C’est elle, en effet qui livre la clef du basculement, dans l’esprit de Stendhal, de la figure napoléonienne de la sphère historique dans la sphère romanesque :
« Là se décida le sort de l’entreprise la plus romanesque et la plus belle des temps modernes. »

Voilà pourquoi les deux jeunes héros les plus célèbres que façonnera plus tard notre romancier en herbe – Julien Sorel et Fabrice del Dongo – seront, l’un et l’autre, de fervents bonapartistes.

Au fond on a là ce qu’on pourrait tenir pour le cocktail narratif qui fait le style de Stendhal : un fond de réalisme soumis à une scrupuleuse exactitude sur lequel surgiront, brefs et lumineux, des moments un peu fous qui décident de la suite.

Pour revenir à « La vie de Napoléon » – après avoir brièvement évoqué cet épisode dit de « la prairie de la rencontre » – Stendhal persiste et signe, engageant son avant-dernier chapitre dans une philosophie de l’histoire qui aurait bien pu inspirer Auguste Comte.
Premier état de la civilisation : la démocratie ou le despotisme sont, selon le cas, les formes primitives de gouvernement.
Deuxième état : l’aristocratie gouverne, quelle que soit son origine.
Troisième et dernier état : le gouvernement représentatif ; c’est le plus haut degré de la civilisation.

Comment Napoléon qui n’a dû le dernier épisode de sa vie politique qu’à la ferveur populaire, aurait-il pu se faire dictateur ?
Pas de réponse nette à cette question. Seulement deux extraits :

1° ext = « Napoléon fut ce qu’a jamais produit de mieux le second degré de civilisation. »
2° ext = « On voit encore mieux le combat du génie du grand homme contre le cœur du tyran dans son règne des Cent Jours. Il appelle Benjamin Constant et Sismondi ; il les écoute avec plaisir en apparence, mais bientôt il revient avec passion aux lâches conseils de Regnault de Saint-Jean d’Angély et du duc de Bassano. Et de tels hommes montrent combien la tyrannie l’avait déjà corrompu. Du temps de Marengo il les eût repoussés avec mépris. Ce sont ces deux hommes qui l’ont perdu plus que Waterloo. »

Ce qu’il aurait dû faire ? Passer à la troisième étape : celle du gouvernement représentatif. Bref, Stendhal paraît, sur ce point, en parfaite contradiction avec lui-même, à moins de supposer, comme il le laisse entendre, une dictature qui tiendrait à distance les deux aristocraties – l’ancienne et la nouvelle – et permettrait l’accès au gouvernement des représentants du peuple.

Et la suite du livre qui parcourt la saga napoléonienne d’étape en étape, ne manque pas de relever la même erreur politique qui fait suite à chaque conquête : mettre en place des princes alliés là où il aurait fallu faire voie aux légitimes revendications populaires.

Du coup notre homme n’en a pas fini avec Napoléon. Il y reviendra en 1836 avec ses « Mémoires sur Napoléon ».

Mais pour le moment, reprenons le chemin où nous l’avions laissé, tout en relevant au passage qu’il y a bien, dans cette étape de la saga napoléonienne, à la fois, la tourbe des événements et l’idéal rêvé qu’il donnera plus tard comme les deux constituants fondamentaux du roman.

Enfin, comme nous le verrons plus loin, Jean Prévost fait de ce travail le terreau de son art d’écrire.

 

II Un amour malheureux mais fécond

En 1817, probablement dans l’espoir de saisir les rouages de la machine de guerre qui vient d’abattre le grand homme, Mister Beyle – or « Mister Myself » comme il se surnommera – séjourne pendant 2 semaines en Angleterre.

Retour en France, pas pour longtemps.
L’air de la Restauration lui convient mal. L’année suivante, départ pour l’Italie.

 

1° Tomber en amour

A Milan il fait la connaissance de Giuseppe Vismara, carbonari de haut vol, qui entraîne ce proche du grand Napoléon dans une réunion secrète, dite de la salle bleue.
Il s’agit d’obtenir, à défaut de la restauration de la république cisalpine instaurée par les Français, une libéralisation du régime, avec constitution et terme de la domination autrichienne.

Et dans ce salon huppé du palazzo Belgioioso, en mars 1818, Stendhal est subjugué par une apparition éblouissante. Elle est d’une beauté lumineuse, d’une intelligence à couper le souffle, d’un courage exceptionnel. Pour un peu, Erigo en perdrait son latin… enfin, son italien.

Elle se nomme Matilda Dembowski ; on ne sait trop pourquoi le fervent Beyle – qui vient d’en tomber fou amoureux – la prénommera « Métilde » dans sa Vie de Henri Brulard ; sans doute parce qu’il fallait à la fois entretenir l’illusion du romanesque et conserver, en son for intérieur, une parenté sonore qui lui rappelle sa bien-aimée au plus près.

Il est vrai qu’il y a aussi une incertitude sur son nom de famille. Elle a été mariée jeune – 17 ans – et contrainte, à un officier de l’armée française, Dembowski, exilé polonais à Paris avant d’entrer dans la carrière militaire.

Étant donné le tableau, on tend à croire à un viol légalisé. C’est que Jan Dembowski est une brute. Après en avoir eu deux enfants, elle tente de s’en séparer – aspirant à redevenir Viscontini de son nom de jeune fille – mais l’époux retient le petit dernier, Ercole, le premier, Carlo, étant en pension… Et puis le divorce est interdit, le mariage étant un sacrement. On peut tout au plus obtenir une séparation ; et encore, en posant parfois la condition que l’épouse demeure sous le même toit que l’époux.
Comment Stendhal apprend-il tout ça ? On ne le sait. Ce qui est avéré, c’est qu’il décide illico de se faire chevalier servant de la dame.

Comme Matilda se dispose à partir à Volterra voir ses enfants – entre temps Ercole, lui aussi, est entré en pension – et qu’on peut craindre un nouveau conflit violent avec le père, dans le temps où les petits seront en congé sous son toit, Arigo se propose de l’accompagner.
Elle le lui interdit formellement. Du coup notre habile stratège se déguise, en particulier avec une paire de moustaches. Ça ne peut évidemment pas suffire ; qui ne le reconnaîtrait aussitôt à sa corpulence particulière ?
Long trajet, de plus de100 lieues. Il a sans doute pris la diligence suivante.
Quand elle découvre la supercherie, Métilde est furieuse. Comme si ce grotesque personnage pouvait, en quoi que ce soit, lui porter assistance !

Stendhal est profondément mortifié. Il va vivre pendant plusieurs années cet amour douloureux, romantique, sans espoir. On est évidemment à mille lieues, cette fois, des grivoiseries de régiment. Toute la gamme, là aussi, dans ses relations avec les femmes.
Mais celle-ci, décidément, a tout pour elle. Et le plus décisif, c’est peut-être moins son rayonnement personnel que cet amour maternel auquel elle est prête à tout sacrifier,                 y compris sa vie.

Voilà pourquoi notre homme, profondément remué, entreprend indirectement une sorte d’auto-analyse, qu’il intitule sobrement « De l’amour ».

2° Écrire

Et tout de go Stendhal expose dogmatiquement ce qui va devenir l’un des fondements de sa renommée : la théorie de la cristallisation. Ou, plus exactement, « des cristallisations », puisqu’il y en a deux, voire trois.

C’est seulement au chapitre III, à l’occasion d’une note, que l’on est en mesure de saisir d’où provient cette forte certitude qui se fait d’emblée dogmatique.
Que nous dit-elle ?
Trois fois rien, apparemment.

Après avoir indiqué qu’il a présenté son essai comme un livre d’idéologie afin que, étant donné son titre, on ne le prenne pas pour un roman, il écrit : « Je ne connais pas de mot pour dire, en grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours sur les idées. » et il confie ensuite qu’il aurait pu faire appel à quelque ami savant.

On se dit que ça ne devait pas être si compliqué de trouver de quoi forger ce néologisme dans le Bailly de l’époque.
Erreur ; mais c’est là, justement, que l’on découvre ce branchage intime qui a permis, chez Stendhal, la cristallisation de l’idée.

C’est vrai que c’est, à première vue, plutôt compliqué.
En grec classique « sentiment » se dit « συναισθημα », synaïsthéma, ce qui donnerait à la rigueur « synaïsthémologie » ; le problème, c’est que le terme grec paraît déjà composé.
En plus il est introuvable dans le Bailly – donc en grec ancien – et pour finir, il ne semble pas qu’il y ait de mot grec qui soit l’équivalent de « sentiment ».

Rappelons-le : chaque langue découpe le réel à sa manière. Du reste Stendhal le sait parfaitement qui nous a montré qu’en italien un ministère « de la polizia » serait celui de la propreté.

Ici, avec le grec, la correspondance est, en effet, fort difficile à établir.
Ce que le français désigne par ce mot de sentiment, c’est le fait d’être affecté par ce que l’on éprouve à l’égard d’une personne ou dans une situation donnée. Mais le terme d’affection – comme fait d’être affecté – ne renverrait pas, en grec ancien, à un terme plus adéquat.
Pour le grec de l’Antiquité, il aurait sans doute paru absurde de classer dans la même catégorie la colère et le désir, l’enthousiasme et le dégoût, l’amitié et la haine.

Quant au terme en grec moderne donné pour équivalent, Αίσθημα, il renvoie en fait à la sensation.
Et on retrouve le terme ancien, Συναισθημα, avec le préfixe Συν : ensemble (comme dans synergie), ce qui laisserait à penser que les Grecs de l’Antiquité concevaient le sentiment comme synergie entre la sensation et la représentation mentale qu’elle faisait surgir.

Cette définition formelle avait dû être tenue par eux pour suffisante.
Eh bien, ils ont sans doute eu raison, une fois de plus, et Stendhal aurait pu s’en tenir là, sans regret.
Sauf qu’il est malheureux à en mourir et qu’il y a pour lui une urgence à comprendre sous quel joug il s’est placé.

Alors, sans doute, il part de cette « sophia » grecque qui établit d’emblée la corrélation entre sensation et mobilisation intérieure, il emprunte au passage le terme ad hoc à la chimie et il fourbit sa cristallisation mentale.
C’est, du moins, ce qu’on retient habituellement de cette légende.

Mais si cette métaphore a pour lui une prégnance inégalable, c’est qu’elle s’est imposée à son esprit dans des circonstances bien particulières.

Pour le moment analysons son essai.
Démarche très cartésienne qui commence par distinguer, citation :  « quatre amours différents » :

– l’amour passion ; référence principale : Héloïse et Abélard.
– l’amour goût ; celui qui régnait à Paris vers 1760, tout entier d’apparences, quelque chose comme l’amour courtois transposé au XVIII° siècle.
– l’amour physique, autrement dit l’érotisme, brève présentation avec métaphore de la chasse..
– l’amour de vanité, spécifiquement français. Il faut conquérir une femme à la mode.

C’est évidemment sur la première catégorie que va porter l’analyse. Du reste on voit mal comment les autres mériteraient le nom d’amour.

Pour faire aboutir son entreprise, notre amoureux fiévreux se place d’emblée dans une perspective « dépoétisante ». Dans sa première préface il avait annoncé une « Physiologie de l’amour », avec une majuscule, ce qui laisse à penser qu’il avait d’abord choisi d’intituler son traité de cette façon.
« Physiologie » mais pas encore dissection ; on n’en est pas là.
Et encore… Il vaudrait mieux parler de « tableau symptomatique » puisque l’amour y est présenté d’emblée comme une « maladie de l’âme ».

La classification précédente est assez vite suivie d’une note – ajoutée ultérieurement dans une édition posthume – qui nous renvoie au voyage à Salzbourg avec une certaine Mme Gherardi.
Qui est-elle ? A ce stade on se dit qu’elle est son hôtesse à Bologne, assez vite devenue son amie ; selon certaines sources, elle aurait été son associée mais on ignore dans quelle entreprise. En tout cas c’est de compagnie qu’ils entreprennent un voyage vers le Nord afin d’échapper à la chaleur accablante de la ville.

C’est donc la version originale du passage crucial dit « du rameau de Salzbourg ». Or ce fragment que l’éditeur indique avoir « trouvé dans les papiers de M. Beyle » et décidé de le publier – citation : « aujourd’hui pour la première fois. » –
a quelque chose de terrible : il nous révèle, qu’une fois de plus, l’écrivain n’a peut-être rien inventé.

C’est la brillante Ghita Gherardi qui a conçu la théorie de la naissance de l’amour, au retour du voyage qu’elle fait avec Beyle jusqu’aux mines de Hallein.
Sortons temporairement de cette longue note – qui est, pour l’essentiel, un récit détaillé – et revenons au texte principal.
Dans son chapitre II – « La naissance de l’amour » – Stendhal expose sobrement, en les reprenant de Ghita Gherardi, les trois stades préalables à cette naissance : l’admiration, le désir et l’espoir, implicitement justifié.
Ensuite la naissance de l’amour qui suppose donc le consentement discret de l’objet aimé – 4° étape – est immédiatement corrélée à la première cristallisation, 5° étape.

Et c’est ici que notre psychologue explicite l’emploi de ce terme ; citation :

« Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. »

Suit un parallèle entre le sauvage et le civilisé, le premier ayant autre chose à faire que « cristalliser ». La longue note posthume offre d’autres surprises.
Nous n’en retiendrons que deux passages. Mais il nous faut préalablement situer les personnages que les hasards de l’excursion mettent en relation : Ghita Gherardi, son soupirant du moment le colonnel Annibal, son compagnon Beyle qu’elle prénomme Fillipo, un jeune officier bavarois, francophone.
C’est ce jeune homme qui, par étapes rapides, va tomber amoureux de Ghita.

Chacun porte le cadeau remis par les mineurs : un petit rameau couvert de cristaux de sel. Le jeune officier obtient d’échanger le sien – qui est superbe – contre celui de la Ghita et, tombé dans la contemplation de la belle italienne, lui adresse les compliments les plus fous.

Bref dialogue entre Beyle et Mme Gherardi ; le premier :

—La cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre, que l’on ne peut plus voir qu’à un petit nombre de places ses branches telles qu’elles sont.
—Eh bien! que voulez-vous conclure de là ? dit Mme Gherardi.
—Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l’imagination de ce jeune officier la voit.
—C’est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de différence entre ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune homme qu’entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie aigrette de diamants que ces mineurs m’ont offerte.
—Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos anciens amis, nous n’avons jamais vues (…)
Bref, une comparaison pour le moins vexante.

Et plus loin, sans que Beyle ne paraisse comprendre la portée de cette injonction, la Ghita lui déclare, « (…) eh bien, monsieur, cristallisez pour moi. »
Néanmoins, pour ne pas alourdir le trait, quand les touristes seront enfin descendus dans la mine, contemplant les parois couvertes de cristaux, elle déclarera « (…) je cristallise pour cette salle. »

Plus tard, une fois la compagnie de retour à Bologne, le colonel Hannibal, fort irrité de l’emploi intempestif de ce terme de « cristallisation », demandera à la Ghita ce qu’il signifie.
Réponse de la belle : « C’est ce que je ne sens pas pour vous (…) ».
C’est à cette occasion qu’elle expose sa théorie de la naissance de l’amour et que l’ami Beyle prend fiévreusement des notes sur les cartes qu’il a dans sa poche.

Le second passage significatif du récit se situe à son terme, sur la fin d’une promenade lors de laquelle la Ghita a scrupuleusement détaillé les affres du peintre Oldofredi, amoureux de la belle Florenza. Emportée par le feu de son tropisme analytique, elle restitue ce qui est supposé se dire dans le for intérieur du peintre.

Citation : « Quand, enfin, l’âme, fatiguée et comme accablée de sentiments si violents, revient à la raison par lassitude, ce qui surnage après tant de mouvements si opposés, c’est cette certitude: «Je trouverai auprès de lui un bonheur que lui seul au monde peut me donner.»
Je laissai peu à peu mon cheval s’éloigner de celui de Mme Gherardi. Nous fîmes les trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole, pratiquant la vertu nommée discrétion.»

« Lui » et « lui seul » sont en italiques. Je présume que Stendhal avait souligné ces mots dans son manuscrit et que l’éditeur a trouvé ce moyen de restituer cette marque.

C’est que la Ghita aurait dû dire, parlant pour Olofredi amoureux de la Florenza :
« Je trouverai auprès d’elle un bonheur qu’elle seule au monde peut me donner.»

Lapsus ou déclaration d’amour ? On ne le sait. Ce qui est certain c’est que cette femme aimée de plusieurs autres hommes est bêtement tombée amoureuse de ce pataud de Beyle.
Seulement lui, l’esprit encore tout occupé de Métilde, n’a jamais cherché à la séduire. Pire peut-être, il s’est montré insensible à ses charmes. Et il le reste ; voilà pourquoi il ralentit son cheval pour n’avoir pas à s’expliquer sur la question.

Mais sans doute est-ce le commencement de la guérison. Si une femme comme Ghita Gherardi peut tomber amoureuse de lui, alors il doit pouvoir se remettre à la chasse au bonheur.
Ceci dit, pour le moment, le mieux est encore de poursuivre son travail.

Métilde, disions-nous. C’est dans le troisième chapitre, intitulé « De l’espérance » qu’on sent son impérieux souvenir affleurer. Citation :
« Le degré d’espérance peut être plus petit. Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l’amour.
Si l’amant a eu des malheurs, s’il a le caractère tendre et pensif, s’il désespère des autres femmes, s’il a une admiration vive pour celle dont il s’agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde cristallisation. »

En d’autres termes on entre ici dans l’amour malheureux. Comment s’en déprendre ? C’est toute la question. Et notre essayiste n’est pas parti pour ça puisqu’il relève ensuite : « Ce qui assure la durée de l’amour, c’est la seconde cristallisation, pendant laquelle on voit à chaque instant qu’il s’agit d’être aimé ou de mourir. »

Bref, Stendhal est ici romantique au dernier degré, style « Les Souffrances du jeune Werther ». Et non seulement il a lu le roman – comme la plupart de ses contemporains – mais il choisit, à ce moment précis où il parvient à verbaliser sa propre tentation du suicide, de lui consacrer un chapitre de son essai. Ce sera le 59°, intitulé « Werther et Don Juan » ; en d’autres termes, les deux extrêmes de la relation aux femmes.

On aura compris qu’il s’agit ici de projeter sur le personnage son propre désespoir… dans l’espoir de s’en débarrasser.

Comme ce chapitre est le dernier de l’édition originale, il est probable que c’est dans ces lignes que tout se joue. Or l’évidence s’impose dès les premiers paragraphes et Stendhal la décline de toutes les façons possibles :
Werther est plus heureux que Don Juan.
Pourquoi ? Parce que son âme, toute entière subjuguée par sa belle – souvenirs ou projections – ne connaît jamais ni la platitude des choses, ni la dégradation de soi, ni l’ennui.

Quelques passages clefs :

=> La transfiguration du monde pour l’amoureux :

« Ce qui me fait croire les Werther plus heureux, c’est que don Juan réduit l’amour à n’être qu’une affaire ordinaire. Au lieu d’avoir, comme Werther, des réalités qui se modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement satisfaits par la froide réalité, comme dans l’ambition, l’avarice et les autres passions. Au lieu de se perdre dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, il pense comme un général au succès de ses manœuvres, et, en un mot, tue l’amour, au lieu d’en jouir plus qu’un autre, comme croit le vulgaire. »

=> L’amoralisme du séducteur :

« Une autre raison qui l’est pour le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la méchanceté de la providence, il faut pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c’est que l’habitude de la justice me paraît, sauf les accidents, la route la plus assurée pour arriver au bonheur, et les Werther ne sont pas scélérats. »
En résumé la droiture morale est l’une des conditions du bonheur.

=> Plénitude de la vie de l’amoureux.

« Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans toute la force du terme ; on ne l’aborde qu’en tremblant, et, dirais-je aux don Juan, l’homme qui tremble ne s’ennuie pas. Les plaisirs de l’amour sont toujours en proportion de la crainte.
Le malheur de l’inconstance, c’est l’ennui ; le malheur de l’amour-passion, c’est le désespoir et la mort. On remarque les désespoirs d’amour ; ils font anecdote ; personne ne fait attention aux vieux libertins blasés qui crèvent d’ennui et dont Paris est pavé.
«L’amour brûle la cervelle à plus de gens que l’ennui.».
Je le crois bien, l’ennui ôte tout, jusqu’au courage de se tuer.»

Fin de la psychothérapie de l’auteur. Métilde ne l’aimera peut-être jamais mais il est pourtant bon de l’aimer. Et puis, quant au suicide, c’est, tout compte fait, une liberté dont les Don Juan ne disposent pas.

Le reste de ce livre est un plaisant recueil de tout ce qui est relatif à l’amour, depuis les confidences qu’a reçues l’auteur jusqu’à une histoire géographie de l’amour, allant de l’Arabie heureuse d’avant Mohammed, jusqu’aux délicieuses moeurs de quelques cités suisses qui autorisent les jeunes filles à passer la nuit avec leur amoureux à condition que celui-ci ne les déflore pas.

Le tout débouche évidemment sur la question cruciale de l’éducation des filles. Stendhal emploie à cette fin tout ce qui est disponible, y compris dans les romans.
La conclusion de cette compilation, c’est qu’il y aurait tout à gagner à établir l’égalité entre les hommes et les femmes.

Dernier trait de ce premier essai : on y trouve la première occurrence formelle du fameux « To the happy few » qui a tant fait couler d’encre.
C’est l’incipit de la seconde préface : « Je n’écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire ; j’en connais à peine un ou deux. »
Dédicace très explicite, ici, qui circonscrit son lectorat : les véridiques.
Que les autres, comme il l’a laissé entendre ailleurs, passent leur chemin.

Ce brillant essai, lors de sa première édition, ne parvint pas même à trouver deux de ces lecteurs. Stendhal le véridique rapporte que lorsqu’il demanda à son éditeur des nouvelles des ventes, il lui fut répondu : « On peut dire qu’il est sacré, car personne n’y touche.»

Qu’en fut-il des relations ultérieures avec Métilde ?
Il ne cesse de lui écrire ; elle finira par lui renvoyer toutes ses lettres, aucune n’ayant été décachetée. Pas de façon plus éloquente de lui faire savoir qu’il est inutile de continuer à lui écrire.
En 1824 son essai « De l’amour » est achevé. Il est probable qu’il lui en a adressé un exemplaire. Elle meurt l’année suivante. Quand il l’apprend, il attrape l’un de ses invendus et y écrit « 1° mai 1825. Death of the author. »

Dans le chapitre I de sa  Vie de Henri Brulard , après une brève énumération de ses amours, cet aveu : « Métilde a occupé absolument ma vie de 1818 à 1824. Et je ne suis pas encore guéri, ai-je ajouté, après avoir rêvé à elle seule pendant un gros quart d’heure peut-être. M’aimait-elle ? »
La question qui clôt cette confidence montre qu’à l’évidence, au moment où Stendhal griffonne ces lignes, en 1835, alors que Métilde est morte en 1825 – soit dix ans plus tôt – notre amoureux romantique aurait quasiment pu envisager une troisième cristallisation, post mortem, cette fois.

Sans elle, indubitablement, il n’aurait pas écrit « De l’amour ». Et sans avoir réfléchi à la nature profondément complexe de ce sentiment, serait-il parvenu à composer ses grands romans ? Rien n’est moins sûr.
Ce qui prouve l’importance de cet écrit dans la carrière de Stendhal, c’est qu’il en achève la troisième préface le 15 mars 1842, une semaine avant sa mort.

Il est certain qu’il a connu et aimé d’autres femmes. Mais, comme on le voit, ce serait une erreur d’en faire un libertin.

Bientôt son goût pour le travail et sa passion de comprendre vont le tirer de ces sombres humeurs.

 

III A défaut…

Métilde s’estompe peu à peu dans les brumes du souvenir. A la mort de Napoléon, en 1821, la monarchie s’est durcie. Beyle a toujours son « Letellier » dans ses fontes mais ça n’avance pas. Il a besoin de prendre l’air.
Et puis il s’est trouvé du goût pour l’écriture à la manière de Montaigne.
Enfin il a entendu parler, dans les termes les plus élogieux, d’un comédien anglais, Kean, qui interprète merveilleusement Shakespeare.
Il décide alors de retourner en Angleterre.

1° Racine de Shakespeare

« de retourner » après la brève incursion de 1817, probablement pour tenter de comprendre alors pourquoi les Anglais s’étaient acharnés pendant 15 ans à entretenir les coalitions européennes contre Napoléon.
Deux semaines alors furent suffisantes pour qu’il saisisse ce qui pouvait être tenu pour la cause de l’implication de l’Angleterre dans les guerres européennes.

C’est que la Révolution française et ses suites non seulement constituent une menace pour les monarchies mais encore portent évidemment préjudice aux affaires, sans parler des retentissements possibles dans l’empire colonial.
Précisons que, selon son habitude, Stendhal avait lu préalablement tout ce qui se rapportait à la question.

De ce premier voyage il rapporta quelques notes publiées ensuite dans un court recueil intitulé « De l’Angleterre et de l’esprit anglais »

Entrée en matière rédigée dans un style lapidaire mais qui donne l’empan et la profondeur de sa réflexion. Citation :
« Il est bien singulier et il serait bien agréable aux yeux d’un français qui serait plus patriote que libéral, de voir que l’époque de la perte totale de la liberté en Angleterre, n’est autre que le jour de la bataille de Waterloo.
C’est alors que les nobles et les riches de toute espèce ont définitivement signé un traité d’alliance offensive et défensive contre les pauvres et les travailleurs. »

De quoi s’agit-il ? On ne sait trop. Ce qui est certain, c’est qu’il se réfère à l’impôt ; peut-être une aggravation du suffrage censitaire qui exclurait encore des électeurs pas assez fortunés ; ou alors une extension de l’impôt aux classes populaires.
Après quoi Mister Beyle embraye sur une critique des institutions anglaises, au fond fort peu démocratiques.
Ceci dit, s’il pressent ici le clivage social qui prélude à la révolution industrielle – au point que certains en ont fait un précurseur de Marx – il annonce, sur la base de son expérience de français, une révolution imminente qui n’a pas eu lieu.

Le reste est une brève dénonciation de la politique coloniale britannique.
Ces notes seront reprises et complétées après 1830 mais sans correction des pages précédentes ; « work in progress », comme on dit outre Manche, mais qui n’aboutira pas.

C’est qu’il y a mieux à tirer de ce deuxième séjour.

Ce qui l’attire en effet sur les bords de la Tamise – et depuis longtemps – c’est le théâtre de Shakespeare. Il y part en 1821. Ceci dit, c’est moins alors un rêve qu’il réalise qu’un cauchemar auquel il cherche à échapper.
En cause : deux relations foireuses avec des femmes.

Citation : « J’étais au désespoir, ou pour mieux dire profondément dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. Je me trouvais tous les défauts, j’aurais voulu être un autre. J’allais à Londres chercher un remède au spleen et je l’y trouvais assez.
Il fallait mettre une colline entre moi et la vue du dôme de Milan.
Les pièces de Shakespeare et l’acteur Kean (prononcer Kîne) furent cet événement. »

Quasiment baudelairien… Mais pas longtemps. Ce voyage est d’abord l’occasion de faire connaissance avec Edouard Edwards qu’il côtoie dans la diligence allant à Calais. Bon connaisseur de Londres, c’est lui qui lui apprend que, s’il veut assister à une représentation d’une pièce de Shakespeare, il faut absolument qu’Edmund Kean soit de la distribution.

Plus étonnant : ce personnage fait partie de la « gentry », à telle enseigne qu’après un échange un peu vif avec un autre « british », non seulement il engage Beyle à se battre en duel avec le quidam, mais encore il lui propose de le remplacer.

Verte réplique du « frenchie » : « Est-ce que vous vous f….z de moi ? lui dis-je.», ce qu’Édouard saisit parfaitement, étant venu faire ses études en France.

Etonnante noblesse que celle qui fonctionne à l’amitié élective et qui passe allègrement la barrière des classes.

Promenades, spectacles, aventures… L’Angleterre a vite fait de panser les plaies à l’âme de notre voyageur.
Enfin on donne Othello à Covent Garden, rôle titre interprété par Edmund Kean. C’est la ruée pour obtenir un billet. Et puis, comme le reste du public, Mister Beyle est littéralement subjugué par l’acteur.

Il faut dire qu’il y a de quoi. Il est de petite taille, il est mal foutu mais il a un visage d’une extraordinaire expressivité et un regard saisissant (Planche).
De là ce pouvoir de subjuguer chacun des spectateurs. A cela il faut ajouter le talent inégalable de Shakespeare qui exprime tout le plus simplement du monde, depuis la banalité du quotidien jusqu’aux sentiments les plus déchirants.

Des années plus tard, reprenant « Rome, Naples et Florence », Stendhal s’en souviendra encore :
« (…) j’ai vu Kean à Londres dans Othello et Richard III, je crus alors ne pouvoir rien éprouver de plus vif au théâtre. »

De là son opus suivant : « Racine et Shakespeare ».
Et, cette fois, nous sommes fort éloignés de ce qu’on pourrait prendre pour une promenade littéraire. L’essai est, d’un bout à l’autre, un vibrant plaidoyer pour la liberté en littérature, particulièrement quand l’écrivain – qu’il soit dramaturge ou pas – s’évertue à captiver ses contemporains ; c’est ce que Stendhal nomme romanticisme, terme entré, depuis, dans le dictionnaire.

En réalité ce terme, dans l’emploi qu’il en fait, ne désigne rien d’autre que la modernité. Passage à la fois explicite et drôle du chapitre III :
« Le Romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.
Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères. »

Or la suite pose problème. Si l’on arrime, comme Stendhal le fait, ces qualificatifs à la suite des temps, déclarant,
=> d’une part que « Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques », c’est-à-dire qu’ils enchantaient les Grecs de leur époque
=> mais que, d’autre part, à Paris, au XIX° siècle, ils seraient classiques parce qu’ils feraient bailler les Français,
comment expliquer qu’à Londres, en 1821, Shakespeare continue de ravir les Anglais plus de 2 siècles après sa mort ?

Il faut revenir quelques années plus tôt.
Comment Mister Myself apprend-il l’anglais ?
En s’abonnant à une revue qui l’intéresse – l’Edimburgh-Review – et à l’aide d’un dictionnaire.
Revue à la fois littéraire et politique, à laquelle collabore à l’époque Sir Walter Scott, elle est proche du parti whig, partisan d’un pouvoir parlementaire fort, capable de contrebalancer l’arbitraire royal.

Et le « frenchie » devient assez vite un lecteur correspondant. En fait il transvase, en résumant et en adaptant, les articles d’une langue à l’autre et d’une revue dans l’autre.

En 1818 il saisit le clivage qui émerge dans le monde littéraire, en deux temps :

=> A Milan, soucieux de l’unité italienne – il s’avise du bienfait qu’il y aurait à créer une grammaire et un dictionnaire national – que l’on tirerait des meilleurs auteurs – et qui, permettant de dépasser tous les patois locaux, verrait bientôt la fin des principautés et de leur autocratie.

Première formulation : « Come stampare qualche cosa di letterario a Milano senza far motto dell’aspra guerra che arde colà tra i Romantici ed i Pedanti ? »
Soit « Comment publier quelque chose de littéraire à Milan sans relancer la guerre hargneuse qui oppose les romantiques et les pontifiants ? »

=> Dans une note, seconde formulation : « La dispute est entre M. Dussault et l’Edinburgh-Review, entre Racine et Shakespeare, entre Boileau et lord Byron. »

A partir de ces indications, nous pouvons formuler cette hypothèse :
est romantique en littérature ce qui est moderne – id est en prise avec le présent – ou ce qui ne vieillit pas, ce qui s’arrime au durable dans l’âme, le corps ou l’esprit des êtres humains.
Autrement dit le classicisme en littérature est le fait des privilégiés qui ont accédé sans effort à l’intelligence des lettres anciennes et qui, faisant clan, entendent défendre leur pré carré.

C’est du moins ce que l’on peut déduire de la suite de cette note interrompue en italien :             « Oltre que nella loro orgogliosa difesa di tutto quello particolare e d’antiquato comprendono anche…  »
Traduction : « En plus de cela, dans leur orgueilleux plaidoyer en faveur de tout ce qui est particulier et désuet, ils incluent également… »

Dans la lignée de l’esprit dans lequel oeuvraient les grands tragédiens grecs, il faut imaginer Stendhal intimement convaincu que le théâtre doit rassembler, parler à tous, engendrer une communion.
Les « classiques », au contraire, sont ceux qui utilisent le théâtre comme instrument de sélection, moyen d’écarter le vulgaire, moyen de se reconnaître entre soi.
Et en effet cet essai – dont on s’attendait, d’après son titre, à ce qu’il soit un subtil parallèle entre les deux grands dramaturges – vire au combat politique contre les tenants du classicisme, en d’autres termes contre ceux qui, à un titre ou un autre, se tiennent pour les aristocrates de l’esprit.

Essai fait de bric et de broc, partant des notes en italien (mentionnées plus haut) et aboutissant, à la suite d’une tentative de mise en forme par lettres entre un classique et un romantique, au coeur de l’argumentation.

Que faut-il en retenir ?
D’abord que c’est véritablement la guerre.
Citation : « C’est un combat à mort. Racine met toujours en récit pompeux et emphatique ce que Shakespeare se borne à mettre sous nos yeux. »
Certes cette guerre doit être, ainsi qu’il est spécifié, « franche et généreuse ».
Elle n’en demeure pas moins, à lire entre les lignes, la poursuite de la Révolution sur les planches.
Et dans ces lignes qui composent un pamphlet féroce, Stendhal, pour la première fois, est véritablement lui-même.

Que nous dit-il ?

=> D’abord l’exigence fondamentale : parler au public de ce qui lui importe. Et cela peut changer d’une décennie à l’autre, particulièrement en période révolutionnaire.
Illustration avec celui qu’il surnomme par ailleurs « le grand homme » :
« Voltaire a été combattu par les Fréron et les Desfontaines, comme étant romantique. Voyez la rapidité de notre victoire : aujourd’hui nous citons Voltaire en exemple du genre classique. Sa Zaïre n’est qu’une copie maigre, décolorée et surtout romanesque, du terrible More de Venise. »

=> Ensuite ce que lui ont appris ses échecs répétés dans la composition de son « Letellier » : le théâtre doit renoncer à la versification. Et ici je me dis que Stendhal n’a sans doute pas perçu la liberté que donnait à Shakespeare la souplesse de la versification anglaise.
Profitons en pour rappeler la fonction initiale de la versification : assister la mémoire du comédien. Ceci dit, avec des répliques plus courtes, comme aujourd’hui au cinéma et surtout au théâtre, on s’en passe très bien.

=> Enfin il importe de renoncer définitivement à cette absurde « règle des trois unités ». Celle-ci exigeait du dramaturge qu’il ramassât ses personnages en un même lieu, en un même temps et en une même action.

C’est sur ce dernier point que Stendhal va faire porter l’essentiel de son combat, contre ce qu’il nomme « le palladium » du théâtre classique.
Terme requérant quelque explication. Initialement le palladion est la statue sacrée de Pallas qu’Athéna façonna après l’avoir tuée accidentellement. Elle était réputée rendre invincible ceux qui la possédaient. C’est pourquoi Ulysse la déroba aux Troyens dans le temple où ils l’avaient placée.

Stendhal, Ulysse de la littérature, n’emploie pas cette métaphore par hasard.
Il sait à quel point cette règle est puissante dans les esprits ; mais il sait aussi que quand il l’aura mise en pièces, ses adorateurs ne s’en relèveront pas.

C’est cette partie de son essai – par ailleurs fait de bric et de broc – qui lui vaudra le surnom de « hussard du romantisme ». L’expression est dérivée d’une analyse de Sainte-Beuve qui restitue assez bien son allure générale. Citation :

« Or, dans cet ordre nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger d’avant-garde qui va souvent insulter l’ennemi jusque dans son retranchement, mais qui aussi, dans ses fuites et refuites, pique d’honneur et aiguillonne la colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la force d’accélérer le pas. Ç’a été la manœuvre et le rôle de Beyle : un hussard romantique, enveloppé, sous son nom de Stendhal, de je ne sais quel manteau scandinave, narguant d’ailleurs le solennel et le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte, excellent à l’escarmouche. »

C’est qu’il ne faut pas s’y tromper : Stendhal est, à plusieurs égards, un homme du XVIII° siècle qui s’évertue à répandre la liberté des Lumières sur la création littéraire.
Et nous savons désormais que, sous sa plume, « romantisme » ou « romanticisme » signifie avant tout liberté créatrice et refus de l’ostracisme social.

Essentiel de l’argumentaire dirigé contre l’ennemi classique : vous exigez l’unité de temps et de lieu parce que vous tenez que le spectateur du théâtre ne peut pas croire un seul instant qu’on soit passé, d’une scène à l’autre, d’Alexandrie à Rome ; ou encore, d’un acte à l’autre, de la préparation d’une guerre à la fin de cette guerre, deux ans plus tard.

Mais tout le prestige du théâtre tient justement à cette position qui, dans l’âme et l’esprit du spectateur, le tient à égale distance de la réalité triviale et de l’illusion intégrale qui serait folie.

Stendhal exprime ses idées de façon à la fois magistrale et colorée, ce qui, sur ce second aspect de la question donne ceci : « Et, je vous prie, où est l’absurdité d’accorder que cette salle représente d’abord la place de Saint-Marc à Venise et ensuite l’île de Chypre, si cette salle a toujours été connue pour n’être ni la place de Saint-Marc, ni l’île de Chypre ; mais bien le théâtre de la Cannobiana ? »

Deux derniers points avant de passer à la suite :

=> 1° Cette partie, la plus structurée de l’essai, est la première version d’un article destiné à être publié en Italie. Le « nous » renvoie donc aux Italiens qu’il s’agit ici de soustraire à l’influence délétère des Français.

=> 2° C’est sans doute la dédicace de cet essai qui est à l’origine de l’interprétation erronée de celle du « Rouge et le noir ». Ici : « intelligenti pauca ».

En fait il y a élision du troisième terme et il faut lire « intelligenti pauca verba », ce qu’on pourrait traduire par : « peu de mots sont nécessaires pour comprendre à ceux qui sont intelligents ».
Seulement ceux qui ont oublié leur latin ou ne l’ont pas appris ou ne prennent pas le temps de la réflexion traduisent d’emblée par « aux rares qui sont intelligents ».

Et puis when Stendhal writes « happy », he means it. « To the happy few » ne doit donc pas être traduit par « Aux quelques chanceux qui sont capables de me comprendre » mais par « Aux rares qui mèneront jusqu’au bout le chemin du bonheur ».
Ce qui aurait dû alerter les auteurs de cette interprétation bâclée, c’est que cette dédicace-là est située à la fin du roman ; on conviendra que ce dispositif demandait donc un peu plus que leur hypothèse hâtive. Nous y reviendrons.

2° « De la musique avant toute chose »

En 1823 Stendhal, après la publication de la première version de « Racine et Shakespeare »         a enchaîné sur une « Vie de Rossini ».

Si je place l’évocation de cet essai sous le patronage de Verlaine, c’est que Stendhal, comme celui-ci en poésie, y est en permanence à l’aplomb de cette interface entre le dit et le non dit.

Préface fort plaisante dans laquelle, après avoir fait part de son enthousiasme à l’égard du compositeur italien, il consigne ceci : « L’auteur de l’ouvrage suivant en a déjà fait deux ou trois autres, toujours sur des sujets frivoles. Les critiques lui ont dit que quand on se mêlait d’écrire, il fallait employer les précautions oratoires, académiques , etc. ; qu’il ne saurait jamais faire un livre, etc., etc. ; qu’il n’aurait jamais l’honneur d’être homme de lettres. À la bonne heure. »

Tout le monde peut se tromper, particulièrement les critiques. Et Stendhal est du nombre. Son entrée en matière enthousiaste – où il compare Rossini à Napoléon – passe sous silence la nature pour le moins ambigüe de son émotion esthétique.

En fait, durant ses séjours et voyages en Italie, il aurait eu à plusieurs reprises l’occasion d’aller écouter des oeuvres du « maestro » ; mais ce ne fut pas le cas.
Et c’est une polémique journalistique – laquelle s’apparente à plusieurs égards à la bataille entre les classiques et les romantiques – qui motive cet écrit.

Autre trait remarquable : celui-ci, contrairement à ce que son titre laisserait entendre, n’est pas une biographie. Ce serait à nouveau, d’après une analyse universitaire, une compilation de tout ce Stendhal a pu recueillir à propos du faiseur d’opéras.

Seulement, dans ce cas, il ne s’agit pas de faire une compilation de ce qui est écrit dans les livres. Du reste Gioachino Rossini, né en 1792, est un contemporain de Stendhal.
Ce dont il fait ici habilement la synthèse, ce sont les souvenirs des uns et des autres, des critiques parues dans les journaux, et, occasionnellement, des renseignements qu’il obtient en adressant des lettres ici ou là.

Du coup Jean-Louis Caussou – qui a écrit un « Rossini » paru en 1967 – estime que Stendhal aurait dû intituler son opuscule « Chronique musicale et mondaine de l’époque de Rossini ».
Sans doute ; mais tout cela est si habilement tissé, si élégamment entrecoupé de réflexions personnelles, que le livre se lit d’abord avec grand plaisir. Très longue introduction, qui dresse le décor et entame le prélude.
Comme le violoniste – dont il parle longuement et qui fait chaque jour ses gammes pendant trois heures – le sieur Beyle est en train de parfaire son art d’écrire.

Quant à la bataille, elle est relatives à des règles musicales sophistiquées, apanage des classiques, que Rossini n’aurait pas respectées. Donc le hussard, une fois encore, se bat pour la liberté, cette fois-ci dans la composition musicale.

Mais ces pages-là sont d’une autre nature. Stendhal, après avoir établi un parallèle entre musique et peinture, imagine deux jeunes gens – l’un à Naples, l’autre à Londres – rentrés chez eux le soir après avoir éprouvé une vive émotion dans la journée. Le Londonien ouvre un livre et s’y plonge ; le Napolitain commence par fredonner un air connu, puis le chante avec plus d’ampleur, enfin se met au piano et improvise.
En d’autres termes, dans un opéra, la technique musicale n’est qu’un support ; l’essentiel, c’est l’expression des sentiments.

Et ceux-ci, à l’exception de l’amour, sont tributaires du lieu et de l’époque, du moins quant au texte. Stendhal nous le montre en quelques lignes magistrales :

« Je me trouvais il y a quelques années (1816) dans une des plus grandes villes de Lombardie. Des amateurs riches, qui y avaient établi un théâtre bourgeois, monté avec le plus grand luxe, eurent l’idée de célébrer l’arrivée dans leurs murs, de la
princesse Béatrix d’Este, belle-mère de l’empereur François.
Ils firent composer, en son honneur, un opéra entièrement nouveau, paroles et musique ; c’est le plus grand honneur qu’on puisse rendre en Italie. Le poète imagina d’arranger en opéra une comédie de Goldoni, intitulée Torquato Tasso.

On fait la musique en huit jours, la pièce est mise en répétition, tout marche rapidement ; la veille même de la représentation, le chambellan de la princesse vint dire aux citoyens distingués qui tenaient à honneur de chanter devant elle, qu’il était peu respectueux de rappeler, devant une princesse de la maison d’Este, le nom du Tasse, d’un homme qui a eu des torts envers cette illustre famille.

Ce trait ne surprit personne, on substitua le nom de Lope de Vega à celui du Tasse.

La musique ne peut, ce me semble, avoir d’effet sur les hommes qu’en excitant leur imagination à produire certaines images analogues aux passions dont ils sont agités. Vous voyez par quel mécanisme indirect mais sûr, la musique d’un pays doit prendre
la nuance du gouvernement qui forme les âmes en ce pays. De toutes les passions généreuses, la tyrannie ne permettant en Italie que l’amour, la musique n’a commencé à être belliqueuse que dans Tancrède, postérieur de dix ans aux prodiges d’Arcole et de Rivoli.  »

De façon analogue à la peinture, ce qui, dans la musique, atteint l’âme, ne passe donc pas par ce qui est représenté – ou « dit », quand il s’agit de l’opéra – mais par la façon dont elle joue sur les cordes de cette âme, éveillant des harmoniques avec les sentiments qui l’agitent.

Après la république cisalpine instituée par Napoléon, la musique italienne peut enfin se faire guerrière. Mais dans ce genre-là, les Français l’emportent. Et Stendhal de citer « La Marseillaise » et « Le chant du départ ».

Stendhal examine ensuite les rapports entre l’émotion musicale initiale et la mémoire. Voici sa conclusion : « Si un air que nous avons entendu il y a dix ans nous fait encore plaisir, c’est d’une autre manière, c’est en nous rappelant les idées agréables dont alors notre imagination était heureuse ; mais ce n’est plus en produisant une ivresse nouvelle. Une tige de pervenche rappelait aussi à Jean-Jacques Rousseau les beaux jours de sa jeunesse. »

Suit un véritable clavier des plaisirs qui ne manque pas de piquant : A l’une des extrémités, les mathématiques, lesquelles donnent un plaisir mesuré mais permanent ; à l’autre bout, l’opéra : plaisir intense mais passager.
Entre les deux : « La morale, l’histoire, les romans, la poésie ».

Deux remarques :

= 1° La morale, immédiatement accolée aux mathématiques, procure donc un plaisir durable. Nous avions déjà rencontré cette idée lors du parallèle entre Werther et Don Juan dans « De l’amour » : la moralité est l’une des conditions du bonheur.

= 2° Le paradoxe de cette énumération c’est que, justement, aucune des formes de l’amour n’y trouve place. C’est d’autant plus troublant que Stendhal développe ensuite longuement l’analyse du plaisir physique que procure la musique.
Il se peut que la suite apporte une partie de la réponse.

Lors de la longue évocation du contexte artistique dans lequel Rossini fait son apparition, Stendhal décerne à l’Italie une nouvelle palme : on n’y trouve pas de pédant. Après quoi il enchaîne sur toutes ses émotions esthétiques éprouvées lors des soirées à l’Opéra.

Enfin il plaide pour Mayer, arrivé trop tard, auquel le succès fulgurant de Rossini n’a pas permis de faire fleurir tous ses talents.

Petite notation au passage à propos du mélomane :
En France il est tenu pour un vaniteux.
En Italie, tout lui est permis, y compris, lors d’une représentation qui l’enthousiasme, de jeter ses chaussures en l’air.

Ensuite parallèle entre le génie naissant de Rossini et les pièces de Shakespeare.
Dans les deux cas c’est « le beau naturel » qui surgit, disqualifiant d’entrée de jeu les oeuvres célébrées par les classiques.

Petit crochet au passage par Paris : les opéras de Rossini – auquel Stendhal décerne le titre de « Voltaire de la musique » – y ont été littéralement massacrés ; voilà pourquoi il n’y a pas remporté les suffrages qu’il méritait.

Et puis, une fois encore à l’emporte-pièce, ceci « Puisque la mort est inévitable, oublions-la. ». Philosophie acquise à passer les années de sa jeunesse sur les champs de bataille, dont Stendhal fera don à son principal avatar.

Autre notation sensible et personnelle à propos de Mozart dont il nous dit qu’il ne connut pas le succès de son vivant car, citation : « comme tous les grands artistes, n’ayant jamais cherché qu’à se plaire à lui-même et à ceux qui lui ressemblait ».
De même que certains n’écrivent que pour deux ou trois lecteurs…

Et puis cette ethnologie comparative des nations européennes, déclinée de toutes les façons possibles, avec ce sens incomparable de la formule. Ici, à propos de l’amour :
« (…) ; or l’amour n’est pas le même à Bologne est à Königsberg ; il est beaucoup plus vif en Italie, plus impatient, plus emporté, se nourrissant moins d’imagination. Il ne s’y empare pas peu à peu, et pour toujours, de toutes les facultés de l’âme ; il l’emporte d’assaut et l’envahit tout entière en un instant : c’est une fureur or la fureur ne peut pas être mélancolique ; c’est l’excès de toutes les forces et la mélancolie en est l’absence.»
Bref, on n’aime pas de la même façon en Allemagne et en Italie ; Stendhal s’en souviendra : Parme est bien plus que le décor de son second grand roman.

Quant à l’apologie de Mozart, Stendhal n’y a guère de mérite, le jeune musicien ayant connu, quelques décennies plus tôt, un succès considérable en Italie, dont probablement, on se souvenait encore.

Enfin parallèle entre Mozart et Rossini : le premier, jamais gai dans sa musique, à deux exceptions près ; le second, jamais triste… à deux exceptions près.
Fin de l’introduction.

Dans la biographie de Rossini qui commence à Pesaro, dans l’État papal, on retrouve cette idée exposée et argumentée dans l’introduction : « la musique d’un pays doit prendre la nuance du gouvernement qui forme les âmes en ce pays. »
Au contraire les « âmes du Nord », pourrait-on dire, formées à analyser et à discuter, ressentent peu les oeuvres d’art mais les analysent avec justesse. Figure représentative : Voltaire.
Voilà pourquoi Stendhal déclare : « Si j’avais à faire une histoire de la musique ou de la peinture, je la sentirais en Italie mais c’est à Paris que je la publierais. »

Après quoi on entre dans la compilation méthodique des sources, sur laquelle il est inutile de s’attarder. Néanmoins les réflexions philosophiques qu’engendre cette pseudo biographie – qui passe incessamment de la vie du compositeur à celle de ses oeuvres, puis des oeuvres à leurs diverses représentations – ne se réduisent pas à des variations de celles qu’a énoncées l’introduction.

Plusieurs sont relatives à la censure ; deux illustrations :

1° = « La guerre du gendarme contre la pensée présente partout des circonstances burlesques. En 1823, l’on ne veut pas permettre à Talma la représentation de Tibère, tragédie de Chénier, qui est mort il y a dix ans, de peur des allusions. Allusions à qui ? et de la part d’un poète mort en 1812 en exécrant Napoléon. »

Rappelons qu’en 1823 c’est toujours Louis XVIII qui règne. La censure paraît considérer que le « Tibère » de Marie-Joseph Chénier pourrait constituer implicitement une critique du roi, ce qui est donc une double absurdité..

2° = « Le peu de vraie comédie qui existe encore en Italie se trouve aux marionnettes admirables à Gênes, à Rome, à Milan, et dont les pièces non écrites échappent à la censure, et sont filles de l’inspiration du moment et des intérêts du jour.»

Et puis, au passage, ce qui fait lien entre cet essai atypique et le précédent, ce par quoi le spectateur qu’est Beyle est transporté par les airs de Rossini, le pincement de la corde sensible d’un amour inoubliable :

« J’espère que vous conviendrez avec moi, ô mon lecteur, que pour que la jalousie soit touchante dans les imitations des Beaux-Arts il faut qu’elle prenne naissance dans une âme possédée de l’amour à la Werther, j’entends de cet amour qui peut être sanctifié par le suicide.»
On retrouve ici la conclusion du parallèle Don Juan / Werther qui achevait la première version de l’essai intitulé « De l’amour ».

En conclusion, les faits relatés constituent, d’un bout à l’autre, une célébration de Rossini ; c’est d’abord l’adoration que lui voue l’Italie, accompagnée ensuite de l’enthousiasme de Stendhal.
Tout compte fait, l’un ne va pas sans l’autre ; « Sono milanese »…

Ceci dit, cet enthousiasme n’est pas inconditionnel.
On a là le travail d’un spécialiste qui a récapitulé avec précision les imperfections de l’écriture et de l’exécution, les renvoyant à leur cause avec la plus grande précision, qu’il s’agisse de la partition, du livret, du public ou de l’interprète.

Ajoutons que pour réaliser cette synthèse, Stendhal ne s’est pas contenté de la compilation des lectures et des confidences ; il a lui-même assisté aux multiples représentations de chacune des oeuvres dont il parle.
C’est ce qui lui permet de combiner les analyses précédentes aux différences de réception de la même oeuvre d’une cité à l’autre. Sur ce point notre impitoyable critique fustige le public français qui, héritant des manières aristocratiques, n’est sensible qu’aux passages dansés et aux occasions de « faire de l’esprit » ; il va jusqu’à lui souhaiter une nouvelle guerre civile qui lui redonnerait de l’imagination et de la sensibilité.
Plus bas, critique tout aussi acerbe : ce public, à Paris comme en province, n’est occupé que de la vanité, du paraître, « de la comparaison avec les autres » (sic).

Au passage Stendhal, à propos du compositeur Stradella, cite Madame Gherardi qui lui montra son portrait. Elle fut probablement la source la plus conséquente de cette compilation. Nous l’avions vue « cristallisant » pour Beyle lors du voyage de retour de Salzbourg à Bologne ; il est probable qu’elle n’a pas ménagé sa peine pour lui fournir tous les autres renseignements dont il avait besoin.

Quant à Stradella qui connut l’amour passion pour une femme mariée, fut poursuivi par les assassins dépêchés par le mari jaloux, leur échappa deux fois en compagnie de sa belle, avant de succomber, il aurait pu lui-même, quoi que Stendhal, après avoir détaillé ses tribulations, ne le dise pas explicitement, faire l’objet d’un opéra.

D’ailleurs, dans la foulée, toujours inspiré par la Ghita, il établit une comparaison entre l’amour passion et l’amour goût à l’opéra. Il en déduit le défaut majeur de l’Otello de Rossini : on n’y sent pas que le meurtre de Desdémone entraînera irrésistiblement son suicide. De là cette conséquence :

« Cet Othello n’est point assez tendre pour que je voie bien clairement que ce n’est pas la vanité qui lui met le poignard à la main. Dès lors ce sujet, le plus fécond en pensées touchantes de tous ceux que peut donner l’histoire de l’amour, peut tomber rapidement jusqu’à ce point de trivialité, de n’être plus qu’un conte de Barbe-Bleue. »

Là encore, pas de doute : il ne serait pas parvenu à ce point de son analyse s’il n’avait pas atteint, dans sa passion amoureuse pour Matilda, le summum de l’amour passion. C’est cette expérience-là – et aucune autre – qui lui permet de sentir que c’est parce que Rossini n’a pas lui-même éprouvé cet amour passion qu’il n’a pas été capable de trouver les notes qui l’auraient exprimé.
Citation : « J’avoue que je le soupçonne violemment de n’avoir  jamais aimé jusqu’au point d’en être ridicule.» Ceci dit, il concède que c’est le librettiste qui l’a empêché d’y voir clair.

Souvenir de l’auteur : cet amour passion, seul le grand Edmund Kean, interprétant à Londres la pièce de Shakespeare, fut capable de l’exprimer.

Pour terminer sur cette biographie qui n’en est pas une – Rossini mourra en 1868, soit 26 ans après son biographe – laissons la parole à Auguste Bussière qui composa, lui, pour la « Revue des deux mondes », une longue étude intitulée « Henri Beyle (M. de Stendhal) », peu biographique et surtout littéraire.

Voici ce qu’il dit de ce Rossini : « La Vie de Mozart ne sort guère du cadre purement biographique ; mais la Vie de Rossini nous paraît être un chef-d’œuvre de critique musicale. Les idées y fourmillent et dénotent une intelligence de la musique, de ses éléments constitutifs, de ses moyens, de ses besoins, qui atteste une longue étude, aidée d’une puissante faculté d’observation et d’analyse, et, par-dessus tout cela, du feu, de la verve, de l’esprit à foison. »

Passons à la suite.

3° Armance

Voilà justement son premier roman, lequel vient après sa seconde déconvenue amoureuse.      Ce récit puise sa vitalité d’une part dans l’expérience vécue de l’auteur, d’autre part dans les confidences qu’il recueille ici ou là, mettant la main chez son éditeur sur une liasse de feuillets qu’on ne publiera pas ou écoutant, avec sa bonhommie habituelle, les confessions des uns et des autres.

a) La déconvenue amoureuse

Celle-ci se nomme Clémentine Curial et, par-devers lui, Henri Beyle l’a surnommée affectueusement « Menti ».
Récurrence latine, probablement : mens, menti : intelligence, esprit, réflexion.

C’est que non seulement elle est belle mais encore supérieurement intelligente.
Dans sa « Vie de Henri Brulard » qu’il écrira, comme il le confie, « à cinquante-deux ans », il récapitule celles de ses maîtresses qui ont compté ; il y en a cinq.
Voici ce qu’il dit de celle-ci :
« quant à l’esprit, Clémentine l’a emporté sur toutes les autres »

Comme il ne manquait pas lui-même de pénétration, si l’on se demande où le bât blessa, inutile de chercher du côté de la politique.
Certes Clémentine, née Beugnot, fille de Jean-Jacques, comte et pair de France, à la carrière politique bigarrée (révolutionnaire puis bonapartiste puis royaliste) est elle-même une « ultra ». Beyle, comme on le sait, a plutôt la fibre républicaine ; mais ça ne les arrête pas pour autant.

Voici l’essentiel des recherches à ce sujet. En juillet 1823, alors qu’il est en train de boucler sa « Vie de Rossini » Henri Beyle accepte l’invitation de la comtesse Curial à passer quelques jours dans sa propriété de Mouchy près de Compiègne.
Son époux, militaire de carrière, est parti en Espagne afin d’y oeuvrer, selon le dessein de Louis XVIII, au rétablissement de la monarchie.

En fait c’est Clémentine qui est amoureuse et – comme elle finira par l’avouer – depuis longtemps. Seulement Henri ne s’en est pas aperçu, encore tout occupé du souvenir douloureux de Matilda.

De cet amour manqué on retrouve la relation « cryptée » d’un bref épisode dans « Souvenirs d’égotisme ». Source précieuse mais difficile, Stendhal ayant laissé des instructions précises pour que tous les noms soient modifiés et s’étant lui-même chargé de brouiller les pistes, en modifiant les dates et les lieux.

Heureusement André Doyon, dans un livre remarquable intitulé « Amitiés parisiennes de Stendhal Lettres et documents inédits », après avoir rectifié toutes les invraisemblances du récit de « Souvenirs d’égotisme », reconstitue cet épisode de la façon suivante :

« L’itinéraire de Beyle vers Paris sera beaucoup plus logique : ayant passé à Orléans la nuit du 19 au 20 mars, il va rentrer à Paris par Angerville et Étampes. C’est sans doute à ce moment-là, en faisant un léger détour par Bonneuil, qu’il va réveiller la comtesse Beugnot et sa fille, au lendemain de la bataille d’Arcy-sur-Aube, le 23 mars, et non pas au lendemain de Montmirail, bataille qui fut livrée le 21 et 22 février 1814. C’est alors qu’il verra Clémentine « les pieds nus, entrant à six heures du matin chez sa mère pour demander des nouvelles de l’affaire. ».

Passage correspondant des « Souvenirs » :

« Je fus bien près de rencontrer le bonheur de 1824. En pensant à la France durant les six ou sept ans que j’ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me disais : une seule femme m’eût fait pardonner à ce pays-là, la comtesse Fanny Bertois. Je l’aimais en 1824. Nous pensions l’un à l’autre depuis que je l’avais vue les pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de Montmirail ou de Champaubert, entrant à six heures du matin chez sa mère, la M… de N., pour demander des nouvelles de l’affaire. »

b) Les deux substrats vécus du roman

α Un mariage qui ne se fait pas

Clémentine Curial, alias Fanny Bertois, aurait donc pu être pour Henri Beyle une tendre épouse si les choses avaient tourné autrement. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’il donne ce prénom anglais à son avatar.

Dans son journal – où cette fois le cryptage passe par les abréviations, les anglicismes et les italianismes – on trouve, à la date du 18 mai 1811, l’indication suivante :

« Félix a présenté à Mme H. une lettre que je lui avais écrite à lui, et dans laquelle j’exprime le désir d’obtenir the hand of her daughter. Elle songe peut-être à se remarier. On lui a déjà demandé her daughter, elle aura une fortune considérable de trente à quarante. »

L’ami Félix Faure a donc persuadé Henri de se faire une situation en épousant la jeune fille d’une veuve, pressée de la marier pour se remarier elle-même. « Méprise comique », comme le relève le diariste : « Mme H. a cru un instant qu’il s’agissait d’elle. »
Autre indication dont on peut apprécier tout le poids, connaissant le tempérament de Chérubin Beyle, le père : « Mon père paraît forcé dans ses derniers retranchements, sa tendre amitié va probablement être forcée à me rendre un service qui lui est profitable. »
En d’autres termes il va devoir se contraindre à débourser quelque argent pour installer le jeune couple ; mais, comme la mariée est un beau parti, il s’y fera.

Enfin, l’état d’esprit du jeune homme : « Je dirai à M[arie] « II convient à ma fortune de me marier, mais le cœur n’y est pour rien. Je n’ai jamais parlé à une jeune personne qu’on a demandée pour moi. » C’est la fille de M. L 1.  »

Il a donc à l’époque une amoureuse non mariable qu’il désigne par son initiale « M » ; ajoutant ensuite « arie », entre parenthèses, ce qui donne Marie, probable prénom d’emprunt pour Mélanie Guilbert, une comédienne avec laquelle il tenta – entre 1805 et 1806 – d’avoir une vie conjugale et avec laquelle il était sans doute resté en relation. Nous y reviendrons.

Pour revenir à la promise que son ami Félix lui avait trouvée, le patient éditeur a su en découvrir l’identité, ici désignée par « L. », initiale de son nom de famille ; citation :

« Il s’agit ici de Jenny H. ou Jenny Leschenault. Nous savons peu de chose sur cette soi-disant fiancée de Beyle. Dans sa correspondance, celui-ci ne parle d’elle à sa sœur qu’à mots couverts ; il dit seulement qu’il en est jaloux.»

A quelques lignes de là : « Beyle écrira, en effet, plus loin le nom en entier Leschenault. Nous savons, en outre, que la mère et la fille habitaient rue de Provence. »

Seulement, comme on l’apprendra à quelques jours de là, Henri renoncera à se marier parce qu’il est amoureux. De qui ? D’Alexandrine, l’épouse de son cousin Pierre Daru. Ici aussi il faut remettre à plus tard puisqu’il s’agit du prototype du personnage clef de « La chartreuse de Parme » : Gina née del Dongo, dite La Sanseverina.

 

β Un fiasco

Terme issu de l’italien « fiasco », fiasque : bouteille de verre à col long et à corps arrondi, typique du chianti.
De là deux sens dérivés : 1° Défaillance sexuelle masculine 2° Par métaphore, échec complet. A quoi l’on peut ajouter, en se basant sur le signifiant, la précision suivante : « impuissance éjaculatoire ».

Or, ainsi qu’il en témoigne avec une grande sincérité dans ses « Souvenirs d’égotisme », non seulement Stendhal a fait cette expérience désagréable mais encore elle n’est pas restée privée (Polycopié n°2).

C’est la deuxième source d’Armance, son premier roman ; mais pas la dernière.

c) L’alchimie de l’écriture

On peut en effet distinguer deux autres composantes de ce récit qu’André Gide tenait pour le meilleur roman de Stendhal.

=> D’abord l’inspiration d’un autre roman ou, plus probablement, puisqu’il n’a pas été publié à l’époque, d’une liasse de feuillets qui circulait sous le manteau et dont on donnait lecture, dans un salon ou un autre.
Il s’agit d’un roman épistolaire de Claire de Duras, intitulé « Olivier » dans lequel celle-ci a transposé, partiellement et avec la plus grande discrétion possible, les tribulations d’Astolphe de Custine, son beau-fils putatif.

Celui-ci, fiancé à Clara, la fille cadette de Mme de Duras, rompt son engagement quelques jours avant la signature du contrat de mariage. Quoique des bruits aient circulé quelque temps plus tard sur sa supposée impuissance, il se mariera et aura un fils avant de s’embarquer pour l’Angleterre ; il en ramènera… un amant, Edward Sainte Barbe, avec lequel il vivra 35 ans.
Entre temps son épouse et son fils étaient morts.

Claire de Duras est une éminente personnalité de la Restauration. C’est son époux qui, en tant que premier gentilhomme de la Chambre du roi, reçoit en 1814 Louis XVIII, au nom de la France.

De beaucoup d’esprit et fort audacieuse, grande amie de Chateaubriand qui l’appelle sa soeur, elle s’est rendue célèbre, dans la haute société, par un court roman intitulé « Ourika », d’abord tiré à 50 exemplaires, sans nom d’auteur.
Ouvrons ici une parenthèse.

Ourika est une jeune sénégalaise, achetée par M. de B. et adoptée par son épouse. Ramenée à Paris elle y reçoit une excellente éducation. Tout va bien jusqu’à ses 12 ans quand, tombée amoureuse du petit-fils de sa protectrice, elle réalise qu’elle ne pourra pas l’épouser. Quelques années plus tard, elle se retire au couvent où elle mourra.

Claire de Duras a simplement transposé dans ce récit ce qui advint à la véritable Ourika, achetée, à l’âge de 2 ans par M. de Boufflers, gouverneur de Gorée – l’île des esclaves au Sénégal – et qui l’offrit à sa tante.
Il avait lui-même pour maîtresse une femme métisse : Anne Pépin.
Enfin Voltaire lui dédia un poème dont voici les derniers vers :

C’est à vous, ô jeune Boufflers, 
 A vous, dont notre Suisse admire 
 Le crayon, la prose, et les vers, 
 Et les petits contes pour rire ; 
 C’est à vous de chanter Thémire, 
 Et de briller dans un festin, 
 Animé du triple délire 
 Des vers, de l’amour, et du vin.

Dernier point : Ourika est la première héroïne noire de la littérature occidentale, quelque chose d’équivalent, mutatis mutandis, aux Perses d’Eschyle : on y reconnaît à l’étranger une pleine et entière humanité.

Fermons la parenthèse.

Quant à « Olivier » Claire de Duras ne se décidera à le publier anonymement – sous le titre « Olivier ou le secret » – que parce qu’un plagiat – qualifié de scabreux par Sainte-Beuve – circule déjà.
Faut-il entendre par là que l’homosexualité d’Olivier y est révélée ?
Ce n’est pas le cas ; disons qu’elle est seulement suggérée, Olivier ayant quelquefois pour son ami César – celui-ci étant plutôt Don Juan par tempérament – des élans d’amitié adolescente qui vont jusqu’aux embrassades.

L’auteur du plagiat : Henri de Latouche, étonnante personnalité de l’époque, faussaire littéraire à plusieurs égards, mais aussi audacieux humoriste à l’occasion.

Stendhal fait sa connaissance en 1825 alors que Latouche est directeur du Mercure du XIX° siècle. C’est lui qui publie quelques uns de ses articles et qui l’encourage à négocier, avec l’éditeur, un bon prix pour ses « Promenades dans Rome ».

Comment passe-t-on de l’ « Olivier » de Latouche à l’ « Armance » de Stendhal ?
Nous l’ignorons. Sans doute Latouche et Beyle échangent-ils sans fausse pudeur à propos des tribulations sexuelles et de la façon dont elles s’invitent dans l’institution matrimoniale.
C’est ce qui va conférer au héros de Stendhal, dans ce roman, le prénom d’Octave. Mais hormis cette initiale commune, Octave n’a pas grand chose à voir avec les différentes occurrences romanesques d’Olivier.

= Par contre – et c’est sans doute la seconde composante endogène du roman – la prototype d’Armance est la cousine de Stendhal, Adèle Rebuffel, dont il est tombé amoureux dans leur jeune âge.

On peut même tenir cette cousine pour son premier amour, amour chaste, évidemment. Elle a 11 ans quand il fait sa connaissance, et lui, 16.

Mais elle danse gracieusement avec lui et elle est à la fois belle et intelligente.
Par où l’on voit que cette Adèle pourrait bien être le premier cristal de sa dévorante passion à venir pour Matilda.

Du coup, comme cette jeune personne a déjà beaucoup lu, il adresse à sa chère soeur Pauline des conseils pour l’inciter à multiplier ses lectures.

Seulement le jeune Henri découvre assez vite des traits de caractère déplaisants qui vont l’éloigner d’Adèle. Il conservera au prototype, Armance – là encore, identité de l’initiale – la fraîcheur et l’ingénuité qu’il avait perçues lors de leurs premières rencontres.

Enfin le sous-titre indique au lecteur qu’il va assister, en ouvrant ces pages, à : « Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827 ».

Détail d’autant plus troublant que le livre est publié anonymement – donc l’auteur ne veut évidemment pas être reconnu – et… en 1827.
Autrement dit, à qui ne s’intéresserait ni aux personnages, ni à l’intrigue, il resterait encore de quoi satisfaire la curiosité, soit celle d’y retrouver des souvenirs si l’on a, cette année-là, été admis dans ces salons, soit d’apprendre ce qu’il s’y passait.

Et, là encore, Stendhal le véridique ne déroge pas à la règle qu’il est en train de transférer de son travail de critique à son chantier romanesque : dire ce qui est.
Ce salon, c’est celui de Virginie Ancelot, née de Vernisy.

Très grand salon littéraire qui recevra les plus éminents auteurs de l’époque, animé par une femme elle-même écrivaine, dans une époque paradoxale, marquée à la fois par le retour au pouvoir, sous la direction de Charles X, des ultras et des catholiques, et par une relative prospérité économique.

Bref, de quoi inciter nombre de jeunes gens à trouver des compensations au théâtre ou dans les romans, la presse étant à nouveau censurée.

Dans le salon Ancelot se sont côtoyés – à diverses époques et en différents lieux – Saint-Simon, Victor Hugo, Musset, Chateaubriand, Lamartine, Alfred de Vigny, Prosper Mérimée, Alexandre Dumas, Balzac et, évidemment, Stendhal, du moins quand il était à Paris.

C’est sans doute en cette compagnie, à l’occasion des discussions plus ou moins amènes qui s’y faisaient entendre, que notre écrivain sociologue s’est emparé du substrat du roman à venir qui portera comme sous-titre « chronique de l’année 1827 ».
La Restauration, en effet, ce fut d’abord le retour de la noblesse dispersée en exil par la Révolution, et qui obtint en 1814 la restitution de ses biens quand ils n’avaient pas été vendus comme « biens nationaux ».
Ensuite, en 1825, les deux chambres du nouveau régime voteront les mesures par lesquelles les biens non rendus seront compensés par le versement d’une rente ; c’est la loi du 27 avril dite « du milliard aux émigrés ».

On se doute qu’il a fallu du temps pour mettre en place une telle mesure.
En 1827 pourtant il est sans doute possible de voir émerger dans un lieu comme le salon Ancelot une relative mixité sociale.

Quel branchage mort Henri Beyle a-t-il trempé dans cette solution saturée des expériences de la vie – lues, vécues ou entendues – pour que commence la cristallisation littéraire ?
Si l’on se fie aux notes qu’il a griffonnées à propos de ce premier roman, ce serait l’expérience initiale du fiasco (cf. polycopié n°2).

Mais qu’il la place en tête desdites notes ne signifie pas qu’elle soit de même nature que la suite. Du reste non seulement le récit ne commence pas par là mais encore, ce qui restera, d’un bout à l’autre du roman, « le secret » ne sera jamais éventé, hormis deux légères suggestions.
C’est donc le centre de gravité du récit et il ne le demeure que d’être tu.

=> Premier indice donné au début du récit : le héros, Octave de Malivert, dont la famille vient de bénéficier de la « loi d’indemnité » – comme il est dit – réalise, dans une noble assemblée, qu’il est devenu un « beau parti », tout le monde se mettant illico à le courtiser. Du coup, tandis qu’il fuit ce monde dont il vient de découvrir l’abjection, il forme un rêve :

« La seule ressource contre cet avilissement général, pensait-il, serait de trouver une belle âme, non encore avilie par la prétendue sagesse des duchesses d’Ancre, de s’y attacher pour jamais, de ne voir qu’elle, de vivre avec elle et uniquement pour elle et pour son bonheur. Je l’aimerais avec passion… Je l’aimerais ! moi, malheureux* !… »

* C’est une note marginale de Stendhal qui nous apprend ce qu’il visait ici :
« Essayer faire deviner l’impuissance ; mettre ici : Et comment en serais-je aimé ? »

=> Second indice, lequel atteste que les destinataires de ce récit sont effectivement ses contemporains de 1827 : le fait qu’Octave sorte du théâtre avant la fin du second acte de la pièce de Scribe, « Le mariage de raison », représenté pour la première fois à Paris en 1826.

Dans cette pièce le sergent Bertrand, invalide à la jambe de bois, épouse cependant Suzette, femme de chambre, ce qui donnera au premier une épouse dévouée, et, à la seconde, une condition enviable. Les époux font chambre à part et c’est Suzette qui dispose de la clef de la porte qui sépare les deux chambres, clef que son époux lui a remise.
Cependant tout finira bien, les deux époux étant unis par ce qu’on pourrait nommer un amour d’estime ; et Suzette rendra la clef à Bertrand. C’est ce geste qui motive le départ précipité d’Octave.

C’est que, sous la plume de Stendhal, il n’y aura pas de vaudeville.
L’essentiel de ce qu’il transmet à son avatar, c’est cette tendance suicidaire, dont il a fait lui-même l’expérience à la suite de ses amours malheureuses.
Avec une extrême habileté, notre romancier en herbe va commencer par attacher le lecteur à ce jeune homme, beau et brillant, généreux, mais frappé parfois d’accès dépressifs ou agressifs, et dont on ne saura jamais explicitement quel secret tourment le ronge.

Bref, a priori un héros romantique de la meilleure eau, avec cependant cette petite indication préliminaire donnée par l’oncle d’Octave : « (…) âme si pure qu’elle en est glacée (…) ».

Octave – qui a conservé le sublime de Bertrand – finira par se suicider, faisant du moins d’Armance une riche veuve. C’est qu’entre temps les protagonistes du roman – qui sont les « de Malivert » et les « de Bonnivet » – ont reçu la rente arrêtée par le pouvoir royal ; elle est de deux millions pour les premiers.
Enfin cette sublime Armance – qui n’a jamais cessé d’aimer son cher Octave – finira par entrer au couvent.

Il serait simplificateur de penser Stendhal a fourbi, avec ce court récit, un roman qui puisse à la fois échapper à la censure et lui permettre de restaurer, sous la trivialité des déboires du « babilan », la légitimité du populaire.

Il aimait beaucoup ce premier roman et, à ses débuts dans le genre, il se sentait lui-même partie prenante d’une aristocratie de l’esprit. Souvenons-nous encore de la première forme de son pseudonyme : « de Stendhal » et aussi du statut particulier des membres du parlement du Dauphiné – dont était son père – statut qui valait ennoblissement.

Du reste ce qui fait d’Armance, un roman de 1827, c’est le thème récurrent de la mixité sociale, ceci, dans ce qui deviendra la singularité de style de Stendhal, au moyen de brèves notations données au passage.

Par exemple ce sujet d’étonnement pour Octave : « N’est-ce pas une chose humiliante (…) que tous nos soutiens, et enfin jusqu’aux écrivains monarchiques chargés de prôner tous les matins dans le journal les avantages de la naissance et de la religion, nous soient fournis par cette classe qui a tous les avantages, excepté la naissance ? »

Variante : le rejet de ce rôle d’aristocrate où sa position sociale l’enferme :
« J’éprouve un besoin impérieux de voir agir un autre vicomte de Malivert. Puisque malheureusement je suis embarqué dans ce rôle, puisqu’à mon grand et sincère  regret je ne puis pas être le fils du premier contremaître de la fabrique de cardes de M. de Liancourt, il me faut six mois de domesticité pour corriger le vicomte de Malivert de plusieurs de ses faiblesses. »

Enfin il n’est pas interdit de voir en Octave de Malivert le négatif de Julien Sorel, personnage encore dans les limbes de l’histoire et de l’esprit de Stendhal.
Celui-ci fait encore dire à son jeune aristocrate qui a tout pour lui – la beauté, l’intelligence, la richesse, la classe, enfin – :

« Ah ! si le ciel m’avait fait le fils d’un fabricant de draps, j’aurais travaillé au comptoir dès l’âge de seize ans ; au lieu que toutes mes occupations n’ont été que de luxe ; j’aurais moins d’orgueil et plus de bonheur… Ah ! que je me déplais à moi-même !…  »

Encore un détail : Armance et Octave sont amoureux l’un de l’autre et il se peut qu’Octave ait été, par là, à même de surmonter son inhibition érotique.
Seulement le mauvais sort s’en mêle.

D’abord quand Armance le voit et l’entend siffler plusieurs fois à la fenêtre un soir, très tard, elle imagine qu’il indique à une dame qu’elle peut monter dans sa chambre. De là, ensuite, une grande froideur de la jeune fille qui va le consterner.
En fait il appelait seulement son garde-chasse.

Ensuite quand son oncle, le commandeur de Soubirane, le même soir, aperçoit Armance dans le couloir, il l’imagine sortant de la chambre d’Olivier. Et parce qu’il prétend lui aussi à la main de la jeune fille, il décide de perdre son neveu.

Dernière indication à propos de ce qui fera l’une des spécificités de l’art d’écrire de Stendhal : ce qu’on pourrait nommer l’ellipsenarrative.

En voici une remarquable. Mme de Malivert est allée à Paris demander à son époux son accord pour le mariage d’Octave et d’Armance. Celui-ci ne veut rien savoir.
Son épouse fait valoir qu’à défaut d’une meilleure union, leur fils pourra au moins siéger à la Chambre des Pairs… Réplique de Monsieur :

« Eh mon Dieu ! ils seront dans leur chambre comme dans le monde, parfaitement polis, fort instruits, et voilà tout. Tous ces jeunes représentants de la jeunesse française seront les plus grands ennemis d’Octave qui a au moins une manière de sentir originale.

Mme de Malivert revint fort tard à Andilly, avec une lettre charmante pour Armance, dans laquelle M. de Malivert lui demandait sa main pour Octave.  »

Donc, dans l’entre deux, sans que rien ne nous en ait été dit, Madame de Malivert a non seulement obtenu le consentement de son époux mais encore qui rédige la lettre de la demande en mariage.
La mention « fort tard » nous apprend seulement, par la bande, que tout cela a pris du temps. Incidemment il semble, à ce stade du récit, que rien ne puisse s’opposer à cet amour maternel ; ce ne sera pas le cas.

Ceci dit, notre romancier débutant s’enferre ensuite dans la longue et incertaine élaboration du plan par lequel le commandeur de Soubirane entend empêcher le mariage de son neveu… au point d’écrire : « Mais le lecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristes détails.»

Par contre l’architecture de l’intrigue est habilement construite. C’est sans doute l’enseignement que Stendhal a recueilli de sa passion pour le théâtre de Shakespeare et l’opéra italien.
Octave a promis à Armance de lui révéler son terrible secret.
Les deux amoureux échangent leurs billets en les déposant dans un pot de fleur du jardin.
Mais le mauvais sort intervient encore : Soubirane le découvre ; il va fourbir patiemment une fausse lettre d’Armance, laquelle provoquera les ultimes décisions d’Octave : déchirer la lettre de la révélation, honorer sa promesse de l’épouser, mettre fin à ses jours.

Ce premier roman n’eut aucun succès. Il fallait pourtant de l’audace pour aborder le problème de l’impuissance masculine. Dans une lettre de décembre 1826 à Prosper Mérimée, Stendhal donnait quelques indications sur son projet :

= « Il y a beaucoup plus d’impuissants qu’on ne croit » ; autrement dit ce sujet devrait intéresser un grand nombre d’hommes… et de femmes.

= « J’ai pris le nom d’Olivier, sans y songer, à cause du défi. J’y 􏰀tiens parce que ce nom seul fait exposition et exposition non indécente. »
Deux choses à retenir ici : d’une part la décision de se situer dans la problématique ouverte par le roman de Claire de Duras, d’autre part celle de demeurer dans une complète décence.
Finalement Stendhal optera pour le prénom d’Octave et ne dira rien dans le roman des « moyens auxiliaires » qu’il mentionne dans la lettre, à savoir « Une main adroite, une langue officieuse ».

Comme les uns lui reprochent d’en avoir trop dit – objectant que quand on est « babilan », on ne se marie pas – et les autres, pas assez, il saura s’en souvenir quand il mettra en chantier ses prochains romans.
En attendant il tient l’essentiel de sa chimie romanesque : si l’on met bout à bout, en les choisissant avec discernement des événements dont on sait qu’ils se sont déjà produits, alors tout cela doit se combiner sans artifice. En quoi le roman est un miroir.

Mais en attendant de se lancer à nouveau dans ce genre d’imagination, il revient au mode d’écriture qui lui est le plus naturel : ce mélange de savoirs, de souvenirs et d’improvisations thématiques.

 

4° Promenades dans Rome

Ce titre laisse augurer une relation, au jour le jour, de découvertes de la capitale italienne, riche d’une histoire multi-séculaire et contrastée ; ce n’est pas exactement le cas. D’autre part, d’après une légende tenace, quand il rédige la première version de cet opus, Stendhal aurait été à Paris.
Certes il est allé à Rome d’abord en 1804 puis en 1811 ; mais pour le reste, ainsi qu’il l’avait fait précédemment, il aurait habilement compilé ce que ses lectures et les confidences des uns et des autres lui avaient appris, dont celles infiniment précieuses, de son cher cousin Romain Colomb, qui revenait justement de Rome.
Tout ceci demande rectification.
En 1827 il part pour l’Italie avec ses carnets de notes.
Cette précipitation initiale vient d’abord de ce que c’est une oeuvre de commande.
On se souvient que dans « Rome, Naples et Florence », il n’était pratiquement pas question de Rome, sauf à la fin.
Son éditeur a eu la même réaction que le lecteur de base ; il lui demande la suite.
Ce livre-là, au moins, avait dû se vendre.
Stendhal se met donc au travail dès la publication d’Armance. Il n’a pas le choix.

C’est que sa situation financière n’est pas alors des plus brillantes.
Soupçonné de sympathies pour le carbonarisme, il a été expulsé de Milan en 1821, ce qui implique aussi qu’il n’aura plus même le bonheur d’apercevoir Matilda.
Par ailleurs son père, mort la même année, contrairement à toute attente, ne lui avait laissé qu’un faible héritage. Apparemment Chérubin s’était lancé dans des projets pharaoniques qui l’ont en grande partie ruiné.
Tout ça fait que ce fils, décidément revenu de tout, décrit ainsi sa condition d’alors dans « Souvenirs d’égotisme » : « Je quittais Milan pour Paris le … juin 1821, avec une somme de 3 500 Francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la cervelle quand cette somme serait finie. »

Liberté de Werther mais aussi nécessité de « pisser de la copie » pour survivre.
Ceci dit, ces Promenades sont à la rigueur un guide de voyage mais aussi un reportage.

C’est à l’occasion de ce « guide du routard » avant l’heure que Stendhal fait entrer le mot « reporter » dans le dictionnaire. C’est que le reporter n’est pas n’importe quel journaliste ; il est celui qui va sur le terrain, qui assiste aux événements et qui en fait une relation fidèle, de son point de vue du moins.
Donc pertinence du terme ; le travail du reporter ne livre peut-être pas tout de ce qui a eu lieu mais au moins le point de vue qu’il en donne est ancré dans le réel.

Ajoutons que Stendhal parsème ses lettres et ses textes d’anglicismes ; c’est d’abord qu’il fut un fidèle lecteur de Voltaire mais c’est aussi qu’il est sensible à l’exactitude des termes. Alors, quand un terme issu de l’une ou l’autre langue – anglais ou italien, essentiellement – lui paraît plus pertinent que ce qu’offre le lexique du français, il n’hésite pas à l’employer.

Ceci dit, c’est la version dernière de l’oeuvre qui nous intéressera ici.

Dans l’Avertissement qui sert de préface, l’auteur, après avoir indiqué qu’il avait été six fois à Rome – « la ville éternelle », comme il la nomme – livre discrètement le souvenir ému de son premier voyage, en 1802 :
« Trois ans auparavant elle était république. Cette idée troublait encore toutes les têtes, et valut à notre petite société l’escorte de deux observateurs qui ne nous quittèrent pas durant tout notre séjour.  »
Plus loin : « Ils vinrent nous baiser la main le jour de notre départ. »

Brève relation qui entraîne Stendhal à une double et précieuse mise au point :
« M’accusera-t-on d’égotisme pour avoir rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l’excuse de l’auteur pour le ton tranchant et pour l’égotisme. »

Ce terme-là vient de l’anglais « egotism » mais n’est pas une importation de Stendhal. Dualité du sens dans la langue d’origine : selfishness, selfcentredness, autrement dit égoïsme, égocentrisme.
Sauf que la connotation que lui donne Stendhal est dépourvue de tout moralisme.
Et, décidément, il aurait dû être académicien puisque le mot lui doit désormais deux sens supplémentaires :
=> « Disposition de celui ou de celle qui fait constamment référence à soi en particulier dans le discours. »
=> « Tendance à s’analyser, dans sa personne physique et morale. »

De là double pertinence de sa mise au point : tout souvenir est d’égotisme ; partant on a le choix entre la relation telle qu’elle vient à l’esprit du « raconteur » et le falbala du discours assujetti aux convenances, fourbissant d’interminables digressions pour ne pas dire « je ».
Proust ou Stendhal, il faut choisir.

Autre mérite de la sobriété narrative : elle porte naturellement au retour rétrospectif sur soi et donc à l’auto-analyse. De là chez Stendhal cet accès sans cesse renouvelé à l’intériorité des personnages à venir.
Mais retournons à Rome.

Deux autres indications :
=> La première : dans la lignée de ce qui précède, « Sans doute, il y aura des erreurs, mais jamais l’intention de tromper, de flatter, de dénigrer. Je dirai la vérité. »
Le parti pris précédent qui implique de puiser avant tout dans la mémoire de son vécu porte naturellement à être véridique. Du moins pour ce que Stendhal va rapporter ici.

Autre indication : « Chaque article est le résultat d’une promenade, il fut écrit sur les lieux ou le soir en rentrant. » Quand on n’a pas bonne mémoire il est en effet prudent de ne pas se risquer au mensonge.

=> La seconde : personne n’est parfait. Nous avons évoqué plus haut les circonstances de la composition de ce guide. Comment croire notre touriste quand il déclare « Ce qui m’a déterminé à publier ce livre, c’est que souvent, étant à Rome, j’ai désiré qu’il existât. » ?

Dans le chapitre introductif, après la mention des circonstances du voyage en cours, notre cicerone, comme il se nomme, fait part du plan de son exploration de la ville.
Tout va pour le mieux… Mais nous savons à quel point notre écrivain est indocile à la commande éditoriale et comment il peut se laisser entraîner par la pente naturelle de son esprit vers ce qui le passionne.
Comme son style ramassé suit sa pensée sans mal, le voilà parti dans une passionnante digression sur les particularités de la souveraineté du pape.

Et une fois encore, le voici historien et sociologue. Fonctionnement de l’état papal et spécificités politiques ; impact des événements ; état d’esprit des sujets, et c…

Tout aussi abruptement une citation latine tronquée met fin à cette digression :
« Quàm minimè credula posteri. »
Ce qui dérive de la sentence d’Horace : « Carpe diem, quam minimum credula postero  » qu’on peut traduire par « Cueille le bonheur du jour et soucie-toi aussi peu que possible de la suite ».
Cette philosophie fut aussi celle de Stendhal et il en fit également cadeau à quelques uns de ses personnages.

Une fois entré dans le vif du sujet, il faut conseiller au lecteur qui s’intéresse plus à l’auteur qu’à son sujet, d’être sensible à l’implicite. Cela aussi fait partie de son art d’écrire.

Illustration : ces deux déclarations anodines :
1° « C’est pour la sixième fois que j’entre dans la ville éternelle, et pourtant mon cœur est profondément agité. C’est un usage immémorial parmi les gens affectés d’être ému en arrivant à Rome, et j’ai presque honte de ce que je viens d’écrire. »
2° « Ma première visite, en arrivant, fut pour le Colysée ; mes amis, allèrent à Saint-Pierre (…) »
Ce qui émeut Beyle chaque fois qu’il entre dans Rome, ce n’est pas de pénétrer dans le sanctuaire du catholicisme universel ; c’est de retrouver vivante la mémoire de l’Antiquité, le fantôme d’Horace, peut-être, disparu à temps pour ne pas vivre la « damnatio memoriae » qui projeta d’anéantir toute trace de la civilisation antérieure.
C’est qu’elle était tolérante à tous les cultes, à toutes les religions, alors que les « Christo-pauliniens » entendaient asséner qu’une seule étaient vraie et que tous les autres cultes étaient impies.

Seulement il faut bien suivre les amis. Heureusement dans les églises et les basiliques, il y a les oeuvres d’art. Au passage Stendhal cite Raphaël.
Relevons qu’à ce stade ce premier volume des Promenadesest plutôt un journal de voyage qu’un guide touristique.

Le 10 août les voyageurs sont « arrêtés par une belle ruine » (sic) mais on ne saura pas laquelle, ce qui, en on conviendra, est quelque peu regrettable pour un guide touristique…

Il fait une chaleur d’enfer ; c’est dans les églises qu’on trouve de la fraîcheur ; mais pas seulement.
« Assis en silence sur quelque banc de bois à dossier, la tête renversée et appuyée sur ce dossier, notre âme semble se dégager de tous ses liens terrestres, comme pour voir le beau face à face. »
Comme « notre âme » semble un pluriel de convention, on voit arriver le fameux « syndrome » à grands coups d’ailes… Cette fois-ci il n’adviendra pas.

Le lendemain – il fait sans doute moins chaud – visite de la campagne. Et ici, à nouveau émergence des traces de la cité antique : « La plupart des points de vue sont dominés par quelque reste d’aqueduc ou quelque tombeau en ruines qui impriment à cette campagne de Rome un caractère de grandeur dont rien n’approche. »

Y aurait-il ici un excès d’enthousiasme, quelque chose d’un peu forcé ?
Rien de tel. C’est seulement que ces marques du monde antique restitue ce paysage tel que les Romains des premiers siècles de leur glorieuse épopée pouvaient déjà le contempler.
Mais Stendhal ne s’arrête pas au mécanisme de son émotion ; c’est son contenu qui lui importe ; citation : « Ici l’âme est préoccupée de ce grand peuple, qui maintenant n’est plus. Tantôt on est comme effrayé de sa puissance, on le voit qui ravage la terre ; tantôt on a pitié de ses misères et de sa longue décadence. »

Et on pense, une fois encore, à la déconvenue de Joachim du Bellay :
Nouveau venu qui cherche Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçoit

Au passage apostrophe laudative à la nature, inspirée par la beauté du paysage : « Salve magna parens rerum », « Salut à toi, grande mère des choses ».
Bref ce n’est pas Rome qui fera adhérer Stendhal à la fable biblique de la création.

Le soir tombe ; retour précipité dans la ville. Beyle se sépare de ses amis. Il veut dans cette ville « des sept collines », occuper un logement qui lui donne une belle vue sur elle. Résolu, comme d’habitude, et finalement satisfait.

Sa précipitation vient de ce qu’il n’eût pas voulu rater ce sublime spectacle :
« De la table où j’écris je vois les trois quarts de Rome ; et, en face de moi, de l’autre côté de la ville, s’élève majestueusement la coupole de Saint-Pierre. Le soir, lorsque le soleil se couche, je l’aperçois à travers les fenêtres de Saint-Pierre et, une demi-heure après, ce dôme admirable se dessine sur cette teinte si pure d’un crépuscule orangé surmonté au haut du ciel de quelque étoile qui commence à paraître. Rien sur la terre ne peut être comparé à ceci. L’âme est attendrie et élevée, une félicité tranquille la pénètre tout entière. »
Quasiment baudelairien, on devra en convenir.

Même enthousiasme pour un autre lieu, et à la même heure.
Beyle se précipite en faisant ses courses, n’attend même pas – semble-t-il – qu’on lui rende sa monnaie, attrape au vol une calèche… enfin, miraculeusement, parvient à temps… sur le Colysée.
Apothéose :
« C’est la plus belle des ruines ; là, respire toute la majesté de Rome antique. Les souvenirs de Tite-Live remplissaient mon âme ; je voyais paraître Fabius Maximus, Publicola, Menennius Agrippa.»

Plus loin, après avoir mentionné les basiliques et cathédrales les plus prestigieuses qu’il a visitées : « (…) jamais je n’ai rien rencontré de comparable au Colysée. ».
Mais est-ce seulement comparable ? Notre mécréant indécrottable n’aurait-il pas dû intituler son guide de voyage « Promenades dans la Rome antique » ? Ou, avec encore un peu plus d’imagination, « dans la Rome virtuelle » ?

De cet enthousiasme païen paraît naître une mésentente avec ses compagnons de voyage. On convient que chacun ira visiter ce qui lui agrée. Et Stendhal – qui a décidément oublié qu’il composait un guide de voyage – se lance dans le portrait de chacun desdits compagnons.
L’un d’eux, Paul, est jeune et particulièrement aimable. Non seulement le récit sera ponctué de remarques incises de Paul mais encore nous apprendrons plus loin que le narrateur lui remet chaque jour sa copie pour correction.

Pas de doute : cet écrit a changé de nature en cours de route. Jeu de miroir et voyage dans le temps : tandis que nous lisons ce guide touristique nous assistons aux étapes de sa composition et de son écriture.

Il est donc devenu récit et, chemin faisant, l’occasion, pour l’auteur, de confier au lecteur, ses pensées et ses sentiments.

Comme il faut, malgré tout, s’en tenir à la demande de l’éditeur, Stendhal donne à son touriste de lecteur la liste des monuments à visiter, dans l’ordre, mais avec option :
A la première place, le Colysée ou Saint-Pierre, mais cette fois selon le genre de beauté de prédilection : « inculte et terrible » pour la ruine romaine, « joli et arrangé » pour la basilique.

2° prix : Raphaël et, plus précisément les loges où ont été installées ses peintures au Vatican. Certes Raffaello Sanzio commence par être un peintre pieux mais réaliste. Travaillant à la commande il décline de toutes les façons possibles les vierges à l’enfant, le petit Jésus tout nu habituellement accompagné de son cousin Jean promis à devenir « le baptiste ».
Seulement quand ce peintre est appelé au Vatican par le très éclectique Jules II, il s’agit de faire place à la Renaissance et d’élargir sensiblement la palette des sujets.
Voilà pourquoi Stendhal découvre avec enthousiasme, au coeur de deux de ces loges,
« L’école d’Athènes » et « Le Parnasse ».

3° prix, attribué par ce disciple méconnu de Voltaire : « Le Panthéon, et ensuite les onze colonnes, restes de la basilique d’Antonin le Pieux, (…) ». Le Panthéon se visite, comme le Thision d’Athènes, tout simplement parce que, de temple païen qu’il était, il a été converti en église chrétienne.
Ce n’est pas le cas de la basilique d’Antonin dont le surnom ne doit pas tromper. Pieux, certes, mais pour les divinités romaines de l’Antiquité. Cet empereur exemplaire, dont Hadrien avait fait son successeur, a fait régner la paix et le bien-être dans l’empire, se préoccupant en particulier de la condition des esclaves.
Dernier éclat de la civilisation romaine avant que ne surviennent les invasions barbares puis le règne des « puants », comme on surnommait alors les chrétiens lesquels refusaient que leurs morts soient livrés au bûcher.
Evidemment : il s’agissait de s’assurer de la « résurrection des corps ».

Dans la même veine « païenne », à propos du sculpteur Canova, Stendhal place en tête son « Hercule lançant Lycas à la mer ». Ceci dit, ça n’est pas un parti pris systématique.

Parmi les statues dont il dit que son lecteur les trouvera fort laides et sera étonné qu’il les mentionne comme oeuvres à voir, le Moïse de Michel-Ange.
On sait à quel point cette oeuvre a inspiré Freud qui lui consacra un essai en 1914. Comme le fondateur de la psychanalyse est méthodique au plus haut point, il récapitule à cette occasion, tous les articles parus sur la questions, avec révision en 1927, exhumant toutes les hypothèses interprétatives.
Sauf une, à mon avis. Cette statue devait occuper initialement la plus haute place du tombeau de Jules II. Il est vraisemblable que Michel-Ange a effectivement figuré Moïse se retenant de briser les tables de la loi alors qu’il venait de découvrir les Hébreux adorant le veau d’or. Avertissement aux Romains de la Renaissance : vous avez toute liberté de penser et de créer mais la loi doit demeurer sacrée ; autrement de cruels malheurs s’abattront sur vous.

Stendhal, quoiqu’il n’en dise rien dans ses Promenades, tient cette statue pour l’une des deux plus grandes réussites de l’art de la Renaissance. Voici ce qu’il en écrivit dans « L’histoire de la peinture en Italie » :
« Si vous n’avez pas vu cette statue, vous ne connaissez pas tous les pouvoirs de la sculpture. La sculpture moderne est bien peu de chose. Je m’imagine que si elle avait à concourir avec les Grecs, elle présenterait une danseuse de Canova et le Moïse. Les Grecs s’étonneraient de voir des choses si nouvelles et si puissantes sur le cœur humain.»

Les suggestions de promenade se poursuivent, dans l’ordre des priorités et dans la tension constante entre les vestiges de l’Antiquité et les monuments catholiques :

A cet égard, promenade exemplaire de la 7° proposition : « Les ruines des Thermes de Caracalla, et en revenant l’église de la Navicella, San-Stefano Rotondo ; la colonne Trajane, et les restes de la basilique découverte à ses pieds en 1811. »

Dans la même veine, la dernière suggestion vaut son pesant d’or dans l’art de l’allusion :
« Si vous vous sentez disposé à voir des statues, faites-vous conduire au Musée Pio Clementino (au Vatican) ou aux salles du Capitole. Les pauvres têtes qui ont le pouvoir ne font ouvrir ces musées qu’une fois la semaine ; cependant, si le peuple de Rome peut payer les impôts et voir un écu, c’est parce qu’un étranger a pris la peine de le lui apporter.
Il est impossible qu’une de ces choses-là ne vous plaise pas infiniment.»

« Voir des statues », « ces choses » ? Lesquelles ? Rien de moins que ce qui nous reste de plus abouti de la sculpture antique :
De multiples copies romaines de sculptures grecques, dont, pour n’en citer qu’une partie :
= L’Apollon du Belvédère, auquel il ne manque que son arc et sa flèche.
= Laocoon et ses deux fils, attaqués par des serpents. En bon état.
= L’Antinoüs du Belvédère. Il lui manque un bras et une main.
= Venus felix, accompagnée de Cupidon. A celui-ci il manque les deux bras et à sa mère, seulement une main.
= Le fleuve Tigre, restauré par les Médicis et transformé en fontaine.
= Méléagre, le héros. Il ne lui manque qu’une main.
= Hermès ingenui. Il ne lui manque qu’un pouce et une grande partie de ce qu’il tenait dans la main endommagée.
= Apollon sauroctone. L’original serait de Praxitèle. Il en existe plusieurs copies ; celle du Vatican est en bon état.

A cela il faut ajouter une oeuvre d’un genre très particulier, commandée par la ville de Milan en 1801, qui devait être dressée sur la place centrale du « corso Buonaparte » : Persée triomphant, brandissant la tête de Méduse qu’il vient de trancher… En d’autres termes Napoléon libérant Milan de la dictature autrichienne.

Evidemment, 20 ans plus tard, les choses ont changé. Stendhal « cicerone », mais chuchotant à l’oreille du touriste…

Dernières précisions : ces pièces inégalables proviennent d’une collection privée. Quand elles furent mises en vente, le Saint Siège les racheta. Pas pour en faire un musée ; pour les soustraire aux regards des paroissiens.
Difficile de les détruire comme l’avaient fait les zélés chrétiens du IV° siècle ; il reste toujours des morceaux. Et puis une partie appréciable des riches Romains connaissait leur existence…

Ce sont ces circonstances qui expliquent que ces « pauvres têtes », comme les nomme Stendhal – autrement dit ces abrutis – n’ouvrent le musée qu’une fois la semaine.

Retour au Colysée, décidément son lieu de prédilection ; évocation des gladiateurs qui combattaient ici et puis cette indication : « Il faut être seul avec le Colysée ».
Comme il a raison ! Vieux souvenir de mon retour à Berlin – en 1983, je crois – où je me suis retrouvée seule dans l’Île des musées, dans ce qui était encore « ost Berlin ». Découverte émerveillée de l’autel de Pergame et de la Porte des lionnes de Babylone.

Du haut du Colysée, contemplation de « la ville sainte ». Stendhal, averti, ne tombe pas dans la légende de Saint Pierre tenant les clefs du Paradis :
« Cette église fut bâtie au lieu même où l’on enterra, après son martyre, l’homme dont la parole a créé ce fleuve immense qui, sous le nom de religion chrétienne, vient encore aujourd’hui se mêler à toutes nos affections. La qualité de saint, qui une fois fut le comble de l’honneur, nuit aujourd’hui à saint Paul. Cet homme a eu sur le monde une bien autre influence que César ou Napoléon. »

Bien vu, une fois encore. Des trois grands fondateurs de monothéisme, Paul le Tarsiote fut le seul « de bonne foi ». Moïse invente la légende du dieu de la Montagne, et Muhamad, celle du dieu de la caverne. Même propos, dans l’un et l’autre cas : en revenir avec les Tables de la Loi.

Mais Paul, pendant sa crise d’épilepsie, entend véridiquement Jésus lui demander pourquoi il le persécute. Le christianisme émane des « pauliniens ».

Les « pétrusiens » qui furent les véritables disciples de Yeshuah, vénéraient plus modestement le messie de Yaveh qui délivrerait le temple de Jérusalem des impies.

Comme il fallait bien, quand même, assurer une courroie de transmission entre les premiers disciples et l’église naissante, on tâcha de rabibocher les deux sectes.

Et notre guide continue à nous désigner du doigt ce qu’il faut voir dans cette arène :
« Vespasien, triomphant des Juifs, a passé sous cet arc de triomphe que vous apercevez là-bas, à l’entrée du Forum, et que, de nos jours encore, le Juif évite dans sa course. Ici, plus près, est l’arc de Constantin ; mais il fut construit par des architectes déjà barbares : la décadence commençait pour Rome et pour l’Occident.»

Comme il l’a laissé entendre dans les premières lignes de ce guide, le Colysée est le centre de gravité de Rome : « cet édifice immense, plus beau peut-être aujourd’hui qu’il tombe en ruines, qu’il ne le fut jamais dans toute sa splendeur, »
Plus loin : « ce dernier reste encore vivant du plus grand peuple du monde. »

Par où l’on comprend pourquoi les Romains… apposèrent une plaque de marbre sur la petite maison où logea Stendhal quand il séjourna « in urbe inter omnes »

Et comme notre cicerone réalise que la plupart de ceux qui ont ouvert son guide de voyage ne viendront jamais à Rome, le voilà qui entre dans une description détaillée de son monument de prédilection, mentionnant au passage tout ce que ces pierres ont connu d’une histoire multi-séculaire.

Petite précision au passage : « Encore, en 1623, les Barberini, neveux d’Urbain VIII, en tirèrent tous les matériaux de leur immense palais. De là le proverbe,
Quod non fecerunt barbari fecere Barberini.  »
Evidemment ce n’est pas par hasard que les neveux du pape ont largement profité de cette licence.
Il faut relever le « encore » qui ouvre la phrase : la « damnatio memoriae » se poursuit depuis plus de 10 siècles. Pendant tout ce temps la Rome chrétienne a utilisé les arènes antiques comme réserve de matériaux de construction.

Ceci dit, le christianisme a produit tant de beaux monuments qu’on peut lui pardonner ; « alliance (aussi) intime avec le beau », précise notre guide. Et puis, citation : « Nous-mêmes, fils de chrétiens, nous serions moins sensibles au beau. »
Si Baudelaire avait parcouru ces lignes, elles l’auraient enchanté.

Et cette alliance se noue également avec le beau antique ainsi qu’en témoigne l’anecdote rapportée par Stendhal : « Lorsqu’il travaillait à cette église, Michel-Ange, déjà très vieux, fut trouvé un jour d’hiver, après la chute d’une grande quantité de neige, errant au milieu des ruines du Colysée. Il venait monter son âme au ton qu’il fallait pour pouvoir sentir les beautés et les défauts de son propre dessin de la
coupole de Saint-Pierre. Tel est l’empire de la beauté sublime ; un théâtre donne des idées pour une église.»

Après quoi notre guide se fait historien et nous expose la chronologie du Colysée depuis ses origines. Ces arènes tiendraient leur nom de la statue colossale de Néron qui fut érigée près d’elles.
Ensuite on passe à la technique : type de pierres et façon de les travailler.

Ceci nous ramène à la question de la nature de cet écrit. Il aurait été entièrement rédigé à Paris après seulement deux voyages et en compilant des sources variées.

A mon sens ce n’est vrai qu’en partie.
A chaque fois qu’il s’est promené dans Rome, jour après jour, Stendhal a pris des notes. C’est sur elles qu’il se base pour édifier la charpente de son guide et c’est la raison pour laquelle ce guide à la forme d’un journal, chacune de ses parties commençant par la mention d’un lieu et d’une date, à compter du 3 août 1817.

Le reste vient après coup, soit qu’il ait senti la nécessité de compléter son compte-rendu, soit qu’en effet il ait été contraint de produire le nombre de pages demandées par l’éditeur.

Retour dans les arènes et habile résurrection de ce qui s’y déroulait sous l’empire romain. Illustration : «  La place d’honneur, parmi les Romains, était au-dessus du mur qui entourait l’arène, et s’appelait Podium ; de là on pouvait jouir de la physionomie des gladiateurs mourants, et distinguer les moindres détails du combat. Là se trouvaient les sièges réservés aux vestales, à l’empereur et à sa famille, aux sénateurs et aux principaux magistrats. »

Ces Promenades sont décidément le cadre idéal dans lequel Stendhal peut librement déployer toute la palette des types d’écrit, sans jamais consentir à s’ennuyer dans un genre ou l’autre.

Plus loin, le voilà philosophe : « L’empereur du monde (et cet homme était Titus !) y était reçu par les cris de joie de cent mille spectateurs ; et maintenant quel silence !  »

Nouvelle récurrence de la question de « damnatio memoriae » civilisationnelle :
« Lorsque les empereurs essayèrent de lutter avec la nouvelle religion prêchée par saint Paul, qui annonçait aux esclaves et aux pauvres l’égalité devant Dieu, ils envoyèrent au Colysée beaucoup de chrétiens souffrir le martyre. Cet édifice fut donc en grande vénération dans le Moyen Âge ; c’est pour cela qu’il n’a pas été tout à fait détruit.  »

Et puis notre guide mêle adroitement à ce périple ses propres souvenirs de jeune homme, lors de la campagne d’Italie de 1800-1801.

Napoléon, archéologue – et quoiqu’il ne soit pas à Rome – ordonne des fouilles au pied des colonnes que l’on disait alors des restes du « Temple de la Paix ».
Nouvelle occurrence, sous la plume de Stendhal – et cette fois effective – de la « damnatio memoriae » :
« On en conclut que ces immenses voûtes de briques sont un reste de la basilique construite par Maxence, et à laquelle Constantin donna son nom lorsqu’il eut tué Maxence. »
Période critique : Maxence est en somme le dernier empereur païen, et Constantin, le premier empereur chrétien.

Beyle se souvient encore du marbre antique composite que le jeune conscrit qu’il était alors y découvrit. Du coup on se demande si Napoléon lui-même ne s’était pas mis en quête de la Rome antique.
Et c’est bien le cas. Tout dans ce qu’il fait témoigne de cette déférence pour l’antique civilisation romaine. Si on le représente portant un livre, c’est la « Vie des hommes illustres » de Plutarque ; à Rome, ainsi d’ailleurs que Stendhal le rappelle, il fait restaurer la colonne de Trajan ; il prescrira de placer son symbole, l’aigle impériale, au dessus des drapeaux, « comme faisaient les Romains ».

Voilà pourquoi Stendhal mettra du temps à comprendre pourquoi Napoléon devenant empereur, choisit de se faire couronner par le pape.

( Entre parenthèses : c’est au fond tout le mouvement révolutionnaire qui, dès l’origine, entend abolir, en même temps que la monarchie, le système qui intronisait le roi comme personne sacro-sainte. Le tiers-état, combattant pour sortir de la servitude, s’en prend naturellement à la noblesse mais aussi au clergé.

C’est le motif pour lequel cette révolution va chercher dans les mémoires de l’Antiquité, le modèle supposé des nouvelles institutions à mettre en place.
=> La liberté et l’égalité sont les deux fondements de la constitution édifiée par Xénophon pour la République d’Athènes.
=> Après le coup d’état du 18 brumaire, Bonaparte, évidemment partie prenante de cette mutation des références, institue non seulement le consulat mais aussi le sénat.

Représentation idéalisée, les deux grandes cités antiques que furent Rome et Athènes ayant largement fait reposer leur économie sur l’esclavage. C’est peut-être le motif pour lequel on coiffa finalement la République d’un bonnet phrygien, privilège des esclaves affranchis dans la Rome antique. Fin de la parenthèse.)

Ces Promenades sont donc aussi celles de l’esprit qui, voguant ainsi d’une époque à l’autre, traverse des espaces symboliques et des événements historiques, passant incessamment des émotions esthétiques aux réflexions philosophiques.

Seulement ce savoir peut devenir lourd à porter. Stendhal rapporte cet échange – vécu tel que ou amendé – avec l’un de ses compagnons de voyage :

« « Vous êtes bien fier d’avoir vu Rome six fois ! » me disait Paul ce matin au Forum, à propos des phrases que je viens d’écrire en abrégé.
– « Le plus grand malheur, ai-je répondu, qui puisse arriver pour un jardin anglais qui plaît, c’est de le connaître. Que ne donnerais-je pas pour n’avoir vu en ma vie qu’un seul tableau du Corrège, ou pour n’être jamais allé au lac de Como ! »
Hélas ! toute science ressemble en un point à la vieillesse, dont le pire symptôme est la science de la vie, qui empêche de se passionner et de faire des folies pour rien. Je voudrais, après avoir vu l’Italie, trouver à Naples l’eau du Léthé, tout oublier, et puis recommencer le voyage, et passer mes jours ainsi. »

Le meilleur, dans ces voyages, c’est donc évidemment pour lui l’émotion. Et tout ce qu’on pourrait en dire une fois qu’on l’a connue ne la remplacera pas.
Bref, ici aussi, il serait préférable d’être Werther, si du moins on le pouvait.

Illustration : « Au lieu d’admirer les ruines du temple de Jupiter Tonnant comme il y a vingt-six ans, mon imagination est enchaînée par toutes les sottises que j’ai lues à ce sujet. »

Précieuse indication, au passage : comme cette entière admiration marque forcément le premier voyage à Rome – donc a priori celui de 1804 – nous serions en 1830 quand Stendhal écrit ces lignes.
Mais comme ces Promenades ont été publiées en 1829, on en déduit qu’il compte comme premier voyage celui qu’il fit en 1800-1801 lors des campagnes d’Italie.
Ce qui nous conduit à 1826 ou 1827 comme année du 6° voyage.
Or en 1827 il part effectivement pour l’Italie.
Il faut donc admettre que ce premier volume a été revu et corrigé après coup et que l’assertion selon laquelle il l’aurait composé à Paris après deux séjours seulement et en se fiant aux souvenirs de son cousin, est erronée, du moins pour l’édition dont nous disposons aujourd’hui.

Par ailleurs, point d’inflexion de ce guide touristique : à partir de là les informations pratiques vont prendre le pas sur le souvenir des émotions passées qui iront en s’affaiblissant.
Sauf à cueillir, ici ou là, de ces anecdotes qui éveillent l’imagination du romancier qui sommeille en ce guide ; illustration : « On nous raconte l’anecdote touchante du colonel Romanelli qui s’est tué à Naples parce que la duchesse C. l’avait quitté. Je tuerais bien mon rival, disait-il à son domestique, mais cela ferait trop de peine à la duchesse. »
Ou bien encore a recueillir les traces de la damnatio memoriae chrétienne. Il vient de recréer dans l’esprit du lecteur la splendeur passée des thermes de Caracalla en faisant ressurgir le marbre vert et le bronze doré ; et puis… « la barbarie des derniers siècles les a dépouillées de tout ce qu’il a été possible d’emporter. »

Du coup l’imagination prend le relai : « Les Thermes, chez les anciens, tenaient à peu près la place de nos cafés et de nos cercles. » mais elle doit s’appuyer sur le réel : « Nous verrons la preuve à Pompéia, que les anciens se réunissaient dans des boutiques pour prendre le plaisir de la conversation, et s’y faisaient servir des boissons chaudes. »

Il est notable que la création littéraire supplée ici à la disparition, quoique fort modestement. Pourquoi ne pas traiter de la même façon des ruines amoureuses ?

L’ennui étant toujours là, le guide relate deux faits divers, des assassinats.
Comme il ne perd pas tout à fait son propos de vue et que les locaux attribuent le premier au tempérament sauvage des habitants du quartier dei Monti, il relève, se faisant ethnologue : « Notez que ce quartier est à deux pas de nous, du côté de Sainte-Marie-Majeure ; à Rome, la largeur d’une place change les mœurs. »
Bref, plus grand chose à se mettre sous la plume.

Du coup, intervention du compagnon : « Quelle digression ! et encore du genre odieux ! me dit Paul. ». Il est certain que ça ne donne pas envie de s’y rendre.

La copie du lendemain est pire encore : statistique des assassinats à Rome, libéralité du pouvoir judiciaire, bienfait passager de l’occupation napoléonienne.
Après quoi le narrateur, devenu intégralement romain,  digresse encore sur ses discussions avec son barbier, en particulier à propos du rapport du populaire à l’aristocratie, incluant une étude comparative.
Et nous voilà bientôt, par le truchement de Lord Byron, en Angleterre.

Le jour suivant notre touriste, invité chez une sommité ecclésiale, apprend tout ce qu’on peut savoir de la pyramide du pouvoir dominée par le pape, dont le phénomène dit « de l’ordre inverse », à savoir : « Ce sont les plus ineptes qui obtiennent les places et jouissent de toutes les distinctions. »
Et l’invité qu’est le sieur Beyle se lance dans un exposé des dérives possibles du carbonarisme, donc de la république, invoquant les grandes figures de la Terreur en France.

Les jours qui suivent exposent avec la plus grande précision non seulement la condition des différentes classes qui composent la société romaine mais aussi le point de vue précis des unes sur les autres, évalué grâce à des comparaisons étrangères.
Apparemment le promeneur devenu ethnologue s’installe dans cette société dont il pénètre de mieux en mieux les rouages.
Suit une comparaison entre les noblesses des différents états princiers de la péninsule.
Celle de Rome est ruinée et aux mains de la bourgeoisie.

Il est ensuite question, entre Beyle et ses hôtes, de possibles réformes. Il francese ne manque pas d’idées sur la question.
Comme il a sans doute quelques remords Stendhal – c’est ainsi qu’il faut le nommer en tant qu’il écrit – gribouille dans ses notes « pour être honnête homme envers le lecteur, j’aime à noter chaque soir les idées entendues pendant la journée. »

Soirée chez un comte qui récite admirablement, au point que notre guide devenu diariste le compare à Talma, « La sera » (« Le soir ») , poème de Foscolo.

Vagar mi fai co’ miei pensier sull’orme
Che vanno al nulla eterno, e intanto fugge
Questo reo tempo, e van con lui le torme

Tu me fais errer avec mes pensées sur le chemin
Qui va au néant éternel, et pendant ce temps
Ce temps coupable s’enfuit, et les foules s’enfuient avec lui
Poème athée, par conséquent. Mais surtout impeccable poète. Ugo Foscolo, écrivain combattant, est mort exilé à Londres en 1827, après toute une vie consacrée à une Italie idéale, républicaine et unie. Cette déclamation est donc un hommage.

Mais de tout cela Stendhal ne dit rien, probablement par prudence.
Douze ans plus tard, consul à Civita Vecchia, ville portuaire de l’état papal, il sera accusé de « carbonarisme » – autrement dit de républicanisme – et contraint de rentrer en France.

Promenades dans Rome, certes, mais prudentes, en particulier à l’égard de cette censure Méduse, à la fois temporelle et spirituelle.

Autre manière de parler politique : lire dans les villes capitales, à partir de la nature des monuments, ce qu’il en était de la structure sociale et politique des peuples : Rome antique, Paris et Londres puis retour à Rome ou, plus exactement aux Romains.

Tour à tour historien et sociologue, Stendhal, infatigable observateur, est, au bout du compte, un philosophe du concret, un archéologue théorique des humanités antérieures.
C’est cet esprit libre, avide de comprendre, qui sera bientôt à l’oeuvre dans des récits de fiction, nouvelles puis romans.
Mais évidemment il saisira très vite qu’il ne peut espérer réaliser une création durable qu’à condition, une fois encore, de s’arrimer au réel.

Si l’on veut là-dessus son état d’esprit, voici un passage éloquent :
« Les résultats des recherches raisonnables ne sont guère que des conclusions générales et des probabilités ; ils ne satisfont point la curiosité qui veut des faits individuels, qui veut savoir ce que tel mur de brique informe était du temps de César. Cette disposition jette dans le roman : on prend un cicerone romain, et il vous inonde de certitudes qu’on aime à croire. »

Stendhal est un scientifique ; il ne faudra pas en attendre des « romans à l’eau de rose », justement. Par contre, dès qu’il dispose d’assez d’éléments pour édifier ses basiliques verbales, il est l’audace personnifiée.

Non pas « tel mur de brique » mais tout un peuple qui, surgi de l’ampleur de ses vues, revit sous sa plume. A propos des restes de l’édifice découvert sous la colonne trajane :

« L’un des grands plaisirs de ce peuple, devenu oisif depuis la tyrannie, était d’aller dans les basiliques ; rien n’était plus amusant pour lui. Du temps de la république, toutes les affaires, grandes comme petites, pouvaient finir par un jugement. Un consul qui avait malversé, comme un citoyen qui avait volé un bœuf à son voisin, finissaient également par être appelés en jugement. Les jeunes gens des plus grandes familles plaidaient ; l’éloquence était le chemin des honneurs. Voir juger était pour les Romains ce que lire le journal est aujourd’hui pour nous.  »

Evidemment le groupe des voyageurs, dont Paul, n’entend pas s’en tenir aux ruines romaines : « 7 mars 1828. – Ce matin, au moment de partir pour Ostie, il s’est trouvé qu’on voulait voir le palais du Vatican. »

Admirable tournure de la phrase : « … il s’est trouvé qu’on… » ; du coup le lecteur sait instantanément que ce « on » signifie « les autres ».

Beyle n’est pas contrariant, d’autant moins qu’il fait quand même quelque appréciable découverte : « de grands tableaux qui représentent les faits mémorables de l’histoire des papes ; par exemple, Charlemagne qui signe la fameuse donation à l’Église romaine, par Zuccheri, et l’assassinat de l’amiral Gaspard de Coligny, par Vasari. Ceci est tout simplement la Saint- Barthélemy, qui, comme on voit, est encore classée à Rome parmi les évènements glorieux au catholicisme. »

Du coup notre voyageur, passablement révolté, exhume tout ce qui est relatif à cette étape critique des guerres de religion en France, dont une médaille :

« Le revers présente un Ange exterminateur, qui de sa main gauche tient une grande croix, et de l’autre une épée dont il perce de malheureux Huguenots déjà blessés.
On lit, dans le champ de la médaille, ces mots :
VGONOTTORVM STRAGES 1572.
Ainsi, il est un lieu en Europe où l’assassinat est publiquement honoré. »

Description méticuleuse des lieux et des moeurs des résidents, sans en rien omettre, par exemple : « il y a messe avec musique de castrats ».
Heureusement il y a les tableaux de Michel-Ange et de Raphaël.

A cette occasion c’est l’auteur dramatique en puissance qui reprend la main : « J’engage les gens tristes à ne pas trop regarder ces arabesques ; leur âme n’est pas accessible à cette grâce sublime. Trois siècles de pluie n’ont pas assez effacé les amours de Léda ; il serait peut-être moral de les faire détruire par le marteau d’un maçon. Quoi ! Léon X, un pape ! faire placer les amours de Léda à côté des traits les plus célèbres de l’histoire sainte ! Il y a loin de Léon X à Léon XII.  »

Le lendemain Beyle, le païen de la troupe, fait cet aveu : « Les jours de pluie j’aime à errer seul dans les trois étages de ce portique charmant ; on y respire le siècle de Léon X et de Raphaël. »

Et puis, naturellement, dans la foulée, le musée « Pio-Clementin ».
Le lecteur attentif se demande si Stendhal va se décider à dire quelques mots de la « damnatio memoriae » de l’antique civilisation gréco-romaine…
Rien ; il botte en touche. La censure, décidément…

Et puis, remords peut-être, le voilà qui appelle à la rescousse un vénérable savant. Usera-t-il de ce truchement ? A peine ; citation : « M. Quirino Visconti a fort bien décrit les statues du musée Pio-Clémentin. Ce savant n’admet dans son livre que les mensonges absolument indispensables. Son ouvrage est la source de toute bonne érudition sur les statues. Rappelez-vous toujours que l’auteur était pauvre et salarié par le pape. »

Digression sur l’esprit français, assujetti aux convenances et peu sensible à la beauté. « Voltaire eût quitté les salles de Raphaël en haussant les épaules et faisant des épigrammes (…) ».
Même étroitesse de vue chez les Suisses : « Genève, ville fort instruite, est faite pour gagner de l’argent et brûler Servet. »

Quand le païen Beyle veut consulter à la bibliothèque du Vatican un exemplaire de Térence, on le lui refuse. Du coup digression sur les pratiques de la Sainte église : « Les moines du Moyen Âge grattaient une feuille de parchemin sur laquelle était écrit un morceau de Cicéron, et sur cette feuille de parchemin grattée transcrivaient une homélie de leur abbé. »

Suit une longue digression, à l’occasion d’un échange avec un éminent ecclésiastique. Thème : l’obéissance aveugle requise des catholiques et, en conséquence, l’effet désastreux, pour cette église, de « l’examen personnel » voué à conduire inévitablement au protestantisme.
Sur le même thème de la nécessaire réforme de l’église catholique, Stendhal donne plus bas la réponse de Chateaubriand – en 1803 secrétaire de l’ambassade de France à Rome – au cardinal Castiglioni.

Non seulement toujours pas de promenades mais en plus retour à la bibliothèque.
Stendhal sait que s’y trouvent de fameux manuscrits transcrits de textes antiques…ou, du moins, s’y trouvaient : « Il est des cabinets remplis de manuscrits où l’on ne peut entrer sans être excommunié ipso facto. Un libéral nous disait qu’on a détruit plusieurs manuscrits de 1826 à 1829. »
Si on est déçu de ne pas trouver dans la foulée la mention de quelques écrits antiques – style « sentences vaticanes » inspirées d’Épicure – on découvre par contre un véritable trésor romanesque : la dramatique histoire de Ranuce Farnese, héritier du duc de Parme.

C’est sans aucun doute le premier élément du second des grands romans de Stendhal. Et il est double :

=> d’une part Stendhal y trouve le prototype de la famille régnante de Parme : les Farnèse, dont les avatars deviendront les Ranuce. Seulement il les exhume du pontificat de Sixte-Quint (1585-1590) et opère un glissement du nom au prénom : « le jeune prince Ranuce, fils et héritier d’Alexandre Farnèse, duc de Parme ».
Dans le roman ces princes deviendront Ernest IV et Ernest V Ranuce.
Du coup le rédacteur de l’article de Wikipedia consacré à La Chartreuse prétend qu’ils n’ont jamais existé.

=> d’autre part les tribulations de ce jeune prince seront en partie intégrées au sort de Fabrice Del Dongo, l’éclairant quelque temps d’une lumière fatale. Il était interdit de porter des armes dans l’enceinte du Vatican ; Ranuce déroge à cette interdiction ; il est arrêté et emprisonné. Son oncle le cardinal obtient une audience du pape.

Suite de l’histoire rapportée par Stendhal : « Pendant que le cardinal tombait aux genoux du pape, le gouverneur du château Saint-Ange recevait l’ordre de faire couper la tête à Ranuce. Sixte V prolongea pendant quelques instants l’audience accordée au cardinal, et enfin se débarrassa de lui, en signant l’ordre nécessaire pour la liberté du prince. Heureusement, sans perdre un moment, le cardinal courut au château Saint-Ange ; il y trouva son neveu, qui se lamentait entre les bras d’un confesseur. Sa mort n’avait été retardée que parce qu’il avait voulu faire une confession générale. Le gouverneur, voyant la signature du pape, rendit le prisonnier. Le cardinal avait des chevaux tout prêts, et, en peu d’heures, Ranuce fut hors des états de l’Église. »
Comme on l’aura compris cet oncle secourable deviendra le comte Mosca. Ces « Promenades » ont donc fourni un élément essentiel de « La Chartreuse ».

Après quoi on retombe dans la banalité de la compilation : d’abord l’histoire détaillée de chaque statue antique – ou reste de statue – du Vatican. Puis les meilleurs conseils pour voyager de Paris à Rome, y compris sur la façon de se comporter avec les douaniers et les policiers.

Retour à Rome. Paul n’y aime que les bals. Henri, ce qui reste de l’Antiquité. Ce que le second a dû dire au premier : « Quel dommage qu’en 608 la religion ne se soit pas emparée de tous les temples païens ! Rome antique serait presque debout tout entière. » A cet égard nouvelle célébration du Panthéon dont Stendhal nous détaille l’histoire, y restituant quelques éléments de son agencement originel.

Et puis, à propos des statues des dieux antiques remplacées par celles des saints : « Vous avez peut-être remarqué au Musée, à Paris, salle de la Diane, la figure pensive d’Agrippa. Ce fut le principal ministre d’Auguste. Il jouait auprès de ce prince le rôle raisonnable, à peu près celui de M. Cambacérès auprès de Napoléon. »
Napoléon, dernier empereur romain, décidément.
Après quoi notre diligent restaurateur s’évertue à restituer, sous la basilique catholique, ce que fut, pas à pas, ce temple antique, y compris le lieu où l’empereur Adrien rendait la justice.
Le même lieu, un siècle plus tard, inspirera Marguerite de Crayencour, pseudonyme : Yourcenar. 1924 ; elle a 21 ans et visite Rome avec son père ; première
rencontre avec « Hadrien ».
Histoire de l’édifice jusqu’aux jours de Stendhal, avec cet épisode cruel de la réaction catholique :
« De nos jours un certain parti a obtenu sur Raphaël le même triomphe que nous lui avons vu remporter à Paris sur Voltaire et Rousseau. Le buste de Raphaël a été enlevé à son tombeau et relégué dans une petite chambre basse du Capitole. Au Panthéon il était éclairé par la lumière religieuse qui descend de l’ouverture de la voûte ; dans le lieu obscur où on l’a placé, il est comme invisible. Qui aurait dit, lors de la chute de Napoléon, que la réaction religieuse atteindrait Raphaël mort en 1520 !  »
On relèvera la prudence de l’expression « un certain parti » ; Voltaire aurait dit
« le parti prêtre ». C’est sans doute que la police italienne, parcourant par hypothèse ces écrits sans les traduire en se fiant à la parenté des langues, ne s’y serait pas arrêtée. Ceci relativement à la rédaction des notes, pendant le voyage.
Même prudence lors de l’édition à Paris ; on est sous la Restauration.
Illustration : « Je ne sais pourquoi on n’a pas effacé les vers charmants du cardinal Bembo, assurément fort peu catholiques : Ille hîc est Raphael, etc.  »

Le lecteur, averti, cherchera en quelque bibliothèque et trouvera ceci « Ille hic est Raphael timuit quo sospite vinci Rerum magna parens et moriente mori  ».
Traduction : « Celui qui repose ici est Raphaël. Il craignit d’être anéanti par la Mère de toutes choses et d’être vraiment mort une fois mort. »
Pas très catholique, on en conviendra.

L’art de dire sans dire est l’une des techniques d’écriture dans laquelle Stendhal est passé maître. C’est plus que suggérer ; c’est ouvrir, dans l’esprit du lecteur, l’opportunité de penser le contraire du sens manifeste de l’énoncé.

Illustration : « le cardinal Consalvi était titulaire de Sainte-Marie ad martyres ; c’est le nom latin du Panthéon, qui lui fut donné en 608, quand Boniface IV y fit transporter vingt-huit charretées d’ossements des saints martyrs. »

Désinvolture du geste de ce pape qui émerge de cette formulation ; le Panthéon ne perd pas sa nature de temple antique – voire de temple grec – par ce geste arbitraire. D’autre part on ne peut pas croire que ces charrettes chargées de cadavres aient véritablement transporté des martyrs chrétiens.
La dernière grande persécution, dite de Dioclétien, a eu lieu en 303-304 EC.
On ne compte que six martyrs nominaux résidant à Rome. Le plus probable est que le pape Boniface ait simplement récolté ces restes dans un cimetière chrétien, en quantité suffisante pour accréditer la thèse d’un véritable massacre, ce qui, étant donnée la domination ultérieure des chrétiens sur Rome, atteste alors de la puissance de leur dieu.

Dans le même style allusif, ce passage :
« La statue de marbre blanc élevée à M. le cardinal Rivarola, de son vivant, est placée sur le pont du Santerno, près d’Imola ; nous l’avons vue criblée de petites taches grises, qui indiquent les balles qu’on lui a tirées, et maintenant elle est gardée par une sentinelle qui a grand-peur. Nos postillons nous ont engagés à descendre pour voir cette statue ; ils nous ont raconté beaucoup de détails que je ne puis redire. Le peuple de la Romagne abhorre les prêtres, et les flatte pourtant avec la dernière bassesse. Nous avons rencontré au pied de la statue du cardinal Rivarola, deux voitures remplies de carbonari enchaînés. Paul est allé leur offrir des secours et deux exemplaires du Constitutionnel. Silence profond dans cette foule de paysans qui est accourue pour voir les carbonari : ce sont des martyrs à leurs yeux. »

Il s’agit du cardinal Agostino Rivarola, contemporain de Stendhal et qui mourra la même année que lui (1842). Il avait présidé aux procès des « carbonari » ; de là ces balles tirées sur sa statue, après qu’il eût échappé à un attentat.
Relevons le silence contraint du narrateur : « ils nous ont raconté beaucoup de détails que je ne puis redire ».
Et puis, dans la foulée de ce qui vient d’être dit des martyrs chrétiens de l’Empire romain, à propos des « carbonari » enchaînés, ce qu’il faut souligner : « (…) ce sont des martyrs à leurs yeux. » D’où l’on déduit que les martyrs véritables sont ceux que les puissances temporelles et spirituelles, acculent à la pauvreté et qui, du coup, se font républicains et sont persécutés.

Par précaution Stendhal écrit « à leurs yeux ». Mais comme il vient d’évoquer les martyrs en partie fabriqués autrefois par le cardinal Consalvi, nous savons qu’il partage cette conviction.

Suite d’anecdotes rapportées par l’un ou l’autre des voyageurs, qui permettent à Stendhal de glisser de brefs éloges à Napoléon ; exemple : « le grand homme qui a tiré l’Italie du néant. » Mais cette fois nous ne sommes plus à Rome ; à Milan, comme on l’aura deviné.

Stendhal récapitule ensuite des histoires d’empoisonnement, techniques incluses.
Et puis, de fil en aiguille, à propos d’un docte professeur recruté par l’un des voyageurs pour les initier aux secrets de Dante : « Il nous fait sentir les moindres allusions de ce poète qui, comme lord Byron, vit d’allusions aux évènements contemporains.  »
Celui qui rapporte ces propos en sait quelque chose.
Voilà pourquoi, quand le sujet est délicat, il omet la nature précise de l’information – voir les paysans républicains évoqués plus haut – ou le nom complet de l’informateur.

Ex : « M. Von ***, que nous avons rencontré à la Villa Pamfili, nous disait ce matin qu’il regarde comme fort douteux que Saint Pierre soit jamais venu à Rome. »
Et M. Von*** a raison : Pierre et les pétrusiens, disciples de Yéshuah, furent longtemps persuadés que celui-ci était le Messie supposé délivrer le temple de Jérusalem des Romains impies qui le souillaient. Rome était donc à leurs yeux le comble de l’abjection. Comme en outre ils refusaient de rendre un culte à l’empereur, ils furent effectivement persécuté. Le christianisme proprement dit est une invention de Paul le Tarsiote, à la fois juif et grec par ses ascendants. C’est à lui que l’on doit cette image composite de Jésus, prophète judéen et déité grecque circulant, comme Dionysos, entre la terre, le Hadès et l’Olympe.
Voilà pourquoi Stendhal a déclaré plus haut que cet homme a eu plus d’influence sur le destin de l’humanité que Napoléon et César réunis.

Les lignes qui suivent valent leur pesant de jésuitisme.
1 – « La vérité sur ce point restera à jamais hors de notre portée. »
=> Donc il se peut que Saint Pierre soit allé à Rome.
2 – « tous les copistes de manuscrits ont eu intérêt à mentir pendant quatorze siècles. »
=> 19° siècle – 14 = V°siècle : c’est bien le début de l’ère chrétienne, plus précisément du christianisme hégémonique. Donc on nous fait des contes depuis l’origine du christianisme.
3 – En substance : c’est dans ce que disent les ennemis de l’Église qu’il faut chercher son histoire véridique de même que les Carthaginois nous apprennent la vérité sur les Romains.
4 – La raison de cette option : « Quiconque à Rome osait démentir le Bulletin officiel du consul, était regardé comme ennemi de la patrie et puni par l’exécration publique. Si l’indiscret avait un ennemi, cet ennemi pouvait le tuer impunément, assuré d’être absous par le peuple, si on le traduisait en jugement. »
=> Donc le Vatican, pendant tous ces siècles, n’a pas eu besoin de tribunal de l’Inquisition. Il suffisait de laisser le juste meurtrier obéir librement à sa vocation.
5 – « Il faut savoir ignorer, nous répète souvent le savant Von ***. »
=> Cette pratique commode est encore en vigueur ; il est donc préférable de se taire ou d’observer la plus grande discrétion.

Stendhal se divertit de cette contrainte à la discrétion par de longues pages sur le tempérament anglais.
Après quoi, les visites touristiques ayant repris, il glisse magistralement du portrait émouvant de Sainte Thérèse par Le Bernin, « dans l’extase de l’amour divin » (sic), à la célébration de deux vestales, Opimia et Florioma, contraintes à la mort, selon Tite-Live, pour avoir rompu leur voeu de chasteté.

Evidemment, là encore, il donne à penser au lecteur. L’ordre des Vestales est aboli par Théodose – empereur qu’on pourrait nommer « du tournant civilisationnel » – et sera bientôt remplacé par divers ordres religieux féminins, « les bonnes soeurs », comme on disait, ayant hérité le voeu de chasteté.
Mutatis mutandis, même chose que les temples transformés en églises.

Autre pèlerinage, politique cette fois : les touristes montent sur le mont Aventin où la plèbe romaine fit sécession pour la première fois, en l’an 494 AEC.
Mais, bizarrement, Stendhal conserve le nom et la datation de Tite-Live, comme si cet événement – qui est, au minimum, l’invention de la grève – pouvait être tenu pour folklorique.
Démenti dès la phrase suivante : « Ici, le peuple de Rome se retira, abandonnant la ville aux patriciens qu’il regardait comme ses tyrans, mais sans les attaquer ; il n’osait pas ; (an de Rome 260). La religion, toujours si utile aux puissants, l’en empêchait. »
Bref, « le sabre et le goupillon ».

Exposé de la deuxième sécession, toujours d’après Tite-Live. Leçon de l’histoire : « Le peuple, cette fois, obtint des tribuns inviolables. (C’est notre chambre des députés).  » Et soulignement du parallèle avec la France contemporaine : « Il ne fut plus possible d’attenter à la liberté qu’en corrompant les tribuns. Parmi douze cents députés qui ont siégé depuis 1814, n’est-ce pas mille qui ont obtenu des places ou au moins un ruban ?  »

Écho, quelques décennies plus tard : Baudelaire écoeuré, après la Révolution de 1848, du nombre incroyable, dans les escaliers des ministères, de ceux qui venaient monnayer leur soutien contre de bonnes places…

Les promenades suivantes sont consacrées, premièrement à la Villa Ludovici, deuxièmement aux trois salles regroupant les oeuvres de Raphaêl. Descriptions intégrales tellement scrupuleuses, n’omettant aucun détail historique – qu’il s’agisse du sujet ou de l’exécution – et ponctuées, partie par partie, de la réception qu’en fit l’enthousiaste auteur, que le lecteur finit par se dire qu’il est, au fond, inutile d’aller à Rome.
D’une certaine façon cette dernière partie de l’écrit opère une sorte de réconciliation entre la Rome antique et la Rome papale. La villa, entourée d’un superbe jardin, a pris la place du palais de Salluste. On y trouve, dans les oeuvres peintes, aussi bien des sujets religieux que mythologiques.
Dualité qu’on retrouve également sous le pinceau de Raphaël.

Cette unification symbolique de Rome aboutit à plusieurs annexes qui achèvent ce volume. Les deux premières sont une chronologie des empereurs romains puis des papes. Stendhal paraît sous-entendre que puisque les empereurs romains avaient une fonction sacerdotale et que les papes étaient également souverains, il y a en somme, entre ces deux catégories, une continuité naturelle.

In cauda venenum, néanmoins. Donnant quelques précisions sur les derniers papes, il utilise à deux reprises une tradition locale : le Pasquino. C’est le surnom donné par les Romains à une statue antique dont il ne reste plus que le tronc et le visage défiguré. Il était de tradition d’y déposer des pamphlets ou des placards relatifs au pape, lesquels ont pris le titre de « pasquinades ».

Stendhal cite deux de ces « épigrammes de Pasquin », comme il les nomme.
=> La première : « Pontificis Pauli testes ne Roma requiras, Filia quam genuit sat docet esse matrern ».
Traduction hasardeuse : « Si tu veux éprouver le pape Paul, tu n’a pas besoin de Rome. La fille qu’il a engendrée suffira à t’apprendre qu’il est maternel. »
Il pense qu’elle est relative au pape Paul II, ce qui est probablement une erreur.

=> La seconde : « Octo nocens pueros genuit, totidemque puellas ; Hunc meritò poteris dicere Roma patrem. »
Traduction : « Ce coupable a engendré huit garçons et autant de filles. Voilà pourquoi tu es fondé à dire qu’il est le père de Rome. »

Enfin quelques promesses pour la suite, notamment à propos des papes morts empoisonnés.

Ce premier volume s’achève sur un catalogue des artistes célèbres, d’abord classés par spécialités puis par écoles.

Le second volume – que nous parcourrons peut-être si nous en avons le loisir – est nettement plus artificiel dans sa composition : notes prises sur place – constituant la suite du journal de voyage – complétées, jour après jour, par un exposé thématique en lien plus ou moins étroit avec ce qui a eu lieu dans la journée.
Celui-ci, du coup, a fort bien pu être rédigé à Paris en s’appuyant sur des ressources livresques, en particulier sur les volumes rapportés d’Italie que Stendhal destinait aussi à fournir la matière des « Chroniques italiennes ».

C’est probablement aussi le cas de plusieurs passages du premier. Même si des dates y sont parfois mentionnées, les développements quotidiens sont si longs, si dépourvus d’anecdotes, qu’on a le sentiment d’une simple mise en forme.
Par contre le propos y est d’une grande liberté, en rupture, à cet égard avec plusieurs des passages analysés précédemment. Ceci dit, puisqu’à Paris à cette époque on ne peut néanmoins pas tout se permettre, Stendhal se contente de mentionner ce qu’il a trouvé ici ou là.

A titre d’illustration : « Il n’y a pas un siècle que l’on montrait à Saint-Sylvestre (al campo Marzo), le portrait de Jésus, fait, disait-on, par le Sauveur lui-même et qu’il envoya au roi Abgarus. Eusèbe rapporte les lettres d’Abgarus à Jésus-Christ, et de Jésus-Christ à Abgarus ; mais il ne dit rien de l’image. On prétend que Jean Damascène en a parlé.

L’arche d’alliance, ainsi que la baguette de Moïse, celle d’Aaron, et une partie du corps de Jésus-Christ, se trouvaient à Saint-Jean-de-Latran. On montrait dans l’église de Sainte-Croix de Jérusalem, qui est presque vis-à- vis, de l’autre côté de la grande route qui conduit à Naples, une des pièces d’argent que reçut Judas, la lanterne de ce traître, et la croix sur laquelle fut crucifié le Bon Larron.

San-Giacomo Scossacavalli possédait la pierre sur laquelle Jésus-Christ fut circoncis, on voyait l’empreinte d’un des talons du jeune enfant ; cette pierre était sur l’autel de la Présentation.
On conservait, sur l’autel de sainte Anne, la table de marbre qui avait été préparée pour le sacrifice d’Isaac »

Enfin, quoique Stendhal admette que l’histoire est souvent, comme il l’écrit, « une fable convenue », il s’évertue, par touches successives, à reconduire le christianisme à ses origines historiques : « L’an 306, Constantin se fit chrétien pour se donner un parti et faire oublier ses crimes. Conquérir l’empereur était un pas immense pour la nouvelle religion ; on fut bientôt d’accord. Pour prix de l’absolution générale que lui conférait le baptême, le nouveau chrétien dut faire élever une somptueuse basilique.»
C’est d’ailleurs Hélène, mère de Constantin, qui ramena de Terre sainte les reliques précédentes.

Ceci dit, de même que certaines des statues romaines ont survécu à la religion des Vestales, les oeuvres de Michel-Ange survivront, écrit Stendhal « au souvenir du catholicisme » (sic).
Les différentes étapes des promenades précédentes ont montré à quel point les oeuvres humaines sont fragiles, et plus encore les représentations qui leur donnèrent naissance. Et puis la série des schismes chrétiens n’est probablement pas parvenue à son terme, sans parler du résultat de cette alchimie des pouvoirs spirituel et temporel.

A ce propos et pour en finir avec ce périple dans les états du pape, cette prière qui vaut son pesant de machiavélisme : « Que Dieu inspire à Pie VIII l’idée d’octroyer à ses États le Code civil des Français ! »

Voyons la suite.

 

C « Le Rouge et le Noir », premier grand romans

On qualifie habituellement cette première grande oeuvre de « roman de formation » ou d’ « apprentissage ».
Quoique cette désignation ne convienne pas au premier grand roman de Stendhal, il faut la garder en mémoire. Nous verrons plus loin pourquoi.
D’autre part il se pourrait bien que cette oeuvre – que l’on tient pour sa plus grande réussite – ait plus de rapport avec « Les Misérables » de Victor Hugo qu’avec un roman de Balzac, auprès duquel, pourtant, Stendhal prendra conseil.

I Une chronique judiciaire

Stendhal chasse en effet, quant à ses romans, sur les mêmes terres que Balzac ; mais ils ne poursuivent pas le même gibier :
= Les héros de La Comédie humaine cherchent à parvenir, c’est-à-dire à conquérir, d’une façon ou d’une autre, la richesse et le prestige.
= La quête du héros stendhalien est plus abstraite et plus hasardeuse : c’est l’égalité.

Voici, à cet égard, ce qu’il écrivait dans  Racine et Shakespeare :
« De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature !  »

Rien de plus vrai. Et cette révolution-là, sociologique, on la voit émerger, d’une façon ou d’une autre, dans toute l’exubérante littérature du XIX° siècle.
Stendhal, passionné par ces bouleversements, est un fidèle lecteur de la Gazette des tribunaux.

1) L’affaire Berthet

Voici ce qu’il y trouve en 1827 : Antoine Berthet est condamné à mort pour avoir tenté d’assassiner son ancienne maîtresse, à l’église, pendant la messe ; circonstance aggravante, comme on verra.

Fils du maréchal-ferrant de Brangues, commune dauphinoise, de constitution fragile, ce jeune homme qui a des dispositions pour les études, avait été engagé comme précepteur par M. Michoud de la Tour, maire de la ville.

Devenu l’amant de Madame, il est découvert et renvoyé. Ne manquant pas de ressources, il se fait engager par M. de Cordon ; mais il est à nouveau licencié au bout d’un an. Pour quel motif ?
La Gazette ne le dit pas explicitement, se contentant d’indiquer : « mais après un an, M. de Cordon le congédia pour des raisons parfaitement connues et qui paraissent se rattacher à une nouvelle intrigue.»

Berthet commence alors à adresser des lettres de menace chez les Michoud après son renvoi : il tuera Madame avant de se suicider. La Gazette suggère qu’il a pu prendre les bontés de Mme Michoud à son égard pour une manifestation amoureuse, ce qu’elles n’étaient pas. Cette circonstance aurait pu atténuer la nature de la condamnation.
Ces menaces décident M. Michoud à tenter de lui trouver une place dans un séminaire. C’est d’abord un refus dans le premier établissement puis un renvoi dans le second.
Les lettres de menace reprennent ; puis Berthet passe à l’acte : il s’empare de deux pistolets, l’un pour tuer Madame Michoud, l’autre pour se suicider.
Double échec.
Comme il a tiré sur Madame Michoud pendant la messe, d’après la loi alors en vigueur, il a commis un sacrilège. C’est ce qui lui vaut de monter sur l’échafaud.

Le jour de cette exécution la Gazette qui n’a cependant rien dit des complaisances de Mme Michoud, relève ceci : « on ne pouvait voir dans ce malheureux jeune homme, qui n’avait échappé à la mort du désespoir que pour arriver à la mort de l’échafaud, ni un assassin ordinaire, ni un scélérat »

Voilà pourquoi dans le roman que Stendhal va aussitôt mettre en chantier, le parti pris du véridique va s’amplifier tout naturellement d’une dimension de plaidoyer de la défense. Du reste elle est déjà là dans la rapidité qu’il met à l’écrire.

2) Une fidèle transposition du réel

Cela implique en particulier de restituer aux avatars romanesques les sentiments, les mobiles, les actes dont rien n’a été dit, semble-t-il, lors du procès.
Et cela se fera tout naturellement en s’arrimant le plus possible à la réalité.

Comme il le notera plus tard dans ses « Souvenirs d’égotisme » : « Or, avant tout, je veux être vrai. », singulière exigence dans ce qu’il nomme plus loin « ce siècle de comédie ».

Son héros, il le prénommera Julien. C’est d’ailleurs le titre qu’il choisit d’abord pour son roman. (Lucien, c’est le prénom du personnage éponyme de « Lucien Leuwen », une double connotation de lumineux et de diabolique, ange et démon, en somme… et avatar de l’auteur. Roman inachevé.)

Et puis tout le cadre émerge instantanément dans son esprit. Brangues est en Dauphiné ; c’est la région de son enfance ; il la connaît par coeur. Mais il ne faut pourtant pas qu’on puisse l’attaquer en diffamation. Il choisit donc de rebaptiser la ville en « Verrières » – probablement l’un des noms de commune les plus répandus en France – et de la transférer en Franche-Comté, tout en suggérant dans sa préface que tout ce que relatera son récit, est véritablement arrivé mais que :
«  pour éviter de toucher à la vie privée, l’auteur a inventé une petite ville de Verrières, et quand il a eu besoin d’un évêque, d’un jury, d’une cour d’assises, il a placé tout cela à Besançon, où il n’est jamais allé. »

Le père de Julien sera plutôt charpentier que maréchal-ferrant. Quant aux dissensions entre le jeune homme et ce père – dont le procès a fait état – il lui suffira de plonger dans les siennes.

Mais d’Antoine Berthet Julien héritera à la fois l’élégance naturelle et l’intelligence. Et puis ce courage paisible avec lequel il montera à l’échafaud.

Le 26 octobre 1829 Stendhal se met au travail. Avril 1830 : sur la base de ce qu’il a déjà écrit, il signe un contrat avec son éditeur. En mai, il lui remet son manuscrit.
Le roman sera édité en novembre.
A la décharge de l’éditeur : entre-temps il y avait eu une révolution de plus.

 

3° Un fervent disciple

Ce disciple, c’est Jean Prévost avec lequel nous avons commencé l’année.
Cet homme remarquable à plusieurs égards, commença par être un stendhalien émérite. C’est à cet auteur – qui fut probablement son favori pendant sa jeunesse – qu’il consacre sa thèse de doctorat en littérature :
= « Stendhal et l’Art d’écrire  » pour la thèse principale,
= « Essai sur les sources de Lamiel » pour la thèse complémentaire.

Prévost ne s’en tient pas là. Certes, il a fait à cette occasion la découverte fondamentale de ce qu’on pourrait nommer « la mosaïque stendhalienne ».
L’auteur du « Rouge et le Noir », fervent partisan du réalisme – de « La vérité, l’âpre vérité », comme il est écrit en exergue du maître roman – transpose méthodiquement du réel, ajustant au besoin plusieurs des faits qui l’ont captivé.

Prévost se lance alors dans une expérience inédite : la composition de ce qu’on pourrait nommer « le roman matrice ». Il s’agit de reconstituer très exactement ce que Stendhal avant en tête avant de saisir sa plume. C’est intitulé « L’affaire Berthet, roman ». En d’autres termes, il s’applique à mettre noir sur blanc ce que l’imagination peut immédiatement concevoir des rapports entre les protagonistes de l’affaire Berthet une fois qu’on a lu tous les comptes-rendus la concernant.

Alors sans doute voit-on apparaître, comme les pièces manquantes d’un puzzle, ce qui, dans l’esprit et le coeur des protagonistes, peut rendre compte du passage d’un événement à l’autre.

Parenthèse : dans les papiers de ce héros de la Résistance, mort à 43 ans, on trouva encore un manuscrit intitulé « Baudelaire, essai sur l’inspiration et la création poétiques  ».

Sans doute Jean Prévost était-il un passionné de littérature. C’est que dans cette caverne d’Ali Baba qu’est la littérature française, chacun choisit ses trésors. Et il est étonnant comme cet espace de l’imaginaire façonné par la langue, est parcouru de lignes de force qui font resurgir, ici ou là, les mêmes combinaisons enthousiastes.

Stendhal et Baudelaire sont, à quelques décennies d’intervalle, de fervents admirateurs du peintre Eugène Delacroix.
Et puis Baudelaire fut aussi critique littéraire et tenait Flaubert en haute estime.
Le même Delacroix a participé dans sa jeunesse au Cénacle de l’Arsenal où le jeune Hugo rayonnait déjà. Foyer du romantisme, incontestablement, mais pas dans l’acception élégiaque du terme. Souvenons-nous : Victor Hugo ne voulait pas faire école mais, au contraire, pousser chacun à exhumer le meilleur de soi-même.
De là en particulier son amitié paternelle pour le jeune Étienne Mallarmé.

Du reste ni Stendhal, ni Baudelaire, ni Flaubert ne peuvent être tenus pour romantiques dans le sens habituel du terme. Et Jean Prévost a donc réservé aux deux créateurs que nous étudions cette année un sort particulier :
= > Titre complet de sa thèse : « La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain ». Je gage qu’il s’agit là justement de dégager de son expérimentation les découvertes principales d’un Stendhal psychologue.
=> Il prépare une grande oeuvre sur Baudelaire, laquelle malheureusement ne verra pas le jour.

Accessoirement il a également publié « La vie de Montaigne ». Pressenti pour participer à la collection « Vie des Hommes illustres », c’est Montaigne qu’il avait choisi.
Il faut encore préciser que, comme beaucoup d’auteurs français, il est subjugué par la philosophie. Son professeur fut Alain qui avait également enseigné la noble discipline à Julien Gracq, André Maurois et Simone Weil, entre autres.

 

II L’art d’écrire

1° Un roman, c’est un miroir…

On ne s’étonnera pas de cette assertion après ce qu’on vient de déduire de la composition du « Rouge et le Noir ». Mais les choses méritent d’être précisées.

Commençons par localiser cette citation.
Elle apparaît à deux reprises dans « Le Rouge et le Noir »
D’abord en exergue du chapitre XIII, on la trouve telle que :
« Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. »
C’est signé « Saint-Réal. » point « . »

Auteur doublement problématique :
= On ne trouve pas un tel énoncé dans les oeuvres de César Vichard de Saint-Réal (1643-1692). De fait il est dit que Stendhal – qui appréciait beaucoup cet auteur – « lui attribue » cette formule. Nous verrons qu’il est coutumier du fait.
= Il fait suivre le nom de l’auteur d’un point, comme si celui-ci était une abréviation. Ceci dit, c’est le cas du nom de tous les auteurs des épigraphes.

De facto Saint-Réal, essentiellement traducteur, historiographe et essayiste, n’a écrit qu’un seul roman, et encore : un dialogue romancé, qui fut sa dernière oeuvre, destiné à exposer ses convictions ; du Voltaire avant l’heure, en somme.

Du reste Voltaire le tenait en haute estime et il n’est pas impossible qu’il ait recueilli dans ce récit – titre « Césarion » où l’on voit un avatar de l’auteur livrer son expérience à un jeune homme – les prémices de ce qui allait devenir « Candide ».

Revenons à Stendhal.
Je crois que ce point est là pour signifier discrètement « Saint-Réaliste ».
Stendhal adore faire des blagues.
Voilà pourquoi il faut nous rabattre sur la seconde occurrence de cette affirmation.

Celle-ci prend place au chapitre XIX, dans le cours de la narration, au coeur d’une digression de l’auteur, qui fait suite à l’épisode de Mathilde à l’Opéra, où celle-ci va, paradoxalement, tomber amoureuse de Julien qui n’est pas dans sa loge.
Après avoir déclaré que ce personnage est « tout à fait d’imagination », l’auteur apostrophe le lecteur :

« Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route.
Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

« Monsieur »… Ce n’est pas que Stendhal pense ne pas avoir de lectrices ; mais c’est la certitude où il est que celles-ci comprendront parfaitement ce personnage.

Tout simplement parce que l’azur des cieux est ici la métaphore des aspirations amoureuses d’une candide jeune-fille. Le bourbier, c’est justement cet état des choses qui fait que – pour revenir aux prototypes des personnages – Antoine Berthet, après avoir tiré sur son ancienne maîtresse, sera conduit à l’échafaud.

Parce que le roman n’est jamais que le reflet de l’état des choses, ce n’est donc pas au romancier qu’il faut demander des comptes ; il ne fait que montrer.

Ce réalisme de Stendhal s’inscrivant d’emblée comme tension entre les aspirations de ses personnages et les contraintes sociales au sein desquelles ils sont immergés, on comprend qu’il le conçoive, sur le plan narratif, comme cet incessant aller et retour entre intériorité et extériorité, passant généralement sans transition de la focalisation externe à la focalisation interne et inversement.

Nous retrouvons ici les pièces manquantes du puzzle des événements.

2°… ou un violon

Dernier point : nous évoquions plus haut les lectrices. Profitons-en pour livrer la seconde métaphore relative au roman, cette fois à propos de l’art du romancier :
« Un roman est comme un archet ; la caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur. »
Encore faut-il être bon violoniste…En tout cas le jeune Henri Beyle avait appris à jouer de cet instrument dans son enfance. Relevons que, pour une fois, il est pédagogue ; rigoureusement parlant, il aurait fallu écrire « l’âme du violon, c’est l’âme du lecteur »

Ce roman – qui demeure aujourd’hui comme son oeuvre majeure – est remarquable par la profondeur et la complexité psychologiques de ses personnages principaux.
Il est édifié, d’un bout à l’autre, contre cette « nature fausse des romans » que Stendhal épinglera au passage, dans sa « Vie de Henry Brulard ».

Les personnages ne sont pas des pantins que l’auteur manie à sa guise. A cet égard Henri Beyle n’apprécie pas Voltaire romancier, même si, par ailleurs, il lui reconnaît l’éminent mérite d’être le législateur de la France.

L’âme est plurielle et c’est cette richesse et cette complexité qui décident à la fois de la trajectoire des personnages dans le récit – en termes doctes, de leur « schéma actantiel » – et de leur aptitude à survivre à l’auteur qui les a mis au monde.

Stendhal aspirait à être lu encore en 1935 ; il l’est toujours en 2022.
Et il le sera peut-être encore en 2035, si toutefois ce monde survit.

De là cet éloge inégalable d’Hippolyte Taine : « Le plus grand psychologue du siècle ». Relevons au passage que si Stendhal est encore lu en 2022, il le doit en particulier à quelques « happy few » qui se sont battu comme des chiens pour que son oeuvre survive. M. Taine est le premier dans l’ordre du temps ; ce n’est pas le plus remarquable.
Nous tenterons de comprendre la raison de cet enthousiasme.

3° Narratologie stendhalienne

Parallèlement à ce qu’on pourrait nommer sa « sobriété narrative », Stendhal noue d’emblée avec son lecteur – comme il l’avait fait dans ses « Promenades » – un rapport de familiarité. Par là il le met en somme « dans la confidence ». Et comme il s’adresse à ce lecteur, l’invitant par exemple à visiter Verrières où se déroule la première partie du roman, c’est tout naturellement qu’il passe ensuite du « vous » au « je ». De là des incises souvent assez plaisantes.

Marque initiale de ce qu’on nomme en narratologie « la focalisation omnisciente » et qui lui permettre de passer sans transition des faits et gestes des personnages (focalisation externe) à ce qu’ils éprouvent et ressentent (focalisation externe).
Enfin c’est aussi cette position de narrateur omniscient qui autorise l’auteur à exprimer ses opinions, le plus librement du monde, du moins tant qu’elles ne portent pas atteinte aux chasses gardées de la censure.

Autre avantage plus spécifique au romancier : composer à l’aide de quelques traits concrets judicieusement choisis, la sociologie du milieu où évoluent ses personnages.
C’est ce dispositif polymorphe qui va servir à cimenter les événements issus de la réalité puis mis en forme, de façon à permettre au lecteur de prendre la mesure de ce qu’a dû être la vie d’Antoine Berthet.

 

III Les éléments de l’édifice romanesque

S’ils doivent tous avoir la solidité de « l’âpre vérité », il faut les choisir avec le plus grand soin. Nous avons vu comment Julien Sorel, avatar d’Antoine Berthet, est constituée d’emblée comme le centre de gravité du récit. Autour de cette figure se mettent en place tout aussi naturellement les caractéristiques de la région où l’action se déroulera. Qu’en est-il du reste ?

1° L’ancrage historique

On sait donc où ; mais quand ? Précisément à l’époque où les faits se sont déroulés. Le sous-titre du roman est explicite : « Chronique de l’année 1830 ».
Certes la transposition a lieu deux années après les faits – Antoine Berthet a été exécuté en 1827 – mais le tour de force de Stendhal c’est d’être parvenu à écrire son roman en 1829 et à le faire éditer en 1830.

Pourtant cet ancrage historique est problématique ; en quoi ? Deux remarques :

=> 1829, c’est la dernière année complète du règne de Charles X et des ultras : une société à nouveau corsetée, depuis le début de ce règne en 1824, par les jésuites et leurs séides.
Rappelons que ce qui vaut l’échafaud à Antoine Berthet, ce n’est pas sa tentative de meurtre ; c’est le crime de sacrilège constitué par le fait d’avoir tiré sur Mme Michoud pendant la messe.
Ce qui n’est pas sans rappeler le triste sort du Chevalier de la Barre qui fut exécuté pour sacrilège sur le seul fait avéré de n’avoir pas ôté son chapeau lors du passage d’une procession religieuse. Le plaidoyer de Voltaire permit du moins de lever les accusations contre les autres prévenus.

=> 1830, c’est l’année des « Trois Glorieuses », la fin des ultras et le début du règne de Louis-Philippe, monarque constitutionnel. Stendhal qui voulait plaider pour son chevalier de la Barre à lui, est pris de court.
Voilà pourquoi on trouve au chapitre 52 du « Rouge et le noir », cette étonnante parenthèse de l’auteur :

« (Ici l’auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâce, dit l’éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c’est mourir.
— La politique, reprend l’auteur, est une pierre attachée au cou de la littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs et ennuyer l’autre qui l’a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin…
— Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l’éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n’est plus un miroir, comme vous en avez la prétention…)  »

Que pouvons-nous en déduire ?
Méthodiquement, en suivant « la lo-gique », comme aurait dit Stendhal, ceci :

= La partie du roman où l’on trouve cette étonnante parenthèse relate une réunion clandestine d’ultras qui ourdissent un complot en vue d’anéantir l’opposition. Selon le double précepte qui commande le roman – un miroir ne ment pas – on est a priori dans le véridique.

= Quand Stendhal décide d’inclure cet épisode dans la trajectoire de son personnage, on est encore sous le règne de Charles X. Sur le plan politique et philosophique, c’est la censure la plus sévère qui règne, même si elle n’est pas aussi intransigeante que le roi le voudrait.
Obtenir de son éditeur une page entière de points, c’est donc à la fois dénoncer cette censure et lui échapper.

= Seulement au moment où il remet à son éditeur – avec lequel il a signé un contrat en avril – la première partie de son manuscrit, le complot a été contre-productif et la Révolution de 1830 a eu lieu. Charles X, après un bref retour au pouvoir absolu, est reparti en exil ; la monarchie constitutionnelle réintroduit les droits fondamentaux dans la Constitution.
D’où le refus de l’éditeur : finis les points de suspension ; il lui faut le récit.

2° Les prototypes des personnages

Schématiquement tout ce en quoi Julien Sorel n’hérite pas d’Antoine Berthet, il le doit à Henri Beyle, d’une façon ou d’une autre. Ce qui a pour premier effet de porter sur l’auteur du roman un éclairage rétrospectif relativement à la séquence que nous venons d’évoquer.
Comme il est fort peu concevable qu’Henri Beyle ait pris part à un complot de royalistes ultras, il a effectivement fallu qu’on lui en fasse la confidence. De là l’épigraphe du premier chapitre de cette séquence : « Car tout ce que je raconte, je l’ai vu ; et si j’ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant ». Déclaration suivie de la mention « Lettre à l’Auteur ».

On ne saura jamais quel ami ou camarade a fait cette confidence à Stendhal.
Mais toute cette séquence est parfaitement congruente aux événements historiques de l’époque :
= Charles X entend restaurer la monarchie absolue de droit divin.
= Il commandite une mission secrète pour s’assurer qu’en cas de nouvelle insurrection révolutionnaire, Metternich lui assurera le soutien des monarchies européennes. Malgré le refus du chancelier autrichien, le roi de France édicte les ordonnances liberticides du 26 juillet 1830 : abolition de la liberté de la presse, rétablissement de la censure, dissolution de l’assemblée nationale élue, réduction du corps électoral aux grands propriétaires.
= Dès le lendemain Paris se soulève ; c’est la première des « Trois glorieuses »… lesquelles inspirèrent à Eugène Delacroix cette audacieuse composition qu’est « La liberté guidant le peuple », tableau qui inspira à son tour Victor Hugo lequel baptisera « Gavroche » ce courageux gamin armé de deux pistolets qui accompagne la Liberté aux seins découverts, brandissant le drapeau tricolore.

Par contre, il est clair que c’est dans son intimité que Stendhal puise de quoi nourrir la relation amoureuse qui structure le roman de part en part, celle qui unit, avec de multiples rebondissements, Julien Sorel à Madame de Rênal.

Notre romancier n’a pas eu à chercher bien longtemps pour exhumer de sa vie sentimentale un amour interdit. C’est celui qui le porte depuis de longues années vers sa cousine Alexandrine Daru.
On trouve dans son journal de l’année 1811 le récit détaillé de l’éclosion de cette passion, lors du séjour qu’il fit à Bêcheville, dans le château acquis par Pierre Daru, son cousin époux d’Alexandrine. Celui-ci, alors secrétaire d’État et homme de confiance de Napoléon, est demeuré à Paris.

Le point remarquable qui va permettre de dérouler cette trame personnelle, c’est que cet amour naît inopinément de ce qu’on pourrait tenir pour le contraire du coup de foudre. Il a d’abord pour cette cousine un certain mépris, la tenant, selon son journal de 1805, pour dépourvu d’esprit et de caractère.

La deuxième étape de cette relation, encore en pointillés, a lieu à Vienne, 4 ans plus tard. Alexandrine est venue y passer quelque temps auprès de son époux, cette fois commissaire à la guerre. Pierre, toujours très occupé, a délégué son cousin Henri auprès de son épouse afin que celui-ci lui serve de guide et de garde-du-corps dans la capitale autrichienne.
Henri assure sa mission avec d’autant plus de diligence qu’elle lui permet de fréquenter tous les lieu de culture de la ville ; à cette occasion il réalise sans doute que sa cousine a plus d’esprit qu’il ne pensait.
Et puis il y a la promenade à cheval. Quand ils sont de retour et qu’il l’aide à descendre de sa monture, elle tombe à moitié dans ses bras. Il ne se passe rien mais, d’après les notations lapidaires de son journal, on imagine qu’il est alors traversé par le désir de lui donner un baiser amoureux ; il se contentera de celui des convenances : sur la joue.

Enfin dernier épisode de ce qui demeurera ensuite un amour platonique : le séjour à Bêcheville. Cette fois il est décidé à déclarer son amour ; mais il va lui falloir presque une semaine pour en trouver le courage. De la même façon son avatar invoquera les soldats héroïque de la grande armée pour se donner du courage.
Le contraste est frappant entre ce libertin de Beyle qui noue des relations érotiques avec une femme ou une autre, qui, en cas d’indisponibilité, fait appel à des prostituées pour motif de santé, et ce cousin Henri qui s’approche de la demeure de sa belle, le coeur battant de timidité, comme il l’écrit.

Il a beau avoir passé des mois sur les champs de bataille, rien n’y fait : « J’avais le projet, moi, de dire que j’aimais, je me reprochais tous les soirs de ne pas l’avoir exécuté. » Par contre rien ne lui échappe des sentiments qu’exprime sa cousine par son expression, ses actes, ses paroles.
Cette attention vigilante lui fournira de quoi nourrir ses personnages féminins.
En attendant il passe plusieurs jours dans un désespoir véritablement romantique, allant même jusqu’à songer au suicide.

Heureusement Alexandrine est aimable. Un jour en promenade, elle le prend par le bras. Et ici, renversement tactique :
« Elle parlait de ses prétendants. Nous n’étions plus qu’à cent pas du château je fis un effort, et lui dis « Ce rôle est ridicule, et je le sens bien, parce que je vais peut-être le jouer bientôt. »
Je lui contai que, forcé par les instances de mes amis et d’une parente assez proche que j’ai, mariée à P[aris], Mme Joséphine L[ongueville]), on avait demandé pour moi, quelques jours auparavant, Mlle Jenny H. Elle me fit un petit sermon sur le mariage d’un air assez touché. En rentrant, les enfants me sautent dessus et je leur conte une histoire ; cette histoire dura un quart d’heure au moins. »
En substance : jouer les amoureux transis n’est pas une bonne option ; plutôt mettre la femme aimée en concurrence. C’est ce que Julien fera avec Mathilde.

On aura compris qu’Alexandrine Daru est le prototype de Madame de Rênal.
D’autre part cette proximité affective – ici renforcé par le rapport aux enfants – permettra de saisir pourquoi Antoine Berthet – alias Julien Sorel – s’est assez vite senti en harmonie avec Madame Michoud de la Tour, une fois devenu le précepteur de ses enfants.
Enfin Jenny Leschenault, à laquelle l’ami Félix Faure avait en vain tenté de fiancer Henri Beyle, est partiellement le prototype de Mathilde de la Mole.

Achevons rapidement le compte-rendu de « la bataille de Bêcheville », comme Stendhal nomme cet épisode de son existence.
Le cousin Henri pense à quatre déclarations possibles ; il fait le brouillon pour deux d’entre elles. Au passage il a remarqué sur le visage d’Alexandrine des marques de tristesse. Finalement il opte pour la gaité qui lui permettra de faire une déclaration « allegro risolutto ». En termes musicaux, d’un tempo rapide et gai ; pour la métaphore, d’une franche gaité.
De son côté Alexandrine, après avoir interprété à la harpe le chant intitulé « Il est trop tard », invite son cousin à une promenade. Comme les amies de la jeune femme sont opportunément restées en arrière, il finit par déclarer : « Vous n’avez que de l’amitié pour moi, et moi je vous aime passionnément. »
Quelques digressions de la dame et, finalement sa réplique : « Jusqu’ici je me suis conservée intacte » ; en d’autres termes : « J’ai été fidèle à mon époux et j’entends le rester.» Du moins le cousin délicatement éconduit n’aura pas de regrets.
Bientôt le départ et l’épilogue : « Je dis en riant « C’en est fait », j’arrangeai tout. J’avais besoin de rire, car je me sentais une violente envie de pleurer.»

Deux derniers points avant d’en venir au roman :

=> Alexandrine Daru est également le prototype du personnage pivot de « La chartreuse de Parme » : Gina Del Dongo », cette tante à la fois aimante, secourable et quelque peu amoureuse de son neveu Fabrice.
Précisons que l’une des objections d’Alexandrine aux avances d’Henri c’est qu’elle était, selon ses propres termes « une vieille femme ».

=> C’est à la suite de cet échec que le cousin Henri – qui, rappelons-le, n’a alors que 28 ans – décide de partir en voyage pour se changer les idées. Où donc ? En Italie, évidemment. Il compte bien y retrouver l’enthousiasme de sa jeunesse quand il débarqua à Milan en 1800, comme sous-lieutenant dans les dragons, se trouvant par miracle dans « le plus beau lieu de la terre ». Et puis, passionné de musique et de peinture, ça fait un moment qu’il rêve de retourner en Italie.

On conviendra, à cet égard, d’une complète réussite. Du reste, un peu moins d’un an plus tard, à la date du 5 mars 1812, il écrit dans son journal :
« My love for Alexandrine is dying. ». Amour mourant mais qui laissera des traces suffisantes dans l’esprit du futur romancier pour qu’il le transmette à ses avatars.

3° Des faits, rien que des faits

A l’opposé des conseils que Balzac avait obligeamment donnés à Stendhal, Maupassant formulera quelques décennies plus tard, ce qui est, selon lui, la règle d’or du roman : « Je considère que le romancier n’a jamais le droit de qualifier un personnage, de déterminer son caractère par des motifs explicatifs. Il doit me le montrer tel qu’il est et non me le dire. Je n’ai pas besoin de détails psychologiques. Je veux des faits, rien que des faits, et je tirerai les conclusions tout seul. »

C’est – sans doute possible – la pente naturelle de Stendhal romancier.
A titre d’illustration, mentionnons la façon dont il exporte formellement le précepteur de son enfance en son personnage. Tout vient du prestige du précepteur :
Chérubin Beyle engagea l’abbé Raillane pour le motif suivant :                                                            « Mon père le prit apparemment par vanité. M. Périer milord Casimir, passait pour l’homme le plus riche du pays. Dans le fait, il avait dix ou onze enfants et a laissé trois cent cinquante mille francs à chacun. Quel honneur pour un avocat au parlement de prendre pour son fils le précepteur sortant de chez M. Périer ! »

On retrouve cette même « rivalité de prestige » à travers la personne du précepteur chez M. de Rênal. S’il veut engager Julien Sorel, c’est que celui-ci pourrait être déjà pressenti pour instruire les enfants de Valenod, son principal rival à Verrières. Et puis c’est là, comme il le dit à son épouse : « une dépense nécessaire pour soutenir notre rang.»
Stendhal romancier travaille en flux tendu sur du réel. C’est cette certitude intime de façonner ses personnages tels qu’ils furent – et pourraient être encore – qui lui donne d’un bout à l’autre de ses quelques romans aboutis, cette énergie créatrice.
Antoine Berthet était précepteur, certes ; mais il fallait trouver pour son avatar les motifs qui, l’ayant fait engager, éclaireraient encore la suite des événements à transposer dans le romanesque.

IV La dynamique du récit

Comme nous l’avons dit, elle tire sa force du réel où elle prend racine.
Le roman est entièrement bâti sur la trajectoire de Julien Sorel, de sa prime enfance au pied de l’échafaud, hormis l’épisode quelque peu « pièce rapportée » du complot des ultras.
Ce n’est du reste pas par hasard si ces deux chapitres et les passages qui les encadrent donnent au lecteur cette sensation de déphasage. Certes ils restituent des événements réels ; mais ils n’ont pas été assumés par l’auteur et cela se sent.

Par contre c’est bien dans sa propre enfance que Stendhal va chercher les blessures qui détermineront les options ultérieures de son héros. Pour autant il ne s’agit pas d’une transposition. Si Taine le tient pour « le plus grand psychologue du siècle », si Prévost centre sa recherche universitaire sur la psychologie de Stendhal, c’est que notre écrivain se passionne pour la question depuis de longues années.

Ses premiers déboires amoureux et l’expérience des mines de sel de Salzbourg l’ont incité à scruter ce fonctionnement encore obscur du psychisme, avec ses fixations et ses déplacements, ses interactions avec les membres de la famille, puis ceux du cercle des proches, enfin ses rapports aux lignes de force de la société et aux personnalités éminentes qui les structurent.
Relevons à cet égard que le sous-titre du roman est « Chronique du XIX° siècle »

Voilà pourquoi schématiquement Julien Sorel, fils de charpentier, est bonapartiste et résolu à conquérir, dans cette société française en continuelle mutation, la place qui revient à son mérite.

Néanmoins il serait superficiel de s’en tenir à cette approche.

1° Julien Sorel, anti-héros ?

Stendhal, constant observateur de soi-même, va s’appliquer à suggérer ce qu’on nommerait aujourd’hui, en termes de psychanalyse, les éléments de « l’économie psychique » de son personnage.

Suggestion seulement. L’écriture, c’est l’archet qui, frottant délicatement les cordes, envoie les sons dans l’âme du lecteur. Si celui-ci est trop hâtif, s’il ne porte attention qu’à « ce qui arrive », alors il passera à côté de ce jeune homme et des forces qui commandent son destin. C’est que Julien – qui sait par coeur le Nouveau Testament en latin – est à l’occasion, éminemment antipathique.
Illustration : cette scène clef de la première partie du roman :

« Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. »

En fait ce point de basculement des rapports entre les deux personnages principaux est préparé de longue main si l’on peut dire. Ici il faut se souvenir des « Promenades dans Rome » et de cet art consommé de Stendhal de « dire sans dire » en usant, pour ce faire, d’une palette variée de moyens.

On relèvera , dans le passage cité précédemment, l’habile utilisation du champ sémantique de « froideur ». Si une main froide peut être réchauffée, peut-être est-il possible qu’un coeur froid le soit.

Récapitulons les deux étapes essentielles du parcours précédent de Julien :

a) => Une enfance difficile

Ni Zola, ni Dickens, donc, quant à la façon de planter le décor. Seulement d’abord une âpre famille paysanne et un enfant mal-aimé. Quelque chose de fort banal en somme.
Mais Stendhal rend cela avec un art absolu du récit (Polycopié n° 3).
Dans le chapitre IV du roman il nous met en main en quelques pages non seulement la situation initiale du héros mais encore les principaux éléments qui composeront son destin.

Première étape : les traits qui configurent l’antagonisme de Julien à sa famille :

= Le titre du chapitre : « Un père et un fils » et non pas « Un père et son fils ». De fait nous apprendrons au cours du récit que Sorel n’est pas le père biologique de Julien. Ceci est encore suggéré par la mention des « grands yeux noirs » de Julien et des « petits yeux gris » du père Sorel.
= Le physique : Le père Sorel est un « homme de près de six pieds » et les frères aînés de Julien sont des « espèce de géants » ; Julien s’en distingue par « sa taille mince » « si différente de celle de ses aînés  » ; il est « faible en apparence ».
= La dépréciation dont il fait l’objet dans cette famille : « son vaurien de fils », ce « lisard » « antipathique » à son père, sans doute parce que celui-ci ne sait pas lire.
= La haine qu’il leur voue en retour : « Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père », sentiment qui atteint son acmé quand son père qui le fait descendre de la poutre d’un coup de perche, fait tomber, du même geste, le « Mémorial de Sainte-Hélène » dans le ruisseau, livre aimé entre tous.

Le tour de force de Stendhal c’est de nous permettre de cerner, comme en creux, ce qui manque dans cette famille : la mère. On trouve seulement une brève indication, au chapitre VII, dans une réflexion que Julien se fait à lui-même : « Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille. »

Stendhal remettra en oeuvre une configuration comparable dans « La Chartreuse de Parme » mais nous finirons par y apprendre qui est le véritable père de Fabrice.

J’y vois une sorte de vertu thérapeutique de l’écriture. Ces deux hautes figures maternelles que sont d’abord Madame de Rênal puis Gina del Dongo occupent symboliquement la place d’une mère morte trop tôt, et doublement : d’une part parce que le petit Henri avait encore grand besoin de cet amour maternel, d’autre part parce qu’il n’a pas eu le temps, à 7 ans, de passer à la phase suivante de son développement psychique : intériorisation de l’interdit, transfert, sublimation.

Et puis, chemin faisant, l’adolescent qu’il était devenu, n’a sans doute jamais admis qu’il ait pu être le fils de Chérubin Beyle.

Seconde étape : une rencontre décisive

Comme un peintre coloriste, en procédant par touches délicates, Stendhal va justement nimber la première rencontre de Julien et de Madame de Rênal de toute une aura maternelle.

=> L’apercevant d’abord sur le seuil sans savoir qu’il est le précepteur que son mari a choisi pour leurs enfants, elle le perçoit comme un enfant et c’est en usant de ce terme qu’elle s’adresse à lui pour lui demander ce qu’il fait là.

=> Quand elle l’apprend, elle rayonne d’un tel soulagement que Julien se sent aussitôt chaleureusement accueilli.

=> Effet renforcé par l’arrivée des enfants qui sont en harmonie immédiate avec leur maître d’école. Nous y reviendrons sur le plan de l’écriture.

Evidemment, pendant toute cette première entrevue, Julien est comblé d’aise. Pour la première fois de sa vie peut-être il fait l’expérience d’une rencontre chaleureuse avec une dame.

La suite
Sur cette base familière, c’est d’abord un rapport de mère à fils qui s’établit entre eux :

= « (…) elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu’un enfant bien né n’ignore pas à quinze ans ? »

Ce sont ces adroites connotations qui vont soutenir la familiarité de Madame de Rênal à l’égard de Julien, biais par lequel celui-ci s’autorisera son geste.

Ce geste – que beaucoup ont tenu pour choquant – est donc moins celui d’un séducteur que celui d’un enfant capricieux, du moins sur le plan inconscient.
Sur le plan conscient c’est un défi que se lance ce jeune homme, fervent admirateur de Bonaparte comme nous l’avons appris au chapitre IV (cf. polycopié n°3).
Certes il connaît par coeur les Évangiles en latin mais sa véritable Bible, c’est le « Mémorial de Sainte-Hélène ».

b) => Deux mentors                                                                                                                                                                         Ce qui permet à ce jeune homme de s’entendre appeler « Monsieur » par cette noble dame, c’est la bienveillance du vieil abbé Chélan, le curé du village. C’est justement lui qui, ayant remarqué d’heureuses dispositions chez ce jeune homme, le fera entrer au service de M. de Rênal.

Mais la bonne figure paternelle, c’est un vieux chirurgien-major en pension chez les Sorel qui sont ses cousins. Il a fait toutes les campagnes napoléoniennes en Italie et c’est lui qui met le Mémorial entre les mains de Julien.

Bien plus : il lui enseigne le latin et l’histoire. Evidemment pour convaincre le père Sorel, il fallait s’y prendre adroitement. Le vieux soldat propose donc à son cousin âpre au gain de le rémunérer pour la journée que l’enfant passera avec lui.

Ces deux figures sont, dans le roman, le premier « signifié » de son titre :
= Rouge : du dolman des hussards et du ruban de la légion d’honneur.
= Noir : de la soutane ecclésiastique et de la sévère tenue du précepteur.

Parenthèse : plusieurs notations discrètes suggèrent que ce chirurgien-major pourrait bien être le « père naturel » de Julien. Il nous est dit qu’il en « fait son Benjamin ». Par ailleurs il laisse tout son bien à l’enfant : « En mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d’honneur, les arrérages de sa demi-solde, et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le Maire. »
Comme on retrouvera cette paternité clandestine, cette fois explicitement, dans « La Chartreuse de Parme », on incline à croire que Henri – qui décidément ne concevait pas qu’il pût être le fils naturel de Chérubin Beyle – avait trouvé, par le biais de ses avatars, le moyen de s’imaginer un père à sa mesure. Du reste on aura relevé que Julien était un garçon de petite taille au sein d’une famille de colosses, ce qui fut aussi en partie le cas de l’auteur dans sa jeunesse.
Mais revenons au titre du roman.

Ce n’est pas le seul sens que l’on peut donner à ce titre à la forme novatrice.
Il y a bien sûr la dynamique initiale de la trajectoire de Julien : il entrerait bien dans l’armée mais l’épopée napoléonienne est achevée et ce n’est plus par cette voie qu’il peut espérer accéder à une position sociale conforme à son mérite.

Au temps de la Restauration et du retour des ultras, c’est par le séminaire que doit passer un roturier de province pour atteindre cette position.
Voilà pourquoi Lucien qui n’est pas long à le comprendre, apprend la Bible en latin afin d’y être admis. Il passe donc ainsi du rouge au noir.

Mais les choses ne sont peut-être pas aussi simples. D’abord nul besoin de courte échelle pour s’engager dans l’armée. Une fois intégré à un régiment de hussards c’est le mérite personnel qui fait la promotion. On objectera que le jeune héros renâclerait à intégrer une armée royale ; mais il s’apprête bien à entrer au séminaire alors qu’il ne croit pas en Dieu.

En prime M. de la Môle, pour éviter le déshonneur d’un mariage contraint de sa fille à un roturier, le fera ennoblir et nommer… lieutenant des hussards.
Quant à la carrière ecclésiastique, ce n’est pas comme prêtre que Julien se rêve mais comme cardinal…donc, en rouge.

J’ai la conviction que Stendhal donne à dessein une portée polysémique à ces adjectifs substantivés. C’est que dans ce destin de Julien il y a encore, plus secrètement, le jeu du hasard. Il existait à l’époque un jeu de hasard et de stratégie nommé « La rouge et la noire » que Stendhal avait sans doute pratiqué puisqu’il le nomme dans son journal.

Or le hasard n’est pas pour rien dans la trajectoire du personnage.
Une première illustration : « Que serait-il arrivé la nuit de son arrivée à Verrières, si, au moment où il appuyait son échelle contre la croisée de la chambre à coucher de madame de Rênal, il avait trouvé cette chambre occupée par un étranger ou par M. de Rênal ? »

c) => La rencontre clef ou l’art d’écrire

On sait que c’est celle de la première rencontre entre Julien Sorel et Madame de Rênal – évoquée plus haut – début du chapitre VI (Polycopié n°4). Stendhal, avec une extrême légèreté de trait, constitue le substrat de la relation amoureuse qui s’édifiera ensuite entre eux.

On sait que cette femme, très maternelle, craint fort l’arrivée du précepteur, décidée par son mari, qui la séparera de ses enfants et les rendra malheureux par sa sévérité.
Que nous suggère ici l’habile narrateur ?

D’abord que cette femme est naturellement vive et belle et que le hasard de cette première rencontre fait que c’est ainsi que Julien la voit pour la première fois apparaître, hors de tout corsetage imposé par les conventions sociales.
Et comme ce n’est jamais qu’un « petit paysan » qu’elle aperçoit sur la terrasse de sa demeure, elle conserve ce naturel.

En plus comme Julien a l’air d’une fille et qu’il paraît intimidé par la grande maison, il éveille aussitôt son instinct maternel, ce qui se signifie par la façon dont elle l’interpelle « mon enfant ».
Or comme nous l’avons relevé, « la mère Sorel » est la grande absente du roman. C’est donc sans doute la première fois que Julien s’entend interpeller de cette façon par une femme.
On aurait tort d’y voir une impression passagère ; la preuve c’est qu’à la fin du roman, lors du procès, quand les jurés sont sur le point de se retirer pour délibérer et que le président du tribunal lui demande s’il n’a rien à ajouter Julien prenant la parole déclare :
« Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Madame de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. »

Autre notation au cours du récit, alors que Julien et Madame de Rênal sont devenus amants : « C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. »

Rappelons encore que Stendhal – qui avait lui-même perdu sa mère étant enfant – a puisé ce trait de son personnage dans un deuil qui ne s’était sans doute jamais fait.

Pour revenir à Julien Sorel, il faut ensuite concevoir que ce sentiment d’amour légitime mère / fils est encore renforcé par les larmes que Madame de Rênal découvre sur les joues du jeune homme et par le souci constant qu’elle manifeste pour le bien-être de ses enfants. Elle est émue parce qu’il a eu du chagrin ; quant à lui, il rencontre pour la première fois une mère aimante.

Enfin ce sentiment naissant est soutenu par la proximité des corps :
=> Madame de Rênal est venu au plus près de Julien, comme on fait pour un enfant.
=> Julien, par gratitude, a déposé un baiser sur sa main.

Enfin le soulagement de Madame de Rênal et le rire qui balaye les dernières traces de son inquiétude la transforment, comme par magie, en insouciante jeune fille.
En outre, brève notation qui élève la probabilité d’une idylle dès cette rencontre : cette femme très maternelle est simultanément d’un tempérament « romanesque » comme il est dit.

Ce n’est pas tout : avec la même diabolique habileté, Stendhal dépose – comme autant de petits cailloux sur la route de son lecteur Petit Poucet – les marques du clivage social que Julien Sorel s’efforcera de surmonter jusqu’au bout.

Dans le même passage de la première rencontre Madame de Rênal, quand elle a appris que ce jeune paysan est le précepteur attendu, s’adresse à lui en le nommant « Monsieur », marque de déférence qui le laisse interdit.
Focalisation interne, quelques lignes plus bas : « S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien (…) »

Enfin quand ils sont entrés dans la maison et qu’elle veut, encore une fois être rassurée… « La figure de madame de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. »

Ce clivage social culminera lors du procès quand le héros formule explicitement, à plusieurs reprises, son appartenance à une autre classe que celle de ceux qui s’apprêtent à le juger :
=> « Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. »
=> Il se sait appartenir, déclare-t-il, à « cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société. »
=> Enfin « je ne suis point jugé par mes pairs »
Pourtant, en ces quelques décennies traversées par les soubresauts révolutionnaires et les guerres étrangères, l’unité nationale se forge peu à peu et les barrières sociales deviennent poreuses, singulièrement à l’époque de la Restauration. C’est qu’entre temps il y a eu l’épopée napoléonienne

Notre héros, parvenu au terme de son parcours accidenté, a réussi à conquérir la plus haute position désirable : devenu le secrétaire du marquis de La Môle, il est sur le point d’épouser sa fille Mathilde. Le beau-père présomptif – qui redoute de paraître consentir à une mésalliance – s’est débrouillé pour lui acquérir un titre ; il sera désormais le marquis Sorel de Vernaye.

Et puis le hasard s’en mêle encore. Au sein des intrications multiples que tissent entre Verrières et Paris les ambitions des uns et des autres, c’est l’intrigue conduite par Valenod, ennemi de M. de Rênal, secondé par la servante Élisa et le vicaire de Frilair, qui va incliner le destin de Julien vers sa fin tragique.

Seulement les menées de Valenod resteraient sans effet sur la vie du héros si le benjamin de Madame de Rênal, Stanislas-Xavier, n’était pas tombé malade.
Cette mère aimante est immédiatement persuadée que c’est là l’effet d’une punition divine pour avoir violé, en étant infidèle à son époux, le sacrement du mariage.
C’est cette vulnérabilité qui constituera la faille par laquelle s’engouffrera ce qui conduira Julien Sorel et Louise de Rênal à leur perte.
Comme parallèlement la servante Élisa – dont Julien avait écarté la demande en mariage – apprend à Valenod que Madame est devenue la maîtresse du jeune précepteur, celui-ci commence à adresser à M. de Rênal des lettres anonymes.

Il faut préciser en outre que Valenod, autrefois amoureux de Mme de Rênal, avait été éconduit. Blessure d’orgueil du personnage quand il apprend cet adultère de la bouche d’Élisa : « cette femme si fière, dont les dédains l’avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. »

Madame de Rênal, avec un machiavélisme achevé, invente de fabriquer une seconde lettre anonyme avec des lettres de journaux collées sur une feuille vierge des lettres autrefois adressées à elle par Vallenod. En la présentant avec une feinte indignation à son mari et en suggérant que Julien prenne un congé, elle se disculpe complètement aux yeux de celui-ci.

Et pourtant il y a dans cette façon de faire moins de duplicité que l’effet d’une infaillible inspiration pour sauver son mariage et son Ménage. Julien devra donc partir.

Cette piété – qui avait surgi après la maladie de son petit dernier – va être soigneusement cultivée par le bon abbé Chélan mais c’est un jeune prêtre qui composera la lettre fatale que Louise recopiera pieusement avant de l’adresser au marquis de la Môle, ruinant du même coup le mariage et la carrière de Julien.

2° Un style novateur

Tout cela Stendhal le présente aux yeux du lecteur avec une prestesse inégalable. Le passage des lettres anonymes évoqué plus haut se lit justement comme un savoureux cocktail de Racine et de Shakespeare. Tout compte fait, c’est une bonne chose que notre grand écrivain ne soit pas arrivé à boucler son « Letellier » ; il est parvenu à transposer dans ses grands romans cette dynamique qui, d’un bout à l’autre, fait agir et interagir ses personnages.

Et puis l’avantage décisif du roman c’est justement qu’on peut accéder sans effort à l’intériorité des personnages, sans qu’il soit besoin de tout un dispositif, verbal ou non, pour savoir ce qu’ils pensent ou éprouvent.

Le miroir et la route, décidément. D’un bout à l’autre de ce récit nous suivons ces personnages dans les méandres de l’existence, confrontés à leurs adversaires et à leurs alliés. Leurs « schémas actantiels » s’entretissent mais sans jamais rien de simple ou de réducteur.

Que veut Julien Sorel, par exemple ? Il veut vivre et revivre avec Louise ces rares moments de bonheur absolu ; ou bien il veut occuper dans la société une place conforme à ses hautes qualités. Il aurait bien voulu gagner ces galons-là sur le champ de bataille mais il est trop tard ; il prendra donc l’habit noir, du moins tant que M. De la Môle n’en aura pas fait son secrétaire. Il entre au séminaire mais ne croit pas en Dieu ; il n’a qu’un dieu, c’est Napoléon.

Et Mathilde de la Môle, aime-t-elle ou non ce fiancé tombé du ciel ? Parfois oui, parfois non. Si Louise de Rênal a l’âme romanesque, Mademoiselle de la Môle est romanesque à la puissance 10. Julien est l’amant promis par ses fiévreuses lectures de jeune fille. Comme en plus elle se découvre un ancêtre exécuté pour conjuration mais dont la maîtresse aimante recueillit la tête tranchée, elle fera de même avec celle de Julien. A relever : ce personnage, Joseph Boniface de la Môle, a réellement existé.

Stendhal psychologue pénétrant, au fait de la pluralité et des contradictions du psychisme, est aussi le sociologue du singulier dans cette France en continuelle mutation. Et puis historien à l’occasion, quand il rapporte avec la plus grande précision, le complot des ultras visant à s’assurer du soutien des monarques européens contre le peuple français quand Charles X s’apprête à édicter ses ordonnances liberticides.

A tous ces aspects variés du roman, on peut encore ajouter les incises de l’auteur. Exemple : « Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage. »

Salon de Madame de Fervaques que Julien a entrepris de séduire afin de rendre Mathilde jalouse. Et puis l’ennui, « ce monstre délicat » comme l’écrira bientôt Baudelaire, qui se dédouble ici entre celui du personnage qui a le sentiment de perdre trop de temps dans cette entreprise au terme incertain, et celui que le lecteur est supposé éprouver à parcourir cet épisode de la vie du héros, mais que l’auteur gomme aussitôt en quelques mots : la vie est un voyage en un pays offrant divers paysages et on y traverse à l’occasion des contrées plates et répétitives.

On peut compter une dizaine de ces interpellations au lecteur dans le roman ; ici huit mots pour une minute de philosophie. Et puis on reprend le fil de l’histoire. Voilà pourquoi Sainte-Beuve, fervent stendhalien, a dit de Beyle, dans la préface qu’il composa pour « De l’amour », qu’il « instruit et n’ennuie jamais ».

Revenons brièvement au roman.

3° To the happy few

Cette dédicace que l’on trouve au terme du maître roman, a souffert d’une double erreur d’interprétation. Écartons d’abord le contre-sens habituel : « To the happy few » ne signifie pas « Aux quelques esprits d’exception qui sont assez intelligents pour me comprendre ».
Le sens obvie pour Stendhal se trouve dans un extrait du Henry V de Shakespeare :

And Crispin Crispian shall ne’er go by,
From this day to the ending of the world,
But we in it shall be remembered,
We few, we happy few, we band of brothers.
For he to-day that sheds his blood with me
Shall be my brother; be he ne’er so vile,
This day shall gentle his condition;

La traduction la plus fidèle :
Et la Saint-Crépin ne reviendra jamais,
d’aujourd’hui à la fin du monde,
sans qu’on se souvienne de nous,
de notre petite bande,
de notre heureuse petite bande de frères !
Car celui qui aujourd’hui versera son sang avec moi,
sera mon frère ; si vile que soit sa condition,
ce jour l’anoblira.

La traduction est de François-Victor Hugo ; comme quoi, il n’était pas toujours mauvais, comme je l’avais peut-être affirmé un peu vite l’année où nous avions étudié Yves Bonnefoy. Sans doute avait-il fait ses armes avec « Roméo et Juliette » dont j’avais trouvé sa traduction tellement détestable…

Pour en revenir à la fameuse dédicace – dont on voit clairement dans ce passage de Shakespeare qu’elle s’ancre dans une fraternité  choisie – c’est le contexte narratif de « La vie de Henri Brulard » qui a engendré le gauchissement du sens.

Voici le passage en question : « J’écris pour des amis inconnus, une poignée d’élus qui me ressemblent : les happy few. »
Cette ressemblance qui fonde l’élection, elle vient de ce que quelques uns seulement trouvent du bonheur à lire les livres de Stendhal ; et, du coup, c’est pour eux qu’il écrit. Confirmation dans son journal de l’année 1811 : « Je ne puis certifier qu’une chose, c’est que j’écris ce que je pense. Il se trouve peut-être en Europe 8 ou 10 personnes qui pensent comme moi. J’aime ces personnes sans les connaître. Je sens qu’elles pourraient me donner des plaisirs vifs. Quant aux autres, sous le rapport des arts, j’ai pour elles le mépris le plus senti, je ne désire que de les oublier. »

De fait on retrouve cette dédicace dans plusieurs des publications de Stendhal.
Seulement, sur la dernière page du « Le Rouge et le Noir » dans l’édition originale, elle prend une tonalité singulière.
Rappel des derniers moments de la vie de Julien : « Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. »

La formule signifie alors, discrètement « à ceux, plutôt rares, qui sont capables d’éprouver du bonheur jusqu’au terme de leur vie ».
C’est ici l’occasion d’exhumer un autre terme du glossaire stendhalien :
le « beylisme ». Qu’est-ce que le beylisme ? C’est l’art du bonheur, et, comme on l’aura compris, d’abord de l’homme Beyle, art dont il peut, à l’occasion, faire don à ses personnages.

Que peut-on en dire, de cette philosophie ?
= Qu’elle s’est constituée dans les premières années de sa maturité, à partir de ses lectures et de ses expériences.
= Que cette philosophie du bonheur est indissolublement théorique et pratique.
= Qu’elle est vouée simultanément à forger ses personnages et à conduire sa propre existence.

Passage éclairant du journal, à la date du 8 août 1804 : « J’ai été souvent au spectacle, peu pensé à mes anciens châteaux en Espagne de bonheur par l’amour.
Ce mois s’est passé à l’étude de la grande philosophie pour trouver les bases des meilleures comédies possibles, et, en général, des meilleurs poèmes, et celles de la meilleure route que j’ai à suivre pour trouver dans la société tout le bonheur qu’elle peut me donner. »

Schématiquement on peut formuler les deux principes fondamentaux du beylisme de la façon suivante :
= Formellement c’est l’intérêt qui constitue le mobile de chaque action humaine.
= La finalité commune à toutes ces actions est le bonheur, qu’il soit physique ou moral. Seulement pour atteindre à cette fin, on peut se tromper de voie.

Passage éloquent du journal : « Crozet est toujours amoureux d’A., conduisant sa barque comme un niais, et il en est triste et attristant. C’est ce que je lui dis sans cesse à lui-même pour le rendre un peu beyliste. Mais il regimbe. La volupté n’aura jamais en lui un adorateur véritable, et il me semble presque irrévocablement dévoué à la tristesse et à la considération qu’elle procure chez ce peuple de singes  »

Les singes, ce sont les hommes persuadés qu’il y a de la noblesse à être triste ; c’est par là qu’ils s’imitent et se rendent malheureux. Pour se guérir de n’être pas aimé – donc bien conduire sa barque – il faut chercher la volupté.
Où donc ?
Où l’on peut. Comme Julien dans la chaleur du soleil.

Dans cette quête essentielle l’italien apporte une aide appréciable : « l’arte di godere », c’est « l’art de jouir et de se réjouir », pourrait-on dire.
La définition de « godere » dans un dictionnaire d’italien donne « Provare un senso di profondo piacere, di intima soddisfazione  », c’est-à-dire « éprouver un sentiment de plaisir profond, d’intime satisfaction » ; et, là encore, on saisit le décalage avec le lexique français. Du reste le dictionnaire italien donne 15 nuances différentes de ce verbe extraordinaire ; quasiment toute la palette des façons d’éprouver le bonheur de vivre.

Par quoi l’on comprend mieux pourquoi Stendhal avait choisi, par delà sa propre mort, d’affirmer « Sono milanese » (sous entendu : « ma non sono romano »).
Sa « physiologie de l’amour » – c’est le sous-titre de son essai – est également dédiée aux « happy few » ; mais, par chance, il formule cette dédicace explicitement et en français. Les premières phrases :
« Je n’écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux, auxquels je voudrais plaire ; j’en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir de la considération comme écrivain, je n’en fais aucun cas.  »

Plus loin, quant à l’art d’être heureux : « Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour ? dirais-je à quelqu’un qui voudrait lire ce livre. »
Et enfin : « (…) Que si vous n’avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes, que si vous n’avez pas l’habitude, contre nature, de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l’humeur contre l’auteur, car il vous fera soupçonner qu’il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas (…) »

Il faut s’en souvenir : dans l’amour il vaut mieux être Werther que Don Juan.
Enfin la leçon du roman est la même que celle de l’essai : en toute chose, en toute circonstance, il y a moyen de trouver un peu de bonheur. Il faut s’en souvenir : être Werther soulage de l’ennui.

 

D Suites de la carrière

Le roman est présenté sous une maladroite accroche : « l’histoire d’un arriviste ambitieux, basée sur un fait divers ». Doublement réducteur ; la psychologie du héros est autrement complexe, et le « fait divers », bien plus dramatique.
Ce roman – qui est donné aujourd’hui comme l’un des plus grands de la littérature française – commence donc par un « flop » retentissant des ventes. D’une part l’âge d’or du roman n’est pas encore venu ; il reste, par rapport au théâtre, un pis-aller. D’autre part il y a ce titre bizarre, « Le Rouge et le Noir »

Heureusement il y a les « happy few ». Nietzsche était littéralement enthousiaste à propos dudit roman, précisément du fait de la profondeur de ses analyses psychologiques. Voici ce qu’il écrira plus tard dans « Par delà le bien et le mal » :

« et voici qui exprime parfaitement la curiosité naturelle aux Français et leur richesse inventive dans ce monde d’émotions délicates : je veux parler d’Henri Beyle, ce précurseur et ce divinateur admirable qui, d’une allure à la Napoléon, parcourut son Europe, plusieurs siècles d’âme européenne, démêlant et découvrant cette âme ; il fallut deux générations pour le joindre, pour deviner quelques-unes des énigmes qui l’obsédaient et le ravissaient, lui, cet étonnant épicurien et ce curieux interrogateur, qui fut le dernier grand psychologue de la France. »

On pourrait ajouter « et le premier psychanalyste » ; encore quelques décennies et c’est Freud qui confiera qu’il faut qu’il cesse de lire Nietzsche parce que cette lecture a trop d’influence sur sa nouvelle théorie en cours d’élaboration.

Quand finalement ce récit parviendra à conquérir son public, on oubliera souvent sa dimension politique et sociale pour ne s’attacher qu’à l’histoire d’amour.
Pourtant ce Julien Sorel qui finit mal, aurait eu de quoi parler à la jeunesse romantique, comme lui enthousiasmée par les idéaux de la Révolution et l’épopée napoléonienne.

Stendhal avait voulu, comme pour le prix littéraire qu’il avait imaginé de créer par testament sur le champ de bataille, se rendre utile et, pour cela, susciter la réflexion. Peut-être en commençant par se poser cette question : n’y a-t-il pas un droit d’aimer hors les conventions sociales et légales ?
Et cette question-là, tellement essentielle, n’est-elle pas au coeur de toutes les grandes oeuvres littéraires ? On retrouve dans ce roman un Stendhal foncièrement altruiste. Ceci dit, contrairement à d’autres, il n’écrit pas pour vivre.

Tant pis si le roman se vend mal. Et puis – l’arte di godere lo richiede – il faut passer à autre chose.

I De l’écriture comme dérivatif

Fin 1830 Stendhal est nommé consul de France à Trieste. Forte déconvenue : « Cette ville est Hambourg » écrit-il dans une lettre : traduction : aucune de ces délicatesses architecturales qui jusque là avaient fait à ses yeux les charmes des cités italiennes.

Du coup, courant avril 1831, le voici consul à Civita Vecchia, probablement par l’entremise de l’oncle Daru. Sa carrière va durer jusqu’en 1842, moins un long congé de trois années, passées à Paris.
A l’époque les états du pape s’étendent sur un bon tiers médian de la péninsule. Les Marches, l’Ombrie, le sud de l’Émilie-Romagne et le Latium en font partie. Son poste n’est pas une sinécure ; il faut chapeauter les consuls auxiliaires de ces provinces et rendre compte, de façon permanente à l’ambassadeur de France.

Côté loisirs c’est pire que Trieste : personne n’est fréquentable dans cette ville. Le seul avantage, c’est que l’air de la mer rend le sirocco plus supportable.
Il rend ses rapports régulièrement, avec diligence, mais ça ne suffit pas à l’occuper.

Il faut croire que la carrière diplomatique engendre à la fois tant de loisirs, de contraintes et d’ennui qu’elle s’est assez fréquemment muée en fabrique d’écrivains.
Beaumarchais et Chateaubriand, puis, plus tard, Giraudoux, Saint-John Perse, Claudel, Romain Gary et Jean-Christophe Rufin relèvent de cette catégorie.

Et Stendhal prend assez naturellement place dans cette cohorte, d’autant plus librement que Rabelais et Montaigne – qu’il tenait l’un et l’autre en grande estime – le précèdent dans ses voyages en Italie.

Mais, assez curieusement, on peut tenir que cette pratique constitue aussi pour le sieur Beyle ce qu’on pourrait nommer une « vocation découverte ».
Dans une lettre à son cousin datant de 1835, alors qu’il est consul de France à
Civita-Vecchia, il écrit ces mots : « Le vrai métier de l’animal est d’écrire un roman dans un grenier, car je préfère le plaisir d’écrire des folies à celui de porter un habit brodé qui coûte 800 francs. »

Deux choses à relever dans cette phrase :

= d’abord le fait qu’il se désigne lui-même comme « l’animal », terme que l’on retrouvera dans une autre lettre, envoyée du même lieu, cette fois à un ami, Di Fiore : « Quand je suis exilé ici, j’écris l’histoire de mon dernier voyage à Paris, de juin 1821 à novembre 1830. Je m’amuse à décrire toutes les faiblesses de l’animal ; je ne l’épargne nullement… »

Il est question ici des Souvenirs d’Egotisme. Cette dualité permanente est le signe d’une conception pluraliste de la psychologie. Comme nous l’avons vu plus haut, il n’est pas interdit, à plusieurs égards, de tenir Stendhal pour un précurseur de la psychanalyse.

= Ensuite la découverte finalement tardive de sa vocation profonde qui est celle d’un romancier.
Certes à cette époque il a déjà publié plusieurs livres mais ce sont, pour l’essentiel, des essais, voués, pour la plupart, à consigner ses émotions esthétiques.
Avec « Le Rouge et le Noir » il vient de faire cette expérience essentielle de la création littéraire, quelque chose qui l’apparente aux peintres et aux musiciens.
Problème : où trouver l’archet qui fera frémir l’ âme du lecteur ? Il ne le sait pas encore. Du coup il laissera deux des manuscrits suivants en chantier.

1° Souvenirs d’égotisme

Quant aux Souvenirs d’Egotisme, ils sont, pour l’essentiel, un journal des souvenirs.
Du reste une petite note en bas de page l’indique clairement :
« Je fais ceci aisément sans autre peine et plan que : me souvenir. »
On conviendra qu’il y a quelque chose de montanien dans ce constat. Peut-on, pour autant assimiler ces « Souvenirs d’égotisme » aux Essais de Montaigne ?

Commençons par préciser ce qui paraît fonder d’emblée cette parenté. Le terme d’égotisme renvoie au souci de soi. Plus précisément ce terme signifie désormais :

Disposition de celui ou de celle qui fait constamment référence à soi en particulier dans le discours.
Tendance à s’analyser, dans sa personne physique et morale ou par extension. à cultiver la forme d’expression que constitue le journal intime.
Cette seconde partie de la définition est accompagnée de cette notation « Terme utilisé par Stendhal (en parlant d’un écrivain) : Tendance à s’analyser, dans sa personne physique et morale »

C’est le troisième mot que notre auteur fait entrer dans le dictionnaire ; pourtant on n’a pas voulu de lui à l’Académie française. On sait qu’il faut du temps à la noble institution pour produire le moindre énoncé rigoureux. Néanmoins elle a fini, là-dessus, par faire amende honorable ; citation : « L’expression « 41° fauteuil » est née en 1855 pour évoquer tous ces écrivains de renoms qui n’ont pas été acceptés par l’Académie. Parmi eux, on pourra citer Molière, Flaubert, Stendhal, Maupassant, Diderot ou encore La Rochefoucauld. Bref, on retiendra qu’il ne faut pas forcément être Immortel pour passer à la postérité ! »

La parenté avec Montaigne est évidemment renforcée par le projet de fixer ces analyses dans l’écriture ; en somme « je suis moi-même la matière de mon livre ».

Ceci dit, notre diariste en herbe se lasse assez vite de la tâche qu’il s’est assignée.
Dès les premiers feuillets : « Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d’amour-propre. »

En fait il revient longuement sur son amour pour Métilde et son amitié pour Lussinge, amitié aussi peu montanienne que possible et s’achevant sur une brouille.

Hors les informations que nous avons déjà utilisées dans les séquences biographiques, quelques confidences, voeux et aphorismes valent cependant la peine d’être relevés :

= « Que de fois balancé sur une barque solitaire par les ondes du lac de Côme, je me disais avec délices :
Hic captabis frigus opacum ( là tu respireras la fraicheur obscure. Bucoliques, Virgile)
Si je laisse de quoi faire cette tablette, je prie qu’on la place dans le cimetière d’Andilly, près de Montmonrency exposée au levant. Mais surtout, je désire n’avoir pas d’autre monument, rien de parisien, rien de vaudevilique, j’abhorre ce genre  »

Fameuse tablette, « Sono milanese », et obsession récurrente de « ce qu’il adviendra de son corps » comme le formulera joliment Brassens.

La commune d’Andilly s’est conformée au voeu de Stendhal mais son corps repose au cimetière de Montmartre.

= Sur Paris, à l’emporte-pièce : « Sous le rapport physique, Paris ne m’a jamais plu. Même vers 1803, je l’avais en horreur comme n’ayant pas de montagnes autour de lui. »
Plus loin : « Je n’ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet 1830. »
Enfin : « Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que pour le courage il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu. »

Stendhal ne paraît pouvoir mettre sa mémoire en branle qu’en partant de ses sentiments. Ainsi, entre ces deux derniers passages on trouve celui-ci :
« Encore le jour des Ordonnances, à onze heures du soir, je me moquais du courage des Parisiens et de la résistance qu’on attendait d’eux, chez M. le comte Réal. Je crois que cet homme si gai et son héroïque fille, Mme la baronne Lacuée, ne me l’ont pas encore pardonné. »
=> Il s’agit évidemment des ordonnances liberticides de Charles X.
=> Le voile se lève enfin sur l’identité de « Saint-Réal », donné comme l’auteur de la définition du roman dans « Le Rouge et le Noir ». Il s’agit de Pierre-François Réal, comte d’empire. Personnalité aujourd’hui méconnue, il traversa la Révolution, la Terreur, le Consulat, l’Empire et la Restauration avec une impeccable moralité et une équanimité exemplaire ; voilà pourquoi Stendhal choisit de le canoniser.

Juste un petit extrait des mémoires de ce saint homme, intitulées « Indiscrétions », qui donnera la mesure de l’incertitude dans laquelle on vivait alors :
« J’appartiens, par mon père, à une famille attachée, avant la révolution de 1789, à la personne du comte d’Artois ; j’avais entendu plusieurs fois parler de ce prince, sans penser à demander s’il existait encore ; et lorsque, vers  la fin de la campagne de France , un officier autrichien m’appela de la rive gauche de l’Isère, où il commandait un poste opposé au mien , situé sur la rive droite, et m’annonça que la paix était faite, et que Louis XVIII revenait en France, je ne sus pas, je le déclare franchement de qui il voulait me parler.»
Subsidiairement ce comte Réal – dont Stendhal à quelques motifs de regretter l’amitié – fut l’un des principaux rédacteur du Code civil.

Naturellement ce sont des personnalités plus célèbres que Beyle croise alors dans les salons, comme Lafayette, ou qu’il fréquente plus assidument, comme Destut de Tracy. Il faut dire que ce personnage débordait d’idées et que sa conversation, sans doute, ne manquait pas d’intérêt. Entre autres objets de réflexion, il avait composé un mémoire intitulé « Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple », question évidemment cruciale à l’époque de la dissolution de la monarchie de droit divin.

Incidemment on apprend pour quel motif il dessine des plans, indiquant ensuite que tel personnage se déplace de C en D :
« J’ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott, et ses imitateurs, eussent commencé par là, mais moi, j’abhorre la description matérielle. L’ennui de les faire m’empêche de faire des romans. »
Du coup on se demande comment Balzac a pu le persuader de surmonter cette phobie.

Les circonstances de la composition du premier essai :
« Pendant tout un été, j’ai joué au pharaon jusqu’au jour, chez Mme Pasta, silencieux, ravi d’entendre parler milanais, et respirant l’idée de Métilde par tous les sens. Je montais dans ma charmante chambre, au troisième, et je corrigeais, les larmes aux yeux, les épreuves de l’Amour. »

Et puis, une petite séquence style « Illusions perdues » bien avant que Balzac ne publie son roman. On lui propose de faire la critique d’un livre à paraître contre 50 exemplaires. Quand il comprend que la critique doit être élogieuse et paraître dans tel journal, il refuse avec indignation.
Un jour, lors du voyage en Angleterre, il apprend que le lendemain on pendra 8 voleurs. Réflexion : « À mes yeux, quand on pend un voleur ou un assassin en Angleterre, c’est l’aristocratie qui immole une victime à sa sûreté, car c’est elle qui l’a forcé à être scélérat, etc. »
En ethnologue il avait décidé d’aller assister à l’exécution ; heureusement le lendemain, il pleut.

Plus loin un épisode qu’il consigne avec délectation :
« Un des étonnements du comte Daru, véritable homme de lettres de la tête aux pieds, digne de l’hébétement de l’Académie des Inscriptions de 1828, était que je pusse  écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement de l’édition, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.
— Comment, quarante francs !
— Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous ferez plaisir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.
— Est-il possible ! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel ; cet enfant ! ignorant comme une carpe ! »

Au passage, à propos de Talma, à l’égard duquel il est très critique. Il lui reconnaît pourtant, à titre d’excuse, citation : « l’abominable chant du vers alexandrin. » : 12 pieds ; on ne pouvait pas faire mieux.
Du côté des comédiens, comme on l’a vu, toutes ses faveurs vont à Kean.

Une petite note du 30 juin 1832. : « Écrit douze pages dans un bout de soirée, après avoir fait ma besogne officielle. Je n’aurais pas travaillé ainsi à une œuvre d’imagination. »

C’est ce qui explique la suite. Pourquoi s’embarrasser d’avatars ? Pourquoi ne pas raconter tout uniment sa vie et modifiant simplement les noms quand il en serait besoin ?

2° Lucien Leuwen

Tout commence par un service demandé par l’une de ses connaissances, Adèle-Jules Gaulthier, dont il avait fait la connaissance par l’intermédiaire de son ami Crozet.
La jeune femme, le sachant écrivain, lui adresse le manuscrit d’un roman intitulé
« Le lieutenant ». Comme il est un peu amoureux, il le lit avec diligence.
Le maître es littérature commence par adresser des conseils à la jeune femme, par exemple : « En décrivant un homme, une femme, un site, songez toujours à quelqu’un, à quelque chose de réel. ». Puis, pour illustrer ses conseils, il lui adresse trois pages du récit ; enfin, se prenant au jeu, il s’empare de la trame de l’histoire et réécrit ce roman à partir du manuscrit.
Adèle-Jules attend toujours son manuscrit ; il la fera patienter plusieurs mois.

Selon le principe du réalisme qu’il a formulé lors dans ses premières lettres, Stendhal commence par transposer, dans la trame narrative conçue par la jeune femme, tout ce qu’il peut de sa vie d’adulte à partir de son arrivée au régiment.
Lucien, parti lui aussi pour être polytechnicien, a été renvoyé de la prestigieuse école pour délit d’opinion, en quelque sorte.
Incipit du roman :
« Lucien Leuwen avait été chassé de l’École polytechnique pour s’être allé promener mal à propos, un jour qu’il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c’était à l’époque d’une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 34. »

En d’autres termes Stendhal entreprend de décaler de 30 ans son parcours de vie. Dans ces lignes l’inoubliable Matilda Dembrovski deviendra l’âme de Mme de Chasteller ; on ne risque pas de s’y tromper puisque le prénom du personnage est Bathilde. Par contre, au moment où il recompose ce roman, la parenté des prénom est d’abord pour lui un moyen de rappeler à sa mémoire la palette des sentiments dont Matilda avait été la source

Le père du héros allant telle que conçu par Mme Gauthier, est un riche banquier, à l’opéra plutôt qu’à la messe, et fréquentant, outre son épouse, quelques femmes légères, plutôt que de sombrer, comme son père l’avait fait, dans le chagrin du veuvage. Néanmoins il se pourrait bien que les démêlées de M. Leuwen avec ses collègues du parlement soient en partie une transposition de celles que Chérubin Beyle auraient pu avoir au parlement du Dauphiné.

Quoiqu’il soit fort difficile, ne disposant plus du manuscrit d’origine, de démêler ce qui revient à Madame Gaulthier et à Monsieur Beyle, on peut à coup sûr, attribuer à notre emprunteur certains épisodes dont la jeune femme n’a pu avoir ni l’expérience, ni la connaissance. C’est ainsi que nous apprenons comment Lucien fait l’acquisition d’un cheval de race, comment – apprenant à le monter – il fait une chute, comment le bruit de cette chute se répandant parmi les officiers, comment il la fait finalement oublier en parvenant, à force d’efforts, à une monte impeccable.

Par contre le récit des tensions, dans la ville de Nancy, entre les ultras et les républicains, doit probablement tout à son autrice, elle-même née « de la Bergerie » et ayant épousé un roturier.
Ce roman n’est pas inachevé comme le prétendent certains critiques ; il est laissé en repos. Peut-être Beyle attend-il qu’Adèle-Jules lui annonce qu’elle renonce à reprendre le manuscrit corrigé qu’il lui a renvoyé ; ou bien qu’elle a essuyé un refus des éditeurs. La pire des hypothèses : au cas où il apprendrait qu’elle est morte en couches… il pourrait achever le roman et le publier.

Le dernier chapitre porte en effet la marque d’une faille puisqu’il commence par ces mots « Après la mort subite de M. Leuwen », événement dont rien, dans les chapitres précédents, ne nous a été dit. Il est possible que Madame Gaulthier, doutant de ses talents littéraires, lui ait adressé un récit inachevé qu’il aurait fini par compléter, dans un cas comme dans l’autre.

Et puis on n’y retrouve pas son style d’écriture ; c’est un roman très bavard où les personnages s’expriment longuement, de façon explicite, sans jamais s’interrompre les uns les autres.
Enfin le personnage principal n’est pas vraiment à son goût. Peu après que le machiavélique docteur Du Poirier lui ait fait croire que Madame de Chasteller venait d’accoucher d’un enfant qui pourrait bien être le sien… il s’évanouit.

Hypothèse également saugrenue de la critique : Stendhal aurait renoncé à publier « son » roman par crainte de la censure. Mais nous sommes alors sous la Monarchie de Juillet. Le roi Louis-Philippe qui a accédé au trône après la Révolution de 1830, se veut le grand réconciliateur des Français. Voilà pourquoi il a remplacé son titre de « roi de France » par celui de « roi des Français ». Et puis surtout il a abrogé les ordonnances liberticides de Charles X et institué un régime parlementaire.

Bref, Stendhal n’a rien à craindre de la censure. En attendant que ce roman-là soit publié, d’une façon ou d’une autre, il faut passer à autre chose.

3° – Vie de Henry Brulard

L’intérêt de ce manuscrit, griffonné en 1835-36 et publié 50 ans après la mort de l’auteur, ne réside pas seulement dans le fait d’être une précieuse source autobiographique.
C’est son inachèvement, son caractère de « work in progress », qui mérite aussi de retenir l’attention. Tout y est « brut de décoffrage » puisqu’il s’agit avant tout, pour l’homme accompli qui jette ces notes sur le papier, de réactiver la mémoire.

Témoin cette indication donnée dans le chapitre 5 du 1° volume qui livre l’origine du nom de l’avatar : « Mon oncle plaisantait sa sœur Henriette (ma mère) sur ma laideur. Il paraît que j’avais une tête énorme, sans cheveux, et que je ressemblais au Père Brulard , un moine adroit, bon vivant et à grande grande influence sur son couvent, (…) »

Il est probable que, dans une version ultérieure destinée à l’éditeur, l’auteur aurait changé le nom du moine pour en faire, par exemple et par anagramme, Rablurd qui rappelle opportunément Rabelais ; ou mieux encore, en s’autorisant une voyelle supplémentaire, Rableurd, dans lequel on entend aussi « hâbleur qui rabat », ce qui convient bien à la personnalité de ce moine.

Subsidiairement c’est peut-être cette parenté d’apparence qui lui avait fait concevoir, quelques années plus tôt, un destin de séminariste athée pour son personnage de Julien Sorel, né probablement de père inconnu.

Athée, pas exactement. Rappelons-le, Stendhal ne croit plus un brin en la bonté divine de celui qu’il surnomme « God », délitement qui commence dès la mort de sa mère. Credo à sa manière : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Nietzsche est apparemment le seul à formuler cette conviction de Stendhal de façon aussi ramassée.
Le problème c’est qu’en effet on ne trouve pas trace de cet énoncé même si, effectivement, il restitue parfaitement la position de Stendhal sur la question.

En fait son Dieu est celui de Voltaire et, plus précisément, ce qu’il en reste après le séisme intérieur consécutif au tremblement de terre de Lisbonne.
C’est alors que se met en place la disjonction fondamentale :
= ou bien Dieu existe et il est mauvais
= ou bien il n’existe pas.
Et, à tout prendre, il serait préférable qu’il n’existât pas ; du moins pourrait-on en conserver cette bonne image sur laquelle l’art et la littérature occidentale ont navigué pendant tant de siècles.

A l’époque de Stendhal l’idée du finalisme paraît émaner d’elle-même de la nature ; de là le sentiment persistant d’une « Création ». Pour mettre un terme à l’illusion, il faudra attendre Darwin.
Donc, en résumé, il se peut bien que « God » existe mais il est mauvais.
Le passage le plus éloquent se trouve dans une lettre de 1834 à un mystérieux S.B. Citation : « Mais un abîme nous sépare car je crois qu’il y a un God ; il est méchant et malfaisant Je serai bien étonné après ma mort si je le trouve et s’ il m’accorde la parole, je lui en dirai de belles. S’il existait et juste, je ne me conduirais pas autrement Je gagnerai donc à son existence car il me payera pour avoir agi de la façon qui m’a procuré le plus de plaisir. »

Complexe théologie de Stendhal, par conséquent. Dans le cas simplement possible où Dieu existerait, il devrait commencer par rendre compte à Henri Beyle de toutes les souffrances qu’il inflige au monde ; ensuite de quoi il n’aurait rien à objecter à sa conduite puisque c’est lui qui aurait disposé les hommes à se laisser guider par le plaisir.

Pas de fausseté dans la vie, décidément ; donc pas de fausseté dans les romans.
Et avec celui-là, on atteint le point d’orgue. Ce qui le sépare de la vérité de ce qui fut – ou fut éprouvé – est infime.

La preuve c’est que le manuscrit est accompagné d’un testament à l’éditeur. Or non seulement il semble avoir tout disposé pour que cette biographie ne soit publiée qu’après sa mort mais en plus il laisse l’instruction suivante : « de changer absolument tous les noms de femmes et de ne changer aucun nom d’hommes »

C’est également dans cette ébauche que l’on trouve la racine de son style rigoureux :
« De plus j’aimais, et j’aime encore, les mathématiques pour elles-mêmes, comme n’admettant pas l’hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d’aversion. »

Par là il s’inscrit dans cette lignée, à la fois discrète mais essentielle, de la littérature française : les adeptes du véridique.
Nous y avons déjà croisé Georges Brassens, Balzac, Flaubert..
Sans parler de la lignée fraternelle des philosophes où il nous faut placer Montaigne, Voltaire, Albert Camus…

a) « Mais je m’égare »

Cette formule qui scande littéralement ce récit – une dizaine d’occurrences – donne deux précieuses indications sur la nature de celui-ci :
– Ce livre n’est pas un roman ; ce n’est pas une oeuvre de l’imagination qu’il offre au lecteur ; ce sont des mémoires. Il s’agit donc toujours, par cette formule, de revenir aux faits.
– Cet « égarement » n’est pas le trait de l’autobiographie – laquelle s’astreint généralement au respect de l’ordre chronologique – mais le signe de qui s’interroge sur sa vie, tente de faire apparaître ses lignes de force, de déchiffrer cette étrange équation par laquelle, à condition de la résoudre, on peut saisir son sens et son unité.

b) Un passage significatif

Nous avons plus haut largement puisé dans cet écrit pour reconstituer les étapes clefs de la vie de Stendhal.
Revenons brièvement ce qui fait qu’il prend place, à sa manière, dans ce vaisseau de la littérature française, cette synergie entre son tempérament et ses lectures de jeunesse.

« J’ai lu continuellement Shakespeare de 1796 à 1799. Racine, sans cesse loué par mes parents, me faisait l’effet d’un plat hypocrite. Mon grand-père m’avait conté l’anecdote de sa mort pour n’avoir plus été regardé par Louis XIV. D’ailleurs, les vers m’ennuyaient comme allongeant la phrase et lui faisant perdre de sa netteté. J’abhorrais coursier au lieu de cheval. J’appelais cela de l’hypocrisie.»

Nous avons vu plus haut, dans son essai intitulé « Racine et Shakespeare », sa véritable dévotion au dramaturge anglais. Ici, à l’opposé, s’exprime sa profonde détestation de Racine. Celle-ci prend évidemment racine, si l’on peut dire, dans celle qu’il voue à son père, le pieux Chérubin.

Du coup le bon grand-père Gagnon lui offre, une fois de plus l’antidote : l’histoire de la mort de Racine. Un résumé, d’après la relation fidèle qu’en fit Just-Jean Étienne Roy dans son « Histoire de Racine ».

Alors que Jean Racine qui l’a si bien servi à la cour est dans le besoin – il a cinq enfants et une grande maison à entretenir – Louis XIV lui répond obligeamment mais sans lui accorder d’aide. Nouvelle tentative auprès de Madame de Maintenon ; nouvel échec.
Quand ces deux-là apprennent que Racine est en train de mourir, ils ne lèvent pas le petit doigt. C’est que Racine a une longue accointance avec Port-Royal.
Orphelin, c’est à Port-Royal-des-Champs qu’il avait reçu une éducation de qualité ; c’est là, d’ailleurs qu’il demandera à être inhumé, ce que ce roi très catholique accordera, dans sa grande mansuétude. Pas pour très longtemps, il est vrai.
Quand Rome décide d’en finir avec le jansénisme Louis XIV ordonne la destruction de l’abbaye en 1710. Les restes de Jean Racine sont rapatriés à Paris, en l’église Saint-Étienne-du-Mont, ainsi que ceux de Blaise Pascal.

Qu’est-ce que notre mécréant de Stendhal a retiré de tout ça ? Que la piété, de quelque bord qu’elle soit, est capable de toutes les abominations et qu’il n’y a pas moins de dégoût à avoir pour ce roi qui se laisse manipuler par sa chanoinesse en jupons que pour ce poète qui prostitue son talent littéraire à la cour du très catholique souverain alors que ses convictions profondes sont jansénistes.

« Comment, vivant solitaire dans le sein d’une famille parlant fort bien, aurais-je
pu sentir le langage plus ou moins noble ? Où aurais-je pris le langage non élégant ?»
On ne parle jamais que la langue dans laquelle on a été éduqué ; sans doute.
Mais on hérite aussi la façon dont on en use. Là où on nomme un chat un chat, un cheval est un cheval et pas « un coursier ».
Bref l’artifice du langage poétique lui déplaît souverainement à Stendhal.
Voilà pourquoi non seulement son « Letellier » est en prose mais encore il est, à l’occasion, un règlement de compte avec le théâtre classique.

Situation initiale : Fougeard, riche parvenu aspire à l’ennoblissement. Comme il est d’une ignorance crasse, il invite à sa table des jeunes gens ayant quelque culture, dont Letellier.
Passage sur le théâtre :

Letellier :
Que je suis heureux d’être distingué par notre illustre Mécène.

Fougeard :
Mécène. Voilà ce maudit mot que j’ai tant cherché ce soir, oui, je serai votre mécène, amenez-moi quelques amis avec vous, et venez souvent.

Garasse :
Monsieur…

Fougeard :
Vous savez notre arrangement, tous les mardis vous viendrez me lire l’histoire des pièces qu’on doit jouer dans la semaine au Français.

Garasse :
Votre modestie vous trompe, monsieur, je ne puis rien vous apprendre, surtout sur cet article. Vous connaissez votre théâtre vingt fois mieux que moi.

Fougeard :
Vous me flattez. Cependant l’autre jour encore je croyais que Polyeucte et Athalie étaient de Racine. Parbleu, ces philosophes nous donnent bien de la peine.

Letellier (à part) :
Nous ! Le fat.

Il y a là, in concreto, deux traits souvent méconnus de Stendhal :

=> Il veut, décidément, être un dramaturge ; le fait qu’il trimballe son « Letellier » partout est peut-être moins l’effet d’une incapacité à mener son projet à terme que celui du « coup de pistolet de l’histoire dans la littérature », selon la métaphore insérée dans « Le Rouge et le Noir ».
Une seule note manuscrite enveloppe ce projet dans sa globalité : « Peindre dans le précepteur de Chamoucy l’anti-philosophe, le tartuffe actuel, les traits de La Harpe et de Geoffroy.  »
Nous avions déjà croisé La Harpe lors de l’année Voltaire ; invité à Ferney, il en était parti après avoir dérobé un manuscrit. Son hôte, généreusement, ne lui en avait pas voulu. Le caméléon La Harpe acheva son existence en odeur de sainteté.
De là, sans doute, la duplicité que lui attribue Stendhal.
Mais célébrer indirectement Voltaire sous Charles X, ça ne va évidemment pas de soi, particulièrement au théâtre qui est aussi une tribune.

=> Stendhal est un auteur engagé, de même qu’il l’avait déjà été dans son premier grand roman – en remettant en oeuvre le tragique destin d’Antoine Berthet – mais aussi dans ses « Promenades dans Rome » où, mine de rien, il dénonçait, les unes après les autres, toutes les manipulations de la papauté.

Suite de l’extrait :

« Corneille me déplaisait moins. Les auteurs qui me plaisaient alors à la folie furent Cervantès, Don Quichotte, et l’Arioste (tous les trois traduits) dans des traductions. »

Evidemment ; la traduction revient heureusement au langage ordinaire, sauf tour de force du traducteur, comme Yves Bonnefoy traduisant Shakespeare.

« Immédiatement après venait Rousseau, qui avait le double défaut (drawback) de louer les prêtres et la religion et d’être loué par mon père. »

Le jeune lecteur est donc partagé sur cette oeuvre : charme des confidences des « Rêveries du promeneur solitaire », solidité des raisonnements du « Contrat social », pertinence de la pédagogie de l’ « Émile » ; mais toujours cette buttée de la religion de Jean-Jacques. Sauf pour « La nouvelle Héloïse » qui l’enthousiasme.

Lecture autrement exaltante : « Je lisais avec délices les Contes de la Fontaine et Félicia. Mais ce n’étaient pas des plaisirs littéraires. Ce sont de ces livres qu’on ne lit que d’une main, comme disait Mme »

De « Félicia ou mes fredaines », roman libertin d’Andréa de Nerciat, il dit par ailleurs qu’il était « fou absolument » et que c’est ce livre qui a décidé de sa vocation littéraire : à l’époque, selon ses propres termes, monter à Paris pour y écrire des pièces, comme Molière.

Il n’en fut rien, comme on sait ; mais c’est là qu’il a puisé à la fois le modèle de la sobriété de son style et de la liberté de son propos.
Il n’est pas impossible qu’il y ait aussi trouvé quelques suggestions d’intrigues.
Illustration : « Sylvina, dans son couvent, faute de mieux, était devenue dévote ; et, rendue au monde malgré l’inclination la plus décidée pour les plaisirs de toute espèce, elle s’occupait encore plus de son salut ; en un mot, elle avait pris un directeur. Ces sortes de gens excellent à s’emparer des jolies femmes qui font la sottise de leur accorder un certain degré de confiance. »
Ce dispositif, comme on l’aura compris, sera transféré à Louise de Rênal.

Si ce récit nous en apprend beaucoup sur Stendhal, il ne fait pourtant pas oeuvre. C’est qu’il se heurte à ce qu’on pourrait nommer les impasses de l’autobiographie.

Le mathématicien qu’il était a sans doute été sensible à la structure complexe d’une vie humaine. La simple linéarité chronologique ne restitue jamais rien d’essentiel. Par contre certains événements anciens ont le pouvoir d’éclairer rétrospectivement ce qui est survenu dans la suite de la vie.

Si ce récit s’achève sur le retour à l’épisode clef de son enfance – assistant du premier étage de la maison Gagnon, aux événements de la Révolution française – c’est justement parce que c’est en ce lieu et en ce temps-là que s’enracinent les conceptions républicaines de l’écrivain à venir.
Il faut donc imaginer que quand il trace ces lignes Stendhal réalise finalement la nature de cet écrit : une auto-analyse. Et au moment où il le comprend – et donc se comprend – il pose la plume.

 

II « La chartreuse de Parme », second grand roman

Paradoxalement, c’est quand il est en Italie qu’il compose sa « Vie de Henri Brulard » et quand il est de retour à Paris qu’il se met à écrire son grand roman italien. C’est sans doute qu’il faut dresser entre le lieu concret où il réside et celui, symbolique, qu’il édifie par l’écriture, une barrière impénétrable.
(…)
1° Rappel des prémices (…)
2° Avatars et personnages (…)
3° Trajectoires singulières et destinée commune (…)

(( Je n’ai pas eu le temps de mener à terme cette partie du cours. Il faut dire qu’en matière de « ponstuation poétique » Baudelaire, géant méconnu, a pris beaucoup plus de place que prévu. J’ai seulement fait circuler le « sociogramme » de la Chartreuse qui est déjà un monde à lui tout seul. Pour me faire pardonner, juste le prototype du bâtiment de la Chartreuse, la forteresse de Torrevecchia.))

 

E Fin de partie

En 1839, alors qu’il a publié « La Chartreuse de Parme » – sans plus de succès que pour « Le Rouge » – Stendhal rejoint son poste en Italie. Craignant d’être à nouveau submergé par l’ennui, il remet aussitôt un nouveau roman en chantier : Lamiel.

Et puis, fort opportunément, Prosper Mérimée débarque à Rome. Il revient de Corse où il était en mission comme inspecteur de la Commission des Monuments historiques qui l’emploie. Ça fait presque 20 ans qu’ils se connaissent et qu’ils échangent des lettres où ils se racontent leurs aventures sexuelles et amoureuses, avec métaphores et pseudonymes pour les femmes qu’ils fréquentent ou dont ils ont entendu parler.

Stendhal entraîne aussitôt Prosper dans des « promenades » à sa manière, soit, comme nous l’avons vu, vouées aux retrouvailles avec l’Antiquité. Ils visitent d’abord le Latium puis partent à Herculanum et Pompéi.

Longue relation, qui a commencé dans les divers salons et cénacles parisiens et qui s’est poursuivie par lettres. Pourtant il n’y a pas vraiment d’amitié entre eux.
Du reste Mérimée est assez vite agacé par les doctes commentaires de son mentor.
Mais justement ; parce qu’ils n’ont aucune indulgence l’un pour l’autre, celui-ci nous livre sur son aîné quelques traits remarquables de son tempérament d’écrivain.

I Nulla dies sine linea

C’était à la fois, d’après ce que rapporte Mérimée, la devise et la prescription de Stendhal. Lui qui paraît être la désinvolture incarnée, passant incessamment du coq à l’âne, avide de voir le monde, de vivre des rencontres cruciales – avec une femmes, une oeuvre ou un lieu, selon les circonstances – est donc simultanément un travailleur acharné. Pas de jour où il ne prenne des notes.

Du même : « Tous ses livres ont été copiés plusieurs fois avant d’être livrés à l’impression ; mais ses corrections ne portaient guère sur le style. Il écrivait toujours rapidement, changeant sa pensée et s’inquiétant fort peu de la forme. Il avait même du mépris pour le style et prétendait qu’un auteur avait atteint la perfection lorsqu’on se souvenait de ses idées sans pouvoir se rappeler ses phrases. »

Donc pas styliste pour deux sous et philosophe dans l’âme : dire au plus près ce qui fut ou ce qui est, faire place aux événements avec autant d’exactitude que possible, restituer toutes les facettes de l’esprit ou du coeur humain, telles qu’il les a vu surgir en lui-même ou apparaître en d’ autres. Bref, un philosophe.
Voici à cet égard ce qu’en dit Jean Prévost dans son livre « Le chemin de Stendhal » :
« (…) je ne vois personne qui fut si bien resté le même dans une vie différente ; non, pas même Montaigne.»

De là, comme on l’a vu, son dédain pour la poésie qu’il tient pour « lettre close ».
Et Mérimée rapporte en quels termes : « (…) il était impitoyable pour les écrivains qui s’appliquent à rapprocher des mots surpris de se trouver ensemble, à polir leurs périodes, à donner aux pensées les plus triviales un tour bizarre qui fasse effet. »

Il aime Shakespeare sans effort et dans le texte, la versification anglaise, comme nous l’avions vu avec Yves Bonnefoy, étant beaucoup plus légère que la française et devant impérativement être abandonnée, chaque fois que le sens l’exigeait.
Stendhal rappelait justement que les rimes avait été inventées pour assister la mémoire. Et c’est vrai depuis l’époque la plus reculée de la civilisation grecque antique, les récits homériques comportant chacun plus de 20 000 vers. De là vient aussi ce qu’on peut tenir pour l’ancêtre du refrain :
« Dès que, fille du matin, parut l’Aurore aux doigts de rose. » ; de quoi reposer pendant quelques secondes, la mémoire de l’aède…

« Shakespeare a mieux connu le coeur humain. Il n’y a pas une passion, pas un sentiment qu’il n’ait peint avec une admirable vérité avec ses nuances. La vie et l’individualité inimitable de tous ses personnages le mettent au-dessus de tous les auteurs dramatiques. »

Toujours cette exigence de vérité, par conséquent.
Objection des amis : et Molière ?
Réponse de Beyle – dont Mérimée nous a indiqué plus haut qu’il n’est généralement d’accord avec personne – : « Molière est un coquin qui n’a voulu mettre sur la scène Le Courtisan, parce que Louis XIV ne le trouvait pas bon. »
En d’autres termes, cette lâcheté suffit à le disqualifier.

Ce jugement sans appel ainsi que sa recette pour affronter le premier duel indiquent que pour lui, le courage est la première des vertus cardinales. Mérimée, toujours :

« Voici sa recette pour le premier duel : « Pendant qu’on vous vise, regardez un arbre et appliquez-vous à en compter les feuilles. Une préoccupation distrait d’une autre préoccupation plus grave. En ajustant votre adversaire, récitez deux vers latins, cela vous empêchera de tirer trop vite et remédiera au cinq pour cent d’émotion qui a envoyé tant de balles vingt pieds plus haut qu’il ne fallait. »

Vertu qu’il a, par conséquent, transmis à son avatar : tandis qu’on vous conduit à l’échafaud, respirez l’air frais et jouissez de la chaleur et de la lumière du soleil…
Revenons au dernier roman.

1° Lamiel

Ce dernier roman – que Stendhal n’a pas eu le temps d’achever – est d’un tout autre style. Son cousin Romain Colomb, qu’il avait choisi pour être son exécuteur testamentaire, jugea bon de laisser ce manuscrit-là dans les cartons.
On ne peut pas lui donner tort.

Lamiel, jeune fille ingénue, cherche à savoir ce que c’est que l’amour. Elle lit tous les romans qui lui tombent sous la main. Elle interroge un docteur bossu et intrigant qui la trompe à dessein, puis un jeune abbé ému par sa beauté. Au passage, petite observation théologique de la demoiselle :

« Mais y a-t-il un enfer ? y a-t-il un enfer éternel et Dieu serait-il bon s’il faisait un enfer éternel ? car enfin, au moment où je suis née, Dieu savait bien que je vivrais par exemple cinquante années et qu’au bout de ce temps je serais damnée éternellement. Ne valait-il pas mieux me faire mourir à l’instant ?  »

Comme toutes les réponses qu’on lui donne sont elliptiques et que, dans son ingénuité, elle expérimente chacune, elle finit par donner rendez-vous à un jeune paysan.

« Le lendemain, elle trouva Jean dans le bois ; il avait ses habits des dimanches.
— Embrasse-moi, lui dit-elle.
Il l’embrassa. Lamiel remarqua que, suivant l’ordre qu’elle lui en avait donné, il venait de se faire faire la barbe ; elle le lui dit.
— Oh ! c’est trop juste, reprit-il vivement, mademoiselle est la maîtresse ; elle paye bien et elle est si jolie !
— Sans doute, je veux être ta maîtresse.
— Ah ! c’est différent, dit Jean d’un air affairé ; et alors sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maîtresse.
— Il n’y a rien autre ? dit Lamiel.
— Non pas, répondit Jean.
— As-tu eu déjà beaucoup de maîtresses ?
— J’en ai eu trois.
— Et il n’y a rien autre ?
— Non pas que je sache ; mademoiselle veut-elle que je revienne ?
— Je te le dirai d’ici à un mois ; mais pas de bavardages, ne parle de moi à personne.
— Oh ! pas si bête, s’écria Jean Berville. Son œil brilla pour la première fois.
— Quoi ! l’amour ce n’est que ça ? se disait Lamiel étonnée ; il vaut bien la peine de le tant défendre. Mais je trompe ce pauvre Jean : pour être à même de se retrouver ici, il refusera peut-être du bon ouvrage. Elle le rappela et lui donna encore cinq francs. Il lui fit des remerciements passionnés.
Lamiel s’assit et le regarda s’en aller.
Puis elle éclata de rire en se répétant :
— Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça ! »

Pas très réaliste, cette fois. En fait Lamiel c’est, tout simplement, Candide au féminin. Quelques universitaires ont fait ce rapprochement mais de façon purement formelle. Or il y a bien une intention de cet ordre chez Stendhal.

Deux notes de 1840, à propos de ce roman, le confirment :
=> « Suivre les règles de la mode d’alors, toutefois en l’adaptant à mes idées. Le grand objet actuel est LE RIRE »
=> « Trop de profondeur dans la description d’un caractère empêche le RIRE. »

C’est que notre écrivain avait fini par sentir le caractère répétitif du personnage avatar. Il avait donc tenté avec « Le Rose et le Vert » (titre alternatif « Mina de Vanghel ») de créer un personnage principal féminin.
Seulement ça tourne au conte de fée (Mina richement dotée, veut être épousée par amour ; elle multiplie les plans pour rencontrer un jeune homme qui l’aimera véritablement).
Du coup il abandonne le projet et opte pour la version voltairienne du roman de formation pour jeune fille. Ce pourrait être, en même temps, une sorte d’hommage posthume au bon grand-père Gagnon.
Seulement il aurait fallu qu’il ait le temps d’achever et de corriger ce manuscrit, précisément en l’allégeant.

2° Comme un soldat

Rapporté par Prosper Mérimée, en introduction à l’édition de ses lettres :
« Il ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale         et vilaine plutôt que terrible. Il a eu celle qu’il désirait, celle que César avait souhaitée : Repentinam inopinatamque.»

C’est bien le cas.
En mars 1841 il a fait, comme on disait alors, une attaque d’apoplexie. Il écrit à un ami :  « Je me suis colleté avec le néant ». Pas d’illusion sur ce qui l’attend, donc. Mais ça ne l’empêche pas de travailler ; il emporte en convalescence, pour corrections et ajouts, le 3° volume de ses « Promenades dans Rome ». Mais justement parce qu’il a d’autres livres en chantier, il demande un congé et revient à Paris en novembre.
Il n’y passera que quelques mois. En mars de l’année suivante, il fait un malaise dans la rue. Il meurt la nuit suivante, le 22 mars 1842. Il avait 59 ans.
A 7 heures de sa mort, il était encore debout, dans la rue… Il n’a pas su alors à quel point il était Julien Sorel.

 

Mérimée évoque son enterrement avec sobriété : «  Nous nous y trouvâmes trois, et si mal préparés, que nous ignorions ses dernières volontés. Chaque fois, j’ai senti que nous avions manqué à quelque chose, sinon envers le mort, du moins envers nous-mêmes ».

 

La France ne sait pas qu’elle vient de perdre l’un de ses plus grands écrivains, sinon le plus grand.

 

Conclusion

Quelques articles, après sa mort, commencent à allumer la flamme de cette postérité rêvée à laquelle Stendhal s’était attachée.
Une interminable critique, signée Auguste Bussière, paraît dans la « Revue des deux Mondes » en 1843.

Et puis ce passage lumineux, d’une absolue exactitude, qui a l’immense mérite de rassembler en quelques phrases ce qu’on finit par voir transparaître de Stendhal après des jours et des jours de lecture et de réflexion, sur ses romans, ses personnages, les rapports de sa vie à son oeuvre, ses lettres, son journal…

Le jugement que l’on pressent être du parfait connaisseur :

« Il faut se bien convaincre d’abord que l’auteur de le Rouge et le Noir, des Promenades dans Rome, de l’Histoire de la peinture en Italie, de la Vie de Rossini, n’a visé ni à la gloire du romancier, ni à celle du voyageur ou du critique, ni à celle de l’historien, ni même, quoique sa manière d’écrire soit tout épisodique et anecdotique, à celle du biographe. L’histoire, le roman, le voyage, la biographie, ont été tour à tour le cadre dans lequel il a fait entrer l’objet unique et constant de sa pensée. Cet objet, c’est la science de l’homme, puis l’objet immédiat de cette science primordiale, la science du bonheur. Il n’y avait donc qu’une gloire pour lui, celle de voir juste et de déduire rigoureusement.»
Bref la « Lo-gique »…

Et puis, au siècle suivant, quelques éloges. Citons-en deux qui donnent l’empan du talent du sieur Beyle :

« Pas une ligne pour le joli, pour le pittoresque, pour l’amusement. Toujours quelque chose, toujours de l’intérêt. » Paul Léautaud

« Cet homme que j’aime si peu et dont je ne puis ouvrir un livre que je n’en dévore aussitôt quelques pages, comme il me déplaît et comme je l’admire. » Julien Green

Mais parmi ces lectures posthumes, c’est celle de Julien Gracq qui a ma faveur :
« Tout grand romancier crée un monde – Stendhal, lui, fait à la fois plus ou moins : il fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge fait pour les dimanches de la vie, où l’air est plus sec, plus tonifiant où la vie coule plus désinvolte et plus fraîche – un Eden des passions en liberté, irrigué par le bonheur de vivre, où rien en définitive ne peut se passer très mal, où l’amour renaît de ses cendres, où même le malheur vrai se transforme en regret souriant.»

Bien vu, comme d’habitude. Il est vrai que dans les romans de Stendhal nous sommes très éloignés du monde stupéfiant du Rivage des Syrtes, création entière, douée d’un bout à l’autre, d’une forte densité d’existence.
Mais c’est peut-être cette neutralité des choses, hormis le nom des villes, qui fonde l’universalité de Stendhal. « Le Rouge et le Noir » est classé 86° dans la liste des 100 meilleurs livres du monde.
Bien vu aussi cette légèreté stendhalienne du malheur.
Il faut se souvenir de Julien Sorel marchant à l’échafaud le coeur léger.
Chemin faisant je me demande si Louis Poirier, quand il s’est choisi un pseudonyme, n’a pas emprunté à Sorel son prénom de Julien. C’est plus que probable en effet ; « Le Rouge et le Noir » avait été, dans sa jeunesse, une lecture décisive.
A la question « Quel est le plus grand écrivain français ? » André Gide aurait répondu « Victor Hugo, hélas ! ». S’il semble que la question ait en réalité porté sur le plus grand poète, celle du plus grand écrivain national est récurrente.
Régis Debray la tranche magistralement dans un livre paru en 2019 : « Stendhal, c’est l’esprit français, mais Hugo, c’est l’âme ». Et puis s’il devait y avoir un roman national, au sens propre, ce serait incontestablement « Les Misérables ».

Pourtant la Société des Gens de Lettres, oubliant que Victor Hugo fut son père fondateur, préféra Stendhal. Pourquoi pas l’un et l’autre ?

Il y a décidément, depuis Montaigne, un rôle éminent dévolue en France à la littérature, une sorte de mission implicite de l’écrivain, que l’un ou l’autre, en son temps, peut être amené à assumer. Quand Hugo alerte sur la dégradation morale que peut engendrer la misère matérielle, Stendhal plaide implicitement pour la reconnaissance du mérite individuel et pour la liberté de la pensée.

Et puis, issu du terreau de la France des Droits de l’Homme, Stendhal commence à être traduit un peu partout, connaissant ici ou là, de notables succès, comme en Suède et au Japon.

Simone de Beauvoir lui consacre, dans « Le deuxième sexe » un essai judicieusement intitulé « Stendhal ou le romanesque du vrai ». Elle commet quelques erreurs mais a le mérite de citer « Lamiel » pour réfuter le propos d’Alain qui avait déclaré que Stendhal ne s’intéressait aux femmes qu’à travers le regard de ses héros masculins.

Léon Blum, lui, s’était plutôt intéressé au philosophe empiriste que fut aussi Stendhal, publiant en 1914 « Stendhal et le beylisme  ».

Mais le plus bel hommage, Stendhal le doit à Victor Del Litto. Cet italien d’origine lui a véritablement consacré sa vie. Il est d’abord devenu français puis professeur de littérature à l’université Stendhal à Grenoble, fondateur du Stendhal club, restaurateur de l’appartement du docteur Gagnon devenu « la Maison Stendhal », déchiffreur des manuscrits, éditeur des écrits autobiographiques et de l’album Stendhal dans la Pléiade, entre autres initiatives.
Il n’existe pas d’autre exemple au monde d’un tel dévouement à la mémoire d’un écrivain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Table des matières

Prélude

Introduction

A Les années d’apprentissage

I Enfance en Dauphiné

1° Une mère délicieuse
2° Un sale gosse
3° Une fenêtre sur le monde
4° Pourquoi le jeune Beyle est bon en maths
5° Jeune mais déjà « républicain enragé »

II Jeunesse d’Henri Beyle

1° Des débuts mouvementés
2° Homme de lettres, de caserne, de chancellerie
a – Éros
b – Dionysos
c – Arès
d – Hermès

III En campagne et ailleurs

1° Par temps de guerre…
2° … vivre malgré tout.
3° Les années terribles

B Le chemin de Stendhal

I Le lever de rideau

1° Rome, Naples et Florence
2° Vie de Napoléon

II Un amour malheureux mais fécond

1° Tomber en amour
2° Écrire

III A défaut

1° Racine et Shakespeare
2° « De la musique avant toute chose »
3° Armance
a) La déconvenue amoureuse
b) Les substrats du roman
α Un mariage qui ne se fait pas
β Un fiasco
c) L’alchimie de l’écriture
4° Promenades dans Rome

C « Le Rouge et le Noir », premier grand roman

I Une chronique judiciaire

1° L’affaire Berthet
2° Une fidèle transposition du réel
3° Un fervent disciple

II L’art de raconter

1° Un roman, c’est un miroir…
2° … ou un violon
3° Narratologie stendhalienne

III Les éléments de l’édifice romanesque

1° L’ancrage historique
2° Les prototypes des personnages
3° Des faits, rien que des faits

IV La dynamique du récit

1° Julien Sorel, anti-héros ?
2° Un style novateur
3° To the happy few

D Suites de la carrière

I De l’écriture comme dérivatif

1° Souvenirs d’égotisme
2° Lucien Leuwen
3° Vie de Henri Brulard

II « La chartreuse de Parme », second grand roman

1° Rappel des prémices
2° Avatars et personnages
3° Trajectoires singulières et destinée commune

E Fin de partie

1° Un inlassable travailleur
2° Comme un soldat

Conclusion

 

 

 

 

 

 

 

 

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