Brassens

Brassens, polisson et poète

J’suis l’pornographe
Du phonographe,
Le polisson
De la chanson

déclare-t-il dans l’une d’icelle. Mais il est aussi délicieusement poète, par exemple dans cette courte chanson intitulée :

La cane de Jeanne

La cane
De Jeanne
Est morte au gui l’an neuf
Elle avait fait la veille
Merveille
Un œuf

La cane
De Jeanne
Est morte d’avoir fait
Du moins on le présume
Un rhume
Mauvais

La cane
De Jeanne
Est morte sur son œuf
Et dans son beau costume
De plumes
Tout neuf

La cane
De Jeanne
Ne laissant pas de veuf
C’est nous autres qui eûmes
Les plumes
Et l’œuf

Tous, toutes
Sans doute
Garderons longtemps le
Souvenir de la cane
De Jeanne
Morbleu

J’adore ici la rime entre « plume » et « eûmes », le côté haïku gaulois de l’ensemble et même la dernière rime, incertaine et croisée, entre « (t)emps le » et « (m)orbleu ».

Nous parlerons plus loin de Jeanne à laquelle il consacre une chanson entière, sobrement intitulée « Jeanne » et qui apparaît dans une troisième, la plus célèbre de toutes (?) : « L’auvergnat ».

Mais ici, contrairement à ce qui a lieu pour la connerie, le temps fait quelque chose à l’affaire ; commençons donc par le commencement.

Enfance et jeunesse

Comme chacun le sait, grâce à une autre chanson – « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète » – mauvais départ pour une biographie linéaire – c’est sur les bords de la Méditerranée qu’est né Georges, dans cette petite ville. On pourrait écrire aussi « à Cette, petite ville » car alors, en 1921, son nom s’orthographiait comme l’adjectif démonstratif homophone : c e t t e…

Nous reviendrons le moment venu à cette chanson qui a le rare mérite de nous livrer aussi la tonalité de cette enfance et de cette jeunesse. Juste une strophe à propos de la plage de la corniche où il passa entre enfance et jeunesse, de si bons moments :

C’est une plage où même à ses moments furieux
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux
Où quand un bateau fait naufrage
Le capitaine crie « Je suis le maître à bord !
Sauve qui peut, le vin et le pastis d’abord
Chacun sa bonbonne et courage »

Neptune aurait plutôt eu des remords, d’après la légende. Après avoir dévasté cette partie de la côte d’une tempête monstrueuse, il aurait ensuite pétrifié une baleine pour la protéger à l’avenir de ses sautes d’humeur ; de là le cordon littoral et l’étang de Thau qui offre de paisibles plages d’eau adoucie, côté continental.

Sur cette ville de l’enfance, deux perles miraculeusement surgies des limbes du passé, deux chansons inédites de Georges Brassens que Maxime Le Forestier a eu la bonne idée d’interpréter.

La maîtresse (que Gilles connaissait déjà) :

Jeanne Martin :

Voici les trois strophes, encore imparfaites, relatives à ce changement de nom :

La petite presqu’île
où jadis bien tranquille
moi je suis né natif
Soit dit sans couillonnade
avait le nom d’un ad-
-jectif démonstratif

Moi personnellement,
Que je meurs si je mens,
Ça m’était bien égal
J’étais pas chatouillé
J’étais pas humilié
Dans mon honneur local

Mais voyant d’l’infamie
Dans cette homonymie
Des bougres s’en sont plaint
Tellement que bientôt
On a changé l’ortho
-graphe du patelin.

Et j’eus ma première tristesse
d’Olympio
Déférence gardée envers
Le père Hugo

Victor Hugo, notre père à tous. Et « La tristesse d’Olympio », le poème le plus célèbre du recueil « Les rayons et les ombres ». Il évoque un pèlerinage intime dans la vallée de la Bièvre, le souvenir d’un séjour qu’il y fit avec Juliette Drouet, le grand amour de sa vie.

Quelques mots sur les parents de Georges Brassens :

=> Son père d’abord ; c’est ce colosse généreux dont nous avons fait la connaissance dans          « Les quatre bacheliers ».

Généreux et chevaleresque. Jules Brassens, maçon de son état, la cinquantaine passée, propose sa main à Elvira, jeune veuve d’origine italienne. Par là il adopte sa fille née d’un premier mariage.
Georges naît en 1921 ; il a donc une grande soeur ou plutôt une grande demi-soeur.

=> Sa mère, ensuite ; c’ est une fervente catholique et elle sera profondément choquée par l’épisode « un peu voleur » de son fils.

De quoi s’agit-il, en fait ? Avec trois copains, comme ils n’avaient pas assez de sous, ils ont eu l’idée de voler chacun chez eux quelques bijoux de famille et d’aller les revendre à la bijouterie du quartier.

Tout se passa d’abord à merveille ; et puis l’un ou l’autre de ces parents reconnut dans la vitrine un bijou lui appartenant. On imagine que les familles renoncèrent à porter plainte ; les jeunes gens en furent quittes pour cette arrestation et une condamnation à la prison avec sursis ; Georges s’en tire avec deux mois.

Mais cette mère supporte mal les regards désapprobateurs des Sètois. Plus tard les circonstances issues de la guerre et cette « mauvaise réputation » inciteront Georges à trouver refuge dans la capitale.

C’est aussi cette piété sévère de la mère qui fera de son fils un constant bouffeur de curés. Pourtant il lui doit une fière chandelle : elle est passionnée de chant et de musique ; c’est de sa belle voix qu’il tire sa passion de la chanson.

Que sait-on de ses jeunes années ?

Il est fort peu loquace sur son enfance et sa prime jeunesse. Dans l’émission de radio dont Gilles nous a aimablement fait parvenir l’adresse au mois de juin, il donne quelques précieux indices, en particulier le titre d’une chanson qui l’a alors ému : « Brave marin ».
Je la connaissais et donc nous la chantions encore dans mon enfance, probablement en colonies de vacances.

La voici, version courte :

 

« Un monstre à l’intérieur »

Dans la même interview : « J’étais un monstre à l’intérieur mais à l’extérieur, je me comportait tout à fait normalement ».

Peut-être pas tant que ça ; « La mauvaise réputation » donne quelques indications :
anti militariste et anti police, indulgent pour les petits délinquants, « les voleurs de pommes » dont il fut probablement, anti papiste et probablement athée, suivant, citation : « les chemins qui ne mènent pas à Rome »…

« En ce temps-là, je me croyais anormal (…) mes idées n’étaient pas celles des autres » « au collège (…) j’ai assez souffert parce que je n’aimais pas tellement la discipline »

Un enfant puis un adolescent oppositionnel, ce qui survient généralement quand les adultes éducateurs, de façon ou d’autre, se déconsidèrent à ses yeux.

Ce qu’on raconte au collège, dans la salle de classe, ça ne l’intéresse pas du tout. Sauf le cours de français de M. Bonnafé

« Villon m’a intéressé tout de suite, à cause de son côté patibulaire, son côté « de sac et de corde » » ( Autrefois, les hommes de sac et de corde désignaient les soldats qui pillaient les villes et qui auraient alors mérité d’être pendus.)

On le sentait venir, Villon !

« Tout l’monde viendra me voir pendu,
Sauf les culs-de-jatte, bien entendu ! »

« Pies, corbeaux nous ont les yeux cavé
Et arraché la barbe et les sourcils. »

Brassens, comme Villon, un marginal : « J’ai toujours été hanté par cette idée de marge », déclare-t-il encore..

Et Villon, il le mettra en musique ;  C’est la « Ballade des dames du temps jadis » qui, par le miracle de la patiente recherche de Brassens et de sa musique légère, passe allègrement la barre de 5 siècles.

« J’ai appris à lire, au collège ; je crois que c’est tout. A lire et à écrire. »

Brassens ou le cauchemar de l’interviewer… A la fois lapidaire et minimaliste, il se rétracte comme un escargot, dès qu’on tente d’en apprendre un peu plus sur lui.

On le sent vulnérable, complexé. Son laconisme pourrait bien être un moyen de détourner un questionnement intrusif.

Ceci dit « apprendre à lire » ne désigne évidemment pas ici l’ânonnement syllabique ; il s’agit de l’acquisition de cette compétence qui va permettre de conduire librement son esprit partout où l’on voudra par le moyen des livres.

Et alors découvrir la liberté d’un François Villon, c’est apprendre du même coup qu’on peut bien soi-même attraper la plume.

Et puis au collège, il y eut les camarades.

« Corne d’Auroch », par exemple. Que nous en dit-il ? Ceci : «  c’était un type qui était au collège avec moi ; on avait créé « le parti préhistorique » à ce moment-là (…) moi je m’appelais « oeil de mammouth »  Puis Corne d’Auroch a beaucoup changé ; maintenant il représente une maison de parfum ; il est presque coiffeur. (…) il a un peu disparu de ma vie, Corne d’Auroch ; alors pour me venger, j’ai écrit une chanson. »

Celle-là, on la connaît bien aussi :

Ce « parti préhistorique » a une forte tonalité anarcho-écologique : on n’a besoin pour vivre que d’un arbre et d’une grotte.

Pour revenir aux années de l’adolescence et du collège, Brassens se définit lui-même, comme un élève médiocre, capable cependant d’avoir de bonnes notes, essentiellement en gymnastique, il est vrai.

Mais après l’épisode de l’arrestation pour vol, il ne retournera pas en classe.
Pour autant il ne veut pas devenir apprenti maçon, comme son père l’y invite.

Il faut dire qu’un cousin lui a offert un banjo et qu’il a commencé à former un orchestre avec des copains. Comme il ne sait pas trop pincer les cordes, il fait plutôt batterie avec ses doigts sur la table d’harmonie.

Il avait commencé à versifier, allant même jusqu’à soumettre ses poèmes à Bonnafé. Et le prof ne l’a pas découragé ; on peut toujours se perfectionner.

Et puis il y a la radio ; il adore Ray Ventura, Tino Rossi, Charles Trénet et d’autres… Il fait ses gammes en chantant « Tout va très bien Madame la marquise », « Marinella », « Sous les ponts de Paris », « Couchés dans le foin », et c…

A propos d’instrument de musique, il y en a un autre dont on ne parle pas : l’harmonica.
Dont on ne parle pas, sauf dans cette chanson qui fait partie de celles que je nommerai « chansons sensibles », en ce que Georges y parle de lui-même au plus près, ce qui est, finalement, plutôt rare.
Nous en avons écouté une autre précédemment – « Corne d’Auroch » et il y en a une que tout le monde connaît… « Jeanne »

Mais écoutons d’abord la chanson à l’harmonica :

« La marche nuptiale », une de ses plus belles chansons. Et il ne peut pas l’interpréter sans qu’on le sente profondément ému.
« Souvenir content », vraiment ? Blessure, plutôt ; superficielle mais inguérissable.
Pourquoi faut-il que les petits, les humbles soient encore spoliés des rares moment de bonheur de leur existence ?
Dieu n’a pas fini d’entendre parler de Georges !

Accessoirement cette émotion-là est tellement sensible qu’Anne Sylvestre interprétera la chanson en 2006 et François Morel, en 2016.

Petit problème d’adéquation chronologique : les parents de Brassens sont dits s’être mariés en 1919, soit deux ans avant la naissance de Georges. C’est probablement une coquille bien pensante. Ce qui donnerait 1929, pour ces épousailles. Et en effet on peut bien se représenter un petit garçon de 8 ans profondément atteint par le chagrin de sa mère qui espérait un jour de fête.

Autre hypothèse : Elvira est veuve de guerre mais fervente catholique. Elle et Louis Brassens auraient bien pu faire bénir leur union à l’église en 1919 et s’en tenir d’abord là – du côté de l’état civil – de façon à ce qu’elle continue à toucher quelque temps sa pension.

C’est d’autant plus vraisemblable que ceux qui se seraient d’abord épousés « devant Monsieur le curé » s’engagent ensuite dans des dépenses importantes : ils ont décidé de doter d’ un étage supplémentaire la maison de la rue de l’Hospice, que Jules – le père de Jean-Louis, lui aussi maçon – avait d’abord acquise et aménagée.

Et puis, dès qu’ils le peuvent, ils régularisent leur situation en s’allant marier, cette fois,                « devant Monsieur le maire ».
Le problème c’est que Louis est tellement anticlérical qu’il ira plus tard jusqu’à refuser d’assister à la communion solennelle de Georges.
Ceci dit, il a pu faire un effort pour légitimer de cette manière-là son union avec Elvira.          Quoi qu’il en soit, cette chanson est véridique.

Cette mère, que son petit garçon s’efforce alors de consoler, rêve de voir celui-ci devenir médecin ou avocat ou militaire ou… prêtre, même (ainsi que Georges de confiera plus tard dans une rare interview).

Seulement pour ça il faudrait qu’il travaille bien au collège, ce qui est loin d’être le cas, sauf en français, avec M. Bonnafé…
Sa mère décide de le priver de ses leçons de musique ; comme on s’en doute, ça n’arrange pas les choses…

Que faire de cet adolescent, médiocre élève et qui ne pense qu’à chanter ?

Il faut dire que cette année-là – scolaire s’entend, soit 1936-1937 – le Front populaire accède enfin au pouvoir en la personne de Léon Blum. Alors ce sont les congés payés, la semaine de 40 heures, les billets de train à tarif réduit, les vacances enfin.
Et dans les cortèges, l’Internationale est peu à peu supplantée par la chanson d’un jeune inconnu :

Oui, en effet, « Y’a d’la joie ! ».
A propos de Charles Trénet, il confiera plus tard : « C’est sans doute grâce à lui que j’ai pensé faire des chansons.  »
Et Georges est tellement « fan » – comme on dit aujourd’hui – que quand Trénet descend faire une modeste tournée à Marseille, il va l’écouter puis se rend à son hôtel pour lui proposer des chansons.
Mais Monsieur Trénet « ne reçoit personne ».

Ça s’est nettement arrangé entre eux par la suite, comme le prouve cet enregistrement :

Frénet, le grand amour artistique de sa jeunesse…
Georges est resté tellement « frénétique » qu’il connaît mieux ses chansons que lui…

Mais on n’en est pas là. Les vacances ont une fin et Georges entre au lycée, en seconde donc.   Et là, c’est carrément catastrophique… Il est certain que s’il s’attendait à retrouver un Bonnafé, c’est raté.

Si Georges ne veut pas poursuivre ses études, il doit travailler. On lui trouve d’abord une place d’apprenti ramoneur. Il est probable que Louis et Elvira ont pensé que ce boulot tellement ingrat lui ferait illico regretter les bancs du lycée.

Peine perdue. A Sète les offres d’emploi que « les braves gens » peuvent faire à ce jeune délinquant sont évidemment rares et comme il ne veut pas être maçon…

Ses parents décident donc de l’envoyer à Paris, chez sa tante Antoinette.
Du moins y trouvera-t-il plus facilement du boulot.

Le problème, c’est qu’alors on est en février 1939…

Mais la guerre, on ne la voit pas venir. Et puis il est monté à Paris avec son copain Louis Bastiou, dit Loulou, et sans doute apprécient-ils cette liberté nouvelle, même si elle ne doit être que partielle.
Enfin Antoinette n’est pas pour rien la soeur d’Elvira : elle a un piano. Et le jeune homme va apprendre à y composer ses mélodies, méthode qu’il conservera toute sa vie.

Et puis il s’est trouvé du travail comme apprenti chez un relieur ; ça ne dure pas. Quelques semaines plus tard, il se fait embaucher chez Renault Billancourt en compagnie de Loulou ; il est d’abord affecté au décolletage puis à l’inspection des moteurs.
Sans doute est-ce alors qu’il devient anarchiste. Et il l’est véritablement et le restera toute sa vie.

Quelques années plus tôt, dans la même usine, une jeune femme de même sensibilité politique occupe un poste au fraisage. Mais, contrairement à Georges, Simone aurait pu se passer de cet emploi accablant ; seulement elle entend poursuivre son expérience de la condition ouvrière.
Nom de famille : Weil (avec un W) ; la philosophe donc, pas la femme politique.

Expérience irremplaçable, pour l’un comme pour l’autre. Le sort des « misérables », ils en ont conservé une idée sensible, arrimée au corps.
Simone sera encore ouvrière agricole avant d’entrer dans la Résistance. Elle mourra en Angleterre en 1943, moins de sa tuberculose à récidive – comme Camus – que du fait qu’elle avait décidé, par solidarité, de ne pas manger davantage que ce que les cartes de rationnement autorisaient à ses compatriotes…

En septembre 39, c’est la guerre. Au mois de juin suivant, l’usine est bombardée.
Mais pas seulement ; la Lutwaffe a reçu la mission d’anéantir toutes les bases militaires autour de Paris et elle ne fait pas dans la dentelle…

Les bombardements de juin – qui ont fait de nombreux morts et blessés – déclenchent la panique puis l’exode.
Georges, comme tout le monde, fuit la capitale. Il va à pied jusqu’à Melun puis saute dans un premier train de marchandise… Il finit par arriver à Sète.

Et puis l’Occupation se met en place et les fuyards de juin regagnent peu à peu Paris.
En novembre Georges est de retour ; on ne sait comment il vit alors ou plutôt, de quoi.

Par contre c’est l’époque où il lit beaucoup – surtout des poètes – et aussi, probablement, celle où il vit son premier amour et son premier chagrin.

Témoin cette belle chanson d’après coup, témoignant aussi des vertus thérapeutiques de l’humour : Les ricochets.

Références littéraires discrètes mais admirablement serties dans cette romance qui conserve quelque part la légèreté des ricochets.

En 1942 il fait éditer un premier petit recueil de poèmes, à compte d’auteur, joliment intitulé      « A la venvole », c’est-à-dire comme vole le vent, de façon légère et passagère.
Treize poèmes dont je n’ai retrouvé qu’une strophe, très voltairienne, justement :

Le clergé vit au détriment
Du peuple, qu’il vole et qu’il gruge
Et que, finalement,
Il juge.

On pourrait presque la mettre en musique. Ce qui sera le mètre propre de Brassens, dans ses chansons, est déjà là, avec une prédilection pour l’octosyllabe, entier ou tronqué.
Par exemple on peut décliner les deux premiers vers de cette petite strophe sur la mélodie de L’Hécatombe :

Au marché de Brive-la-gaillarde,
A propos de bottes d’oignons, 
                                                                                                              Quelques douzaines de gaillardes 
                                                                                                                   Se crêpaient un jour le chignon

J’ai une mélodie en tête pour les deux autres vers mais je ne sais plus à quelle chanson elle correspond.

La même année il récidive avec un autre petit recueil intitulé « Les couleurs vagues ».              Mais cette fois c’est lui qui recopie ses poèmes de sa belle écriture et qui fait les reliures.             Il le distribue à ses amis.                                                                                                                               On sait qu’il en dédiera un à Jeanne et Marcel que nous évoqueront bientôt.

Mais en 1942, comme l’état civil s’en avise, il devient majeur et, par conséquent, mobilisable dans le cadre du S.T.O. : service du travail obligatoire.

Le voilà donc qui traverse l’Allemagne en train, avec ses camarades d’infortune, avant d’atterrir à Basdorf, pas très loin de Berlin.

Dans la journée : travail à l’usine BMW aviation ; le soir : retour au camp. Georges est dans la chambrée 5. Les loisirs des camarades, pour l’essentiel : jouer aux cartes ; ça ne l’intéresse pas. Alors il se couche aussitôt après le dîner.
Par contre il se lève dès 4 heures du matin et ceux qui ouvrent alors un oeil le voient gratter fiévreusement de la plume.

Des chansons ? Non. Un roman, lequel n’arrivera jamais à terme et prendra entre temps tous les noms d’oiseau : « Lalie Kakamou » et quelques autres.
Des chansons aussi ; mais plutôt surréalistes.
Par exemple : « La ligne brisée ».

Premières strophes :

Sur la sécante improvisée
D’une demi-sphère céleste
Une longue ligne brisée
Mais harmonieuse et très leste
Exécute la danse de saint-guy
Exécute la danse
Exécute la danse
Exécute la danse de saint-guy
(…)
Onduleuse onduleuse onduleuse
Elle erre sur la
Nébuleuse, leuse, leuse
Astronomiquement fabula
Scandaleuse scandaleuse scandaleuse
Elle erre sur la
Nébuleuse, leuse, leuse
Astronomiquement fabula

Et zigzague et zigzague et zigzague
Et zigzague donc-on-on
Sur l’air vague, vague, vague
Vague, et vague
D’un doux rigodon d’un doux rigodon
La faridondaine la faridondaine
D’un doux rigodon
La faridon, don.

Quelques autres aussi, mais nées plutôt du regret ou de la nostalgie, comme « Maman, Papa »

En fait Brassens chanteur naît bien à Basdorf mais, curieusement, dans une chanson qu’on pourrait qualifier d’engagée… et qu’il n’interprétera jamais qu’avec ses camarades du camp : « La marche des PAF »
PAF : acronyme de Pour l’Armée Française + jeu de mots à l’intention de ces jeunes gens saoulés des mensonges de la propagande.

Paroles et musique, interprétation de René Iskin, copain du camp :

Cette chanson, que deux de ses copains connaissaient encore par coeur des décennies plus tard, on l’entonnait probablement plusieurs fois par jour entre le camp et l’usine.

Les copains, justement.

Les plus anciens, il se les est fait sur les bancs de l’école puis du collège.

Nous connaissons déjà Émile Miramont, dit Corne d’Auroch, du temps où Georges était               « Oeil de mammouth », vers 10 ans. C’était l’époque du « Parti préhistorique ».                         Plus tard les frères Delpont et Désiré Scopel ; ceux-là l’appellent Jo, tout simplement.                 On a quitté la préhistoire pour l’histoire des « mauvais garçons » qui s’achève moins mal qu’on aurait pu le craindre.
Toujours parmi « les copains » sétois, Victor Laville. Lui, Georges l’a connu en 5°.
Il va jouer un rôle clef dans sa carrière. C’est qu’ à 13 ans, il est déjà sensible aux oeuvres          de son camarade.

Voilà ce qu’il rapporte d’un cours de géo de cette époque :

« Le professeur, surnommé le Totu, ne plaisante pas :
– Eh bien Laville ! Ce que vous raconte Brassens a l’air plus intéressant que mon cours !                        – Que cachez-vous là ?
– … un cahier, Monsieur…
– Je vois bien que c’est un cahier !
Puis, après l’avoir consulté :
– De la poésie ! Comme c’est charmant !
Et s’adressant à la classe :
– Messieurs, nous avons un poète parmi nous !
Eh bien, messieurs les poètes, vous viendrez dimanche en retenue travailler votre art ! »

Oui, en effet, il y avait un poète dans la classe mais personne ne le savait encore, à part Victor.

Puis naît encore la longue amitié avec « Loulou », Louis Bestiou pour l’État civil, qui montera avec lui à Paris.

Mais parmi ces copains sétois, celui qui naviguera avec Georges depuis « la mare des canards » jusqu’aux soixantièmes rugissants, c’est Éric Battista.

Et puis il y a, cette fois, les compagnons de l’infortune…
Les amis de Basdorf : Pierre Onteniente, dit Gibraltar – qui deviendra bientôt son comptable, secrétaire et homme de confiance – René Iskin et plusieurs autres.

Enfin les coups de foudre amicaux ultérieurs : René Fallet et quelques autres.

Se sont-ils rencontrés les uns les autres, ces copains ? C’est possible. Mais ce n’est pas ce qui importe ici. Ce bateau insubmersible sur lequel Georges navigua toute sa vie, il est fait de la qualité des relations qu’il est capable d’établir avec certains de ceux que les hasards de la vie ont mis sur son chemin et qui sont capables de lui rendre la pareille.

Louis Nucéra fait partie de ces rencontres singulières.
1954 ; Louis, journaliste en passe de devenir écrivain, interviewe Georges. Et puis, de fil en aiguille, c’est le jeu des affinités électives : plutôt prolos tous les deux, d’origine italienne, de mêmes goûts littéraires.
Ils ne manqueront jamais une occasion de se retrouver, ici ou là.

Voilà pourquoi Nucéra est témoin d’une scène hautement significative :

 » Ce jour-là un ami débarque et demande à Georges une forte somme. Pendant que celui-ci lui fait un chèque, l’ami s’assoit, sort un papier et commence à écrire.
Qu’est-ce que tu fais ? demande Georges.
Ben, je t’écris une reconnaissance de dette…
Tu ne crois pas que j’aie confiance en toi ?
Si ; mais si je meurs…
Si tu meurs, tu crois que c’est mon argent que je regretterai ?  »

Écoutons donc cette superbe ode à l’amitié :

Sans parler des disciples… Nous y reviendrons plus loin.

Retour à Basdorf… Non justement : Georges ne retournera pas à Basdorf.
Il profite d’une permission de 15 jours – qu’il a fini par décrocher réglementairement au bout d’un an de travail obligatoire – pour disparaître dans la nature.
Ou plus exactement dans les ruelles du XIV° arrondissement de Paris.

Impasse Florimont… Une impasse : on pouvait trouver mieux pour se planquer.            Seulement Jeanne Le Bonniec qui y réside – et qui est une amie de sa tante Henriette –              est compréhensive et accueillante.

Elle vit là, au n° 9, avec son compagnon, Marcel Planche, et toute une ménagerie d’animaux abandonnés que les deux généreux hôtes ont accueillis et nourrissent.

De là ce titre sublime qu’il lui décernera plus tard… Écoutons-le :

Et il faut prendre « mère universelle » au pied de la lettre. En réalité Jeanne est la couturière de la tante et c’est elle, probablement qui fait vivre toute la tribu.

Si Marcel n’est pas très regardant sur l’aventure amoureuse qui unit très vite Jeanne et Georges, c’est pour le motif qu’avec lui aussi, elle s’est montrée généreuse. L’Auvergnat, sans doute, est compréhensif ; mais il est aussi alcoolique au dernier degré. Et s’il est bien originaire d’Auvergne, ce n’est pourtant pas lui l’Auvergnat de la chanson.

Quant à l’assertion de l’impasse Florimont comme refuge, il faut aussi la revoir.
A Basdorf Georges écrit, semble-t-il, une chanson sur Jeanne. D’autre part les photos les plus anciennes où ils sont tous les deux, les montrent étrangement assortis.

J’ai l’intuition que sa tante, avant la guerre, lui a fait porter des rouleaux de tissu impasse Florimont, qu’il était triste à cause de sa « toute première parisienne » envolée sur un ricochet, que Jeanne l’a consolé et que, de fil en aiguille…
On n’est pas couturière pour rien.

Bref, si Georges ne repart pas en Allemagne, c’est qu’il est amoureux, tout simplement.

Quant au côté « cour des miracles » du lieu, il s’explique parfaitement.
Au n°9 impasse Florimont, il n’y a pas de chauffage, pas d’électricité, pas d’eau chaude.            On fait sa toilette et le reste dehors, dans un étroit passage pavé nommé « cour », justement.

Et c’est sans doute parce que le loyer est extrêmement modique que Jeanne, avec ses émoluments de couturière, peut y entretenir tout son monde, .

En hiver il faut pourtant bien se chauffer. Alors on va en face acheter du bois, au café-charbon, dit « Bar des amis » et tenu par Louis Cambon… originaire d’Auvergne.
Un bougnat, en somme.

Et comme pendant la guerre, il y a beaucoup moins de commandes pour Jeanne, on commence par l’acheter à crédit, ce bois. Enfin, le jour où Georges n’a pas de quoi rembourser et où on grelotte au 9, Louis Cambon le donne.

Dix ans plus tard, c’est l’hiver 54, particulièrement rigoureux. Alors Georges se souvient…

En 2019, à l’occasion de ses 78 ans, lors de sa tournée internationale d’adieu, Joan Baez chante devant le public français – dans « la langue de Molière », comme on dit – la chanson consensuelle entre toutes pour ce public-là.
Ce n’est pas « La Marseillaise » ; c’est « L’Auvergnat », évidemment.

Mais pour en arriver là, l’auteur de ladite chanson a dû être patient et déterminé.

Après la guerre il continue de proposer ses chansons, comme il l’avait fait dans sa prime jeunesse. Et il n’a d’abord pas plus de succès qu’autrefois avec Charles Trénet.

Comme « parolier » ça n’a pas l’air de marcher, il s’essaye au journalisme, mais journalisme d’opinion. Tentative de créer avec des copains « anars » une feuille de chou qu’ils baptisent         « Le cris des gueux » et dont ils font la maquette et, à l’occasion, le n°1. Nouveau fiasco.

Pas tout à fait, pourtant : Brassens écrira quelques articles pour « Le libertaire », journal anarchiste patenté – sous divers pseudonymes – puis deviendra secrétaire de rédaction et, à l’occasion, correcteur.

Et c’est là qu’il croise pour la première fois Léo Ferré. C’est qu’il y a du beau monde parmi les rédacteurs du Libertaire, fondée autrefois par Louise Michel : André Breton et Albert Camus, par exemple. Il est assez amusant d’imaginer ce que ces deux-là ont pu se dire s’il leur est arrivé parfois, d’y parler littérature.

Brassens quitte le journal en 1948, restant néanmoins profondément anarchiste.

Mais pas journaliste, donc.

Écrivain ? Son roman – devenu entre temps « La lune écoute aux portes » – ne trouve pas d’éditeur. Toujours un peu relieur, il en fabrique quelques volumes – avec la prometteuse couverture « nrf » – et les envoie aux journaux.
Ça ne marche pas non plus. Évidemment, il y a le téléphone et la supercherie est sans doute assez vite éventée.

Alors c’est un nouveau copain qui apparaît : Jacques Grello. Et celui-ci lui offre sa première guitare, après l’avoir convaincu d’en sortir sa musique ; en avant marche !

Plus tard, lors d’une émission avec Claude Santelli, il raconte : « On me l’a volée ; ça m’a fait de la peine parce que c’était ma première guitare. »

C’est comme ça ; les voleurs ne voient que la valeur marchande de ce qu’ils chapardent.       Mais certains des objets volés sont porteurs d’une charge émotionnelle qui n’a pas de prix…
Et Georges a dû repenser, à cette occasion, aux bijoux volés de son adolescence…

Et puis André Laville, le copain du collège, finit par lui décrocher un rendez-vous avec Patachou. Et au Patachou, puisque « Patachou » est d’abord le nom du cabaret qu’avait créé Patachou, Henriette Ragon pour l’état civil.

Celle-ci trouve ses textes intéressants, aime ses mélodies et elle décide illico d’en interpréter quelques unes… mais « Le Gorille » et autres joyeusetés du même tonneau, pas question !           Ce n’est pas qu’elle soit prude ; c’est juste que ça ne lui convient pas.

Alors, un soir, après avoir fini son tour de chant à elle, elle déclare à son fidèle public qu’elle va lui présenter un jeune chanteur et elle appelle aussitôt Georges. Il est mort de trac…                     « une espèce de saltimbanque » dira plus tard une spectatrice étonnée.

On imagine volontiers la surprise, l’étonnement puis le plaisir qui ont bien vite déridé ce public. Et du coup le compositeur / interprète s’est assez vite détendu…

« Le Gorille » est en effet une de ses premières chansons. On y entend Brassens engagé contre la peine de mort, comme, avant lui, Victor Hugo et Albert Camus.

De la même époque, mais beaucoup plus légère, « La chasse aux papillons » :

C’est qu’Éros alors – comme Janus – a deux visages :

– Il y a Jeanne, toujours, mais vieillie, avec, à ses côtés, un Georges qui rejoint progressivement le clan « des gros, des joufflus, des obèses ».

– Et puis il y a cette jeune Joha Heiman, débarquée de son Estonie natale, dont il est immédiatement tombé amoureux quelques années plus tôt.

Seulement Jeanne est jalouse ; alors ils se rencontrent clandestinement, une fois par semaine, chez l’ami Victor, copain décidément irremplaçable. On imagine qu’alors celui-ci va faire un tour dans le quartier…

Et il la surnomme bientôt « Puppchën » : « petite poupée» en allemand.
Alors, oui, c’est elle…

 

Et Joha est aussi jalouse que Jeanne, si on en croit la chanson… Voilà pourquoi, peut-être, des chansons qui célèbrent Éros sous toutes les coutures, il va en écrire des tonnes…

Retour au cabaret.
D’autres que Patachou sont séduits par ce jeune homme à la guitare. Le voilà bientôt aux Trois baudets.
Et là, miraculeusement, dans la salle, il y a le directeur de ce cabaret-là, le dieu tout puissant, bienveillant et de très bon goût de l’âge d’or de la chanson française : Jacques Canetti.
Comme il travaille aussi chez Philips et Polydor, qu’il a en outre ses entrées à Radio Cité, quand un chanteur lui plaît, il le propulse illico sous les feux de la rampe.

Palmarès : Édith Piaf, Charles Trenet, Juliette Gréco, Félix Leclerc, Charles Aznavour, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Guy Béart, Claude Nougaro, Serge Reggiani…
et Georges Brassens, évidemment.
Sans parler des Frères Jacques
Canetti lança aussi des humoristes et, là encore, beau palmarès : Francis Blanche, Pierre Dac, Raymond Devos.

Qui dit mieux ?

En fait nous avons déjà croisé la route de Jacques Canetti et en littérature mais, à vrai dire, je ne sais plus trop en quelle occasion précise. Sans doute à propos d’Albert Camus. Leurs routes se croisent à plusieurs reprises, entre Alger et Paris, le théâtre et le music-hall, la guerre et la Résistance.

Pour en revenir à Brassens, une fois que Canetti lui a fait signer un contrat chez Polydor, il va falloir écrire d’autres chansons, les textes, la musique… Et puis il faut qu’il y en ait assez pour un « 33 tours », comme on disait alors ; une vingtaine environ.

Alors bien sûr on trouve dans ce premier disque celles qui sont déjà des succès : « La mauvaise réputation », « l’Auvergnat », « Le Gorille », « La cane de Jeanne ». On y trouve aussi les poèmes qu’il aime et qu’il a mis en musique, par exemple « Le petit cheval » et « La marine » de Paul Fort, « Il n’y a pas d’amour heureux » d’Aragon.
Nous verrons plus loin comment ce qui est aussi, pour Brassens, une certitude intime, va donner lieu, pour lui et « Püpchen », à un style de vie conjugal inédit.

Et puis bien sûr, dans ce premier disque, la « Ballade des dames du temps jadis ».
Et parce qu’il est rare qu’on entende encore François Villon, écoutons-la :

On a là, en dépit des différentes formes dans lesquelles ce poème s’est incarné au cours des siècles, une sorte d’ « essentialité » qui transcende les vicissitudes de l’histoire. Il faut d’abord savoir que Villon – un peu comme Balzac le fera plus tard avec ses « Contes drolatiques » – s’était amusé à le composer en vieux français, par rapport à celui du XV° siècle dans lequel il vivait, s’entend.

Ironie du sort – où de la destinée de l’humanité – ce poème revêt aujourd’hui une actualité inédite avec la fonte des banquises et des glaciers.

Prégnance aussi dans l’oeuvre de Brassens puisqu’il y reviendra discrètement dans                        « Les amours d’antan » :

Moi, mes amours d’antan c’était de la grisette
Margot, la blanchecaille, et Fanchon, la cousette…
Pas la moindre noblesse, excusez-moi du peu,
C’étaient, me direz-vous, des grâces roturières,
Des nymphes de ruisseau, des Vénus de barrière…
Mon Prince, on a les dam’s du temps jadis qu’on peut…

Enfin les chansons de son cru. Dans cette première cuvée nous trouvons deux thématiques qu’il n’abandonnera jamais :
– Sa sollicitude pour « les misérables », comme aurait dit « le père Hugo ».
– Son invincible détestation de la maréchaussée.

Sous la première de ces rubriques, deux titres : « Pauvre Martin » et « Les sabots d’Hélène ». Entendons cette seconde chanson :

Sous la seconde rubrique, « Le nombril de la femme d’un agent » ; encore désigné par « flic », dans la même chanson, mais aussi « agent de police », pour la rime.
C’est sa détestation de la police, probablement ancrée dans l’épisode de l’arrestation et de la détention qui paraît ici.

Cette thématique, il la déclinera de toutes les façons possibles, depuis « L’hécatombe » qui paraîtra dans le disque suivant, jusqu’à la jolie strophe de « Don Juan », dans l’avant-dernier disque.

C’est que les choses sont plus compliquées qu’il y paraît. C’est en abordant la question de la position politique de Brassens que nous pourrons espérer en venir à bout.
Et puis, aux Trois Baudets, Brassens fait une autre rencontre capitale : Pierre Nicolas.
D’abord fonctionnaire puis musicien polyvalent – contrebasse mais aussi guitare et violon – celui-ci accompagne déjà Patachou et Charles Trénet.

Ce fameux jour de février 52 où Patachou l’a appelé sur la scène du cabaret, Georges bafouille et commence à suer à grosses goûtes. Pierre s’en aperçoit, attrape sa contrebasse, grimpe sur la scène et rattrape la sauce.

Et il l’accompagnera pendant 30 ans, jusqu’au bout. Evidemment la reconnaissance de Georges est infinie. Pendant tout ce temps, il n’y aura pas un concert où, après chaque chanson, il ne fera pas quelques pas vers lui, pour respirer un peu, décider de la prochaine, mais peut-être surtout retrouver sa sérénité, comme s’il s’accordait avec son porte-bonheur.

Illustration de cette accointance : en 69, à Bobino, autour de l’interprétation de sa « Bécassine », très « Eugénie Grandet », au fond :

C’est qu’il y a un signe du ciel dans cette amitié-là. Un soir, après le concert, Pierre propose à Georges de le raccompagner en voiture :

Où habites-tu ?
Dans le 14°.
Je connais bien, le 14°.
Rue d’Alésia ?
Oui, je connais.
Après, tu connais certainement pas…
Dis toujours.
Impasse Florimont.
Je suis né Impasse Florimont ! Et j’y ai vécu jusqu’à 9 ans !

A nouveau, quelque chose de l’ordre du miracle.                                                                                      La scène, c’est pas son truc, à Georges. Alors Jacques Canetti organise des tournées en province pour qu’il s’aguerrisse. En fait c’est son public qui lui tendra la perche. Il est tellement aux anges, ce public, quand il écoute Brassens, que c’est ce bonheur perceptible qui soutient celui-ci de la première à la dernière chanson.

Et tandis qu’il interprète tel titre qui a les faveurs particulières de son public, on le voit souvent réfréner un sourire pour en préserver le texte. Mais ses yeux brillent ; il est heureux. D’autres fois, il théâtralise ce texte, en faisant les gros yeux, par exemple, et ça lui plaît aussi beaucoup,  à son public.

Et puis il y a les irrésistibles succès que ce public finit par entonner en choeur ; par exemple : « Les copains d’abord ». Celle-là, il a intérêt à la garder pour la fin.

Le plus étonnant, c’est que c’est une oeuvre de commande.
Nous avions observé plus haut que ses copains, à Georges, ce n’est pas en bande qu’il les rencontre. A Sète il y a ceux qu’il se fait, à peine sorti de l’enfance ; plus tard ceux avec lesquels il va à la plage, aborde les baigneuses et fait des bêtises.
Et puis il y a ceux de Basdorf ; et enfin ceux de Paris.

« Les Copains », c’est d’abord un film d’Yves Robert, sorti en 1965, et pour lequel Brassens avait composé, l’année précédente, sa fameuse chanson.

Film loufoque – adapté d’un roman de Jules Romain – avec une distribution éblouissante : Philippe Noiret, Guy Bedos, Michael Lonsdale, Christian Marin, Pierre Mondy, Jacques Balutin, Claude Rich, Claude Piéplu, Jean Lefebvre.
Éblouissante après coup ; il faut croire qu’Yves Robert a un instinct infaillible pour découvrir les talents. Voilà pourquoi c’est à Georges Brassens qu’il demande la chanson du film.

Ceci dit, à cette date, il connaît déjà un franc succès. Du reste c’est dans son dixième disque que figure cette chanson.

Et puis il n’a sans doute pas eu trop de mal, à la composer ; l’amitié, ça le connaît.
Ceci dit, il est préférable qu’il ne soit pas trop démonstratif en la matière…

C’est qu’il est fort comme un turc, l’ami Georges. Un jour, lors d’une de ces tournées, Pierre Nicolas et lui prennent la suite d’un numéro d’haltérophilie. Dans les coulisses, Georges aperçoit une barre chargées à 2 fois 50 kgs. Il pose la guitare, attrape la barre et fait 3 levers derrières les épaules. Les haltérophiles n’en reviennent pas.

C’est aussi du fait de cette force au dessus de la moyenne, qu’il est obligé de changer chaque soir, pendant les tournées, les cordes de sa guitare. Voilà pourquoi, quand Maxime Le Forestier, propose de lui apprendre comment les économiser, il se fait traiter de « petit con » (sic).

Si donc il lui prend l’envie de serrer un pote dans ses bras, il faut faire attention.
Récit de Pierre Nicolas : (on peut supposer qu’avec sa contrebasse il avait comblé un trou de mémoire du compositeur interprète) ; Georges le serre dans ses bras ; ça craque ; gémissement de Pierre.  Mon stylo ! dit Georges qui pense l’avoir blessé avec ça.
Point de stylo : il vient de lui casser une côte.

Indispensable Pierre Nicolas ; c’est lui qui accorde la guitare. Ce n’est pas que Georges n’ait pas l’oreille musicale ; c’est que, Petrus dixit, « Il est quand même très anxieux avant d’entrer en scène. »

Du coup me revient en mémoire une chanson plus tardive…

« Tempête dans un bénitier » est une petite merveille sur le plan de l’écriture. On ne s’en est peut-être pas avisé, mais c’est une chanson à deux refrains.
En outre, en matière de contre-rejet, on peut lui accorder le prix d’excellence, la rime entre « mère de » et « emmerde » étant particulièrement riche.

Quand Georges partait en tournée en Bretagne, les curés profitaient des messes pour prescrire à leurs paroissiens de ne pas assister à ses concerts. Ils ont dû changer d’avis à partir de 1969, date de la suppression du latin.

Après tout il est difficile de rivaliser avec ce plaidoyer. Du reste « ces fichus calotins » ont dû finir par comprendre ce qu’ils perdaient puisque ce qu’on nomme « le rite tridentin » (relatif au concile de Trente) a été partiellement rétabli.

En 1952 Brassens commence à être connu et, donc, à gagner des sous. Et du coup il fait installer l’eau et l’électricité impasse Florimont. Il aurait pu s’en tenir là et aller s’installer ailleurs.        Mais non ! C’est là qu’il est bien ; Jeanne, Marcel, les chats, les chiens et autres bestioles, c’est sa seconde famille, celle avec laquelle il passe le plus clair de son temps.
D’autant que 3 ans plus tard, il aura les moyens de racheter la modeste demeure de Jeanne et de Marcel puis de la faire agrandir.

Autre avantage des tournées : Pubchën l’accompagne. Il faut dire que Georges a profité de ses premiers cachets pour acheter une grosse voiture. Alors, pour quelque temps, ils vivent véritablement comme mari et femme.
Ce sera aussi le cas dans les résidences dont Georges fera ensuite l’acquisition.
Mais ça ne change rien à l’accord qu’ils ont passé ensemble.

Précisons que Joha était mariée, qu’elle a divorcé pour partager la vie de Georges
et que, forte de son expérience, elle adhère parfaitement à ce projet conjugal inédit.

Quand il le met en musique – sous le beau titre de « La non-demande en mariage » –
j’ai le sentiment qu’il est entendu en particulier par la jeunesse chahuteuse d’alors.
L’album sort en novembre 1966, deux ans avant le fameux mois de mai et ses suites.

Mai 68, donc. Toujours incompris. Insurrection révolutionnaire ? Non pas. On n’a pas pris garde de ce que ce mouvement de la jeunesse ne connaît pas de frontière et, en particulier, traverse allègrement le Rideau de fer.
Cette jeunesse du monde a passé toute son enfance dans le psychodrame de la guerre atomique. Elle a entendu les adultes tutélaires dire et répéter que si cette guerre-là arrive, tout sera anéanti ; elle a vu à la télévision, à répétition, fleurir les « champignons atomiques »…

Alors quand elle a vingt ans, elle envoie tout balader, cette jeunesse, parce qu’elle veut vivre, tout simplement.

A la campagne, loin de possibles bombardements ; planter des légumes et faire l’amour. Epoque favorable : on est après la pilule et avant le sida.
Et cette jeunesse, elle entend parfaitement Brassens, même s’il ne la comprend pas.                      A quoi bon faire des enfants dans un monde pareil ?

Donc invention de l’écologie appliquée et de l’amour libre.
Nous y reviendrons.

Peu à peu Brassens, qui continue pourtant d’écrire des romans, acquiert la certitude qu’il peut vivre de ses chansons : concerts, tournées et disques.

Paris-Match lui a consacré deux pages en 1953 ; il faut dire qu’un copain sétois, Roger Thérond, fait partie de la rédaction.
L’année suivante Brassens reçoit le prix Charles-Cros pour « Les amoureux des bancs publics »,
Belle et véridique chanson ; écoutons-la :

Ce n’est pas pour autant qu’il thésaurise ou qu’il cherche les meilleurs placements possible.

A ce propos, autre anecdote rapportée par Louis Nucéra :

 » Dans sa loge, pendant les concerts, il se faisait souvent « taper ».                                                             Un jour un mec arrive et lui dit : « Voilà : je sors de prison. J’ai besoin de fric pour essayer de m’en sortir. » Georges lui donne 20 000 francs de l’époque, la moitié de ce qu’il avait sur lui.                           Deux ans plus tard, le même, en costume, entré par la grande porte… « Voilà ce que vous avez fait, Monsieur Brassens. » »

Une morale imparable mais sur une corde raide dans le monde tel qu’il va. Généreux et pacifiste, en espérant que les autres agiront de la même façon.

Et là, on va beaucoup lui reprocher quelques chansons, en particulier « Les deux oncles ».

Chanson difficile, à tous égards, et qu’il faut bien entendre : elle ne vaut pas comme attestation d’équivalence entre les causes défendues pendant la seconde guerre mondiale par les nazis et les résistants.

Et pour cause : Pubchën est d’origine juive.
Seulement si personne n’avait suivi les fauteurs de guerre, on aurait évité « épurations, collaborations, abominations et désolations » pour reprendre les termes de l’une des strophes   de la chanson.

C’était d’autant plus souhaitable que 20 ans plus tard, on a tout oublié.
Et puis, comme Brassens le dit lors de l’émission d’Apostrophe où Bernard Pivot met la question sur le tapis, « c’est de la littérature ».
Et c’est vrai que ce public qui l’aime profondément, voudrait qu’il soit parfait, irréprochable, une sorte de Saint Georges en civil, en somme.

Sur le plateau il y a aussi le général Bigeard, lequel lui accorde son absolution :                                « J’aime beaucoup Brassens ; toutes ses chansons » ; c’est dit.

En fait l’époque veut que l’on soit « engagé », comme on dit alors.
Ici il faut se souvenir de « La mauvaise réputation »  et en particulier, de ce couplet :

Le jour du quatorze juillet
Je reste dans mon lit douillet
La musique qui marche au pas,
Cela ne me regarde pas.

Pourtant c’est une autre chanson que j’aimerais vous faire entendre – inconnue celle-là – mais qui prouve que la question n’a pas cessé de lui être posée.
Titre : « Honte à qui peut chanter ». Interprète : Maxime Le Forestier :

On relèvera au passage que ce sont bien « les Teutons » qui franchissent la frontière au temps de Pétain et de Laval.

Comment tenir cette position quand, très insidieusement, s’impose à cette époque « le prêt à penser » promu par les sympathisants communistes – dont Jean-Paul Sartre – lesquels s’arrêtent généralement à des déclarations vertueuses ?

Pour mémoire : tandis qu’Albert Camus, sous couvert de consultation médicale, portait à Lyon les articles de Combat, Sartre paradait à Saint-Germain-des-Près, coulant paisiblement ce que Gilbert Joseph, écrivain judicieux, a choisi comme titre de sa compilation : « Une si douce occupation » ; sous-titre sans ambiguïté « Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre 1940-1944 ».

Comme il parle avec éloquence de la Résistance, Jean-Paul Sartre ! Et avec quel art consommé du sophisme, il s’assimile aux Résistants ! Sans mentir, toutefois ; il est beaucoup trop habile pour ça.

C’est Alphonse Bonnafé, le cher professeur, qui organisa la rencontre Sartre / Brassens.              Précisons que Sartre et Bonnafé s’étaient connus au lycée du Havre, à l’époque où ils démarraient tous les deux leur carrière à l’Éducation Nationale.

Mais c’est Georges Brassens qui était demandeur. Non pas qu’il fût existentialiste – là on l’entendrait presque rire dans sa moustache – mais à cause d’un copain, plus encore : d’un ami.

Cet ami, c’est Roger Toussenot, lui aussi philosophe de formation. Il l’a connu au Libertaire     où, tant qu’il était un permanent du journal, il publiait ses textes. Il faut dire que Georges tenait Roger en très haute estime. Voici ce qu’il lui confie dans une de ses lettres : « Tu es l’ami du meilleur de moi-même  »

Roger a écrit un beau texte – « Le singulier et le pluriel » – seulement au Libertaire, la tendance OPB (Organisation Pensée Bataille) a mis la main sur la direction et ne veut pas de cet article.
Et on comprend pourquoi : c’est un plaidoyer pour l’individualisme anarchiste et une réfutation claire et concise du communisme libertaire. En gros le pluriel de l’action collective – qui se donne pour un singulier – abolit en définitive toutes les singularités et peut dès lors engendrer toutes les dérives.

Brassens est venu voir Sartre avec les quelques feuillets manuscrits de l’article ; il les lui remet, en espérant que celui-ci publiera ce texte dans « Les Temps modernes ».
Peine perdue.

Sartre dira : « il a un beau regard ; on voit de la bonté dans ses yeux ».
En effet ; ce n’est pas le cas de tout le monde…

En dépit d’une seconde tentative – texte dactylographié cette fois – l’article ne sera jamais publié. Evidemment ; « les compagnons de route » comme on disait alors, forment l’essentiel de la rédaction. En d’autres termes, accointances staliniennes.

Confidence faite par Georges à Louis Nucéra :

« Tu sais, la révolution, c’est essayer de s’améliorer soi-même, en espérant que les autres fassent la même chose. »

C’est sa façon d’être anarchiste, à Georges. A la fois légitime – puisque c’est le courant fondamental – et personnelle puisqu’il considère que Socrate et Jésus furent les précurseurs de cette famille politique.

Voilà donc tout ce qu’il faut entendre derrière cette chanson-là, justement intitulée « Le pluriel » :

Ajoutons qu’elle paraît dans le 9° album, édité en 1966, et qu’elle est aussi, secrètement, un hommage à Roger Toussenot, lequel est mort en 1964.

Cette amitié-là a commencé après la guerre. Comme Roger retourne à Lyon en 1948, ils s’écrivent. A l’époque c’est la pénurie permanente impasse Florimont ; Roger envoie aussi à Georges de la nourriture et du tabac ; même des timbres pour que celui-ci puisse lui répondre..

Voilà comment cet ami lui a enseigné « le meilleur de soi-même » : cette générosité sans faille, et pas seulement pour les amis.

Mais Roger sombre dans la dépression. La correspondance cesse entre eux ; c’est probablement que Georges peut désormais lui téléphoner aussi souvent qu’il le faut.
Roger ne va pas bien.
Alors Brassens va profiter de ses tournées et de ses visites à Sète pour passer le voir et faire ce qu’il faut pour le soutenir.
Insurmontable solitude, malgré tout… Si seulement il pouvait le faire publier…

Double échec avec « Les temps modernes »
Roger met fin à ses jours.
Sa solitude fut telle que c’est l’ami Georges qui prendra à sa charge les frais des obsèques.

A plus de quatre, on est une bande de cons, c’est entendu. Mais à moins de deux, on est bien seul…
La singularité, il en faut ; mais pas trop.

L’année d’après, c’est son père qui meurt ; sa mère était morte 3 ans plus tôt.
Il fait son deuil en musique, d’abord sur le ton de la plaisanterie :

Voilà donc les fleurs qui furent semées dans les trous d’nez de la camarde.

La gravité est là, pourtant, en deux petites touches :

« J’étais le plus proche parent du défunt. Bravo ! »
« Les vrais enterrements viennent de commencer. »

Il s’agit donc bien de la mort de son père puisque sa demi-soeur Simone était la fille du premier époux de sa mère…
Et le pluriel, parce que Roger qui lui était très proche est mort un an avant ce père qui s’était montré si généreux avec le garnement qu’il fut.

On n’en a pas tout à fait fini avec la question politique.

Deux figures, issues d’horizons différents, incarnent brièvement pour Brassens l’idéal qu’il partage avec eux : faire au jour le jour, de soi-même, ce qu’on peut pour améliorer les choses.

Le flic :

Gloire au flic qui barrait le passage aux autos
Pour laisser traverser les chats de Léautaud !
Et gloire à don Juan d’avoir pris rendez-vous,
Avec la délaissée, que l’amour désavoue !
Cette fille est trop vilaine, il me la faut.

Ce flic, il a bel et bien existé, ainsi qu’en témoignait une photo désormais introuvable.
Heureusement, il a fait au moins un émule (doc).

Le curé :

Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente 
Avec le père Duval, la calotte chantante 
Lui, le catéchumène et moi, l’énergumène 
Il me laisse dire « merde », je lui laisse dire « Amen »

C’est Aimé Duval, jésuite et guitariste, surnommé « le Brassens en soutane ».
La suite est assez délectable ; la voici donc, replacée dans son contexte :

En accord avec lui, dois-je écrire dans la presse
Qu’un soir je l’ai surpris aux genoux d’ma maîtresse
Chantant la mélopée d’une voix qui susurre
Tandis qu’elle lui cherchait des poux dans la tonsure?

Le père Duval lui en a-t-il voulu de cette fausse nouvelle ?
Nullement. Une interview qui les rassemble nous les montre étrangement familiers, Aimé tutoyant Georges et lui posant quasiment la main sur l’épaule.
Bonne entente, en effet. Et un Georges Brassens décidément véridique dans ce qu’il décline de lui-même dans ses chansons.

Le flic secourable aux chats et le curé tolérant pour les mécréants sont plus proches de Georges que les anarchistes belliqueux de l’OPB (Organisation. Pensée. Bataille).

Ces deux-là n’obéissent pas, dans ces moments de grâce, aux injonctions de leur hiérarchie. Ils agissent de la même façon que Brassens le ferait : en « anarcho-individualiste » pourrait-on dire.

« Les deux oncles », ça n’est donc pas une chanson écrite à la va-vite ; c’est vraiment l’expression, par Brassens, de ses convictions politiques fondamentales : pacifisme et anarcho-individualisme.
En plus, il y a le temps qui passe, sombre divinité qui efface tout, le meilleur et le pire.

Voilà ce qu’il en pense, notre troubadour :

Mais peu importe à Joël Favreau et à Maxime Le Forestier si « Tonton Georges »
n’a pas compris ce que signifiait « le joli mois de mai » en 68. Ça ne les empêchera de demeurer ses fervents admirateurs, le premier en devenant sa seconde guitare, le second en complétant et en interprétant les chansons qu’il avait laissées en plan en mourant bêtement, beaucoup trop tôt.

Autre trait sur ses convictions politiques : à propos de la Marseillaise, interrogé par Bernard Pivot, il déclare : « La musique n’est pas mal ; les paroles sont très discutables… »
Voilà donc aussi pourquoi, le jour du 14 juillet… il « reste dans (son) lit douillet »
Comme on l’aura compris, ce n’est pas seulement une question de rythme, de « musique qui marche au pas » ; c’est l’appel au massacre qui le défrise.

La vie, on n’en a qu’une et elle est sacrée. C’est pourquoi il est absurde de s’exposer à « mourir pour des idées » :

Dans cet axe-là, il y un combat dans lequel il s’engage très tôt et qu’il mènera jusqu’au bout : contre la peine de mort.
On se souvient du Gorille qui, trompé par la robe du juge, l’entraîne dans un maquis pour lui faire subir les derniers outrages. Chute de cette chanson :

Car le juge, au moment suprême
Criait « maman », pleurait beaucoup
Comme l’homme auquel, le jour même
Il avait fait trancher le cou

Mais la chanson manifeste de cet engagement-là, c’est « La messe du pendu » :

Cette fois encore, sans qu’on sache bien ce que cette figure du curé transporté d’indignation par cette exécution doit à la réalité, c’est la valeur de l’engagement individuel qui est soulignée.

Ce texte qui, en outre ne manque pas de drôlerie, est comme un émail sur le poème imaginé par Théodore de Banville que Brassens mettra également en musique :
« Le verger du roi Louis » :

Or il y là une admirable mise en écho littéraire. Banville fourbit ce poème pour le faire dire à son personnage, Pierre Gringoire, avatar du poète et dramaturge de la Renaissance qui avait également inspiré Victor Hugo lequel l’avait fait paraître dans « Notre Dame de Paris ».

Et puis, naturellement, on y retrouve le thème de « La ballade des pendus » de François Villon. Il a fallu sans doute Alphonse Bonnafé pour faire entrer ce polisson de Brassens en littérature ; mais c’est Villon qui l’adoube symboliquement, Villon bagarreur et voleur, arrêté deux fois et sauvant sa peau de justesse. Enfin Villon poète, laissant des vers inoubliables avant de disparaître dans la nature.

Ce combat contre la peine de mort – qui fut aussi celui de Victor Hugo – Georges Brassens aura au moins la satisfaction de le voir aboutir avec l’admirable discours de Robert Badinter devant l’Assemblée Nationale, le 18 septembre 1981.
Il mourra quelques semaines plus tard, après être brièvement retourné à Sète.

Autre combat, par amitié, cette fois : Georges Brassens donne des concerts dont les fonds vont à l’association Perce-neige.

C’est encore l’indispensable Louis Nucera qui a présenté, sur sa demande, Lino Ventura à Georges Brassens.

Et l’acteur sait recevoir ; du même Nucera : « Lino aimait les pâtes, les beaux et savoureux légumes des campagnes du comté de Nice, les mets du pays: socca, pissaladière, soupe au pistou, poche de veau farcie, raviolis, gnocchis aux pommes de terre, farcis, beignets de fleurs de courge, artichauts à la barigoule, tourtes de blettes…  »

Et aussitôt Georges et Lino vont être comme des frères. Ce jour-là je ne sais qui a filmé le second arrivant chez le premier mais ils se font la bise et si naturellement qu’on y sent déjà une véritable habitude.
Il y a les ascendances italiennes de part et d’autre, bien sûr ; mais, plus que cela encore, la cuisine maternelle. Et ils ne se voient jamais sans que l’un ou l’autre mette la main au fourneau ; généralement Lino, auquel il est parfois arrivé d’apporter chez Georges non seulement les ingrédients de sa recette mais aussi son matériel de cuisson.

Un jour ils font un concours de spaghettis, chacun prétendant que la recette maternelle est la meilleure. Une autre fois ils entrent en compétition pour déterminer lequel mangera le plus de gnocchis ; c’est Georges qui l’emporte.
Heureusement ils sont sportifs tous les deux.

Et puis, en 1958, Lino et son épouse Odette attendent leur 3° enfant ; la naissance se passe mal mais la petite fille, Linda, survit. Ce n’est pas immédiatement que ses parents constatent son retard mental. Alors la question se pose : que va-t-elle devenir quand ils ne seront plus là ?
Confronté à l’absence de structure adaptée, Lino décide de créer une association dévolue à ceux qu’il nomme « les enfants pas comme les autres » : Perce-Neige.

Georges est immédiatement partie prenante dans cette utile initiative, et il l’est au long cours. Mais il n’est pas le seul. En 1967 grand gala au Palais de Chaillot où se retrouvent aussi Bourvil, Fernandel, Jean Gabin et André Verchuren, le roi de l’accordéon.

Pour Perce-Neige toujours Brassens en 1980 décide d’enregistrer toutes les chansons de sa jeunesse. Il est déjà malade et il n’aura pas le temps de boucler les deux 33 tours prévu ; mais au moins il aura apporté à l’association de Lino autant de fonds que possible, même si la zélée camarde finit par le rattraper.

Et puis il embarque aussi quelques copains dans l’aventure sur une ou deux chansons.
Mais celle-là, parce que je subodore qu’il y a retrouvé le parler de sa jeunesse, c’est ma favorite : (Une partie de pétanque, Darcelys, 1941)

Ceci dit, il n’y a pas que les copains qui importent.
Il découvre Paul Fort à l’adolescence et c’est la lecture de ses poèmes qui l’incite d’abord à prendre la plume.

Et puis une fois qu’il a opté définitivement pour une carrière de chanteur, il met plusieurs de ses textes en musique… d’abord sans lui demander l’autorisation.
Finalement il va le voir et ça se passe très bien. Il faut dire que Paul Fort se vivait
lui-même, dans ses créations, autant comme poète que comme musicien.

Germaine « tourangelle », son épouse, confiera qu’il avait particulièrement apprécié l’adaptation que Brassens fit de son « Petit cheval blanc », au point de dire : « Voilà notre petit cheval qui prend son galop ! ».

Écoutons-la :

Confidence faite à cette occasion par Brassens : « Je ne suis pas un compositeur d’instinct ; il faut que ça se mette à chanter en moi. ». C’est ce qui explique la variété de ces poèmes mis en musique mais aussi l’harmonie qui s’établit immédiatement entre le texte et le chant.

Pour Germaine, justement, il ne trouve pas la musique ; mais le poème est si joli qu’il de dit, tout simplement :

Le Victor Hugo qui écrivit Gastibelza n’aurait sans doute pas non plus désavoué la rythmique espagnole que ce poème inspira à Brassens. Il aurait probablement moins apprécié la disparition de plusieurs strophes du poème originel. On sait à quel point notre poète national pouvait être prolixe…

Mais à mon sens sa plus belle réussite en matière de mise en musique c’est celle qu’il fit de « La prière » de Francis Jammes. Comme c’est par cette chanson en particulier que j’ai découvert Brassens – entre 6 et 7 ans – je ne suis pas forcément objective. En tout cas, plus de 60 ans plus tard, elle conserve pour moi sa profondeur lyrique et son mystère :

Et, là aussi, le chanteur s’est permis d’ôter quelques strophes. Après tout, pour avoir des fleurs, il faut bien tailler les rosiers…
Néanmoins Victor Hugo est là, sous-jacent à bien d’autres chansons, en particulier quand Brassens évoque Gavroche à deux reprises.

Troubadour, certes – nous verrons plus loin pourquoi – mais du XIX° siècle.
Je ne pense pas trop m’avancer et disant que sa thématique favorite c’est celle d’une égalité essentielle entre tous les êtres humains et, singulièrement entre toutes les femmes, qu’elles soient de haute ou de basse naissance.

 

C’est le petit joueur de flutiau qui refuse poliment le blason offert par le roi.
Ce sont ces « grâces roturières » des « amours d’antan ».
C’est la pauvre Hélène qui, dans ses sabots, a les pieds d’une reine ; c’est Mimi Pinson qui mérite d’être chantée avec toutes les grisettes, c’est-à-dire les filles pauvres ; ce sont enfin toutes ces même pauvres filles condamnées à faire le trottoir.

Après plusieurs tentatives, il lui apparaît sans doute que la façon la plus sûre de dénoncer cette pratique pourrait bien être l’humour. Voilà pourquoi, pour cette chanson-là, plus admirablement rimée encore que toutes les autres, il se glisse dans la peau d’un proxénète.
Titre : Le mauvais sujet repenti :

Paul Fort, Victor Hugo…
Il y a un autre écrivain qui compte dans la vie de Brassens… mais pas de la même façon.
C’est René Fallet.
Georges Brassens commence sans doute par être son lecteur. C’est peut-être le seul écrivain contemporain qui ait su étendre au XX° siècle sa passion pour la littérature.

Du moins c’est ce que suggère une émission de télévision tournée chez lui, près de sa bibliothèque, dans laquelle furent filmées aussi les pages de gardes de ses livres favoris :
La Fontaine, Apollinaire, François Villon, Montaigne, Rabelais… et René Fallet.
Choix en partie trompeur ; l’écrivain favori de Brassens n’y est pas ; c’est… ? C’est qui ?
C’est Voltaire.
Excellent choix, cher Georges. Possible qu’il ait trouvé sous la plume du seigneur de Ferney ce filet acide qui relève la sauce.

Il paraît qu’il a plutôt mauvais caractère René Fallet. Mais pour mettre Brassens en rogne, il faut se lever matin. Et puis il aime tellement les romans de René et celui-ci aime tellement les chansons de Georges…

En fait le lien qui les unit est beaucoup plus profond et beaucoup plus improbable.
Il ne s’agit évidemment pas de prendre « des allures de gazelle ».
Ils se rendent compte avec ravissement qu’ils aiment tous les deux passionnément un roman à peu près oublié par la communauté savante : « Mon oncle Benjamin » de Claude Tillier, né en 1801 mort en 1844 ; un contemporain de Balzac, en somme.

C’est Georges qui le fait lire à René et celui-ci partage immédiatement son enthousiasme.
Accord tellement miraculeux que, du coup, ils vont convaincre tous leurs copains, amis et relations de lire ce livre. Et les deux compères estiment qu’ils sont parvenus à le faire lire à 50 personnes ; bel exploit pour un auteur a peu près inconnu du siècle précédent.
Il faut dire que Georges met le paquet, allant jusqu’à déclarer lors d’une émission de télévision : « Quiconque n’a pas lu Mon Oncle Benjamin ne peut se dire de mes amis. »

Cette déclaration comminatoire comporte, plus secrètement, quelque chose de l’ordre du constat. Voici en effet ce que Brassens déclare dans la même émission à propos de ce roman – qu’il qualifie en outre de voltairien – ce qui, comme on l’a vu, est un critère d’excellence : « J’ai été imprégné de cette oeuvre et je crois que j’en ai tiré mes chansons. »

On conviendra que ça vaut la peine d’aller y voir de plus près.
Il s’y trouve en effet des passages qui ont pu constituer des sources directes d’inspiration, l’un sur les inconséquences de Dieu, l’autre sur les impasses du mariage.
Et puis Benjamin, gros buveur, est aussi incroyablement généreux et insondablement méprisant pour l’aristocratie.
Quelques lignes de Claude Tillier à propos du « Très-Haut » :

« Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et un haut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas une sinécure ; mais je n’ai pas peur qu’il aille réclamer contre moi à la jurisprudence Bourdeau des dommages-intérêts, de quoi faire bâtir une église, pour le préjudice que j’aurai porté à son honneur.
Je sais bien que messieurs du parquet sont plus chatouilleux à l’égard de sa réputation qu’il ne l’est lui-même ; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais. En vertu de quel titre ces hommes noirs s’arrogent-ils le droit de venger des injures qui lui sont toutes personnelles ? Ont-ils une procuration signée Jehova qui les y autorise ? »

Dans la zone d’influence que va engendrer ce livre autour des deux amis il faut faire entrer Jacques Brel, acteur pour l’occasion, et Edouard Molinaro qui adaptera le roman au cinéma en 1969.

Mais en 1957 Pierre Brasseur avait fait bien mieux ; c’est le timide Georges Brassens qu’il avait alors convaincu de devenir acteur à l’occasion de l’adaptation du roman de René Fallet, « La grande ceinture », par René Clair. Dans les salles obscures, ça deviendra « Porte des Lilas »
Georges endosse le rôle de l’artiste ; il écrit la musique et il chante quelques couplets d’une chanson créée pour l’occasion :

« Au bois de mon coeur » :

Expérience qu’il ne renouvèlera pas ; citation « J’ai travaillé chez Renault : ça ressemble un peu à ça ! »

Autre chanson aux lilas mais qui ne cite que par hasard ladite Porte :

Les Lilas :

Le tout donnant lieu à une gigantesque mosaïque dans le métro, station Porte des Lilas (illustration). Et parce que, décidément, Brassens est immortel, il y en a un qui s’est amusé – en retravaillant l’image probablement – à faire sortir la fumée de sa pipe… et du cadre.

C’est qu’il est libre de toute espèce de prescription dans l’ordre de la pensée, l’ami Georges.

Est-il féministe, par exemple ? On pourrait le croire à écouter ce beau couplet de « La non-demande en mariage » :

De servante n’ai pas besoin
Et du ménage et de ses soins
Je te dispense
Qu’en éternelle fiancé
A la dame de mes pensées
Toujours je pense

Ceci dit il lui arrive de faire de grosses bourdes sur la question :

Quatre-vingt quinze fois sur cent :

Mais la question est délicate et compliquée. Il y a du vrai dans la chanson ; pour passer le cap du voyage à Cythère nombre de femmes doivent préalablement tomber amoureuses. Pas toutes, pourtant ; après la pilule et avant le SIDA, il suffisait que le partenaire d’un soir leur plaise.
Quant à celles auxquelles il est arrivé d’avoir plusieurs amants, elles ne sont pas nymphomanes pour autant.

Et puis si

Les pauvres bougres convaincus
Du contraire sont des cocus

c’est bien que ces femmes qui s’emmerdent en baisant avec leur partenaires patentés espèrent trouver mieux ailleurs.

Est-ce que les 5% qui restent sont dévolus à Püpchen ? C’est probable. Mais du coup on est en droit de se demander si le pourcentage considérable d’échec érotique qui en résulte ne serait pas pour partie imputable à une carence masculine.

En outre il se pourrait bien que Monsieur gagne à être, lui aussi, amoureux, afin de se rendre sensible à ce qui peut emporter Madame au septième ciel.

Dernier point : le zélé partenaire ne se soucie généralement pas des conséquences de « l’acte de chair » pour sa partenaire.

Témoin : ce secourable Don Juan qui est persuadé de faire au laideron la plus grande des faveurs.

Sauf que… sauf qu’à cette époque, elle n’est plus mariable, la vilaine fille, sauf qu’elle risque de se retrouver enceinte, sauf qu’alors elle est peut-être condamnée à vivre une vie de misère et à y entraîner son enfant.

Ceci dit, elle aura eu au moins la satisfaction de partager un moment avec le meilleur amant du monde.

Dernier point, dans cette belle chanson, ce sont les couplets qui comptent.
Enfin, pour la bonne soeur qui « par temps pas très chaud » dégêle entre ses doigts le pénis du manchot, on a des doutes… La charité chrétienne a, malgré tout, des limites.

Mais il y a les chats de Léautaud et ce flic hautement estimable qui barre le passage aux autos pour les laisser traverser… et puis la rime est riche, en dépit de la brièveté du vers ; alors on peut beaucoup lui pardonner.

En particulier si l’on fait bon accueil à toutes les bestioles qui vous tombent du ciel.
Et Georges a conservé cette excellente habitude prise impasse Florimont.

Il y a de tout chez lui : des chats, des perruches, un perroquet, même un chien parfois.
Plutôt rare ; il a une préférence pour les chats. Motif : « Il n’y a pas de chats policiers ». (Illustration)

A propos des amours de Brassens il y a ce chagrin habilement dissimulé sous des chansons qui font la part belle à de charmantes figures féminines :

=> Margot qui donnait la « gougoute à son chat » ; mais pour avoir du lait il faut un nourrisson. A moins que ladite Margot n’ait été une nourrice professionnelle, il est douteux qu’elle ait préféré le chaton à son bébé…

=> L’inconnue du coin de parapluie. Celle-ci est plus vraisemblable ; écoutons-la :

Petite précision supplémentaire : cette chanson lui avait déjà valu les honneurs du cinéma mais sans qu’il ait à faire l’acteur. C’est Jacques Becker qui l’avait utilisée en 1953 dans Rue de l’Estrapade. Il en avait fait la première étape de la séduction de l’héroïne par son voisin de palier.

Et son chagrin d’amour alors ? On n’en sait pas grand chose, sinon qu’elle était prénommée Josette et qu’il l’avait surnommée « Joé ». Très belle et très démunie ; Georges l’héberge – probablement impasse Florimont – avant qu’il ne fasse la rencontre de Püpchen en 1947.
Et puis, du jour au lendemain, elle disparaît sans laisser d’adresse, en emportant la caisse ; façon de parler. Tout ce qu’elle peut trouver de vendable. La même source indique qu’elle se livre ensuite à la prostitution ; probablement occasionnelle, avant de mettre la main sur un autre nigaud.

Georges est profondément mortifié. Il semble bien que ce soit aussi à cette époque qu’il se transforme en ogre ; il pèsera jusqu’à 120 kilos. Manière de compensation pour ses deux échecs, littéraire et amoureux.

Mais pour le second, il va trouver mieux.
Deux chansons règlements de compte… entre lesquelles je n’ai pas pu choisir.
Laquelle préférez-vous ?

=> « Une jolie fleur »

=> « Putain de toi » :

On conviendra qu’il y a, entre les deux, de quoi prendre la mesure de cette détresse amoureuse.

Et Püpchen va être véritablement salvatrice. D’abord, peut-être, parce que son prénom est Joha, sorte de signe du ciel ; ensuite parce qu’elle a neuf ans de plus que lui.

C’est lui, sans doute qui vient vers elle, mais probablement pas en Don Juan, justement. Alors on imagine assez bien qu’elle saisit intuitivement que c’est par la tendresse qu’on vient le plus aisément à bout de ce colosse.

Hommage à la femme de sa vie, souriant et léger : « Rien à jeter ».
Mais ce qu’il y a de plus délicat dans cette chanson, c’est sa mélodie. Pour célébrer sa Joha, Georges s’est fait véritablement musicien. Écoutons le :

Enfin le dernier couplet nous donne l’intelligence complète de « La non-demande en mariage » :
Elle est quelque peu fière
Et chatouilleuse assez
Et il faut tout entière
La prendre ou la laisser.

Non-demande en mariage, certes ; mais demande en fidélité perpétuelle. Joha n’a accepté de cesser d’être Madame Heiman qu’à la condition que son amant soit d’une fidélité à toute épreuve. Et il le sera. A eux deux ils ont inventé le couple heureux ; on conviendra que ce n’est pas rien.

Comme les concerts et la vente des disques finissent par lui rapporter pas mal d’argent, Georges ne va pas se contenter du rachat de l’impasse Florimont.

Pourquoi pas une maison à la campagne où il emmènerait Püpchen et où il inviterait Jeanne, Marcel, les copains ?
En 1958 il acquiert à Crespières, dans les Yvelines – la Seine-et-Oise, à l’époque – une maison avec jardin dite « moulin de la Bonde ».

La bonde, c’est le marécage ; il faut patiemment drainer le terrain pour rétablir le ru qui faisait autrefois tourner le moulin. Il n’y a plus d’ailes mais la place ne manque pas. Et puis, côté bricolage, il y a de quoi s’occuper. Donc recrutement systématique desdits copains. Un morceau de film en mauvais état laisse aussi deviner un potager.

Les célébrités défilent mais les gens du lieu sont d’une discrétion exemplaire.
Et Brassens apprécie grandement cette qualité, lui qui déclarait, la célébrité venant, « Je ne peux pas flâner comme tout le monde. Maintenant il m’est difficile d’avoir une vie intérieure normale en traversant Paris. J’entends chuchoter derrière moi “C’est Brassens”… »
La rançon de la gloire, en somme. Un brin de laurier lui aurait suffi ; la couronne, c’est encombrant.

Il est toujours aussi timide ; il a un voisin prestigieux dont il rêve de faire la connaissance : André Raimbourg. Nom de scène : Bourvil. Mais il n’ose pas aller frapper à sa porte. Un des copains lui suggère de feindre d’ aller lui emprunter un outil.

Alors il se décide à pousser la porte de la barrière, histoire de lui demander un conseil pour l’achat d’une tondeuse.

Extase de Bourvil : c’est Brassens ! Ils deviennent amis en 5 minutes.
Non seulement Georges connaît ses films mais il aime aussi les chansons qu’il interprète ; il cite notamment « Les rois fainéants ».
Cette amitié-là va durer quelques années, jusqu’à la mort d’André qui survient abruptement en 1970 ; il avait 53 ans… Comme entre temps, dans les environs de Crespières, on a commencé à faire des lotissements, Brassens vend la maison et s’en trouve une autre en Bretagne.

Camarde : 1- adjectif qualificatif ; féminin de camard : qui a le nez aplati ou n’a pas de nez. 2 – nom commun : la mort, parce qu’on la figure sans nez.

Une décennie de réussites, sur le plan artistique, mais aussi de deuils.
En 1960, c’est Paul Fort qui disparaît. Brassens réalise un disque hommage avec les poèmes qu’il a mis en musique ; c’est à cette occasion qu’il dit simplement « Germaine tourangelle » et c’est à elle, sans doute, qu’iront les bénéfices du disque.

Deux ans plus tard c’est sa mère qui meurt brutalement. Il vole à Sète soutenir son père. Au concert suivant il déclare à des proches « Pour la première fois, ce soir, elle me voit chanter. »

On se souvient qu’elle était fervente catholique et qu’elle désapprouvait les chansons de son polisson de fils. Pendant quelques secondes il a voulu croire au paradis, Georges, avec la conviction qu’elle y était et qu’elle lui avait pardonné…
Ça ne dure pas, évidemment.

Trois ans plus tard, c’est la mort de son père. Mais là, il arrive à temps pour le soutenir.
Rebelote : la même année c’est Marcel Planche qui disparaît. Jeanne se console avec ses bestioles. Pas longtemps ; le temps de se marier avec un sieur Martin.
On a vu, dans les chansons inédites, ce que Georges en pensait.
Après quoi elle meurt à son tour en 1968.

Et puis des copains, des connaissances…
Dans un de ses carnets inédits on a trouvé ces mots « La fête des morts, c’est tous les jours ».

Alors, à coup sûr, il éprouve ce qu’on pourrait nommer une nostalgie du sacré. Et il en sort une chanson admirable qui ouvre un écho infini dans le passé trouble et immémorial des origines.

Le grand Pan :

Voici le fameux passage de Plutarque qui a suscité tant d’interprétations et d’analyses :

« (…) Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres.( Il ) me raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »
« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise.  »

Rituel de mort et de renaissance, sur le mode des dionysies, ou bien destruction d’un temple où le dieu Pan était supposé rendre des oracles… on ne le saura probablement jamais.
Mais il est bon de redire ces derniers mots de la Grèce familière d’autrefois et aussi de mettre Jésus dans le paquet ; après tout, il est de la même espèce : mourant et renaissant. Ce fut la géniale intuition de Nietzsche qui n’alla pourtant pas jusqu’à la formuler explicitement, se contentant de psalmodier « Dionysos ! Dionysos ! »

Par contre si la fin du monde pouvait se contenter d’être triste, ce serait un moindre mal. Dans la lignée du prosélytisme destructeur inauguré par le christianisme paulinien, l’islamisme bat déjà tous les records…

Comment ré-enchanter le monde ?
Par la poésie, modulé sur une musique légère, comme les troubadours d’antan.
Par la tentative de retrouver le charme qu’avaient les choses quand on était jeune.

Dans cette veine-là on trouve « Les amours d’antan » :

Et puis le mieux quand on n’a pas trop le moral – il a aussi des problèmes de santé – c’est de regarder ailleurs.

Théâtre des Hauts de Seine à Puteaux, le 21 avril 1967.
Brassens donne un concert gratuit. En avant-première : Mozart.
Avant qu’on installe sur la scène les bougies et l’orchestre, un journaliste demande aux spectateurs pour qui ils sont venus : Mozart ou Brassens ? « Les deux » répondent quelques adultes, quoique Brassens soit majoritaire dans leurs réponses.
Par contre, parmi les jeunes, une seule exception ; ils sont tous venus pour Brassens.

Et Brassens, qu’est-ce qu’il fait là ? Il veut aider à ouvrir à ces jeunes des banlieues l’accès à la musique classique. A leur âge, il était fan de jazz ; Mozart, il a tardivement appris à l’aimer. Pourquoi ne pas leur faire partager ce plaisir sans attendre ?
Et ça fonctionne, en particulier parce que pour beaucoup de ces jeunes gens, c’est la première fois qu’ils ont devant eux un orchestre véritable.

Fidèle, décidément, à son engagement « anarcho-individualiste » ; que chacun en fasse autant et le monde ira mieux.

Du reste la zone, il la connaît.
Dans une autre chanson, affleure à nouveau du véridique.
On ne sait pas trop où ça se passe mais une indication du texte de cette chanson – La princesse et le croque-notes – pointe vers l’année 1951.
Écoutons-la :

Honnêteté du chanteur, et double. On ne sait trop si c’est la menace d’être accusé de détournement de mineur(e ) qui le dissuade de céder au numéro de charme de la gamine ou si c’est simplement un argument parmi d’autres pour qu’elle y mette un terme.
Et puis quand il revient sur cette partie de la zone, transformée en jardin, 20 ans plus tard, « Il a le sentiment qu’il le regrette. »

Pourquoi pas ? Un commentateur affirme à propos de ces quelques mots « avec ce vers plus qu’ambigu, il peut arriver à nous dégoûter ».

C’est l’acte qui aurait inspiré le dégoût ; pas le sentiment qui surgit à l’occasion de ce souvenir, à moins d’avoir la vocation d’un grand inquisiteur.

Et puis le sentiment d’un regret n’est pas un regret.
Enfin il s’en faut de beaucoup que tous les désirs soient avouables.
Sans parler de ce que Princesse est devenue. Ce sentiment d’un regret, c’est peut-être la brève intuition que son destin à elle aurait été meilleur s’il avait cédé.
Se souvenir qu’au Moyen-Âge on pouvait se marier dès 13 ans

D’autre part le croque-notes peut aussi être exemplaire, du moins selon certains critères. Illustration :
Sa maison de Crespières a été cambriolée.
Alors Brassens, décidément fidèle à lui-même, a composé ces admirables  « Stances à un cambrioleur » :

Il ne portera donc pas plainte et le voleur peut disposer librement de ce qu’il lui a pris. Pas sûr pourtant que ledit voleur ait eu l’occasion d’écouter Brassens.

Admirable, Brassens l’est encore dans le courage qu’il a pour supporter la douleur.
Ses reins ont commencé à le tourmenter très tôt : première crise de colique néphrétique en 1946.
Première opération en 1963 ; rein gauche.
Seconde en 1967.
Il semble qu’il ait encore dû être hospitalisé l’année suivante. Quand on lui demande ce qu’il a fait pendant « les événements », il répond plaisamment : « Des calculs ».
L’une de ces tribulations rénales lui aurait inspiré la chanson suivante :

L’épave :

C’est un gendarme qui l’aurait effectivement couvert de sa pèlerine en attendant l’ambulance, après qu’il ait fait un nouveau malaise.
Comme quoi, décidément, tous les cognes ne sont pas à rosser.
Prescription, à ce propos, d’un certain Gavroche : « Môme ! On ne dit pas les sergents de ville, on dit les cognes ! »
N’empêche, de quelque façon qu’on les qualifie – et là dessus Brassens est d’une grande créativité – il s’en trouve toujours quelques uns d’une grande humanité.

La pire de toutes ses crises de coliques néphrétiques s’est étalée sur plusieurs jours pendant un concert qu’il donnait à l’Olympia, peut-être en 1962.

Le rideau s’est fermé 14 fois ; le temps de boire un verre, d’avaler un analgésique.
Il a parfois fallu le sortir de scène en le soutenant à deux… Après avoir repris des forces, il repartait bravement pour la chanson suivante.

Il a supplié Coquatrix d’annuler les concerts suivants mais l’autre n’a rien voulu entendre. Avec lui le contrat, c’est 3 semaines ; point barre.
L’avantage des calculs rénaux, c’est que quand ils vous passent par le canal de l’uretère, on n’a plus guère le loisir d’avoir le trac.

Heureusement, hors les concerts et les tournées, il y a la vie ordinaire, si l’on peut dire.
Les chansons qu’il écrit, les copains avec lesquels il partage de bons repas, les moments amoureux ou simplement intimes réservés à Püpchen…

Ce qui ne lui interdit pas de rêver à d’autres femmes. Et comme c’est malgré tout une source d’inspiration, il en fait aussi des chansons. On a pas mal conjecturé sur « la femme d’Hector », certains allant même jusqu’à en faire un avatar de la femme de Victor Laville.
C’est fort plausible, étant donné que celui-ci est le plus ancien des copains de Georges et que la chanson décline – de toutes les façons possibles – le temps des vaches maigres.
Mais la femme d’Hector est essentiellement maternelle et on n’a pas besoin de la séduire pour éveiller sa sollicitude.

Dans un registre moins badin – mais à peine – la plus jolie chanson, c’est « Pénélope » ; on l’écoute :

Et puis, s’il prend le temps d’écrire des chansons, de les peaufiner, il avoue à un journaliste qu’il finit par s’ennuyer à les chanter encore et encore.
Voilà aussi pourquoi il se délecte de plonger dans les recueils des poètes qu’il aime ou qu’il explore.

Et pour le coup, quand il découvre ce morceau de choix, il est aux anges : Tristan Bernard donnant la réplique à Pierre Corneille. Là au moins, il aura toujours du plaisir à la faire découvrir à son public.
Titre : Marquise

Mais Georges Brassens, en dépit des « gros mots » qui émaillent ses couplets, va bénéficier d’une consécration pour le moins inattendue :

En 1967 il reçoit le Grand prix de poésie de l’Académie française.
Parmi les académiciens qui ont plaidé sa cause on trouve assez naturellement René Clair, Marcel Pagnol, Joseph Kessel… Mais aussi d’autres enthousiastes, plus étonnants, comme Louis Leprince-Ringuet
Etonnamment le plus grand « fan », c’est le secrétaire perpétuel. Discours véritablement dithyrambique mais plein de subtilités et de sympathie.
Un petit passage :
« En naissant à Sète, patrie de Paul Valéry, M. Brassens a, bien involontairement, proposé aux universitaires locaux le sujet d’une dissertation sur les mérites comparés de la poésie noble et de la poésie populaire. Ce parallèle est esquissé par lui-même dans une « Supplique » déjà fameuse où s’exprime la déférence que l’humble troubadour — c’est lui qui parle — porte à son illustre compatriote. Sous les feux de « midi le juste », d’un côté c’est le marbre du Cimetière marin, de l’autre le sable de la plage où M. Brassens, qui pour notre plaisir n’en est pas à un testament près, demande à être enseveli.
Et quand, prenant ma butte en guise d’oreiller,
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume,
J’en demande pardon par avance à Jésus
Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume.
Qu’on nous pardonne aussi ! C’est trahir ce poète que de citer ses vers dépouillés de leur mélodie. Non pas qu’à être lus, ils perdent l’âpreté de leur charme ou l’humour qui éclaire leur mélancolie, mais parce que c’est le rythme musical qui y impose et gouverne élisions, enjambements, brisures des mots, rimes dissonantes et autres licences savoureuses sous lesquelles se devine une parfaite connaissance du métier. »
C’est signé Maurice Genevoix. Sympathie inconditionnelle – et jusqu’ici tenue secrète – du respectable secrétaire perpétuel de la douairière du quai Conti ; mais on n’est pas pour rien l’auteur de Raboliot.
Je crois qu’en entendant ces mots Brassens a discrètement souri derrière sa moustache. Et puis il a pensé que, tout compte fait, il avait eu bien de la chance dans la vie. Foin de trahison ; mais écoutons ce délicieux poème, en musique cette fois.
Supplique pour être enterré à la plage de Sète :

Le pompon, c’est que deux ans plus tard le mauvais sujet est devenu un classique de la littérature française. Georges Brassens fait en effet partie du programme du concours d’entrée à Normale Supérieure en 1969.
Pour un type qui n’a pas été scolarisé assez longtemps pour passer le brevet, on avouera que ce n’est pas mal.
Quant à cette belle chanson, il ne faut pas la prendre au mot. Dans une interview de Claude Santelli il déclare « Je m’en fou d’être enterré où que ce soit. »
Evidemment… Ce qui compte, c’est de trouver, y compris dans la perspective du post mortem, une occasion de sourire.
Mais il faut le faire avec style. Et la richesse de sa versification résulte de ce savoureux mélange entre tous les lexiques, de l’argotique au raffiné, en passant par toutes les notes de la gamme.
Brassens, c’est effectivement un troubadour, un vrai.
Griot, aède, barde, ou, plus tardivement, trouvère, ceux-là existent depuis le fond des âges, allant d’un lieu à l’autre pour conter ou raconter, enluminant leur dire de quelques notes de musique quel qu’en soit l’instrument.
Et c’est cette primauté du dire qui fait de Brassens un troubadour.
Voici ce qu’il en dit :
« Je m’arrange pour qu’on ait l’impression que la musique n’existe pas, je fais un peu comme sur une scène de film, comme quand on ajoute une musique au cinéma ; il faut que le public l’entende, cette musique, mais qu’il ne soit pas trop tenté de l’écouter…
(…) Je fais en sorte que ma musique souligne un peu mes paroles, mais sans prendre le pas sur elle. »
« Il suffit de trouver la musique qui convient à l’ambiance des paroles pour que ça marche. »
Interview du 2 septembre 1972.
Sauf exception faudrait-il ajouter. Et Brassens donne comme exemple de la chanson où la musique vient en somme donner le ton aux paroles, Le Cocu.
Écoutons-la :

Il faut convenir que c’est bien le rythme entraînant joint à une certaine grandiloquence dans l’expression qui amplifie ici le comique.
Mais c’est effectivement une exception.

Revenons brièvement sur les honneurs que mériterait Brassens, et même sur la légion, la légion d’honneur, s’entend. Eh bien, comme quelques autres à la même époque – Brigitte Bardot, Albert Camus, Aragon, Simone de Beauvoir – Georges Brassens l’a refusée.
En plus, il en a fait une chanson qu’on a retrouvée dans ses papiers et que Maxime Le Forestier a heureusement mis en musique :
« La légion d’honneur, ça pardonne pas » :

Si les 3 premiers couplets sont fantaisistes, ce n’est pas tout à fait le cas du dernier. Ce chanteur qui dit des gros mots, c’est lui, évidemment. Et pour rien au monde il n’aurait voulu se laisser enfermer dans les convenances qu’aurait pu lui imposer cette décoration.
Du reste il ne consent à se laisser enfermer nulle part. Voilà pourquoi, pendant les périodes où il part se mettre au vert pour travailler, il va progressivement délaisser la Provence pour la Bretagne. Ce n’est pas qu’il ne retourne à Sète, de temps à autre, visiter la famille et les amis qui lui restent là-bas ; par exemple à l’occasion de ses tournées à Marseille. Mais c’est qu’il a besoin de calme, de circuler librement sans être arrêté ; et là-dessus la Bretagne est parfaite.
Il s’y rend pendant plusieurs années, été comme hiver, puis finit par acheter une maison à Lézardrieu, dans les Côtes d’Armor.
Ce qui le décide, c’est que cette petite cité est au bord de la mer ou, plus exactement,, sur la rive d’un petit fleuve côtier, le Trieux .
Et à regarder ce paysage très calme, avec son port de plaisance, on y trouve tout bonnement quelque chose de Sète. Evidemment, en beaucoup moins fréquenté… comme dans son enfance, au fond.
Précisons encore qu’il n’a probablement plus le coeur de retrouver tous ses souvenirs sétois. Dans ses carnets on trouve exceptionnellement un récit détaillé, celui des derniers jours de son père, qu’il désigne comme « le vieil ours ». Il va même jusqu’à consigner le menu des repas que celui-ci prend à l’hôpital ; et puis il note scrupuleusement ses paroles, allant même jusqu’à transcrire sa façon de parler.
Loin d’être un provençal impénitent, il paraît même qu’à Lézardrieu, il apprend le breton !
Ça doit être vrai puisqu’il y a aujourd’hui deux écoles « Georges Brassens » en Bretagne, à Ploeren et à Languidic, ce qui sur un total nationale de 10 écoles portant son nom, peut être tenu pour significatif.
Mais le pompon en matière de célébration de la Bretagne est atteint le soir de Noël 1977 par un duo où Georges Brassens interprète en compagnie de Tino Rossi, le chanteur favori de ses jeunes années, « Venise et Bretagne »
Après quoi ils enchaînent sur « Santa Lucia » et l’on sent qu’ils retrouvent tous deux, avec cette chanson napolitaine, une part de leurs origines, Tino le corse et Brassens le napolitain de lignée maternelle. Et tandis qu’il la chante, apparaît sur son visage quelque chose de juvénile, comme s’il retrouvait en cette occasion, ses efforts enfantins pour produire la bonne note.

Cela, c’est la chanson comme pur souvenir d’enfance ; mais, qu’il défende ses idées ou qu’il donne dans la gaudriole, il retrouve rarement, dans ses propres oeuvres, l’occasion de réveiller ces émotions enfouis dans les souvenirs.
Deux exceptions que nous avons déjà écoutées : « La marche nuptiale » et « Les quatre bacheliers ».
D’ailleurs lors d’une séance d’enregistrement dans sa maison de Crespières, il avait déclaré :
« Dès qu’on parle, dès qu’on émet une opinion, on fait de la morale et de la philosophie. » Comme s’il le regrettait…
Dans cette veine-là, le scoop : « Je ne suis pas un gros, gros admirateur de Brassens chanteur ; ça ne m’emballe pas. »
Bref, ce n’est pas dans ses chansons qu’on peut trouver l’expression la plus fidèle de sa personnalité. C’est que, contrairement à ses nombreux fans, ce n’est pas son égo qui lui donne le plus de plaisir dans la vie.
Par contre, retrouver aux côté de Tino Rossi les émotions de son enfance, c’est autre chose. C’est cette recherche d’un écho dans d’autres oeuvres que les siennes qui fait qu’il aime à interpréter les poèmes de ses auteurs préférés quand l’occasion s’en présente.
Ce n’est pas toujours possible. Par exemple pas moyen de mettre Baudelaire en musique alors qu’il le cite comme l’un de ses 5 poètes préférés avec Villon, La Fontaine, Victor Hugo et Verlaine.
C’est Léo Ferré qui a chanté « A une passante », en 1967, l’un des plus beaux poèmes des Fleurs du mal.
« Chanté » est vite dit ; comme Brassens l’explique par ailleurs, l’alexandrin est rétif à la mélodie. Le poème à de belles inconnues qu’il rêve de chanter, il le traîne dans ses fontes depuis son retour clandestin de Basdorf.
Evidemment il ne faut pas attirer l’attention… mais le dimanche, il y a, pas très loin de l’impasse Florimont, les puces de la porte de Vanves. C’est là qu’il met la main, pour quelques sous, sur un recueil de poèmes, intitulé « Émotions poétiques » d’un certain Antoine Pol. Il y découvre un très beau poème intitulé « Les passantes » qu’il commence à pianoter chez sa tante ; nous sommes en 1942.
Tentative réitérée, sans succès ; il n’insiste pas. Enfin, en 1964 une ébauche prometteuse qu’il retravaillera jusqu’en 1969 ; écoutons Les passantes :

Mais avant de l’interpréter en public il faut l’accord de l’auteur. Heureuse surprise d’abord quand on finit par retrouver Antoine Pol… On découvre que celui-ci rêve d’éditer un livre sur Brassens ! Il est donc ravi que son poème ait été mis en musique par ce chanteur pour lequel il a une grande estime.
Malheureusement Antoine Pol meurt trop tôt pour avoir le plaisir de l’entendre…. 83 ans.
Evidemment interpréter les oeuvres des autres ne peut être qu’une ponctuation.
Or écrire ses chansons lui demande de la persévérance. On ne produit pas des poèmes comme on enfourne des baguettes ou comme on finalise un bilan comptable.
Brassens est tout sauf bohème, certes, mais en matière de poésie, il faut travailler avec mesure et discernement.
Il a une pile de feuillets où sont ses poèmes et où il pioche quand il s’agit de créer les 8 à 10 chansons du cycle à venir.
« Cycle » n’est pas usurpé. Schématiquement :
six mois de travail
trois mois à Bobino, avec mélange des anciens succès et des nouveautés
Tournée de quelques semaines, en France mais parfois à l’étranger ; en 1973, il ira même jusqu’à donner un concert au Pays de Galle.
Enregistrement du nouveau disque.
Vacances bien méritées
Et on repart pour un tour…
(…) « Quand j’écris une chanson et qu’elle ne me plait pas, je la jette. »
« Vous en avez jeté beaucoup ? » , demande l’interviewer quelque peu interloqué.
Réponse : « Pas mal ; presque la moitié de ce que j’ai écrit. »
Celle-là, il ne l’a pas jetée ; probablement le souvenir des chansons dites de « corps de garde » entonnées avec les copains dans sa jeunesse…
Fernande :

De fait les couplets débitent à plaisir les figures de veilleurs condamnés à la solitude :
la sentinelle dans la guérite, le gardien dans son phare… Evidemment on glisse ensuite au séminariste ; après quoi on revient, en tout bien tout honneur, au soldat inconnu. Hymne national des solitaires, nous dit l’épilogue.
En fait elle est très décente cette chanson ; il suffit de la comparer à des couplets vraiment paillards. Par exemple « Le plaisir des dieux »…
Par Pierre Perret qui en a fait tout un disque, sauf s’il y a des oreilles délicates…

Autre point : il semble bien que les chansons paillardes soient une spécificité française. Une compilation desdites chansons porte en exergue quelques vers de Rabelais ; cette littérature des soirées joyeuses pourrait donc bien être un héritage de maître Alcofibras Nasier.
Quant aux chansons gaillardes du répertoire de Brassens – « paillardes » serait excessif – elles ne viennent pas nécessairement du coeur. En fait, dans la lignée du Gorille, c’est ce que son public attend de lui. Mais ce n’est pas nécessairement ce à quoi le porte sa sensibilité.
Pour le comprendre, il faut écouter la chanson suivante avec attention.
Le pornographe :

Il est admirable qu’il parvienne ici à satisfaire ce public tout en lui disant la vérité sur l’essentiel.
De fait, quand on parcourt les chansons qu’il n’a pas eu le temps d’achever et qu’il feuilletait pour y choisir et compléter celles qui lui permettraient de boucler le « cycle » suivant, on est frappé par le nombre notable de celles qui relèvent de cette catégorie.
Cela ne signifie nullement que Brassens ait été érotomane ; au contraire. Ces chansons, on le sait, sont aussi celles pour lesquelles il n’a pas trouvé l’inspiration qui eût permis de les achever.
Bref, avec l’ami Georges, il ne faut pas toujours se laisser aller à la première impression.
Illustration :
Côte à côte avec Jacques Canetti devant la caméra, ils évoquent très brièvement leur première rencontre et ses suites ; confidences illuminées :
Canetti « J’ai tout de suite eu le coup de foudre »
Brassens « Sans lui… »
Il a quand même passé 4 ans et demie aux Trois Baudets avant de se voir ouvrir la scène de Bobino puis celle de l’Olympia. Sans parler de la censure imposée par la radio à cause du Gorille, justement. Mais Jacques Canetti s’est malgré tout risqué à enregistrer ses disques.
Dans ce qu’il tente de dire de Jacques, avec sa réserve habituelle, quelque chose pourtant s’esquisse :
« Il parle comme Socrate. » Malheureusement, ça ne donne pas envie au journaliste d’en apprendre un peu plus sur la question.
On sent néanmoins qu’il y a chez lui, à l’égard de cet homme, une déférence tout à fait inattendue chez cet anarcho-individualiste de première trempe. C’est plus que de la reconnaissance ; comme si, justement, il lui attribuait un statut de maître.
Ce qu’ ignore ce journaliste, c’est que ces deux-là et quelques autres se retrouvaient régulièrement à la campagne. Mais ce n’était ni à Crespières, ni à Lézardrieu.
Ces résidences-là étaient avant tout, pour Brassens, des lieux de travail, même si naturellement il était ravi de se changer un peu les idées en y recevant des amis.
C’est à Saint-Cyr-sur-Morin, en Seine-et-Marne, que toute une assemblée choisie se constituait au hasard des disponibilités des uns et des autres, avec de l’espace, à l’abri de la foule parisienne mais en un lieu pas trop éloigné, au sein d’une nature préservée.
Avant de poursuivre, une ritournelle champêtre, sans doute bien plus dans le goût du ménestrel de Jacques Canetti :
« Il suffit de passer le pont » :

L’évasion bucolique, ça commence en 1957 avec Jean-Pierre Chabrol, écrivain et copain de Georges Brassens. Jean-Pierre est marié, il a ses trois enfants ; il ne s’en tire pas. Il a repéré une petite maison dans un hameau proche de Saint-Cyr où il pourrait vivre de peu avec sa famille.
Un crédit pour l’acheter ? Pas la peine : Georges est là. Les Chabrol vont élever des chèvres et des poules, cultiver ce qu’ils peuvent… Et Jean-Pierre pourra vivre de sa plume. Naturellement l’ami Brassens est toujours le bienvenu.
Et puis Chabrol sympathise avec son voisin, Pierre Dumarchey – nom de plume : Mac Orlan – établi à Saint-Cyr depuis de longues années. Non seulement ils sont écrivains tous les deux mais aussi dessinateurs ; du reste Mac Orlan a commencé par vouloir être peintre…
Là-dessus il fait sans doute revivre tout le passé glorieux du lieu, une sorte de « bords de Marne » de la littérature ; mais à Saint-Cyr on se contente du Petit Morin.
En fait à partir de 1912, c’est toute la bande du Lapin Agile de Montmartre qui migre périodiquement à Saint-Cyr dans une ferme reconvertie qui recevra quelques noms de baptême farfelus avant de devenir « l’Auberge de l’oeuf dur et du commerce ».
Et l’occupation favorite des hôtes de passage, ce sont les bonnes grosses blagues. A Montmartre on avait produit un tableau en attachant un pinceau à la queue d’un âne ; à Saint-Cyr on se déguise en Indiens pour faire mine d’attaquer le train.
En gros, le surréalisme avant l’heure mais ne se prenant pas une seule seconde au sérieux. C’est peut-être bien Paul Fort qui a mis la puce à l’oreille de Georges Brassens car il fait partie de la bande… On sait qu’Apollinaire y vint mais aussi, Dorgelès et Courteline… Mistinguett même.
Passage du témoin, en tout cas : c’est bientôt une autre génération qui investit Saint-Cyr, à l’auberge ou chez l’un ou l’autre. On y verra bientôt venir Michel Legrand, Juliette Greco, Jacques Brel, Mouloudji, Costa Gavras, Yves Montand… C’est peut-être bien là qu’est né le projet de Z…
Est-ce l’émulation ou l’esprit du lieu ? On incline à croire que c’est là aussi que Brassens a gribouillé l’une de ses plus légères chansons à propos de la mort :
« L’oncle Archibald » :

Revenons à cette occasion sur Brassens philosophe. Je gage qu’il était frustré de n’avoir pas pu aller jusqu’en classe terminale et qu’il rêvait d’un Bonnafé qui l’aurait initié à la philosophie.
Voilà pourquoi il se met à lire, Platon, en particulier. Si Canetti « parle comme Socrate », c’est sans doute qu’il pratique la maïeutique : amener par de pertinentes questions l’interlocuteur à reconsidérer son point de vue.
Ce Brassens philosophe affleure dans certaines chansons. Je ne suis pas la seule à avoir ce sentiment ; un jeune chanteur belge, Olivier Terwagne, en a fait tout un spectacle. Il le voit à la fois stoïcien et épicurien ; et puis, évidemment, anarchiste.
C’est assez juste, ces deux écoles étant beaucoup plus proches l’une de l’autre qu’on ne le croit en général. Et l’oncle Archibald – que la mort a débarrassé de tous ses ennuis – n’est pas très éloigné, là-dessus, de « l’École du Jardin » comme on désignait les Épicuriens dans l’Athènes du III° siècle AEC.
Et puis Olivier Terwagne adjoint à la philosophie de Brassens la composante libertaire. Et il a raison. Ce fut véritablement pour cet « anarcho-individualiste » une morale au sens plein du terme mais aussi une éthique.
Deux brèves citations : « C’est pour moi une philosophie et une morale dont je me rapproche le plus possible dans la vie de tous les jours, j’essaie de tendre vers l’idéal. » Cela, c’est la recherche du bien, donc la morale. « Faire du bien aux gens, ça me rend heureux. » Et ici la recherche du bon, donc l’éthique.
En prime ce jeune homme a mis la main sur un texte posthume intitulé « Le progrès » qui laisse transparaître un Brassens écolo. Malheureusement ces strophes n’ont pas trouvé leur musique, celle de Jean Bertola est décidément trop languissante.
On se contentera donc d’en citer deux :
Ils ont abattu, les vandales, Et sans remords, et sans remords, L’arbre couvert en capitales De noms d’amants : c’est un scandale ! Les amours mort’s n’ont plus de monuments aux morts, Monuments aux morts.
L’a fait des affaires prospères, Le ferrailleur, le ferrailleur, En fauchant les vieux réverbères. Maintenant quand on désespère, On est contraint et forcé d’aller se pendre ailleurs Se pendre ailleurs.
Il n’est pas non plus impossible que cette versification iconoclaste avec un alexandrin parasite ait donné du fil à retordre au compositeur. On sait qu’il ne portait pas le vers de 12 pieds dans son coeur. Sans doute s’agit-il ici de la fameuse cité qui était en projet quand Brassens avait encore sa maison à Crespières. Il a pu y revenir à l’occasion, pour visiter quelques vieilles connaissances, découvrant alors la transformation du lieu.
Ceci dit, si l’on sent ici, dans ce poème qui attendait sa musique, un sincère regret du lieu disparu, siphonné par les promoteurs immobiliers, toutes les chansons de Brassens ne relève pas de la catégorie du vécu.
Evidemment, comme il faut « produire », l’amateur averti ne doit pas toujours le prendre au mot.
Deux chansons soeurs, mais le dernier couplet de la seconde donne le fin mot de l’histoire.
« Il y a des jours où cupidon s’en fout » est la première ; mais voici la seconde intitulée « Sale petit bonhomme » :

Rappelons ces quelques vers, manifestement adressés à Püpchen :
Ma mi’, ne prenez pas ma complainte au tragique Les raisons qui, ce soir, m’ont rendu nostalgique Sont les moins nobles des raisons Et j’aurais sans nul doute enterré cette histoire Si, pour renouveler un peu mon répertoire Je n’avais besoin de chansons.
Ceci dit, il y a bien eu « une histoire », à savoir – comme c’est probable, même dans les couples de « non mariés » – une brouille passagère.
Et on en trouve trace dans une lettre affichée à l’Espace Brassens à Sète. Quelques morceaux de phrases :
« (…)  as-tu décidé de ne plus entendre parler de ton bel épagneul ? Suis-je puni ? En ce cas le châtiment me semble dur. Je te supplie de m’écrire. Tu n’es pas le vrai bélier. Il y a un siècle qu’on s’aime. Rien qu’un mot ou deux ou merde mais des nouvelles.
Je t’embrasse. »
Donc coup de canif dans le contrat implicite de la part du « non marié » mais néanmoins tenu d’être fidèle. Est-ce étonnant ? Evidemment pas. Il a tout pour séduire, cet homme-là. Plein de douceur et de détermination, dont on sait à l’avance qu’il ne jouera jamais  « la grande scène du trois », pas plus qu’il ne talonnera celle qui ne veut pas ; juste un moment de plaisir au passage, c’est tout.
Et Püpchen comprend ; et Püpchen pardonne.
Autre thématique discrètement mise en musique, justement : la femme qui – au contraire de celle des statistiques érotiques d’une des chansons précédentes – ne « s’emmerde » pas « en baisant ».
Eh bien, Tonton Georges lui conseille paternellement – quoiqu’indirectement – de se trouver un amoureux. Je me suis dit qu’il avait dû connaître une jeune femme de la génération suivante, une nièce par exemple, très férue du « make love, not war », à laquelle cette chanson-là était destinée.
« Embrasse-les tous » :

Et il a bien eu une nièce mais je n’ai pas pu en apprendre davantage sur la question des amours de la demoiselle.
Et puisqu’il est bon de sortir des clichés, profitons-en pour tendre charitablement l’oreille aux débuts du jeune homme qu’il fut, sous la férule d’Éros.
Et là, à nouveau, aucun doute possible : on est dans le véridiques. C’est sans doute une des chansons qui lui ont attiré la sympathie des jeunes gens de l’époque.
« La première fille » :

« Bien d’autres, sans doute, depuis sont venues… » ; peut-être moins dans la vie que dans les chansons. Et Georges paraît y multiplier les portraits au vitriol. Alors, du coup, il se fait traiter de misogyne.
Vive protestation. Mais l’analyse la plus pénétrante de son rapport à la gent féminine, il la donne en 1965, sur Europe 1 :
« Quand on parle de la femme, on en parle toujours en général, au fond les gens ont une opinion sur la femme en général à cause de deux ou trois femmes en particulier, et plus souvent à cause d’une seule . Moi je me fais aussi une idée générale de la femme à cause des femmes que j’ai connues. J’ai connu toutes espèces de femmes . J’ai connu des bonnes fées et j’ai connu aussi des fées Carabosse . Mais comme je suis plutôt d’une nature optimiste, je ne retiens des choses que ce qui est le meilleur, quoi. Je ne veux pas être féministe mais enfin il me semble que souvent les hommes se comportent très mal envers la femme . La femme est un être fragile, la femme est une être qui, sur le plan sexuel, n’est pas tout à fait conçue comme nous . Il ne faut pas se jeter sur elle brutalement . Enfin on peut le faire… on peut le faire, mais il faut choisir le moment où elle attend ça… »
Il ne veut pas être féministe… N’empêche qu’à l’époque, tous les hommes ne sont pas en quête du moment précis du consentement de l’amante aux jeux de l’amour. Rares encore, dans ces jeux-là, les homme qui sont attentifs au plaisir de leur partenaire.
Et puis ne s’intéresser aux femmes que du point de vue érotique, quoiqu’il ait cette mauvaise réputation, ce n’est pas le hobby de Brassens. Du reste, à l’occasion, il peut être aussi chevalier servant.
La preuve, c’est qu’il prend fait et cause pour Jeanneton – soeur de Margoton – et aussi aimable qu’elle. Et pas contre n’importe qui ! Attention : chanson inédite, interprétée par Maxime Le Forestier :

Eh bien oui, sa seule excuse, à Dieu, c’est de ne pas exister ! Autrement, qu’est-ce qui peut justifier cet acharnement sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus vulnérables ?
On dira que Satan est le prince de ce monde ; d’accord. Mais est-ce une raison, quand on est tout puissant, pour lui laisser faire n’importe quoi ? Ceci dit, il serait bien étonnant que les cardinaux réunis en conclave, se penchent sur le sort du persil ravagé par la grêle… En réalité il s’agit d’une métaphore : les conciles n’ont que faire du sort de Jeanneton ; ils ne se préoccupent que du sort du persil.
Chanson qui, sans doute, attendait encore la réécriture et le développement de son dernier couplet, plus quelques touches finales.
En voici une autre qui lui a coûté beaucoup d’efforts mais qui – elle – a fini par voir le jour. Dans le cahier à carreaux où Brassens jetait ses idées au fur et à mesure, les notations se succèdent, tâtonnantes…
Il faut dire que c’est cette femme très particulière qui l’avait charitablement appelée quand Jeanne vivait ses dernières heures à l’hôpital Saint-Joseph.
On voulait lui faire une tisane, peut-être parce qu’elle avait mal à la gorge. Mais Jeanne avait déclaré que c’était du champagne qu’elle voulait. Georges s’est-il débrouillé pour lui en procurer ? On ne sait.
Passé le chagrin de la mort de Jeanne, il lui reste cet étrange souvenir qu’il ne sait pas comment tourner Enfin, il y arrive. Titre : « La religieuse » :

Cahier où l’on trouve, de temps en temps, des esquisses savoureuses.
Celle-ci, par exemple : « J’ai connu, excité à la débauche, certaine grande dame. C’était ce qu’on appelle une grande dame de gauche. En jouissant elle criait : « Paix au Vietnam ! » »
Ou celle-là : « A force de tourner autour des arènes de Nîmes, il avait fini par se prendre pour un romain. »
Celles-là et la plupart des autres, ce sont, comme il le note lui-même, « Des petits bouts de chanson qui ne peuvent servir à rien. »
Pas toutes, pourtant. Voilà une esquisse bien avancée : Oh vous qui m’écoutez, j’ignore d’où vous êtes et je vous plains beaucoup. Ça doit être effrayant de n’être pas de Sète. Je plains les Allemands, les Turcs, les Chypriotes Ceux de Tarascon Car exceptés bien sûr mes chers compatriotes Les gens qui sont nés quelque part sont tous les cons.
Néanmoins on devra convenir qu’à partir de cette note-là et de quelques autres, il a fallu beaucoup de travail pour aboutir à la « Ballade des imbéciles heureux qui sont nés quelques part ». Écoutons-la :

Georges est-il donc un misanthrope ? Nullement. La preuve c’est qu’il est capable de nouer des amitiés nouvelles, en particulier dans le monde de la chanson. Lors d’une interview à l’occasion d’une tournée en Belgique, il cite Adamo et Jo Dassin, Aznavour et Tino Rossi.
Tino Rossi, on a déjà vu comment : après que celui-ci ait été son chanteur favori dans sa prime jeunesse, il devient son partenaire à la télévision, un soir de Noël.
Eh bien, mutatis mutandis, il se passe quelque chose d’analogue avec Salvatore Adamo. Fils d’émigrés napolitains, père travaillant d’abord comme mineur, Salvatore a vite fait de consacrer Brassens comme son idole. Ces deux-là ont tout pour se comprendre.
Il apprend la guitare, il compose ses premières chansons et il ne manque pas non plus de talent. Maxime le Forestier, Salvatore Adamo, guitare et chansons à texte, il y a décidément des disciples de Brassens.
On ne sait si c’est Patachou – laquelle a également fait démarrer le jeune homme – ou Bruno Coquatrix qui lui en parle – ou encore une chanson entendue à la radio – mais Brassens va écouter Adamo à l’Olympia.
Et Coquatrix, qui les a invités tous les deux après le concert, entend son vieux troubadour fredonner dans la voiture « Laisse mes mains sur tes hanches ». Chanson dans le style Brassens, à n’en pas douter, et qui ne pouvait que lui plaire.
Mais le plus fervent disciple, c’est incontestablement Maxime Le Forestier. Comme, avec Alain Souchon, ils ont décidé à Cheverny en 2017 d’interpréter une chanson de Brassens, la question se pose de savoir laquelle. Maxime apprend au public qu’il y a 171 chansons de Brassens. Celles qui sont estampillées, bien sûr ; mais aussi celles qu’on a trouvées dans ses papiers, plus ou moins achevées.
Autre relation privilégiée : celle qu’il noue avec Joe Dassin. Il l’aime bien et décide, là aussi, d’aller l’écouter à l’Olympia en 1969. Pas de chance : crise de colique néphrétique.
Alors il lui adressera un petit billet : « Mon cher ami, je me réjouis de voir que le public t’a complètement adopté. Tu mérites un bon succès qui va aller en montant de jour en jour. J’avais pensé à toi le soir de la première mais je n’ai pas trouvé le temps de te faire un petit mot. Dieu merci, tu n’avais pas besoin de ça. Bravo ! Hauts les coeurs et toutes mes amitiés. Georges Brassens.  »
Précieux talisman ; Joe Dassin le gardera sur lui jusqu’à son dernier jour. Il faut dire qu’il est un fan de Brassens depuis toujours. Quand il décide de retourner aux États-Unis faire ses études, un de ses petits jobs pour gagner quelques sous, c’est de chanter Brassens dans les rues ; traduction bien sûr.
Et c’est à lui que l’on doit les premières traductions des chansons de Brassens en anglais. Il y en a eu bien d’autres et Brassens est devenu de plus l’un des chanteurs français les plus connus au monde.
Un petit aperçu par Didier Delahaye :
« In forest pond » :
https://didierdelahaye.bandcamp.com/track/in-forest-pond-dans-leau-de-la-claire-fontaine
Ces amitiés-là, pour importantes qu’elles soient, ne doivent pas faire oublier les colonnes du temple, les deux Pierre en fait, sans lesquels Brassens ne pourrait pas se laisser entraîner aussi librement dans ses cycles créatifs.
=> Le premier, Pierre Onténiente, il a fait sa connaissance à Basdorf où Pierre était bibliothécaire ; c’est dire à la fois ce que cette relation a de solide et d’essentiel.
Et il restera son fidèle secrétaire jusqu’au bout. C’est lui qui est son impresario, s’occupe des papiers, qui établit le planning, qui rappelle opportunément les contraintes de l’emploi du temps, qui gère le compte en banque, ce qui n’est pas une mince affaire tant l’artiste est généreux. Mais c’est lui aussi qui donne son avis sur les premières moutures… et qui éconduit les importuns.
De là son nom de guerre : Gibraltar, parce qu’il est solide comme un roc, justement… et que, quand on sonne, il commence toujours par ouvrir la porte à l’étroit, comme le détroit du même nom
Ce contrat implicite n’a pas été immédiat. Quand ils sont revenus de Basdorf, Pierre a d’abord retrouvé sa chambre de bonne et son boulot d’employé des impôts. Mais Georges et lui se retrouvent fréquemment. C’est Pierre qui confiera que « Quand il a commencé à chanter en public, il avait 30 ou 40 chansons d’avance que personne ne connaissait » ; de là on a justement déduit qu’il se cherchait des interprètes et ne comptait pas monter sur les planches.
=> La seconde colonne du temple, c’est Pierre Nicolas, l’indispensable contrebassiste. Il le rencontre en 1952, justement à ce moment crucial de son parcours où Pierre et Patachou parviennent à le persuader de se risquer sur scène.
Nous avons précédemment évoqué ces moments clefs des concerts où il revient vers lui pour échanger quelques mots, décider de la prochaine ou, plus simplement, retrouver du courage et de l’énergie.
Lui aussi reçoit un surnom et même deux. Le premier : Grippe-Chaussette. Un jour, à leurs débuts, on ne sait trop comment ni pourquoi, Georges oublie ses chaussures à l’hôtel. Il demande à Pierre Nicolas de lui prêter les siennes. Soit ; derrière la contrebasse, ça ne se verra pas. Et les chaussettes aussi. Pas question ! Second surnom : La Famine. A l’occasion d’une tournée en Afrique du Nord, ils prennent très tôt un B52 et Pierre se plaint de n’avoir jamais le temps de manger. Ce second surnom lui restera.
Ces deux-là lui seront discrètement fidèles jusqu’au bout. Sans eux, Brassens n’aurait pas été Brassens.
Et puis on peut aussi avoir de la reconnaissance pour Josée Stroobants. C’est sa photographe officielle mais ce qui fait qu’elle réussit tellement bien à capter ce qu’il a d’essentiel, c’est leur souriante complicité. Elle le couvre en Belgique – dont elle est originaire – puis le retrouve à Paris pour un reportage. Impasse Florimont, elle grimpe sur une chaise pour bien capter le lieu et ses habitants sous tous les angles ; elle se penche, elle bascule… Heureusement le facteur est là et la rattrape au vol. Coup de foudre ; ils décident de vivre ensemble ; Georges leur achète un appartement.
Il y a le Brassens médiatisé et le Brassens intime. Et celui-là, hormis sous l’oeil de Josée, ne se livre pas facilement. Est-ce Jacques Canetti qui le convainc d’affronter la redoutable épreuve de la « Radioscopie » de Jacques Chancel ? . En tout cas il passe à la casserole le 30 novembre 1971.
Un scoop : quand il était enfant Georges rêvait d’être aviateur, comme Mermoz. Il botte en touche : tous les enfants d’alors avaient le même rêve.
Ecolo avant l’heure, décidément ; sur la question de l’accord entre ce qu’il dit dans ses chansons et la vie qu’il mène, il concède qu’il n’aime pas tellement l’automobile ; voilà pourquoi il n’en parle pas dans ses chansons. Pourtant il en a une ; ceci dit – et quoique Chancel ne pose pas la question – c’est habituellement Gibraltar qui prend le volant.
Il concède qu’il écrit « laborieusement » ; c’est en effet ce dont paraissait témoigner son carnet de notes. « Une idée me vient ; je ressens une émotion ; j’essaie de la traduire avec des mots ; et puis je la rumine pendant quelques jours, quelques semaines ; j’ajoute quelque chose ; j’enlève… j’enlève plus que je n’ajoute ; et au bout de quelque temps je reconnais que je ne peux pas aller plus loin. »
Au fond il est peintre ; il compose des esquisses avec des mots et puis quelque chose de structuré surgit… ou pas. Dans le premier cas il travaille les détails, dans le second, il jette.
Il aime assez quelques unes de ses chansons. « Lesquelles ? » s’empresse de demander Chancel. « L’oncle Archibald », « La femme d’Hector », « Le fossoyeur ».
La troisième, on ne l’a pas encore écoutée. Allons-y :

C’est vrai qu’elle est courte, parfaite, à la fois souriante et pleine d’empathie.
Prochain récital ? demande Jacques. « En octobre à Bobino, si Dieu me prête vie. Je dis toujours si Dieu me prête vie, bien que je ne croie pas en Dieu. »
A Chancel qui prétend qu’il balance des bombes passée par le crible de la poésie, il répond paisiblement : « Je dis ma petite vérité, qui ne va pas très loin… qui n’est pas à moi, d’ailleurs ; mais je la dis avec mon caractère. »
« Si mes chansons durent, j’en serai très content. Si elles ne durent pas, comme je ne serai plus là à ce moment-là, ça ne sera pas très grave. »
Et puis Chancel, dont on se souvient qu’il ne lâchait pas sa proie, interroge Brassens sur la justice. Alors l’auteur des « Stances à un cambrioleur » concède qu’il a un heureux trait de caractère : « J’ai une tendance à pardonner, à pardonner… tout ».
Et sur l’amour ? L’important, c’est d’aimer ; pas d’être aimé. « Être aimé, c’est bon pour le confort, ça. » A ce moment-là, c’est sur les enfants qu’il aurait fallu le cuisiner. Mais Chancel rate le coche.
« Il fut un temps où vous vous disiez anarchiste. Est-ce qu’on peut être anarchiste en 1971 ? » Une réponse toute en nuances… Au bout du compte, ça n’a pas grand sens dans cette société-là. Sous-entendu : pour découvrir les vertus de l’anarchie et le bien-fondé de ses thèses, il faudrait que tout le monde le soit, anarchiste.
A propos de l’Académie française : « … et je déteste les uniformes, sauf naturellement l’uniforme du facteur.»
Les chansons qu’il écoutait quand il était petit ? A la radio, surtout : Tino Rossi, Ray Ventura, Mireille.
Tiens, Mireille…

Et puis le scoop : « Johnny Halliday, j’aime beaucoup Johnny Halliday. » Précisons qu’en 1962, Johnny, tout jeune – il a 19 ans – avait confié que, 3 ou 4 ans plus tôt, donc vers 15 ans… il chantait des chansons de Brassens ; et il cite « Le petit cheval » et « Le parapluie ».
D’ici à ce que Brassens soit à l’origine de sa vocation à lui aussi, il n’y a qu’un pas. Comme quoi, décidément, il ne faut jurer de rien.
Ceci dit, Brassens pointe aussitôt le clivage entre eux deux : Johnny fait des chansons pour danser mais ce n’est pas son cas ; du reste, il danse comme un pied.
Chancel évoque l’unanimité élogieuse à son sujet. Il n’en croit rien, Georges ; « Il y a des gens qui ne m’aiment pas. » ; sous entendu : c’est leur droit. Et puis « C’est difficile d’être aimé de tout le monde ; il n’y a qu’une lessive qui puisse être aimée de tout le monde. »
Comme l’interviewer patenté s’efforce de jeter de l’huile sur le feu, il remet « Les deux oncles » sur le tapis. Et Brassens répète ce que disait déjà la chanson : que tout passe, même les idées, et que ça n’a pas de sens de mourir pour ce qui sera inéluctablement dépassé. Sauf que la guerre, c’est autre chose… sauf qu’il y a des choses qu’on ne peut pas laisser faire. A quoi il aurait peut-être répondu qu’alors, il ne s’agit plus d’idées…
Plus loin : « J’ai toujours aimé passionnément Paris ; je continue. Et si l’on pouvait se faire naturaliser parisien, je le ferais. » Moi aussi. Sète, la Bretagne ? Ça va bien un moment, pour voir les gens qu’on aime, pour travailler au calme… Mais Paris ! Du reste il l’affirme nettement ailleurs : Paris à la première place, Sète à la deuxième.
Voilà encore un accord secret, mais cette fois avec Maurice Chevalier, semble-t-il. Banco ! Il connaît toutes ses chansons par coeur. Et c’est un comble, puisqu’il lui arrive, à l’occasion, du fait de ses corrections successives, de ne plus se souvenir parfaitement des siennes. Par contre aucune hésitation sur les couplets de Maurice.
Et celle-là, au fond, c’est la version souriante de « La marche nuptiale ».
« Ça s’est passé un dimanche »… par Brassens :

Nul doute, par conséquent qu’il ne souscrive à ce jugement de Maurice Chevalier : « Paris sera toujours Paris, la plus belle ville du monde ». Et Paris le lui rend bien en lui accordant en 1975 son Grand prix de la poésie. L’année suivante, c’est le Prix du Disque.
Ensuite, toujours avec Jacques Chancel, il est question de René Fallet : « Un très grand écrivain ; il est un peu emmerdant dans la vie mais enfin, c’est un grand écrivain.» Sans doute se remémore-t-il brièvement son épreuve d’acteur lors du tournage de « Porte des Lilas », adapté d’un roman de René. Par contre il ne regimbe pas à travailler pour le cinéma, mais autrement. D’ailleurs il vient d’écrire la musique du dernier film de Michel Audiard « Le drapeau noir flotte sur la marmite » ; et c’est, pour lui, une partition d’une longueur inhabituelle. Et puis, L’année précédente, il enregistré « Heureux qui comme Ulysse », paroles de Henri Colpi qui accompagne le film éponyme du même Henri, vieux copain de lycée de Georges ; musique de Georges Delerue.
« Heureux qui comme Ulysse », écho probable de l’émotion première qu’ils ont éprouvée tout deux pour le beau poème de du Bellay, même si dans le film, Ulysse est un cheval :

Revenons à Chancel :
« Le coeur de Brassens peut-il battre pour d’autres femmes ? » « Moi, vous savez, quand j’aime, c’est une fois pour toutes. » Ce qui, comme nous l’avons vu plus haut, n’exclut pas les écarts de conduite. Ceci dit, Georges ne cessera d’aimer Püpchen qu’à la mort.
Et il a une façon de le lui dire qui n’appartient qu’à lui :
« Saturne » :

Les premières chansons qu’il ait écrites ? Vers 15 ans, « Pauvre Martin » et « Bonhomme ». Toutes les autres – « très mauvaises », dit-il – nous savons qu’elles ont fini au panier.
On pourrait voir dans ces deux chansons de sa jeunesse une obsession précoce de la mort. Rien de tel ; c’est le sort des humbles et des pauvres qu’il chante ici : – La vieille qui va chercher du bois parce que son bonhomme va mourir « de mort naturelle ». – Ce pauvre Martin qui va courageusement « trimer aux champs » et qui finit par creuser lui-même sa tombe, « pour ne pas déranger les gens ».
Alors, évidemment, il aime Victor Hugo. Et il met en musique Gastibelza, La légende de la nonne… Et quelques vers, beaucoup moins connus : « Altesse », qu’on n’entendra pas à la radio :

Les paroles :
Altesse, il m’a fallu des revers, des traverses,
De beaux soleils coupés d’effroyables averses.
Être pauvre, être errant, et triste, être cocu
Et recevoir beaucoup de coups de pieds au cul. 
Avoir des trous l’hiver à mes grègues de toile
Grelotter et pourtant, contempler les étoiles
Pour devenir, après tous mes beaux jours enfuis
Le philosophe illustre et profond que je suis.
Les grègues sont des « chausses allant à mi-cuisse, légèrement rembourrées, formées de bandes qui, partant de la ceinture, rejoignaient la cuisse en exhibant une doublure lâche. »
On a trouvé ce feuillet et d’autres dans les brouillons de Victor Hugo et on en a fait une publication posthume intitulée « Théâtre en liberté ».
Et Georges, quand il met la main dessus, jubile. Que le grand Hugo ait fait rimer « cul » et « cocu », ça ne peut pas se rater !
La saison à Bobino 1976 -1977 est intitulée sur le tract « Brassens, 25 ans de chanson ». Autre record battu : il va y tenir l’affiche pendant 5 mois. Regard en arrière : pouvait-il, 25 ans plus tôt, espérer une pareille carrière ?
Le problème, quand on a atteint le sommet, c’est qu’on finit inéluctablement par dégringoler. Quelques années plus tôt, il a écrit cette chanson-là ; ce n’est ni un codicille ni une supplique pour passer sa mort en vacances. La preuve, c’est ce qui concerne les chats. Libre à la femme de sa vie de vivre comme elle voudra mais…
« Le testament »

Nul ne devra lever la main sur les chats ! ou « sur Le Chat », plus exactement. Il se peut qu’il y en ait plusieurs ayant trouvé refuge sous son toit mais ils ne portent pas de nom, du moins c’est ce qu’il prétend. Peut-être simplement parce qu’aucun n’est « sa chose » ; seulement des animaux qui se plaisent en sa compagnie.
Comme toutes les autres bestioles ? Pas sûr. Le perroquet a un statut particulier puisqu’il le nomme « Coco ». Mais c’est parce que Coco parle et qu’il entend le langage de Georges.
Ce chat-là – le chat louche avec lequel il est photographié – il faut s’y connaître un peu pour apprécier le lien particulier qu’il y a entre eux. Du reste celui-ci aussi a été baptisé : Kikou.
Un petit siamois au strabisme convergent : invendable ! Qu’est-ce qu’on en fait dans les élevages de chats de race ? On les abandonne ou les tue… A moins de trouver une bonne âme prête à les accueillir. Brassens en a sans doute entendu parler et s’est débrouiller pour arriver à temps. Problème : il a un petit frère, l’animal. Du coup il prend les deux ; et il faut bien baptiser l’autre aussi : ce sera Criquet
Bien sûr « le chat » l’embête un peu quand, à sa table de travail, il essaie de boucler ses couplets. Mais glissant son museau sous sa main pour se faire caresser, avec ce tendre moteur du « ron-ron » reconnaissant, il lui remet toujours du baume au coeur.
Et il en faut ; les crises de colique néphrétiques se succèdent douloureusement. Le rythme des « cycles » s’en trouve perturbé. Entre 1972 et 1976, il n’y a eu aucun concert à Bobino, justement. Et puis le courageux troubadour a repris la route.
Courageux ou simplement philosophe : il est inutile de se morfondre en attendant la fin ; autant vivre sa vie jusqu’au bout.
Par contre, de testament, il est certain qu’il en a rédigé un vrai, même si la trace n’en a pas été conservée. Un testament pour mettre Püpchen, Pierre Onténiente et Pierre Nicolas à l’abri du besoin.
Pour le reste, ça fait un moment qu’il a adopté là-dessus le mantra d’Épicure :  « La mort n’est rien relativement à nous car, tant que nous sommes, la mort n’est pas ; et, quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus. »
Alors, pensant à tous ceux qui l’aiment – qu’il fait sourire, rire ou applaudir – sans trop se poser la question de savoir si ce sont ses reins qui vont lâcher, ou ses poumons, il a écrit la chanson qui suit.
Trompe-la-mort :

Entendons-la bien, celle-là encore : tromper la mort, ça n’est pas lui échapper ; c’est faire qu’elle laisse subsister l’essentiel.
Ironie du sort : finalement, c’est un cancer de l’intestin. Il est opéré en novembre 1980 ; plusieurs mois de sursis. Et puis comme « souffrir ne sert à rien » – ainsi que l’avait justement déclaré Pavese – Georges a pris ses dispositions. Un ami médecin secourable mettra un terme à ses tribulations, en toute quiétude. Et discrètement, à Saint-Gély-du-Fesc, à une quarantaine de kilomètres de Sète.
Alors qu’ils embarquent dans le petit avion qui va les conduire à Montpelier, Püpchen lui demande s’il n’aurait pas mieux aimé vivre comme tout le monde en échappant à cette souffrance. Réponse de Georges :  » Non, je préfère avoir souffert et laisser quelque chose derrière moi. »
Georges Brassens s’éteint paisiblement le 29 octobre 1981, sans que personne le sache, à l’exception de ses proches. Il a bougonné encore un peu parce que Pierre, le fidèle Gibraltar – qui devait descendre avec sa voiture dont il voulait faire cadeau au docteur – avait pris du retard.
La nouvelle est rendue publique deux jours plus tard. 31 octobre 1981 : Georges Brassens vient de mourir. Pour beaucoup la nouvelle tombe comme un couperet. Même pour celui-là qui a connu, 5 mois plus tôt, l’apothéose de sa carrière :
« L’un des vrais poètes de ce temps vient de nous quitter. Georges Brassens avait su porter haut l’alliance de la poésie et de la musique, et son œuvre est déjà inscrite dans le patrimoine culturel français. Nous sommes tous profondément tristes, ce soir, avec ceux qui l’aimaient. Je transmets à sa famille, à ses proches, le témoignage de ma sympathie et de mes condoléances émues. »
C’est signé François Mitterrand.
Et c’était un connaisseur en littérature, le nouveau Président de la République. La preuve : son écrivain préféré, c’est… Julien Gracq.
Les témoignages de regrets et de gratitude se multiplient. Mais le plus beau, peut-être c’est celui dont fait part Gabriel Garcia-Marques dans sa chronique du 11 novembre :
« Un soir, en sortant d’un cinéma, je fus arrêté dans la rue par des policiers qui me crachèrent au visage et me firent monter sous les coups dans un fourgon blindé. Il était rempli d’Algériens taciturnes, qui eux aussi avaient été cueillis avec coups et crachats dans les bistrots du quartier. Comme les agents qui nous avaient arrêtés, ils croyaient eux aussi que j’étais algérien. De sorte que nous passâmes la nuit ensemble, serrés comme des sardines dans une cellule du commissariat le plus proche, tandis que les policiers, en manches de chemise, parlaient de leurs enfants et mangeaient des tranches de pain trempées dans du vin. Les Algériens et moi, pour gâcher leur plaisir, nous veillâmes toute la nuit en chantant les chansons de Brassens contre les excès et l’imbécillité de la force publique. »
Et puis, une fois passé l’accablement général, commence la lente mais irrésistible ascension de Georges Brassens vers l’empyrée des poètes. En 1997 Michèle Sarde fait paraître « Le livre de l’amitié » ; y figure naturellement Montaigne. Mais le sous-titre est plus remarquable encore : « d’Homère à Georges Brassens ».
L’Empyrée ; pas le Paradis. Autrement cet homme-là y serait : en dépit de ses « polissonneries », il était la bonté même.
Alors oui, décidément, « le temps ne fait rien à l’affaire ». Ni le temps, ni le reste d’ailleurs : Brassens est traduit dans une palette incroyablement variée de langues, y compris le wolof, parlé principalement au Sénégal.
A Sète la rue de l’Hospice est devenue, depuis sa mort, « rue Georges Brassens ».Comme quoi certains changements de nom méritent d’être salués…

Les festivals « Georges Brassens » se multiplient ; les traductions et interprétations dans toutes les langues, aussi. L’article « Brassens » de wikipedia existe en 45 langues.
Mais le plus étonnant est ailleurs, pas très loin, finalement.

En 2003 la place de la gare de Basdorf est rebaptisée ; elle s’appellera désormais « Georges Brassens Platz ». Mais les gens du lieu ne s’en sont pas tenus là ; ils ont d’abord institué à cette occasion une « journée Georges Brassens », laquelle est devenue en 2018, un « Festival Georges Brassens ».

A cette occasion on y a chanté « L’Auvergnat » en allemand…

Message de liberté et de sollicitude, à la fois, à entendre par tous ceux qui, dans ce monde, peuvent être tout ce qu’ils veulent, sauf des cons et des malfaisants. Et, tout compte fait, ils sont assez nombreux.
Pour célébrer les 30 ans de sa mort, en 2011, une grande exposition avait été organisée à la Cité de la Musique. Fasse que cette foutue épidémie nous lâche un peu la bride afin que soit fêtés dignement, en octobre prochain, les quarante ans de cette mort trompée.
Comment le quitter, d’ici là ?
D’abord une citation : « Cent ans après, coquin de sort, il manquait encore ».
Ensuite, il faut bien une dernière chanson ; mais laquelle choisir ?
Des prostituées lui avaient adressé un gentil petit mot pour le remercier d’avoir défendu leur cause ; il en était si fier qu’il l’avait encadré. Et puis Brassens est là, tout entier : lexique et rimes, intention et accords :
« Complainte des filles de joie » :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Relevons au passage que s’il était légitime d’agir pour faire entrer Camus au Panthéon, pour Brassens, la question est complexe. Comme il le concède lors d’une interview, il lui est bien égal d’être enterré à Sète ou ailleurs.
Ce serait rendre justice à François Villon et quelques autres.
Et puis Victor Hugo, père spirituel de Gavroche, qui en avait poussé la porte, lui tendrait fraternellement tendu la main.